Mireille Cifali
Dans léducation, nous nous confrontons inéluctablement à des dilemmes. Nous croyons avoir résolu une difficulté, et la solution trouvée crée des effets non prévus. La violence est combattue, une radicale non-violence savère par certains aspects nocive. On prône lamour, celui-ci se trouve parfois être étouffant de vie. Le respect est à lordre du jour, mais il peut entraîner des paralysies dans la relation à lautre. Labus de pouvoir dun adulte est dénoncé, on désigne la victime que devient lenfant, et on lenferme dans un statut où ses forces vives sont engluées. Beaucoup de professionnels réfléchissent, veulent " faire bien ", et nassument plus le mal inéluctable qui découlent de certains de leurs gestes. Nous poursuivons une certaine rationalité comme gage de la justesse de nos actes, cette rationalité peut devenir folie. Et même si nous connaissons certaines nocivités, nous avons peine à les prévenir. Un travail de Sisyphe caractérise ces métiers " impossibles ", où toujours nous sommes sûrs en quelque sorte déchouer. Peut-être avons-nous alors surtout à accepter que les dilemmes font partie de tout métier, et quil est vain de chercher cohérence et non-contradiction.
1. Au bout de la violence ?
A lheure actuelle, nous avons gagné notre individualité, nous nous sentons être des sujets avec des droits, et surtout nous avons la nécessité de forger notre propre vie. Et déjà, nous voyons poindre un problème crucial, conséquence de ces individualités parfois si imbues delles-mêmes : vivre avec lautre, notre voisin. Si cet individualisme venait à saccentuer, le lien entre les individus risque de sestomper plus encore; les relations de proximité perdront de leur éclat, et les droits de chacun seront régulés par le juridique. Cette tendance a certes ses bénéfices : chacun sera libre de vivre pour soi, et on peut en escompter moins de confrontations avec lautre, moins de conflits. Nous éviterons ainsi peut-être les tensions du vivre ensemble en individualisant davantage, protégeant chacun de tous, mais nous perdrons la richesse de notre rapport à lautre, alors que jusquici il ny a pas eu de vie sans collectivité, pas de travail sans collaboration, pas dapprentissage sans émulation des autres.
Lécole est lune des dernières institutions qui confronte le sujet au vivre ensemble. Si la famille, déinstitutionnalisée, est devenue une affaire privée, comme le constatent certains historiens, lécole pourrait également le devenir. La crise de lautorité laffectant à son tour, la difficulté de travailler avec un groupe, les processus de désidentification nous entraîneront vers une individualisation des procédures dapprentissage et un évitement du vivre ensemble. Si la classe disparaît comme espace commun, alors triomphera cet individualisme dont on peut craindre quil ne rende difficile tout rapport à lautre, et ne nous fasse perdre une constante de lhumain : celle où " je " nest pas sans lautre. Nous entrerons dans le règne dune autosuffisance, alors que lintersubjectivité fut jusquà présent le fondement de notre subjectivité.
Lun des défi futur sera de résister à une telle évolution et darticuler ces individualités à la nécessité de vivre, créer et être responsable ensemble. Nous pourrions ainsi tabler sur une libération de la puissance du sujet et conjointement son acceptation dêtre néanmoins " un parmi dautres ". Dune telle prise de position philosophique, découleront les finalités de lécole, les conditions de lexercice du métier denseigner et de lexpérience dapprendre. Parlerons-nous encore demain de liberté, dautonomie, de capacité de penser, desprit critique, de tension entre le même et le différent, cest-à-dire encore de souffrance, dangoisse et daffrontement, ou ces termes nauront-ils plus de sens puisque lhumain sera heureux dans sa suffisance, dans cette bulle protectrice et sécuritaire quon lui aura construite pour le protéger de lautre ?
