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    EDUQUER, UN METIER IMPOSSIBLE. DILEMMES ACTUELS

     

    Eres, n°34, 1998, 9-21.

     

     

     

  • Mireille Cifali

     

    Dans l’éducation, nous nous confrontons inéluctablement à des dilemmes. Nous croyons avoir résolu une difficulté, et la solution trouvée crée des effets non prévus. La violence est combattue, une radicale non-violence s’avère par certains aspects nocive. On prône l’amour, celui-ci se trouve parfois être étouffant de vie. Le respect est à l’ordre du jour, mais il peut entraîner des paralysies dans la relation à l’autre. L’abus de pouvoir d’un adulte est dénoncé, on désigne la victime que devient l’enfant, et on l’enferme dans un statut où ses forces vives sont engluées. Beaucoup de professionnels réfléchissent, veulent "  faire bien ", et n’assument plus le mal inéluctable qui découlent de certains de leurs gestes. Nous poursuivons une certaine rationalité comme gage de la justesse de nos actes, cette rationalité peut devenir folie. Et même si nous connaissons certaines nocivités, nous avons peine à les prévenir. Un travail de Sisyphe caractérise ces métiers " impossibles ", où toujours nous sommes sûrs en quelque sorte d’échouer. Peut-être avons-nous alors surtout à accepter que les dilemmes font partie de tout métier, et qu’il est vain de chercher cohérence et non-contradiction.

     

    1. Au bout de la violence ?

    A l’heure actuelle, nous avons gagné notre individualité, nous nous sentons être des sujets avec des droits, et surtout nous avons la nécessité de forger notre propre vie. Et déjà, nous voyons poindre un problème crucial, conséquence de ces individualités parfois si imbues d’elles-mêmes : vivre avec l’autre, notre voisin. Si cet individualisme venait à s’accentuer, le lien entre les individus risque de s’estomper plus encore; les relations de proximité perdront de leur éclat, et les droits de chacun seront régulés par le juridique. Cette tendance a certes ses bénéfices : chacun sera libre de vivre pour soi, et on peut en escompter moins de confrontations avec l’autre, moins de conflits. Nous éviterons ainsi peut-être les tensions du vivre ensemble en individualisant davantage, protégeant chacun de tous, mais nous perdrons la richesse de notre rapport à l’autre, alors que jusqu’ici il n’y a pas eu de vie sans collectivité, pas de travail sans collaboration, pas d’apprentissage sans émulation des autres.

    L’école est l’une des dernières institutions qui confronte le sujet au vivre ensemble. Si la famille, déinstitutionnalisée, est devenue une affaire privée, comme le constatent certains historiens, l’école pourrait également le devenir. La crise de l’autorité l’affectant à son tour, la difficulté de travailler avec un groupe, les processus de désidentification nous entraîneront vers une individualisation des procédures d’apprentissage et un évitement du vivre ensemble. Si la classe disparaît comme espace commun, alors triomphera cet individualisme dont on peut craindre qu’il ne rende difficile tout rapport à l’autre, et ne nous fasse perdre une constante de l’humain : celle où " je " n’est pas sans l’autre. Nous entrerons dans le règne d’une autosuffisance, alors que l’intersubjectivité fut jusqu’à présent le fondement de notre subjectivité.

    L’un des défi futur sera de résister à une telle évolution et d’articuler ces individualités à la nécessité de vivre, créer et être responsable ensemble. Nous pourrions ainsi tabler sur une libération de la puissance du sujet et conjointement son acceptation d’être néanmoins " un parmi d’autres ". D’une telle prise de position philosophique, découleront les finalités de l’école, les conditions de l’exercice du métier d’enseigner et de l’expérience d’apprendre. Parlerons-nous encore demain de liberté, d’autonomie, de capacité de penser, d’esprit critique, de tension entre le même et le différent, c’est-à-dire encore de souffrance, d’angoisse et d’affrontement, ou ces termes n’auront-ils plus de sens puisque l’humain sera heureux dans sa suffisance, dans cette bulle protectrice et sécuritaire qu’on lui aura construite pour le protéger de l’autre ?

