Les violences de genre à l’épreuve de la Justice
Journées d’études
Les violences de genre à l’épreuve de la Justice :
Rapports de pouvoir, enjeux de catégorisation et pratiques de l’enquête
11-13 septembre 2024 – Université de Genève
UNI MAIL - Salle 1140, 1er étage (Plan d'accès PDF) - 40 Bd du Pont d'Arve, 1211 Genève
Organisées par :
Marylène Lieber (Université de Genève), Sélima Kebaïli (Université de Genève), Solenne Jouanneau (Université de Strasbourg), Géraldine Bugnon (Université de Fribourg), avec le soutien de Hélène Widmann.
Entrée libre sans inscription
Conférence d'ouverture: Mercredi 11 septembre, 18h15, avec Pauline Delage, CNRS, Crespa: "La place du judiciaire dans les mobilisations féministes dans les trois contextes nationaux (USA, France et Suisse)", Uni Mail, M1140
Les conceptualisations féministes des violences ont mis en évidence la dimension genrée qui les structurent
(Hanmer, Maynard, 1987). En participant à dévoiler les mécanismes des violences conjugales, des violences
sexuelles ou encore du harcèlement sexuel au travail, ces dernières ont contribué à leur reconnaissance, tout
comme à leur institutionnalisation croissante depuis les années 1990. Des institutions transnationales (ONU,
OMS, Conseil de l’Europe, etc.) mais aussi des États ou des gouvernements à travers des innovations
législatives ont contribué à la diffusion de ces nouvelles catégories d’action publique.
Récemment, avec la globalisation du mouvement #MeToo, la question des violences de genre est sur le
devant de la scène publique, et de nombreuses actrices et acteurs s’en emparent, qu’elles et ils soient
militant-es, politicien-nes, juristes, qu’elles ou ils travaillent dans les médias, l’administration publique ou
la société civile, ou qu’elles ou ils soient simples citoyen-nes. Avec le mouvement #MeToo, la récurrence
et la prégnance des violences de genre sont mises en évidence et apparaissent comme un phénomène
désormais inacceptable, et contre lequel il s’agit de lutter (Cavalin et al. 2022). Si l’ampleur de ce
mouvement et les conséquences qu’il peut avoir en termes de libération de la parole, voire de condamnation
publique des agresseurs, sont inédites, il n’en reste pas moins que la politisation et la dénonciation du
phénomène n’est, elle, pas nouvelle, et que les différentes institutions s’emparent de cette question de façon
variée. Qu'en est-il de la justice ? Comment conceptualise-t-elle les violences de genre, avec quelles
catégories et quelles significations sociales sous-jacentes ? Quels sont les outils et mécanismes de régulation
dont dispose l'appareil judiciaire, qu'il s'agisse de la justice civile ou pénale, pour traiter les violences de
genre ? Et dans quelle mesure les dynamiques sociétales et politiques décrites plus haut imprègnent-elles et
reconfigurent-elles le monde de la justice ?
Face au foisonnement de travaux sur la question, dans divers contextes nationaux et diverses instances
judiciaires, ce colloque entend croiser les regards de chercheur-euses en sciences sociales sur le traitement
judiciaire des violences de genre. Il pose la question du devenir des plaintes, celle de la façon dont les
violences sont conceptualisées et hiérarchisées au gré de pratiques façonnées par des logiques juridiques et
judiciaires. Il pose également la question de l’organisation de la justice pour traiter ces violences, tout
comme celle des liens entre la justice et d’autres institutions. Il s’organise autour de quatre axes thématiques
distincts, dans lesquels la dimension pratique de la méthodologie de l’enquête, tout comme les modalités de
l’analyse auront une place centrale. Outre la présentation des résultats de recherche, il s’agit avant tout de
permettre à différent-es chercheur-euses d’échanger sur la façon de travailler les dossiers judiciaires, de
soulever les enjeux de catégorisation et de discuter l’« arrière-cuisine » de la recherche.
Attrition et catégorisation des violences
Les violences de genre font l’objet d’une thématisation et réprobation croissantes dans l’espace public, mais
l’arène judiciaire, tant civile que pénale, peine à identifier, reconnaître et traiter ces situations de violence
(Daly, Tonry, 1997 ; Le Goaziou, 2011). Non seulement le phénomène d’attrition semble important (Lovett,
Kelly, 2011), mais certaines situations de violence semblent faire davantage l’objet de condamnation que
d’autres. Les enquêtes sur les pratiques du jugement (sentencing) ont mis au jour la façon dont différentes
logiques sociales traversent et favorisent certaines interprétation et mise en oeuvre du droit (Mustard, 2001).
Cet axe interroge la catégorisation judiciaire des violences, et la façon dont ce processus s’articule avec
d’autres dynamiques, notamment professionnelles, en s’appuyant sur des enquêtes de terrain. Il examine
également les méthodes d’enquête qui favorisent la mise en évidence du phénomène d’attrition. Comment
la réalité des violences de genre est-elle transcrite dans le droit ? Comment la juridicité des violences de
genre est-elle établie par les magistrat.es et les auxiliaires de justice ? Qui sont les « bonnes » victimes ? Cet
axe reviendra également sur les différentes catégories d’action qui traversent la pratique des professionnelles
de la justice.