Si la société évolue vers un régime social où chaque citoyen est appelé à exercer sa vertu politique, où le vivre ensemble est possible, chaque individu étant responsable vis-à-vis de lui-même et des autres, alors lécole sera une " école du sujet ", et demeurera en tant quespace commun. Sinon, elle disparaîtra, laissant place à des procédures adaptées à chacun mais aussi à une normalisation des comportements, une conformisation qui serait, par exemple, médicamenteuse; la société glissera vers un totalitarisme inédit, qui nengendra plus une éducation et une répression de masse, mais un contrôle des intimités basé sur une absence de rapport réciproque, et on peut se demander ce que deviendra lamour.
Pacifié
Léducation sest fait un point dhonneur de pacifier les relations humaines, ce fut lun de ses credo. Les historiens montrent queffectivement le rapport à la violence entre les civils et dans le quotidien a évolué. Nous avons pour la plupart horreur de la violence en actes, nous ne savons plus nous défendre, le corps à corps fait peur. Nous savons aussi que nous avons banalisé la violence à travers limage, et que la pacification va de pair avec des explosions de violence : plus certains se pacifient, plus dautres nont quelle comme recours pour exister. Je ne parle pas de la violence étatique, celle entre les nations, mais de la violence au quotidien des relations. Ce fut lespoir dune pédagogie psychanalytique : empêcher lavènement de la guerre. Nous avons perdu aujourdhui nos illusions, léducation est revenue à de plus réalistes projets.
Si lécole demeure un lieu où se confrontent les différences, si la médecine na pas trouvé une pilule de lobéissance et une autre pour traiter lagressivité, si certains continuent dêtre exclus, la régulation entre les enfants continuera dans le futur dêtre à lordre du jour. Cest dailleurs une de nos souffrances professionnelles actuelles : la confrontation à linsoumission, à la violence passive et active, aux non effets des punitions et menaces habituelles. Ladulte peut même en venir à rêver dassagir lenfant en lui donnant une camisole chimique, qui le tiendra tranquille, juste pas trop amorphe pour quil soit encore capable de penser. La médecine nous en donnera les moyens, léthique empêchera peut-être quon ne résolve ainsi le problème. Mais lenvie de travailler avec quelquun de pacifié, régularisé, conforme, juste miroir de nous-mêmes risque dêtre tenace.
Comme nous ne reviendrons pas à une pédagogie répressive, où alternent humiliation et tendresse, nous inventerons des réseaux de surveillance, des moyens pour avoir prise sur lintimité et les pensées, des emprises sur les comportements. Nous croyons avoir conquis un espace dintimité qui échapperait au contrôle social, mais nous sommes maintenus dans une illusion. Le contrôle des intimités na jamais été aussi fort, lintrusion dans la vie privée na jamais été si loin. Lalliance entre la médecine, la télématique et le juridique, pourrait fort bien avoir le résultat espéré : une surveillance des conduites, une normativité des comportements et une obéissance aux règles édictées. Nous serions dans une société qui a trouvé le moyen de contrôler les pensées et les agissements. Et un adulte naura plus à faire de discipline : cest le rêve totalitaire qui est en chacun de nous.
Si nous avons le discernement de ne pas aller là, on se confrontera toujours aux questions dhier et daujourdhui : comment juguler nos agressivités, comment permettre que chaque humain régule ses actes, dépasse son égoïsme, guide son agir selon un principe de responsabilité, oeuvre pour le bien commun et pas seulement pour son bien, renonce à certains plaisirs lorsquils sont destructeurs pour un autre, existe sans avoir besoin de dévaloriser lautre et même de le rejeter. Aujourdhui la question du rapport à la loi est cruciale. Dans le domaine de léducation comme dans dautres domaines, nous nous efforçons de passer de la morale à léthique, de lobéissance à la responsabilité, de la soumission à lespace dune discussion critique, de lapplication de la loi à la mise en acte dune loi qui parfois, dans la singularité dune situation, doit être transgressée pour en conserver lesprit et non la lettre; nous tentons de ne pas nous esquiver quand il faut choisir entre un respect de la règle et un respect de la personne.