    Si la société évolue vers un régime social où chaque citoyen est appelé à exercer sa vertu politique, où le vivre ensemble est possible, chaque individu étant responsable vis-à-vis de lui-même et des autres, alors l’école sera une " école du sujet ", et demeurera en tant qu’espace commun. Sinon, elle disparaîtra, laissant place à des procédures adaptées à chacun mais aussi à une normalisation des comportements, une conformisation qui serait, par exemple, médicamenteuse; la société glissera vers un totalitarisme inédit, qui n’engendra plus une éducation et une répression de masse, mais un contrôle des intimités basé sur une absence de rapport réciproque, et on peut se demander ce que deviendra l’amour.

     

    Pacifié

    L’éducation s’est fait un point d’honneur de pacifier les relations humaines, ce fut l’un de ses credo. Les historiens montrent qu’effectivement le rapport à la violence entre les civils et dans le quotidien a évolué. Nous avons pour la plupart horreur de la violence en actes, nous ne savons plus nous défendre, le corps à corps fait peur. Nous savons aussi que nous avons banalisé la violence à travers l’image, et que la pacification va de pair avec des explosions de violence : plus certains se pacifient, plus d’autres n’ont qu’elle comme recours pour exister. Je ne parle pas de la violence étatique, celle entre les nations, mais de la violence au quotidien des relations. Ce fut l’espoir d’une pédagogie psychanalytique : empêcher l’avènement de la guerre. Nous avons perdu aujourd’hui nos illusions, l’éducation est revenue à de plus réalistes projets.

    Si l’école demeure un lieu où se confrontent les différences, si la médecine n’a pas trouvé une pilule de l’obéissance et une autre pour traiter l’agressivité, si certains continuent d’être exclus, la régulation entre les enfants continuera dans le futur d’être à l’ordre du jour. C’est d’ailleurs une de nos souffrances professionnelles actuelles : la confrontation à l’insoumission, à la violence passive et active, aux non effets des punitions et menaces habituelles. L’adulte peut même en venir à rêver d’assagir l’enfant en lui donnant une camisole chimique, qui le tiendra tranquille, juste pas trop amorphe pour qu’il soit encore capable de penser. La médecine nous en donnera les moyens, l’éthique empêchera peut-être qu’on ne résolve ainsi le problème. Mais l’envie de travailler avec quelqu’un de pacifié, régularisé, conforme, juste miroir de nous-mêmes risque d’être tenace.

    Comme nous ne reviendrons pas à une pédagogie répressive, où alternent humiliation et tendresse, nous inventerons des réseaux de surveillance, des moyens pour avoir prise sur l’intimité et les pensées, des emprises sur les comportements. Nous croyons avoir conquis un espace d’intimité qui échapperait au contrôle social, mais nous sommes maintenus dans une illusion. Le contrôle des intimités n’a jamais été aussi fort, l’intrusion dans la vie privée n’a jamais été si loin. L’alliance entre la médecine, la télématique et le juridique, pourrait fort bien avoir le résultat espéré : une surveillance des conduites, une normativité des comportements et une obéissance aux règles édictées. Nous serions dans une société qui a trouvé le moyen de contrôler les pensées et les agissements. Et un adulte n’aura plus à faire de discipline : c’est le rêve totalitaire qui est en chacun de nous.

    Si nous avons le discernement de ne pas aller là, on se confrontera toujours aux questions d’hier et d’aujourd’hui : comment juguler nos agressivités, comment permettre que chaque humain régule ses actes, dépasse son égoïsme, guide son agir selon un principe de responsabilité, oeuvre pour le bien commun et pas seulement pour son bien, renonce à certains plaisirs lorsqu’ils sont destructeurs pour un autre, existe sans avoir besoin de dévaloriser l’autre et même de le rejeter. Aujourd’hui la question du rapport à la loi est cruciale. Dans le domaine de l’éducation comme dans d’autres domaines, nous nous efforçons de passer de la morale à l’éthique, de l’obéissance à la responsabilité, de la soumission à l’espace d’une discussion critique, de l’application de la loi à la mise en acte d’une loi qui parfois, dans la singularité d’une situation, doit être transgressée pour en conserver l’esprit et non la lettre; nous tentons de ne pas nous esquiver quand il faut choisir entre un respect de la règle et un respect de la personne.

