UNE DIFFICULTÉ EN QUESTION[1]

Mireille Cifali

Introduction

De près ou de loin, vous côtoyez ceux désignés comme éprouvant une "difficulté", terme général à souhait qui signifie au minimum que "ça n'est pas facile pour eux". La difficulté vous intéresse, vous intrigue et parfois même vous déstabilise. Elle est pour certains d'entre vous un pain quotidien. La difficulté émeut, car on sait combien elle est tissée de souffrance et de drame, d'échec, de résistance et de révolte; certes parfois aussi de jouissance. Alors des questions surgissent presque immédiatement : d'où vient-elle; quelle est-elle; comment la transformer pour que joie et découverte, curiosité et rire l'emportent ? Ce sont des questions qui invariablement désignent la cause et cherchent la remédiation, demandent une explication et souhaitent une action qui de l'impuissance mènerait au dénouement. Même si apparemment elles sont bien posées, ces questions n'ont pas encore résolu le problème puisqu'elles continuent à se formuler, de génération en génération.

J'ai accepté de parler devant vous de la difficulté éprouvée par un enfant, je dois donc en savoir quelque chose. Je vous avouerai que, depuis quelque temps, un tel sujet me rebute; j'en éprouve presque de la colère. Je ne met pas en doute la souffrance d'un enfant, son cri, sa résistance et son apathie, son esprit qui est ailleurs, son ennui, son refus, sa peine et ses pleurs, les hurlements provoqués et les questions suscitées. Mais j'en ai assez - de moi, de nous - qui parlons surtout de la difficulté éprouvée par un autre, sans considérer la nôtre. Comme historienne, j'ai consulté les ouvrages qui, depuis le début du siècle, épellent les difficultés des enfants. On a en effet écrit de fort nombreux livres pour décrire leurs difficultés et y remédier. Voici ce que j'en ai dit après avoir lu ces ouvrages presque jusqu'à la nausée : "Si on décrit un enfant, c'est qu'il pose quelque difficulté, reconnaissons-le. De manière plus générale, les adjectifs fleurissent. Naturellement, on épingle en négatif. Il n'est pas, ne sait pas, ne peut pas, n'arrive pas. Le verdict est sans appel : il ment, vole, agresse, il est démotivé, inattentif, paresseux, inintelligent. Les adjectifs se succèdent : bavard, dissipé, distrait, rêveur, apathique, borné, méchant, sadique, sale, fuyant, agressif, violent, hystérique, agité, chahuteur, quand il n'est pas arrogant, insaisissable, imperméable. Ce sont les qualitatifs d'aujourd'hui, repris à peine dépoussiérés au vocabulaire d'antan. Les adjectifs se bousculent pour cerner un enfant. Un enfant est muet ou bavard; trop ou pas assez actif; trop ou pas assez curieux; mou ou agressif; trop ou pas assez scolaire. L'empire de l'enfant adjectivé comporte d'étranges normes reconduites d'une époque à l'autre. La valse des défauts vient dessiner en pointillé l'enfant idéal. Au début du dix-neuvième siècle, des livres portaient explicitement le titre Les défauts de nos enfants[2], et invitaient à recourir à certaines stratégies pour les extirper. Tous ces livres, tels des entomologies, ont collectionné les défauts pour dire le cauchemar des adultes et la souffrance d'un enfant définitivement épinglé en imperfection ou sommé de rejoindre l'idéal échafaudé. Aujourd'hui, le scénario a peu varié"[3].

D'une génération à l'autre, les symptômes évoluent, les mots ne sont plus les mêmes. Il est évident que la civilisation impose à la difficulté sa marque : elle s'aggrave selon certains; elle se déplace en tout cas. Il est cependant toujours là celui qui n'est pas, ne veut pas, ne fait pas, ne correspond pas à ce que l'on souhaite de lui. La difficulté peut, elle, devenir le symptôme de nos discours, parfois même un alibi de paroles à la recherche de drame. Elle nous donne de quoi causer, nous rend presque intelligent puisque nous pouvons la désigner. On peut cependant se demander : "Tout ceci, au bénéfice de qui ?"