2. Rencontre
Nous voyons actuellement se dessiner un courant qui tient lenfance comme une minorité, et qui tente devant ce scandale de lui octroyer des droits. Nous avons, dans le courant de notre vingtième siècle, compris comment un enfant devient victime de violence, dabus, de maltraitance, dexploitation, malgré les discours généreux qui se succèdent. Ces abus répétés, là où nous devrions être des obligés face à eux, là où réside notre responsabilité fondamentale, sont dénoncés et cest tant mieux. On cherche à protéger lenfant des conséquences parfois nocives de sa dépendance. Mais ce faisant - et cest tout le débat actuel autour des droits de lenfant -, nous sommes en train de lui donner des droits, et de casser sa légitime dépendance, de linstituer comme responsable et autonome avant lheure. Nous sommes, à cause dabus, en train de mettre en péril une dépendance fondamentale, celle dun humain par rapport à un autre humain, et dinstaurer des relations où le rapport intersubjectif se résume à laffrontement dun droit contre un autre. On peut imaginer que si cette tendance se poursuit, les enfants seront bientôt des clients quil faudra servir, qui pourront nous dénoncer si quelque chose ne leur plaît pas, qui useront des adultes comme des objets et pourront les jeter sils ne font pas usage. En fait on aura seulement inversé la scène; ce sont les enfants qui deviendront tyranniques, suffisants, cruels, destructeurs pour ceux quils côtoient, et ceci à force de les avoir confortés dans leur droit.
Toute inversion est nocive. Il est nécessaire que les adultes, parents comme enseignants, assument leur responsabilité et leur obligation, et nutilisent pas la faiblesse de lenfant pour un mauvais usage. Mais ce serait dramatique si le pouvoir donné aux enfants sur les adultes lemportait. Entre ces deux cultures, nous irions vers un combat, un face-à-face de violence. Comment respecter la dépendance, mobiliser la responsabilité de ladulte, et travailler sur les abus ? Telle est la perspective, cest-à-dire à la fois permettre à lenfant de faire entendre sa parole, mais que cette parole ne soit pas plus puissante que celles des autres.
Mal subi
Nous pouvons revenir sur notre position en tant que professionnels, lorsque ceux qui sont en souffrance de ce quon leur a fait subir viennent tenter dintégrer dans leur vie ce qui a été insupportable. Bien des questions se posent. Comment aider la victime à ne pas sidentifier à son trauma, comment ne pas, en tant que professionnel, répéter le trauma déjà subi ? Notre société a donné légitimement existence à ceux qui ont subi le mal. Mais les transformer en victime peut savérer nocif.
Bien des critiques du travail des professionnels, psychologues et autres, montrent que la victimisation des individus est un piège qui nest pas sans rentabilité pour ces professionnels. Lhumain ne se réduit pas à son état de victime, affirme très fort Alain Badiou quand il parle du mal et de léthique. Assigner quelquun à son trauma, revient à lempêcher de lintégrer dans une évolution et le pousse à fonder son identité sur lui. Le discours psychologique nest pas sans retentissement sur le social et lévolution du sujet dans son désir dune sécurité à tout prix, dans sa plainte continue face à la souffrance rencontrée dans la vie. Comment dire lidentité sans la bloquer ? Comment oeuvrer pour décentrer le sujet douloureux de lui-même ?
La clinique de celui qui a subi le mal est le terrain des thérapeutes. La réparation leur revient. Ce travail de clinicien se tient au bord de cette énigme : comment cet événement - le mal subi - peut-il ne pas faire répétition, comment cette souffrance peut-elle ne pas senkyster, comment la vie peut-elle lintégrer, où sont les ressources, les forces de vie dune personne, comment de victime peut-elle ne pas devenir bourreau ? Cest notre travail, une fois le mal fait, mais ce travail est de prévention, car nous oeuvrons pour que la souffrance ne rejaillisse pas sur dautres, que la victime nengendre pas dautres victimes. Parfois cependant, nous voyons ces métiers dénoncer le mal et par leur action répéter le mal subi, user de lautre une fois encore pour leur narcissisme et leur bon droit. Ainsi en va-t-il parfois de la maltraitance sexuelle, et de la manière dont certains psychologues et assistants sociaux en usent dans le débat social et dans le chasse au monstre.