     

    2. Rencontre

    Nous voyons actuellement se dessiner un courant qui tient l’enfance comme une minorité, et qui tente devant ce scandale de lui octroyer des droits. Nous avons, dans le courant de notre vingtième siècle, compris comment un enfant devient victime de violence, d’abus, de maltraitance, d’exploitation, malgré les discours généreux qui se succèdent. Ces abus répétés, là où nous devrions être des obligés face à eux, là où réside notre responsabilité fondamentale, sont dénoncés et c’est tant mieux. On cherche à protéger l’enfant des conséquences parfois nocives de sa dépendance. Mais ce faisant - et c’est tout le débat actuel autour des droits de l’enfant -, nous sommes en train de lui donner des droits, et de casser sa légitime dépendance, de l’instituer comme responsable et autonome avant l’heure. Nous sommes, à cause d’abus, en train de mettre en péril une dépendance fondamentale, celle d’un humain par rapport à un autre humain, et d’instaurer des relations où le rapport intersubjectif se résume à l’affrontement d’un droit contre un autre. On peut imaginer que si cette tendance se poursuit, les enfants seront bientôt des clients qu’il faudra servir, qui pourront nous dénoncer si quelque chose ne leur plaît pas, qui useront des adultes comme des objets et pourront les jeter s’ils ne font pas usage. En fait on aura seulement inversé la scène; ce sont les enfants qui deviendront tyranniques, suffisants, cruels, destructeurs pour ceux qu’ils côtoient, et ceci à force de les avoir confortés dans leur droit.

    Toute inversion est nocive. Il est nécessaire que les adultes, parents comme enseignants, assument leur responsabilité et leur obligation, et n’utilisent pas la faiblesse de l’enfant pour un mauvais usage. Mais ce serait dramatique si le pouvoir donné aux enfants sur les adultes l’emportait. Entre ces deux cultures, nous irions vers un combat, un face-à-face de violence. Comment respecter la dépendance, mobiliser la responsabilité de l’adulte, et travailler sur les abus ? Telle est la perspective, c’est-à-dire à la fois permettre à l’enfant de faire entendre sa parole, mais que cette parole ne soit pas plus puissante que celles des autres.

     

    Mal subi

    Nous pouvons revenir sur notre position en tant que professionnels, lorsque ceux qui sont en souffrance de ce qu’on leur a fait subir viennent tenter d’intégrer dans leur vie ce qui a été insupportable. Bien des questions se posent. Comment aider la victime à ne pas s’identifier à son trauma, comment ne pas, en tant que professionnel, répéter le trauma déjà subi ? Notre société a donné légitimement existence à ceux qui ont subi le mal. Mais les transformer en victime peut s’avérer nocif.

    Bien des critiques du travail des professionnels, psychologues et autres, montrent que la victimisation des individus est un piège qui n’est pas sans rentabilité pour ces professionnels. L’humain ne se réduit pas à son état de victime, affirme très fort Alain Badiou quand il parle du mal et de l’éthique. Assigner quelqu’un à son trauma, revient à l’empêcher de l’intégrer dans une évolution et le pousse à fonder son identité sur lui. Le discours psychologique n’est pas sans retentissement sur le social et l’évolution du sujet dans son désir d’une sécurité à tout prix, dans sa plainte continue face à la souffrance rencontrée dans la vie. Comment dire l’identité sans la bloquer ? Comment oeuvrer pour décentrer le sujet douloureux de lui-même ?

    La clinique de celui qui a subi le mal est le terrain des thérapeutes. La réparation leur revient. Ce travail de clinicien se tient au bord de cette énigme : comment cet événement - le mal subi - peut-il ne pas faire répétition, comment cette souffrance peut-elle ne pas s’enkyster, comment la vie peut-elle l’intégrer, où sont les ressources, les forces de vie d’une personne, comment de victime peut-elle ne pas devenir bourreau ? C’est notre travail, une fois le mal fait, mais ce travail est de prévention, car nous oeuvrons pour que la souffrance ne rejaillisse pas sur d’autres, que la victime n’engendre pas d’autres victimes. Parfois cependant, nous voyons ces métiers dénoncer le mal et par leur action répéter le mal subi, user de l’autre une fois encore pour leur narcissisme et leur bon droit. Ainsi en va-t-il parfois de la maltraitance sexuelle, et de la manière dont certains psychologues et assistants sociaux en usent dans le débat social et dans le chasse au monstre.