Je ne peux cependant pas vous livrer ma lassitude, comme principal apport de cette conférence. Au fond comment puis-je reprendre vie et curiosité, désir de recherche et de transmettre ? Il y a des déplacements à opérer, des questions à essayer de formuler autrement, et c'est ce que je partagerai avec vous.

 

 

Normale est la difficulté

Apprendre et grandir ne se réalisent pas sans difficulté et sans confrontation et angoisse. Il nous faut donc affirmer que la facilité est rare et la difficulté, normale. En effet, s'y repérer, sortir de soi-même, y rentrer, savoir qui on est, devoir se confronter à l'inconnu, ne pas savoir, mesurer ses lacunes, s'interroger sur la vie - la mienne, celle des autres -, chercher le plaisir et trouver le déplaisir, supporter ceux qui nous ont donné naissance avec leurs cris, leur souffrance, leurs violences : c'est difficile, même parfois gigantesque. Mettre en relation des éléments éloignés, incorporer les idées des autres et les faire siennes tout en pouvant dire "je" sans se perdre, n'est guère non plus commode. Se confronter à la demande de l'autre, devoir s'y conformer ou n'y pas pouvoir, vouloir échapper pour préserver sa liberté, entraîne plus d'une embûches. Croire qu'on est déjà tout sachant car on vous a assuré que vous étiez merveilleux et s'apercevoir qu'on vous a dupé : il y a de quoi refuser d'apprendre ce que vous ne savez pas, s'enfermer dans une suffisance que rien ne doit venir égratigner.

Vivre est une souffrance, apprendre aussi. Dans l'un comme dans l'autre, il y a bien entendu de la joie, mais rien ne se donne facilement. La difficulté fait partie de notre lot d'humain, comme la maladie. Tantôt nous avons à l'affronter, tantôt nous en sommes préservés. Grandir provoque des difficultés, et au jeu de coupable recherché, personne n'est épargné. Chacun est responsable : éduquer peut créer des difficultés; grandir comporte des épreuves psychiques qu'on ne peut éviter; à cela s'ajoutent les conditions sociales qui entravent parfois un devenir homme ou femme.

Dès lors celui qui se targue de normalité aurait à écouter ou lire qui ose nommer ce qu'il y a derrière les trop communes évidences. Il y découvrira la richesse de l'humain, ses faiblesses et ses impossibilités : en quoi un mot effraie; comment un geste - le plus banal, le plus quotidien - pèse; par quoi un acte peut être retenu et parfois même rendu impossible. Un enseignant aurait à découvrir cette non-évidence, poétique humaine faite de victoires et de défaites; à déchiffrer cette difficulté qui n'est ni honte ni tare mais quotidien humain. Des ouvrages nous permettent de réaliser une telle expérience : aller au-delà de soi et de ses croyances premières. Particulièrement précieux, ils lèvent le voile, non pour désigner certains comme anormaux mais pour restituer à la difficulté son ordinaire.

Un adulte accepte parfois de lire et de bousculer ses évidences. Parfois il s'y refuse, et ce n'est pas seulement affaire d'intelligence. Agir avec l'autre renvoie toujours à soi. Et si "soi" ne peut pas considérer ce qui gît comme souffrance à l'intérieur, on risque la fermeture : "Ta difficulté sera traitée comme je traite la mienne; si je la simplifie, j'en ferai de même pour toi." Ce n'est donc pas tant la difficulté qui pose problème, que le regard posé sur elle, regard qui dépend de celui qu'on jette sur soi. En matière humaine, on peut certes apprendre intellectuellement; mais si un retour sur soi ne se fait pas, il peut en advenir des fermetures au lieu des ouvertures espérées. On croit trop souvent que la difficulté d'autrui ne concerne que lui, alors qu'il s'agit d'accepter que bien au contraire "soi" risque d'être impliqué. Paul Ricoeur souligne que l'estime de l'autre a tout à voir avec l'estime de soi[4]. Traiter un autre comme un soi-même, on le devine, n'est pas si simple .