A partir de cette clinique de la victime, on peut prendre des positions sociales, qui ne sont pas sans risque de dérive. Nous sommes les témoins de la souffrance dun destin brisé par la violence, de lintolérable dune violence actualisée sur un enfant, une femme ou un homme, de la passion destructrice dun couple, de lagression sauvage dune vieille personne, et pouvons en mesurer les conséquences en tant que cliniciens. Nous pourrions opter pour une position extrême qui consisterait à soutenir que notre métier intervient une fois le mal fait, que nous ne sommes pas responsables de la société, des errances humaines et des conditions qui causent le mal. Notre métier est lié au mal, et notre existence sociale aussi. Nous pourrions en rester là, en espérant même que le mal ne satténue pas, car cela nous rejetterait dans limpossibilité dexercer.
Le discours est cynique, nous ne pouvons le tenir. Au nom des victimes, nous nous associons à des mouvements qui veulent que le mal cesse, que la violence sestompe, que lautre devienne moins menaçant. Nous sortons de notre réserve. Saurons-nous cependant comprendre que notre position ne peut résoudre à elle seule le problème de la violence, et que nous contribuons, comme dautres professions, indirectement à fabriquer de la méfiance. Je souscris à la position de Antoine Garapon et Denis Salas qui soutiennent que le problème du mal ne se résout pas uniquement avec le discours psychologique. En tant que professionnels nous avons à interroger notre participation à cette victimisation et au fait que, de plus en plus, nous nous tenons nous-mêmes pour des victimes ayant des droits. La vie est un risque, faite de rencontres bonnes et mauvaises, de la souffrance dans laquelle nous devons ensuite trouver des forces et des ressources pour que ce ne soit pas trop destructeur. Nos métiers consistent minimalement à ne pas ajouter de la destructivité à la destructivité inhérente à la vie, à permettre quon tire des inévitables accidents négatifs des forces de vie et non des forces de mort. Nous sommes invités à mener une réflexion sur léthique de nos gestes, et à être attentifs à ceux qui sont en extrême fragilité sociale.
Respect inhibiteur
Dans nos métiers, nous sommes parvenus à un tel respect de lautre que lon nose presque plus y toucher. " Respecte-moi ", devient : " Prends-moi comme je suis ", " ne me demande rien ", " ne me bouscule pas ", " laisse-moi où je suis avec ceux qui me ressemblent ", " aime-moi mais comme je suis ". " Tu me dois le respect " semble pour finir signifier : " je suis suffisant et ma rencontre avec toi ne changera rien à ce que je suis ". Si nous lui devons le respect, alors pouvons-nous exiger de lui quelque chose, lui imposer ce quil ne veut pas de prime abord ? Si nous ressentons comme violence tout ce qui nentre pas dans notre monde, et vice versa, alors cen est fini de la rencontre. Mais au fond quest-ce qui permet de grandir, dapprendre ? Cest bien dêtre poussé, dévoyé, tiré hors de soi-même, dêtre séduit par ce que lon nest pas ? Or un respect pris au pied de la lettre nous interdit de bousculer cet autre, de vouloir autre chose de lui; on tient compte de son " je ne veux pas " émis en premier parce quil a peur, parce que leffort demandé le tire de sa tranquillité. De là, les gestes de la rencontre, les dispositifs proposés peuvent être ressentis comme violence.
Quest-ce quune rencontre ? Cela arrive entre deux êtres, sans pouvoir être programmé. Cela transforme comme dans un dialogue vrai qui nous laisse autre après que nos mots aient été échangés. Tous les professionnels peuvent être des êtres de rencontre. Bien des biographies relatent ces rencontres sans lesquelles nous ne serions pas devenus ce que nous sommes. Camus et son instituteur, par exemple. Nous avons une dette à honorer, non pas dette impayable, mais dette envers certains autres. On peut souhaiter à tout un chacun dans sa vie de pouvoir rencontrer. Les adolescents qui sont revenus de leur dérive lont fait souvent parce que quelquun fut là, ne les laissant pas où ils étaient, ayant confiance en eux, les poussant, bousculant. Ce nest pas théorisable, ni rationalisable. Cela appartient à ce qui échappe, et devrait échapper à toute programmation. Nous sommes là, et quelque chose éclate. La présence de lautre ne nous laisse pas tranquille. Il nous a dit : " Tu pourras ", alors que tout énonçait le contraire. Cette rencontre appartient au domaine de lhumain; de la nuit des temps, on en a fait le récit; demain elle devrait toujours pouvoir avoir lieu. Nous sommes cependant mis devant une énigme. Quelles particularités psychiques ou quelles circonstances permettent de prendre tel ou tel élément pour le mobiliser pour sa propre vie ? Si des structures extérieures mises en place sont indispensables pour qu'un événement advienne, ensuite il faut qu'autre chose arrive pour que cette structure fasse office de possible passage.