    A partir de cette clinique de la victime, on peut prendre des positions sociales, qui ne sont pas sans risque de dérive. Nous sommes les témoins de la souffrance d’un destin brisé par la violence, de l’intolérable d’une violence actualisée sur un enfant, une femme ou un homme, de la passion destructrice d’un couple, de l’agression sauvage d’une vieille personne, et pouvons en mesurer les conséquences en tant que cliniciens. Nous pourrions opter pour une position extrême qui consisterait à soutenir que notre métier intervient une fois le mal fait, que nous ne sommes pas responsables de la société, des errances humaines et des conditions qui causent le mal. Notre métier est lié au mal, et notre existence sociale aussi. Nous pourrions en rester là, en espérant même que le mal ne s’atténue pas, car cela nous rejetterait dans l’impossibilité d’exercer.

    Le discours est cynique, nous ne pouvons le tenir. Au nom des victimes, nous nous associons à des mouvements qui veulent que le mal cesse, que la violence s’estompe, que l’autre devienne moins menaçant. Nous sortons de notre réserve. Saurons-nous cependant comprendre que notre position ne peut résoudre à elle seule le problème de la violence, et que nous contribuons, comme d’autres professions, indirectement à fabriquer de la méfiance. Je souscris à la position de Antoine Garapon et Denis Salas qui soutiennent que le problème du mal ne se résout pas uniquement avec le discours psychologique. En tant que professionnels nous avons à interroger notre participation à cette victimisation et au fait que, de plus en plus, nous nous tenons nous-mêmes pour des victimes ayant des droits. La vie est un risque, faite de rencontres bonnes et mauvaises, de la souffrance dans laquelle nous devons ensuite trouver des forces et des ressources pour que ce ne soit pas trop destructeur. Nos métiers consistent minimalement à ne pas ajouter de la destructivité à la destructivité inhérente à la vie, à permettre qu’on tire des inévitables accidents négatifs des forces de vie et non des forces de mort. Nous sommes invités à mener une réflexion sur l’éthique de nos gestes, et à être attentifs à ceux qui sont en extrême fragilité sociale.

     

    Respect inhibiteur

    Dans nos métiers, nous sommes parvenus à un tel respect de l’autre que l’on n’ose presque plus y toucher. " Respecte-moi ", devient : " Prends-moi comme je suis ", " ne me demande rien ", " ne me bouscule pas ", " laisse-moi où je suis avec ceux qui me ressemblent ", " aime-moi mais comme je suis ". " Tu me dois le respect " semble pour finir signifier : " je suis suffisant et ma rencontre avec toi ne changera rien à ce que je suis ". Si nous lui devons le respect, alors pouvons-nous exiger de lui quelque chose, lui imposer ce qu’il ne veut pas de prime abord ? Si nous ressentons comme violence tout ce qui n’entre pas dans notre monde, et vice versa, alors c’en est fini de la rencontre. Mais au fond qu’est-ce qui permet de grandir, d’apprendre ? C’est bien d’être poussé, dévoyé, tiré hors de soi-même, d’être séduit par ce que l’on n’est pas ? Or un respect pris au pied de la lettre nous interdit de bousculer cet autre, de vouloir autre chose de lui; on tient compte de son " je ne veux pas " émis en premier parce qu’il a peur, parce que l’effort demandé le tire de sa tranquillité. De là, les gestes de la rencontre, les dispositifs proposés peuvent être ressentis comme violence.