Rendre à la difficulté sa normalité et permettre à tout adulte d'accepter pour soi et pour l'autre la complexité de l'humain, voilà de quoi nous déplacer un peu. La difficulté de l'un n'a pas à devenir un champ de bataille; tout au contraire elle est richesse partagée entre tous; on peut vivre les faiblesses autrement qu'en s'en moquant. Sa difficulté n'est pas non plus notre échec, ce qu'on ne lui pardonnera pas; elle n'est pas un mauvais miroir dont nous fuyons le reflet pour ne pas nous y découvrir, miroir que nous chercherons même parfois à briser, peu importe si les morceaux auront de la peine à se recoller dans son histoire.

Beau discours que voilà, mais que change-t-il face à la difficulté d'un enfant qui seule importe ? Si un adulte - vous, moi, tout le monde - accepte d'aller au-delà des phrases rituelles du type : "Il a une difficulté, il ne peut se concentrer, c'est la faute à ..."; s'il éprouve de la tendresse envers cet enfant qui papillonne et n'arrive pas à se poser, alors cet adulte risque dans l'échange de trouver d'autres mots.

Partir de la difficulté.

Je travaille ces derniers temps à une hypothèse qui concerne la restauration dans le monde de l'enseignement d'une démarche clinique ou même d'une clinique pédagogique[5]. Pour la tester, j'ai repris l'histoire de la médecine, et particulièrement l'ouvrage de Michel Foucault, Naissance de la clinique[6]. Cet auteur montre, en particulier, que la médecine a beaucoup progressé lorsqu'elle a quitté la santé et le normal pour partir de la mort et de la pathologie. J'ai l'impression qu'un enseignant fait le même saut qualitatif lorsqu'il accepte de partir de la difficulté : refus d'apprendre ou impossibilité de lire; lorsqu'il entrevoit où est la souffrance de penser et d'enseigner; quand il renonce à l'élève moyen, au maître moyen, et accueille ce qui surgit et bouscule la norme. L'école n'est pas la médecine, dira-t-on; elle n'a ni à réparer ni à guérir, elle se définit en premier lieu par la norme. La norme est certes définie par la société, mais il n'y a, dans la singularité des humains, pas de maître normal, d'enfant normal, d'apprentissage normal. Faire ainsi basculer notre pensée permet d'évoluer et créera peut-être moins d'anormalité justement.

Partir de la difficulté affine nos connaissances, nous déplace hors des lieux communs, ce qui est bien l'un des buts de la recherche de vérité. Nous touchons à une autre manière de mettre la difficulté en perspective : elle nous est d'une aide précieuse pour comprendre comment cela fonctionne. Évidemment on souhaiterait tous éviter, pour soi et les autres, maladie, souffrance et difficulté. Elles sont cependant au creux de l'évolution et du grandissement de l'humain; il nous faut les accepter et être redevables et responsables vis-à-vis d'elles.

Une familiarité avec la difficulté peut avoir comme conséquence de la dédramatiser, en l'inscrivant dans la quotidienneté du travail d'un enseignant. Lorsque la norme est point de départ de l'action, elle entraîne des violences quand l'autre la déjoue; des rejets puisqu'on se sent remis en question; des jugements car qu'il faut se défendre de la mise en faillite de nos repères

La mienne, la sienne.

Nous avons une propension à parler de sa difficulté mais à cacher la nôtre. Dans le monde pédagogique nous refusons tout particulièrement de parler ou d'écrire sur notre difficulté d'adulte et de professionnel, on hésite à exprimer notre faiblesse et notre souffrance, nos insuffisances, échecs, et montrons surtout l'efficacité des institutions et des hommes, la façade de la réussite. Certains enseignants ne cessent de clamer leur solitude, leur peine à parler de ce qu'ils vivent; ils pressentent qu'on ne leur pardonnerait pas leur faiblesse. Ils font alors silence et se protègent, mais paient le prix de ne pouvoir partager ce qui, pour eux, est essentiel. Leur difficulté, même passagère, semble ne pas pouvoir être reçue; elle fait peur, devient gênante. Elle est trop vite interprétée comme défaut ou incapacité, venant de quelqu'un qui échoue et non pas de l'exercice d'un métier complexe. Notre société préfère les héros sans peur et sans faille, ces gagneurs que le doute n'atteint pas; que l'école soit prise dans cette référence n'est donc pas surprenant. Même les mouvements les plus proches d'une "vérité" de la pratique, comme la pédagogie institutionnelle, racontent les succès plutôt que les échecs.