Nous touchons ici à lopposition d'hypothèses qui tire entre déterminisme sociologique et poétique humaine. En tant que professionnels, si nous ne devons pas nier lemprise des déterminismes psychiques et sociaux, nous avons aussi à tabler sur lexception que scelle justement la rencontre. Il importe quil y ait des structures, des techniques, des possibilités, pour quun humain puisse y trouver ce qui sera une partie de sa vie. Des occasions permettent de nous y greffer, et de découvrir ce qui va nous mobiliser. Un autre nous le rend possible en ne respectant pas ce que nous sommes, nos habitudes, nos replis sur nous-mêmes. Cela sappelle culture, système symbolique, dont chacun a besoin et qui ne sont pas constitués que de matérialité mais pas non plus que immatérialité. Certes il existe des rencontres destructrices. Un humain peut être nocif pour un autre. Au nom de cette nocivité, on pourrait protéger tout un chacun et empêcher que désormais les rencontres naient lieu, pris au piège dune pensée qui toujours partant du nocif veut extirper le mal.
3. Conséquences
Parlant du thérapeute, Winnicott écrivait quil lui revenait de sy repérer dans la cruauté qui est forcément la sienne, afin de ne pas lactualiser sur un autre. Cela revient à sa charge de professionnel. Jen dirais de même pour tout métier de lhumain, quil sagisse de soigner, dinstruire ou déduquer. Notre cruauté est à travailler, en prenant conscience quelle peut sactualiser dautant plus facilement que nous sommes fragilisés, que nous ne comprenons plus, quun autre nest plus notre miroir et nous surprend par ses actes. Nous ne la travaillerons que si nous arrivons à parler de ce qui nous arrive, quand nous sommes pris par lautre, que nos garde-fous habituels ne fonctionnent plus. Souvent nous avons honte de nos réactions excessives, pourtant nous ne pouvons être autrement. Avoir honte, cest se cacher, taire. Or si nous nen parlons pas, nous ne pouvons penser ce qui se passe, ni nous en distancer ni en prendre la mesure.
Chaque métier a son idéologie défensive, là où lon construit une manière de se défendre de la peur. La peur de notre faiblesse, la peur de parler de nos difficultés appartiennent à ce registre. Cela dépasse un individu. La peur structure les métiers. Une loi du silence les traverse aux endroits de leur fragilité, là où pour certains il y a danger de mort et pour dautres, danger psychique. On ne badine ni avec la peur ni avec les systèmes de défense mis en place; on ne les ridiculise pas, mais on ne les laisse pas non plus fonctionner en silence. Il y a des systèmes de défense qui remplissent leur office mais qui handicapent parce quils mobilisent notre énergie, réduisent le champ de notre action et de notre pensée. La peur comme langoisse peuvent se traiter différemment, avec un moindre coût psychique, une plus grande fluidité et de linventivité. Cest en cela que la parole et la compréhension peuvent remplacer certaines défenses. En gardant le silence, on finit par crever de solitude, et on peut demeurer aveugle quant à notre pire.