    Qu’est-ce qu’une rencontre ? Cela arrive entre deux êtres, sans pouvoir être programmé. Cela transforme comme dans un dialogue vrai qui nous laisse autre après que nos mots aient été échangés. Tous les professionnels peuvent être des êtres de rencontre. Bien des biographies relatent ces rencontres sans lesquelles nous ne serions pas devenus ce que nous sommes. Camus et son instituteur, par exemple. Nous avons une dette à honorer, non pas dette impayable, mais dette envers certains autres. On peut souhaiter à tout un chacun dans sa vie de pouvoir rencontrer. Les adolescents qui sont revenus de leur dérive l’ont fait souvent parce que quelqu’un fut là, ne les laissant pas où ils étaient, ayant confiance en eux, les poussant, bousculant. Ce n’est pas théorisable, ni rationalisable. Cela appartient à ce qui échappe, et devrait échapper à toute programmation. Nous sommes là, et quelque chose éclate. La présence de l’autre ne nous laisse pas tranquille. Il nous a dit : " Tu pourras ", alors que tout énonçait le contraire. Cette rencontre appartient au domaine de l’humain; de la nuit des temps, on en a fait le récit; demain elle devrait toujours pouvoir avoir lieu. Nous sommes cependant mis devant une énigme. Quelles particularités psychiques ou quelles circonstances permettent de prendre tel ou tel élément pour le mobiliser pour sa propre vie ? Si des structures extérieures mises en place sont indispensables pour qu'un événement advienne, ensuite il faut qu'autre chose arrive pour que cette structure fasse office de possible passage.

    Nous touchons ici à l’opposition d'hypothèses qui tire entre déterminisme sociologique et poétique humaine. En tant que professionnels, si nous ne devons pas nier l’emprise des déterminismes psychiques et sociaux, nous avons aussi à tabler sur l’exception que scelle justement la rencontre. Il importe qu’il y ait des structures, des techniques, des possibilités, pour qu’un humain puisse y trouver ce qui sera une partie de sa vie. Des occasions permettent de nous y greffer, et de découvrir ce qui va nous mobiliser. Un autre nous le rend possible en ne respectant pas ce que nous sommes, nos habitudes, nos replis sur nous-mêmes. Cela s’appelle culture, système symbolique, dont chacun a besoin et qui ne sont pas constitués que de matérialité mais pas non plus que immatérialité. Certes il existe des rencontres destructrices. Un humain peut être nocif pour un autre. Au nom de cette nocivité, on pourrait protéger tout un chacun et empêcher que désormais les rencontres n’aient lieu, pris au piège d’une pensée qui toujours partant du nocif veut extirper le mal.

     

    3. Conséquences

    Parlant du thérapeute, Winnicott écrivait qu’il lui revenait de s’y repérer dans la cruauté qui est forcément la sienne, afin de ne pas l’actualiser sur un autre. Cela revient à sa charge de professionnel. J’en dirais de même pour tout métier de l’humain, qu’il s’agisse de soigner, d’instruire ou d’éduquer. Notre cruauté est à travailler, en prenant conscience qu’elle peut s’actualiser d’autant plus facilement que nous sommes fragilisés, que nous ne comprenons plus, qu’un autre n’est plus notre miroir et nous surprend par ses actes. Nous ne la travaillerons que si nous arrivons à parler de ce qui nous arrive, quand nous sommes pris par l’autre, que nos garde-fous habituels ne fonctionnent plus. Souvent nous avons honte de nos réactions excessives, pourtant nous ne pouvons être autrement. Avoir honte, c’est se cacher, taire. Or si nous n’en parlons pas, nous ne pouvons penser ce qui se passe, ni nous en distancer ni en prendre la mesure.

    Chaque métier a son idéologie défensive, là où l’on construit une manière de se défendre de la peur. La peur de notre faiblesse, la peur de parler de nos difficultés appartiennent à ce registre. Cela dépasse un individu. La peur structure les métiers. Une loi du silence les traverse aux endroits de leur fragilité, là où pour certains il y a danger de mort et pour d’autres, danger psychique. On ne badine ni avec la peur ni avec les systèmes de défense mis en place; on ne les ridiculise pas, mais on ne les laisse pas non plus fonctionner en silence. Il y a des systèmes de défense qui remplissent leur office mais qui handicapent parce qu’ils mobilisent notre énergie, réduisent le champ de notre action et de notre pensée. La peur comme l’angoisse peuvent se traiter différemment, avec un moindre coût psychique, une plus grande fluidité et de l’inventivité. C’est en cela que la parole et la compréhension peuvent remplacer certaines défenses. En gardant le silence, on finit par crever de solitude, et on peut demeurer aveugle quant à notre pire.