Nous avons peur - et on a raison; si nous livrons notre difficulté, certains s'en serviront contre nous. Il importe alors de présenter ce qui marche pour n'être pas soumis à discussion. Cela n'empêche pas l'École d'être critiquée et mise à mal. A force de cacher, cela finit par se savoir, et on prête le flan au scandale de ne l'avoir pas assumé. Dans le monde éducatif - comme ailleurs - il peut y avoir un usage sadique de la difficulté de l'autre. J'ai lu dans un ouvrage d'André Comte-Sponville, une très belle citation de Pavese qui concerne la relation amoureuse entre deux personnes, mais peut tout aussi bien concerner nos métiers : " Tu seras aimé, écrit Pavese, le jour où tu pourras montrer ta faiblesse sans que l'autre s'en serve pour affirmer sa force."[7] Nous sommes évidemment bien loin de cette sollicitude.

Nous parlons facilement de la difficulté d'un enfant. De très nombreux ouvrages l'ont, à toute époque, décrite. Nous déplacer reviendrait à aborder ce qui nous est le plus contraire : parler de notre difficulté en relation avec la sienne.

Responsabilité

Chacun traverse les épreuves psychiques et sociales inévitables au grandir. Nous savons aujourd'hui que même si une éducation idéale existait, les difficultés ne seraient pas toutes levées. Une difficulté est par ailleurs partagée, elle se fabrique et personne n'est innocent. L'acte d'éduquer et d'enseigner est tellement difficile que nous provoquons de la souffrance presque inéluctablement. Comme nous sommes des adultes et des professionnels, nous avons la responsabilité d'y travailler. Si on désire éviter de stigmatiser la difficulté, entrer dans un harcèlement et une destructivité à force de bien faire, il nous faut accepter la complexité du problème qui ne nous épargne pas.

Comme nous sommes impliqués, nous avons à chercher une lucidité quant à nos actes et prendre nos responsabilités, ce qui ne signifie pas se culpabiliser. Les parents s'y prennent comme ils peuvent, les enseignants aussi. Et chacun travaille dans cette approximation. Nous sommes cause d'amour, mais aussi de souffrance. Ce ne sont pas seulement les collègues qui tourmentent, mais également nous. Il est nécessaire de le reconnaître, nous ne sommes pas mauvais pour cela. La relation humaine est tellement difficile que bien souvent nous ne voyons rien, ne sentons pas ce qui se passe pour l'autre; on devient aveugle et on se défend : "Que cet enfant ait fini par me détester et qu'il ne veuille plus rien donner ni évidemment apprendre, je peux ne pas l'entendre. Qu'apprendre ne peut advenir dans une dévalorisation constante, je peux ne plus le sentir."

Il y a un combat psychique si grand entre moi et les autres, que l'aveuglement est presque normal. Le premier pas - et non le moindre - est de le reconnaître et d'y travailler. Ce n'est pas si aisé, puisque souvent nous avons un système tout prêt d'explication, de report de responsabilité, de délégation de la faute. Les humains font souvent mal, "en toute innocence". Ils sont ébahis quand ils apprennent la souffrance qu'ils ont provoquée. Accepter que l'on est cause de souffrance et que d'explication simple il n'y a pas, peut nous rendre prudents et réceptifs aux signes qu'un autre ne manque pas de donner. Beaucoup de travail est exigé pour dessiller nos yeux de nos évidences; poursuivre une prise de connaissance est cependant belle aventure, qui nous rend modestes car nous savons qu'elle n'est pas éternellement valable et qu'une autre situation du vivant ne manquera pas de nous rendre ignorants.