Obligé dêtre bon
Nous souhaitons aujourdhui que le professionnel soit dans une conscience de ce quil fait, entre dans une réflexion de ses actes. Nous sommes dans la croyance que si nous réfléchissons nos actes, alors nous pourrons trouver le " juste " geste. Réfléchir pour sortir de lignorance ou des préjugés; sortir de soi pour penser le rapport à lautre : telle serait la responsabilité de lacteur pour que ses gestes ne soient pas nocifs ou le moins possible. Idéal dun humain réfléchissant, dun humain séloignant de certains de ses a priori relevant dune psychologie ou dune sociologie naïve, idéal de la pensée et de lacte pensé. Je ne peux pas affirmer que cet idéal dhomme et de femme réfléchissant ne soit pas celui auquel je souhaite que chacun tende. Mais ne contribue-t-on pas à lillusion que lhomme pensant est nécessairement bon, rationnel et non destructeur ? Dautre part, lorsque je fréquente des êtres qui pensent leurs actes, qui ont conscience de leur responsabilité, de la vulnérabilité de lautre, ils veulent - et cest légitime - être dans le bien, dans le bon. Ils ne supportent alors pas dêtre " mauvais ".
Dune part certains enseignants provoquent - presque inconsciemment tant ils sont dans la certitude de leur geste - des catastrophes, blocages, refus dapprendre, humiliation, rejet dun autre. Eux non plus nont pas limpression dêtre destructeurs. Si lautre se détruit, cest au fond sa faute à lui. Ils supportent le mal quils font, parce quils le justifient par la mauvaise essence de cet autre. Ceux qui réfléchissent, cherchent dans les sciences humaines de quoi fonder leurs actes, ont la hantise de faire mal. Et ce faisant ils se paralysent. Ils paralysent leur action humaine. Dautre part, jai limpression quun enfant ne grandit que sil rencontre à la fois de la sollicitude mais aussi quelque chose de négatif avec lequel il doit faire. Autant au niveau des parents que des enseignants " réfléchis ", on tente de fuir tout mauvais pour nêtre jamais à cette place, mais pour lautre, ce " trop bon " peut devenir mauvais.
En un mot : comment dans lidéal du professionnel réfléchissant, peut-on intégrer cette part que j'appellerai " négative " plutôt que mauvaise ? Jai limpression que cette négativité ne se réalise que dans linconscience, et qualors elle peut savérer destructrice. Il y a une part de négativité qui est nécessaire à la rencontre humaine, et cette part de négativité nest pas " rationalisable ", elle est refoulée de lidée du professionnel réfléchissant. Et on va vers des professionnels qui ont tellement peur dêtre " mauvais " quils nosent plus prendre le risque de la rencontre, le risque de la confrontation, le risque de tirer lautre de là où il est.
Je me bats contre une destructivité à légard d'un autre, par méconnaissance, par refus dentendre ce qui se passe dans lintersubjectivité. Et je bute à une négativité quon ne peut pas penser. On ne peut pas dire : " soyons négatif ", parce que ce négatif peut nêtre pas destructeur mais constructeur. Et comment savoir sil est destructeur ou pas ? Comment penser être " négatif " pour que lautre puisse sortir de lui-même? Il y aurait une négativité constructrice et une négativité destructrice ... Avancer cela, nest-ce pas intolérable, irresponsable, aventureux ? Immédiatement jai peur de faire lapologie de linconscience, de la destruction et de lirrationnel. Ce nest pas cela, mais la crête est mince où la bascule entre le constructeur et le destructeur se fait. Je sens que nous touchons une limite, pourtant je suis persuadée que lon ne devient pas soi-même sans avoir fait lépreuve de cette négativité. Bien sûr il existe des gestes à bannir définitivement comme lhumiliation, le rejet, lassujettissement. Il y a une pacification que jai voulue : tenir compte de lautre, ne pas lécraser avec notre présence ou nos intentions. Et pourtant cette pacification peut aller jusquà empêcher une rencontre où comme rencontre il y a affrontement. Jai de la peine à exprimer cette contradiction. A la fois, je plaide pour une pacification, pour une conscience de nos actes, et à la fois je sens quil faut restaurer une culture du conflit et de la négativité. Cette contradiction, comment pourrais-je la traiter ? Il y a aussi le soupçon que nous prônons souvent une fausse rationalisation, que nos actes comportent de l'arbitraire et que nos décisions ne sont quaprès coup rationnelles, que nous recherchons un trop plein de sens.