     

    Obligé d’être bon

    Nous souhaitons aujourd’hui que le professionnel soit dans une conscience de ce qu’il fait, entre dans une réflexion de ses actes. Nous sommes dans la croyance que si nous réfléchissons nos actes, alors nous pourrons trouver le " juste " geste. Réfléchir pour sortir de l’ignorance ou des préjugés; sortir de soi pour penser le rapport à l’autre : telle serait la responsabilité de l’acteur pour que ses gestes ne soient pas nocifs ou le moins possible. Idéal d’un humain réfléchissant, d’un humain s’éloignant de certains de ses a priori relevant d’une psychologie ou d’une sociologie naïve, idéal de la pensée et de l’acte pensé. Je ne peux pas affirmer que cet idéal d’homme et de femme réfléchissant ne soit pas celui auquel je souhaite que chacun tende. Mais ne contribue-t-on pas à l’illusion que l’homme pensant est nécessairement bon, rationnel et non destructeur ? D’autre part, lorsque je fréquente des êtres qui pensent leurs actes, qui ont conscience de leur responsabilité, de la vulnérabilité de l’autre, ils veulent - et c’est légitime - être dans le bien, dans le bon. Ils ne supportent alors pas d’être " mauvais ".

    D’une part certains enseignants provoquent - presque inconsciemment tant ils sont dans la certitude de leur geste - des catastrophes, blocages, refus d’apprendre, humiliation, rejet d’un autre. Eux non plus n’ont pas l’impression d’être destructeurs. Si l’autre se détruit, c’est au fond sa faute à lui. Ils supportent le mal qu’ils font, parce qu’ils le justifient par la mauvaise essence de cet autre. Ceux qui réfléchissent, cherchent dans les sciences humaines de quoi fonder leurs actes, ont la hantise de faire mal. Et ce faisant ils se paralysent. Ils paralysent leur action humaine. D’autre part, j’ai l’impression qu’un enfant ne grandit que s’il rencontre à la fois de la sollicitude mais aussi quelque chose de négatif avec lequel il doit faire. Autant au niveau des parents que des enseignants " réfléchis ", on tente de fuir tout mauvais pour n’être jamais à cette place, mais pour l’autre, ce " trop bon " peut devenir mauvais.

    En un mot : comment dans l’idéal du professionnel réfléchissant, peut-on intégrer cette part que j'appellerai " négative " plutôt que mauvaise ? J’ai l’impression que cette négativité ne se réalise que dans l’inconscience, et qu’alors elle peut s’avérer destructrice. Il y a une part de négativité qui est nécessaire à la rencontre humaine, et cette part de négativité n’est pas " rationalisable ", elle est refoulée de l’idée du professionnel réfléchissant. Et on va vers des professionnels qui ont tellement peur d’être " mauvais " qu’ils n’osent plus prendre le risque de la rencontre, le risque de la confrontation, le risque de tirer l’autre de là où il est.

    Je me bats contre une destructivité à l’égard d'un autre, par méconnaissance, par refus d’entendre ce qui se passe dans l’intersubjectivité. Et je bute à une négativité qu’on ne peut pas penser. On ne peut pas dire : " soyons négatif ", parce que ce négatif peut n’être pas destructeur mais constructeur. Et comment savoir s’il est destructeur ou pas ? Comment penser être " négatif " pour que l’autre puisse sortir de lui-même? Il y aurait une négativité constructrice et une négativité destructrice ... Avancer cela, n’est-ce pas intolérable, irresponsable, aventureux ? Immédiatement j’ai peur de faire l’apologie de l’inconscience, de la destruction et de l’irrationnel. Ce n’est pas cela, mais la crête est mince où la bascule entre le constructeur et le destructeur se fait. Je sens que nous touchons une limite, pourtant je suis persuadée que l’on ne devient pas soi-même sans avoir fait l’épreuve de cette négativité. Bien sûr il existe des gestes à bannir définitivement comme l’humiliation, le rejet, l’assujettissement. Il y a une pacification que j’ai voulue : tenir compte de l’autre, ne pas l’écraser avec notre présence ou nos intentions. Et pourtant cette pacification peut aller jusqu’à empêcher une rencontre où comme rencontre il y a affrontement. J’ai de la peine à exprimer cette contradiction. A la fois, je plaide pour une pacification, pour une conscience de nos actes, et à la fois je sens qu’il faut restaurer une culture du conflit et de la négativité. Cette contradiction, comment pourrais-je la traiter ? Il y a aussi le soupçon que nous prônons souvent une fausse rationalisation, que nos actes comportent de l'arbitraire et que nos décisions ne sont qu’après coup rationnelles, que nous recherchons un trop plein de sens.

