Recherche/science politique
L’empire contre-attaque
A Moscou et à Washington, certains intellectuels proches du pouvoir prônent ouvertement une politique impériale. Un projet qui dans les deux cas semble voué à l’échec
Dark Vador comme modèle? Aux Etats-Unis comme en Russie, dans les coulisses du pouvoir, certains intellectuels ne cachent plus leur sympathie pour l’idée d’empire. Bénéficiant d’une influence réelle auprès de leurs gouvernements réciproques, «néo-conservateurs» et «néo-eurasistes» s’efforcent de façonner un nouvel ordre mondial dans lequel les notions de concertation ou de sécurité collective risquent d’avoir du mal à trouver leur place. Ecrit à six mains, L’Empire au miroir analyse les ressorts de cette évolution, tout en mettant en évidence les failles qui, dans les deux camps, émaillent les discours de ces nouveaux idéologues.
«Ce travail trouve son origine dans un paradoxe, explique Benoît Pélopidas, assistant au Département d’histoire du droit et des doctrines politiques et coauteur de l’ouvrage avec deux collègues issus de Sciences Po Paris. Tout au long de la Guerre froide, les Etats-Unis et l’Union soviétique se sont présentés comme des puissances foncièrement anti-impérialistes, par opposition à l’Europe notamment. Or, depuis la chute du mur de Berlin, l’idée d’empire progresse de façon parallèle aux Etats-Unis et en Russie. Notre objectif était d’identifier les individus défendant ce type d’idées, d’analyser les références dont ils font usage et de mettre en évidence leur vision du monde.»
Exaltation nationaliste
Bien connus, compte tenu du poids qu’ils représentent au sein de l’administration Bush, les néo-conservateurs émanent à l’origine du Parti démocrate et donc de la gauche de l’échiquier politique national. Empruntant aussi bien aux idées du président Wilson qu’à celles du philosophe Leo Strauss, ils défendent une stratégie reposant sur l’exaltation du sentiment national et un formidable sentiment de supériorité morale. Dans ce contexte, la promotion de la démocratie fait figure de pur alibi, l’objectif essentiel étant de préserver un libre accès aux ressources pétrolières, prioritairement dans la péninsule Arabique. «Pour les néo-conservateurs empire signifie ordre et non oppression et la violence est un moyen légitime pour soumettre des personnes ou des territoires», résument les auteurs du livre. Et la stratégie est efficace. Car si rien ne laissait supposer que le néo-conservatisme survive à l’écroulement du monde communiste – qui le privait de sa raison d’être principale – force est de constater que ce courant idéologique exerce désormais une influence décisive sur les relations internationales. Un succès que les auteurs expliquent notamment par la conclusion d’une alliance fructueuse avec la droite chrétienne et la constitution de multiples réseaux permettant aux néo-conservateurs de diffuser leurs idées, que ce soit au travers des puissants think tanks ou par le biais du magazine Weekly Standard, financé par le milliardaire Rupert Murdoch et distribué à perte depuis toujours.
En face, dans le camp russe, ce sont les «néo-eurasistes» qui portent le flambeau impérial. Cultivant la nostalgie d’une grandeur passée, ils déplorent l’affaiblissement d’un pays qui est devenu dépendant de l’extérieur, qui a perdu de nombreux alliés, qui est territorialement amputé et stratégiquement déstabilisé. Pour y remédier, ils en appellent à la constitution d’une nouvelle entité réunissant les différentes composantes du «monde de la steppe» (ethnies de la Fédération et peuples des anciennes républiques soviétiques).
Porteur d’une civilisation originale (ni occidentale ni asiatique) et respectueux des spécificités culturelles de chacun de ses composants, ce nouvel empire trouve son unité dans le rejet du «mondialisme» et de «l’atlantisme». Il suppose des rapports plutôt hostiles avec l’Occident, ainsi que la recherche de nouvelles alliances au sein du monde musulman et en Asie. «En 1991, le discours de George Bush père sur le nouvel ordre mondial a pu faire croire à l’instauration d’un nouvel équilibre, commente Benoît Pélopidas. Un certain nombre de pays de l’ancien bloc communniste se sont alors tournés vers les Etats-Unis. Or, ce rapprochement n’est plus à l’ordre du jour en Russie, où le discours néo-eurasiste irrigue l’ensemble du spectre politique.»
logique du ressentiment
Néo-conservateurs américains et néo-eurasistes russes sont cependant également voués à l’échec. Moscou, aux prises avec une crise démographique sans précédent, n’a pas les moyens d’une telle ambition. Washington, de son côté, a choisi de lancer son entreprise dans la région du monde où il avait le moins de chance de succès et sans se soucier de la façon dont le message serait reçu par les populations concernées. «Pour réussir, une dynamique impériale suppose une vision du monde capable de susciter l’adhésion, au moins partielle, des pays dominés, ajoute Benoît Pélopidas. Mais, dans les deux cas qui nous intéressent, nous sommes confrontés à une logique du ressentiment. Ces empires-là sont fondés sur l’hostilité envers un ennemi désigné et la mémoire du traumatisme. Traumatisme du 11 septembre pour les Américains, traumatisme de la dislocation de l’URSS dans le cas russe. Et ce ne sont pas vraiment des valeurs porteuses d’avenir.»
Vincent Monnet
L’Empire au miroir. Stratégies de puissance aux Etats-Unis et en Russie, par Didier Chaudet, Florent Parmentier, Benoît Pélopidas, Ed. Droz, Genève-Paris, 243 p.