Toute évolution signifie quil y a choc, affrontement, opposition. Aujourdhui comme professionnels, acceptons-nous ce choc ? On évite le conflit, on fait passer lautre en premier, ce pourrait être une dérive. Pas à chaque fois, mais une tendance, qui - cest une intuition - nous convient puisque nous occupons la place du bon objet, mais qui laisse lautre sans confrontation. Que sest-il passé pour quaujourdhui effectivement, nous ayons rendu positives des valeurs comme lécoute, laltruisme, et nous ayons déserté laffrontement, le conflit étant vécu comme négatif ? Nous savons pourtant quaucun terme nest positif ou négatif, mais nous opérons toujours ce clivage.
Il ny a pas de clivage entre le bien et le mal, mais une chose, un geste, un acte, une parole peuvent contenir lun et lautre, devenir ou lun ou lautre suivant le contexte dans lesquels ils se déroulent. Rien ne nous met à labri des conséquences néfastes quengendrent nos actes, nos postures, nos positions, nos théories. La seule aune par rapport à laquelle nous pouvons nous guider nous est donnée par les conséquences de ce que nous faisons. Nous ne pouvons plus être dans la quiétude du bon.
Ainsi, il y a du négatif dans le positif, il y a du négatif dans lamour, dans le respect. Paul Virilio nomme cela "accident", les accidents de notre positivité. Laccepter est peut-être une avancée. De même, des termes comme confrontation, violence, conflit, opposition, dépendance, frustration, manque, nous paraissent devoir être fuis, les utiliser serait presque de mauvais goût. Souffrance, maladie sont certes notre lot mais qui ne nous apporteraient rien que leur douleur. Nous ne leur devrions rien de notre humanité, de notre évolution, de nos qualités. Nous savons qu'il n'en va pas ainsi. Nous sommes devenus frileux, pris dans une logique sécuritaire. Mais il ny a pas de vie sans risque, pas de vie sans mort, pas de soi sans lautre, pas de paix sans confrontation. Il ny a pas de vie sans écoute risquée comme la définit Dejours, cest-à-dire une écoute dans laquelle nous prenons aussi des risques, celui de nous trouver autre, que notre identité se lézarde. Prendre des risques pour soi, cest se laisser affecter par lautre, et non pas de le côtoyer, protégé par notre savoir.
Nous sommes invités à mobiliser les contraires et non pas à vouloir en expulser un, au profit de lautre. La relation à lautre lorsquil sagit de grandir ou dévoluer, ne peut être exempte daffrontement, de combat, et déclat. Dès lors nous ne pouvons échapper ni à lécoute ni au conflit, ni à la question lancinante du " quand sommes-nous bénéfiques et quand ne le sommes-nous plus " ? Nous ne serons jamais délivré de telles questions, et heureusement. Il nous faut naviguer en faisant le deuil dun outil qui nous rendrait forcément bon, même s'il contient toutes les vertus humaines. Cest à cet endroit que je suis : une recherche doutils, mais qui ne nous délivrent pas dune réflexion quotidienne sur les conséquences de nos gestes.
4. Rationalité
Que se soit en médecine ou dans les sciences, en philosophie ou en politique, la notion de progrès est actuellement interrogée. A lorée du vingt et unième siècle, nous vivons une période où nous doutons fortement que nos progrès scientifiques ne nous offrent la perspective de jours meilleurs. La philosophie est convoquée, on lui demande de dialoguer avec les scientifiques, daider dans les décisions à prendre face aux options ouvertes par les " progrès de la science ". On parle de révolution numérique, de changement dans les relations et la communication entre les humains, de bouleversements dans notre rapport au temps et à la vitesse. Certains salertent des transformations psychiques que cela imposera. Chaque essor de technique a généré des alarmes, à tort et à raison. On interroge la science, ils dénoncent lemprise de la technique. On évoque les grandes figures imaginaires de léthique, celles de Faust, de Frankenstein et de Prométhée. Nous serions devenus si puissants dans notre agir et notre capacité à transformer que nous pourrions tout autant apporter au genre humain le " bonheur " que sa destruction.