Justice, inégalités et rapports de pouvoir
Les théorisations proposées par certaines féministes dans les années 1970 et 1980 se voient également
questionnées dans le contexte actuel de fragmentation des mouvements féministes (Lépinard 2020). La
nécessité de dévoiler l’ampleur et la récurrence du problème a eu (et a toujours) tendance, pour sortir les
violences de genre de l’invisibilité à laquelle elles ont été trop longtemps reléguées, à privilégier un seul
rapport de domination – le rapport de genre. Ce faisant, ce discours public a contribué à constituer un sujet
femme, au détriment des différences entre femmes en fonction de leur classe, de leur appartenance ethnoraciale,
de leur trajectoire migratoire, de leur sexualité, et ne prenant que peu en considération les différentes
ressources qui sont les leurs en fonction de leur position sociale (Crenshaw 2005 [1994]). Alors qu’il existe
une vaste littérature sur la manière dont le droit et la justice contribuent à (re)produire des inégalités et
hiérarchies sociales (Ewick et Silbey 1992, Spire et Weidenfeld 2011, Clair 2020, Biland et al. 2020), cet
axe propose d’explorer la manière dont les rapports sociaux de pouvoir traversent la pratique des
professionnel-les de la justice et implique des traitements différenciés des publics en fonction de leur
position sociale. Comment les dynamiques de genre, de classe ou de race s'entremêlent-elles à chaque étape
du traitement judiciaire des violences de genre ? Quelles sont les ressources spécifiques dont doivent
disposer les victimes de violence pour "naviguer" les institutions judiciaires ?
(Dé)judiciariser les violences
La place croissante, dans les débats publics, du “problème social” des violences de genre a conduit à une
polarisation des discours, notamment dans l’arène féministe, autour de la “juste réponse” à apporter à ces
violences. La trop faible crédibilité accordée aux voix des victimes par la procédure pénale, la non prise en
compte de leurs besoins, ou encore l’impuissance du système pénal à éviter la commission de nouvelles
violences à leur égard sont autant d’arguments utilisés pour promouvoir des réformes dans le traitement des
violences de genre et trouver de nouvelles formes d’accueil de la parole des victimes. Pour certain-es, une
réforme du droit pénal et du système judiciaire est nécessaire, afin de mieux identifier et traiter ces violences,
en protégeant les victimes et punissant les auteurs. Certains pays, comme l’Espagne, se sont ainsi dotés d’un
corpus de lois et de tribunaux spéciaux pour juger les violences de genre. D’autres s’inquiètent des dérives
possibles d’un “féminisme carcéral” et prônent des solutions extra-judiciaires ou “alternatives” à la
procédure pénale traditionnelle. L’enjeu de la (dé)judiciarisation des violences de genre divise, autour
notamment des meilleures pratiques et de la place accordée aux victimes dans le système judiciaire. Cet axe
propose de prendre de la distance avec la dimension idéologique qui sous-tend ces débats (opposant
féminisme “carcéral” et “abolitionniste”) pour discuter des enjeux liés aux différents cadres normatifs et
formes de justice, sur la base de recherches empiriques. Parmi ces cadres normatifs, celui de la justice
transitionnelle s’est imposé comme une réponse systématique en situation de crise politique. La perspective
d’une égalité de genre entre les victimes de conflits a été largement promue par des expert-es internationaux-
les qui posent plusieurs questions, par exemple, celle de la manière dont ont définit la violence politique
faite aux femmes. Ce type de justice d’exception montre une volonté de remettre les victimes au centre,
comme c’est aussi le cas de la justice restaurative. Ces dispositifs posent cependant plusieurs questions sur
les effets du genre sur la justice et inversement : que fait la “justice restaurative” (médiation, cercles
restauratifs, etc.) aux violences de genre, dans la justice civile, pénale, ou encore la justice des mineur-es
(Daly 2006, Cossins 2008, Casas Vila 2016) ? Quelles sont les réussites et limites des nouvelles lois visant
à lutter contre les violences de genre ? Il discutera également des enjeux moraux qui traversent l’enquête
quand il s’agit de rendre compte de pratiques et de dispositifs traversés par des postures normatives quant à
la “bonne” manière de rendre la justice.
Décloisonner : interdisciplinarité, hybridation et nouveaux-elles acteur-ices du champ judiciaire
Les politiques actuelles de lutte contre les violences de genre confèrent désormais une place centrale aux
institutions judiciaires. L’impuissance des dispositifs de judiciarisation traditionnels à pleinement se saisir
de ce contentieux conduit cependant à des processus d’hybridation et de décloisonnement de l’action
publique judiciarisée. Depuis quelques années on assiste, en effet, à la création de dispositifs de protection
des victimes et/ou de prévention de la récidive reposant sur la mise en réseau de professionnel-les issus du
secteur social, sanitaire et judiciaire. Ce travail de mise en réseau favorise la circulation de nouvelles
manières d’appréhender les violences. Il donne aussi lieu à l’appropriation, par les professionnel-les de la
justice, de nouveaux outils conceptuels (tel que l’emprise, le consentement, etc.). Enfin parce qu’elles sont
réalisées sous l’égide de magistrat.es du parquet ou du siège, les commissions pluridisciplinaires qui pilotent
ces nouveaux dispositifs participent aussi néanmoins d’une logique d’expansion et d’imposition de la
rationalité judiciaire à d’autres secteurs d’action publique. Qui sont les acteur-ices choisi-es pour mettre en
oeuvre ces nouvelles politiques judiciaires ? Que produisent ces dispositifs d’interventions hybrides, entre
logique sociale, thérapeutique et judiciaire ? La collégialité des décisions favorise-t-elle un renouvellement,
voire une transformation, des catégories d’entendement judiciaire ou a-t-elle surtout pour effet d’empêcher
les autres professionnel.les de se désolidariser des prises de position de l’institution judiciaire ?