Comment reconnaître la portée de nos actes, notre part prise dans une situation devenue difficile ? Nous n'en sortirons pas si nous en restons aux discours généreux. Une réflexion après coup liée à nos actions est peut-être notre seule garantie. Elle pourrait même être à la source d'une connaissance tirée de l'expérience. Dans l'ouvrage de Michel Foucault sur l'histoire de la clinique, nous apprenons que la médecine a accepté, à un moment donné, de construire des connaissances "au lit du malade". Pour tracer un parallèle, c'est comme si on en faisait de même à partir de l'expérience pédagogique quotidienne. Le monde de l'enseignement n'a que peu développé cette potentialité; il s'est laissé "coloniser" par des "sciences annexes" qui lui intiment parfois ses actes. On semble ne pas avoir su tirer de l'expérience des connaissances reconnues valables dans le monde de la recherche scientifique.

Partir de la difficulté, réfléchir après coup la quotidienneté de nos actes et de nos implications, construire des connaissances dans des situations complexes : un même mouvement lié à la reconnaissance d'une intelligibilité de ce qui se passe et d'une écriture appropriée. Je travaille actuellement la question du récit comme mode de théorisation des pratiques[8]. Il s'agit peut-être d'une illusion de plus, comme il y en a tant. Avec certains auteurs, je considère cependant qu'écrire un récit permet non seulement une construction de connaissances à même l'expérience mais également leur transmission. Un récit - comme une parole dans un groupe par exemple d'inspiration Balint où se dit une pratique dans une recherche d'authenticité[9] - est une manière de conquérir notre lucidité éphémère et de construire des connaissances. La description de l'enfant en difficulté est alors remplacée par un récit affecté par moi et par un autre, où "je" s'implique en tant qu'auteur de ses actes, la difficulté de l'un entrant en relation avec celle de l'autre. Dès lors la difficulté de moi et de toi n'est pas conçue comme ce qui dérange une ordonnance, agace, mais comme potentiellement enrichissante par l'expérience réfléchie qu'elle entraîne[10].

Sollicitude

Si la difficulté est constitutive de la vie, il y aura toujours ou presque une disparité dans la relation; l'un y est faible et l'autre fort. Comment faire pour que cette relation ne voie pas le fort écraser le faible ? Autant l'usage du savoir que la qualité de la relation dans un tel déséquilibre demande une constante écoute.

La relation médecin-patient, éducateur-éduqué, enseignant-apprenant, n'est pas une relation d'égal à égal. Nous avons à prendre en compte cette disparité-là, pour conjuguer ce que Paul Ricoeur appelle d'un très beau mot, la sollicitude. C'est un idéal que je sais n'être atteint par moi que rarement, mais qu'il faut nommer puisque il est bon de signifier ce qui a peine d'exister et qui demande à l'humain de sortir de soi. Paul Ricoeur écrit ceci : "L'autre est maintenant cet être souffrant dont nous n'avons cessé de marquer la place en creux dans notre philosophie de l'action, en désignant l'homme comme agissant et souffrant. La souffrance n'est pas uniquement définie par la douleur physique, ni même par la douleur mentale, mais par la diminution, voire la destruction de la capacité d'agir, du pouvoir-faire, ressenties comme une atteinte à l'intégrité du soi. Ici, l'initiative, en termes précisément de pouvoir-faire, semble revenir exclusivement au soi qui donne sa sympathie, sa compassion, ces termes étant pris au sens fort du souhait de partager la peine d'autrui. Confronté à cette bienfaisance, voire à cette bienveillance, l'autre paraît réduit à la condition de seulement recevoir. En un sens, il en est bien ainsi. (...) Et d'une autre manière que dans le cas précédent, une sorte d'égalisation survient, dont l'autre souffrant est l'origine, grâce à quoi la sympathie est préservée de se confondre avec la simple pitié, où le soi jouit secrètement de se savoir épargné. Dans la sympathie vraie, le soi, dont la puissance d'agir est au départ plus grande que celle de son autre, se trouve affecté par tout ce que l'autre souffrant lui offre en retour. Car il procède de l'autre souffrant un donner qui n'est précisément plus puisé dans sa puissance d'agir et d'exister, mais dans sa faiblesse même. C'est peut-être là l'épreuve suprême de la sollicitude, que l'inégalité de puissance vienne à être compensée par une authentique réciprocité dans l'échange. (...) Un soi rappelé à la vulnérabilité de la condition mortelle peut recevoir de la faiblesse de l'ami plus qu'il ne lui donne en puisant dans ses propres réserves de forces."[11]