Quen est-il pour léducation et la transmission des savoirs ? Devons-nous également avoir peur dune rationalité galopante ? Quelle est lavenir de notre progrès ? Où est notre évolution ? Lécole est plutôt en crise, une plainte court. Les conditions du métier se dégradent, les enfants viennent mal en point dans lespace de la classe, incapables parfois dapprendre, de se repérer, de se trouver " un parmi dautres ". Un formidable pari avait été pris : que le savoir soit accessible à tous. On la traduit en terme de diplômes, et non pas tellement en terme de goût ou passion du savoir à tous les endroits de la vie : reconnaissance pour chacun de sa capacité dêtre intelligent dans les situations de la vie et de la profession. Lécole souffre donc, du collège à la maternelle. Mais elle ne souffre pas tant dun progrès scientifique que de certaines retombées sociales.
Pourtant le rôle de la rationalité dans la détermination de lapprentissage et du grandir pourrait être lenjeu de notre progrès. Certains souhaitent que le développement des sciences humaines nous donne une maîtrise sur ces processus qui nous échappent encore. Si nous maîtrisons la procréation, pourquoi narriverions-nous pas à maîtriser le grandir et lapprendre ? Nous serions ainsi délivrés de nos incertitudes, nous éviterions des souffrances psychiques. Les adultes sauraient comment sy prendre rationnellement. Le problème de l" élevage " serait alors résolu. De ce fait, être parent, éducateur ou enseignant ne relèverait plus que dune application de préceptes scientifiques, de manières de sy prendre répertoriées. Notre rêve que nos enfants ne posent plus aucun problème ni de grandir ni dapprendre pourrait être de la sorte réalisé. Dans une telle éventualité, qui déterminera le grandir " droit et conforme ", sans souffrance ? Les scientifiques, mais dans quelle vérité découverte et assignée du sujet ? Je ne sais sil faudrait se réjouir dune telle réussite, la diversité en souffrira, et le pouvoir des uns sur les autres en sera diablement renforcé.
Que faire néanmoins, dans léducation, de cet espoir quon puisse, grâce à la science, agir rationnellement " juste ". Un parallèle pourrait être tracé avec les débats actuels autour de la technocratie. Avons-nous aussi eu notre Hiroshima ? Connaissons-nous cet instant où la connaissance fondamentale dépasse lhomme et est porteuse de destruction, même si par ailleurs cette même connaissance débouche sur des découvertes qui allègent nos souffrances ? Dans léducation, a toujours existé ce qui cause folie ou même mort. La science pourrait être une folie de plus si elle ny prend pas garde, à côté dautres rationalisations basées sur des délires plus personnels. Lacte pédagogique et éducatif a cependant jusquici échappé à une détermination scientifique systématique, et son application ne sest pas transformé en folie meurtrière, comme pour le socialisme scientifique. Mais le rêve dune maîtrise guette toujours; pour certains lespace de léducation gagnerait à être davantage cerné par des certitudes et maîtrisé par la raison, nous pouvons donc avoir quelques inquiétudes pour le futur.
Gageons que la rationalité progressera certes, mais que nous demeurerons toujours dans lincertitude. Nous comprendrons peut-être que la rationalité échoue à gouverner les âmes et les relations intersubjectives, quelle na pas prise entière sur la destinée humaine, sur sa souffrance à devenir, sur ses errances, ses solitudes et ses désarrois; que nous ne pouvons pas éclairer définitivement ses zones dombres : nous ne le pouvons pas, et nous ne le voudrions même pas, pour sauvegarder la poétique du sujet. Lhumain dans son devenir sera toujours livré à la contingence, au hasard, et aux rencontres... En revanche, il nous revient de préserver lintelligence de nos actes, cette intelligence de linstant qui dans la quotidienneté réalise une pratique de laltérité et de la singularité. Notre responsabilité sera inlassablement de construire notre savoir et de le transmettre, dans une démarche clinique qui relie une esthétique avec une passion du savoir névacuant ni intuition ni exigence intellectuelle.