    Toute évolution signifie qu’il y a choc, affrontement, opposition. Aujourd’hui comme professionnels, acceptons-nous ce choc ? On évite le conflit, on fait passer l’autre en premier, ce pourrait être une dérive. Pas à chaque fois, mais une tendance, qui - c’est une intuition - nous convient puisque nous occupons la place du bon objet, mais qui laisse l’autre sans confrontation. Que s’est-il passé pour qu’aujourd’hui effectivement, nous ayons rendu positives des valeurs comme l’écoute, l’altruisme, et nous ayons déserté l’affrontement, le conflit étant vécu comme négatif ? Nous savons pourtant qu’aucun terme n’est positif ou négatif, mais nous opérons toujours ce clivage.

    Il n’y a pas de clivage entre le bien et le mal, mais une chose, un geste, un acte, une parole peuvent contenir l’un et l’autre, devenir ou l’un ou l’autre suivant le contexte dans lesquels ils se déroulent. Rien ne nous met à l’abri des conséquences néfastes qu’engendrent nos actes, nos postures, nos positions, nos théories. La seule aune par rapport à laquelle nous pouvons nous guider nous est donnée par les conséquences de ce que nous faisons. Nous ne pouvons plus être dans la quiétude du bon.

    Ainsi, il y a du négatif dans le positif, il y a du négatif dans l’amour, dans le respect. Paul Virilio nomme cela "accident", les accidents de notre positivité. L’accepter est peut-être une avancée. De même, des termes comme confrontation, violence, conflit, opposition, dépendance, frustration, manque, nous paraissent devoir être fuis, les utiliser serait presque de mauvais goût. Souffrance, maladie sont certes notre lot mais qui ne nous apporteraient rien que leur douleur. Nous ne leur devrions rien de notre humanité, de notre évolution, de nos qualités. Nous savons qu'il n'en va pas ainsi. Nous sommes devenus frileux, pris dans une logique sécuritaire. Mais il n’y a pas de vie sans risque, pas de vie sans mort, pas de soi sans l’autre, pas de paix sans confrontation. Il n’y a pas de vie sans écoute risquée comme la définit Dejours, c’est-à-dire une écoute dans laquelle nous prenons aussi des risques, celui de nous trouver autre, que notre identité se lézarde. Prendre des risques pour soi, c’est se laisser affecter par l’autre, et non pas de le côtoyer, protégé par notre savoir.

    Nous sommes invités à mobiliser les contraires et non pas à vouloir en expulser un, au profit de l’autre. La relation à l’autre lorsqu’il s’agit de grandir ou d’évoluer, ne peut être exempte d’affrontement, de combat, et d’éclat. Dès lors nous ne pouvons échapper ni à l’écoute ni au conflit, ni à la question lancinante du " quand sommes-nous bénéfiques et quand ne le sommes-nous plus " ? Nous ne serons jamais délivré de telles questions, et heureusement. Il nous faut naviguer en faisant le deuil d’un outil qui nous rendrait forcément bon, même s'il contient toutes les vertus humaines. C’est à cet endroit que je suis : une recherche d’outils, mais qui ne nous délivrent pas d’une réflexion quotidienne sur les conséquences de nos gestes.

     

    4. Rationalité

    Que se soit en médecine ou dans les sciences, en philosophie ou en politique, la notion de progrès est actuellement interrogée. A l’orée du vingt et unième siècle, nous vivons une période où nous doutons fortement que nos progrès scientifiques ne nous offrent la perspective de jours meilleurs. La philosophie est convoquée, on lui demande de dialoguer avec les scientifiques, d’aider dans les décisions à prendre face aux options ouvertes par les " progrès de la science ". On parle de révolution numérique, de changement dans les relations et la communication entre les humains, de bouleversements dans notre rapport au temps et à la vitesse. Certains s’alertent des transformations psychiques que cela imposera. Chaque essor de technique a généré des alarmes, à tort et à raison. On interroge la science, ils dénoncent l’emprise de la technique. On évoque les grandes figures imaginaires de l’éthique, celles de Faust, de Frankenstein et de Prométhée. Nous serions devenus si puissants dans notre agir et notre capacité à transformer que nous pourrions tout autant apporter au genre humain le " bonheur " que sa destruction.

