2012

La physique joue aux dés durant le développement embryonnaire

Chez les vertébrés, les plumes, les poils et les écailles se développent selon des processus génétiquement contrôlés. Il existe toutefois une exception à cette règle, que l’on pensait jusqu’alors être universelle. C’est ce que vient de découvrir l’équipe de Michel Milinkovitch, de l’Université de Genève (UNIGE), en collaboration avec Matthias Zwicker, de l’Université de Berne. Les travaux des chercheurs, publiés le 29 novembre 2012 dans la revue Science, dévoilent que les écailles de la face et de la mâchoire du crocodile émergent d’un processus physique aléatoire de craquage de la peau, lors du développement embryonnaire. Les formes générées résultent vraisemblablement de la tension mécanique exercée sur la peau épaisse et rigide par la croissance rapide du squelette sous-jacent, et non pas d’une croissance génétiquement programmée. Ces résultats défrichent une nouvelle voie, celle de l’exploration des interactions subtiles entre les paramètres génétiques et physiques au cours de la formation des animaux.

Les appendices cutanés kératinisés croissent et se différencient à partir de groupes de cellules exprimant des gènes spécifiques, nommés primordia. Ces unités développementales, qui sont sous contrôle génétique, président ainsi au développement embryonnaire des plumes, des poils et des écailles. La plupart des serpents et des lézards, par exemple, ont de plus grandes écailles sur la tête pour une meilleure protection mécanique. Elles sont toutes issues de primordia et forment un motif symétrique prévisible de chaque côté de la tête.

L’étude menée par Michel Milinkovitch, professeur au Département de génétique et évolution de la Faculté des sciences de l’UNIGE, vient de fournir une exception à cette règle. «Contrairement aux écailles recouvrant le corps du crocodile, celles de sa face et de sa mâchoire ont une forme et une taille très variables d’un animal à l’autre, sans symétrie bilatérale. C’est ce qui nous a poussé à étudier leur origine», explique le scientifique.

Pas besoin d’instructions génétiques

Les chercheurs genevois ont combiné diverses approches pour étudier le motif anarchique de ces écailles. Ils ont effectué des reconstructions informatiques à haute résolution de la géométrie en 3D, de la texture et de la couleur de chaque tête de crocodile étudié. «Nous avons ensuite analysé les propriétés statistiques de ces écailles à l’aide de logiciels spécifiques et les avons comparées à celles ornant la tête d’autres reptiles», note le professeur. Certains outils statistiques ont été développés en collaboration avec Matthias Zwicker, professeur à l’Université de Berne, et Dominique Lambert, mathématicien à l’Université de Namur, en Belgique.

Les analyses démontrent que la taille, la forme et la distribution spatiale des écailles faciales des crocodiles est largement aléatoire et asymétrique, avec une grande variabilité interindividuelle, à l’inverse de ce que l’on observe chez les serpents et les lézards. «Nous avons découvert avec surprise que leur motif possède la signature d’un phénomène bien connu en physique, mais inédit en biologie, le processus de craquage. Ce dernier est dû au rétrécissement d’une couche de matériau adhérant à un substrat qui ne rétrécit pas», relève Michel Milinkovitch.

Un processus de développement hors-normes

L’hypothèse de la formation de la peau par craquage a été testée à l’aide de techniques de biologie du développement. La tête du crocodile a ceci de particulier qu’elle arbore de minuscules récepteurs de pression disséminés. Grâce à eux, ces reptiles détectent des différences de pression lorsque la surface de l’eau est agitée par une proie et peuvent ainsi s’en approcher rapidement, même dans la nuit. «Nous avons pu déterminer que la configuration de ces organes sensoriels est établie au stade embryonnaire et que leur morphologie se dessine avant l’apparition des écailles. Des sillons apparaissent ensuite autour des récepteurs et établissent des interconnections pour former un réseau continu de plis sur la peau en développement», rapporte le scientifique.

Ce processus génère un motif anarchique d’écailles polygonales, dont les formes résultent vraisemblablement de la tension mécanique exercée sur la peau épaisse et rigide par la croissance rapide du squelette sous-jacent. La continuité de la peau, quant à elle, est maintenue par une prolifération cellulaire très fortement augmentée dans la région profonde des sillons formant les fissures. «L’importance de paramètres purement physiques dans l’élaboration de la forme tridimensionnelle de l’embryon a probablement été largement sous-estimée. C’est potentiellement pertinent pour tous les stades du développement embryonnaire, chez tous les animaux», ajoute le chercheur.

Le motif des écailles faciales de crocodiles présente des similitudes troublantes avec ceux des rides sur le visage humain, ainsi que la configuration de fissures de la peau associée à certaines pathologies, telles que le psoriasis, le diabète ou l’eczéma. Les résultats pionniers de cette équipe invitent à explorer les interactions réciproques entre les paramètres génétiques et physiques aléatoires, tels que le stress mécanique, aussi bien au stade embryonnaire qu’adulte chez de nombreuses espèces.

Contacts

Michel Milinkovitch, tél. 022 379 33 38

Vidéo: http://www.youtube.com/watch?v=mYPXf6k6Hrw 

30 nov. 2012

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