    Qu’en est-il pour l’éducation et la transmission des savoirs ? Devons-nous également avoir peur d’une rationalité galopante ? Quelle est l’avenir de notre progrès ? Où est notre évolution ? L’école est plutôt en crise, une plainte court. Les conditions du métier se dégradent, les enfants viennent mal en point dans l’espace de la classe, incapables parfois d’apprendre, de se repérer, de se trouver " un parmi d’autres ". Un formidable pari avait été pris : que le savoir soit accessible à tous. On l’a traduit en terme de diplômes, et non pas tellement en terme de goût ou passion du savoir à tous les endroits de la vie : reconnaissance pour chacun de sa capacité d’être intelligent dans les situations de la vie et de la profession. L’école souffre donc, du collège à la maternelle. Mais elle ne souffre pas tant d’un progrès scientifique que de certaines retombées sociales.

    Pourtant le rôle de la rationalité dans la détermination de l’apprentissage et du grandir pourrait être l’enjeu de notre progrès. Certains souhaitent que le développement des sciences humaines nous donne une maîtrise sur ces processus qui nous échappent encore. Si nous maîtrisons la procréation, pourquoi n’arriverions-nous pas à maîtriser le grandir et l’apprendre ? Nous serions ainsi délivrés de nos incertitudes, nous éviterions des souffrances psychiques. Les adultes sauraient comment s’y prendre rationnellement. Le problème de l’" élevage " serait alors résolu. De ce fait, être parent, éducateur ou enseignant ne relèverait plus que d’une application de préceptes scientifiques, de manières de s’y prendre répertoriées. Notre rêve que nos enfants ne posent plus aucun problème ni de grandir ni d’apprendre pourrait être de la sorte réalisé. Dans une telle éventualité, qui déterminera le grandir " droit et conforme ", sans souffrance ? Les scientifiques, mais dans quelle vérité découverte et assignée du sujet ? Je ne sais s’il faudrait se réjouir d’une telle réussite, la diversité en souffrira, et le pouvoir des uns sur les autres en sera diablement renforcé.

    Que faire néanmoins, dans l’éducation, de cet espoir qu’on puisse, grâce à la science, agir rationnellement " juste ". Un parallèle pourrait être tracé avec les débats actuels autour de la technocratie. Avons-nous aussi eu notre Hiroshima ? Connaissons-nous cet instant où la connaissance fondamentale dépasse l’homme et est porteuse de destruction, même si par ailleurs cette même connaissance débouche sur des découvertes qui allègent nos souffrances ? Dans l’éducation, a toujours existé ce qui cause folie ou même mort. La science pourrait être une folie de plus si elle n’y prend pas garde, à côté d’autres rationalisations basées sur des délires plus personnels. L’acte pédagogique et éducatif a cependant jusqu’ici échappé à une détermination scientifique systématique, et son application ne s’est pas transformé en folie meurtrière, comme pour le socialisme scientifique. Mais le rêve d’une maîtrise guette toujours; pour certains l’espace de l’éducation gagnerait à être davantage cerné par des certitudes et maîtrisé par la raison, nous pouvons donc avoir quelques inquiétudes pour le futur.

    Gageons que la rationalité progressera certes, mais que nous demeurerons toujours dans l’incertitude. Nous comprendrons peut-être que la rationalité échoue à gouverner les âmes et les relations intersubjectives, qu’elle n’a pas prise entière sur la destinée humaine, sur sa souffrance à devenir, sur ses errances, ses solitudes et ses désarrois; que nous ne pouvons pas éclairer définitivement ses zones d’ombres : nous ne le pouvons pas, et nous ne le voudrions même pas, pour sauvegarder la poétique du sujet. L’humain dans son devenir sera toujours livré à la contingence, au hasard, et aux rencontres... En revanche, il nous revient de préserver l’intelligence de nos actes, cette intelligence de l’instant qui dans la quotidienneté réalise une pratique de l’altérité et de la singularité. Notre responsabilité sera inlassablement de construire notre savoir et de le transmettre, dans une démarche clinique qui relie une esthétique avec une passion du savoir n’évacuant ni intuition ni exigence intellectuelle.

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