Quand on est enseignant, éducateur, thérapeute ou médecin, on travaille dans une relation où la souffrance d'un autre, sa difficulté nous aide à progresser. De l'épreuve il sort, lui, parfois grandi; mais nous aussi. Le problème éthique existe de savoir ce qu'on fait de sa souffrance, et si nous avons le droit de nous enrichir de ses épreuves. Michel Foucault nous rappelle que dans l'éthique médicale, ce droit implique des devoirs. Nous n'avons pas à utiliser égoïstement sa souffrance pour notre narcissisme de carrière, mais avons l'obligation de construire à partir d'elle des connaissances pour qu'un jour cette souffrance puisse être épargnée à d'autres. C'est dans cette filiation que nous avons à nous maintenir, cette connaissance ne nous appartient pas, nous avons à la léguer à d'autres pour qu'ils s'en trouvent transformés, ce qui nous engage à définir autrement le pouvoir que nous donne le savoir transmis par la souffrance des autres.

Connaissance et usage

L'histoire nous l'enseigne, les difficultés psychiques actuelles ne sont pas celles éprouvées au début du siècle. Elles varient suivant les conditions historiques dans lesquelles elles s'inscrivent. Il importe de comprendre comment elles évoluent par rapport au social et aux pratiques éducatives pour pouvoir nommer, et pas forcément juger. Une éducation répressive provoque des souffrances différentes qu'une éducation libertaire. Hier il importait de répéter qu'éduquer ne revient pas à humilier; aujourd'hui, que tout n'est pas possible et que chacun a besoin de limites[12]. Nous avons à trouver les mots de maintenant qui ne seront pas ceux de demain.

Nous suffit-il pour guider une juste action de connaître scientifiquement la difficulté ? C'est souvent l'espoir et la demande. Sinon comment résoudre sa souffrance, les cercles vicieux, les destructivités en acte, les violences, les sabotages; on ne saurait ni comment faire, ni ce qui est juste ou faux. Il existe beaucoup de livres qui présentent des hypothèses; nous en savons manifestement davantage que hier. Ce qui m'inquiète, ce n'est pas le savoir que nous avons conquis, mais son usage dans l'interaction avec l'enfant ou les parents. Le savoir accumulé est une chose précieuse et nous devons en poursuivre la production, mais nous avons également à nous interroger sur nos possibles abus à partir de ce savoir. Il existe des usages réifiants, des suffisances, des violences provoquées, des souffrances infligées en son nom. Quand on croit trop savoir, alors le risque est grand que nous perdions l'intelligence de la relation qui est aussi intelligence "du coeur" pour reprendre une vieille expression, intelligence sensible où empathie et intuition font partie du travail à côté de l'intelligence de la ratio.

"Avec vingt enfants et plus, rétorquera-t-on, on ne peut être dans cette finesse d'écoute, dans un tel questionnement réflexif. On a bien autre chose à penser et surtout à faire. L'école s'adresse à un ensemble : "tous-la-même-chose-pour-ne-léser-personne". C'est vrai, l'école vise le savoir pour tous. Mais la souffrance individualise; le savoir pour tous est toujours vécu différemment par l'un ou par l'autre. Dans l'action, nous sommes susceptibles de différencier notre mode d'intervention; paroles et gestes s'adressent à l'un en particulier, et c'est ainsi que celui-ci peut parfois dépasser sa difficulté. Il est donc possible non seulement de travailler à partir du "pour tous", mais aussi "pour l'un". L'alliance entre un travail avec le groupe, les lois, les règles et un travail sur le rapport singulier qu'entretient un enfant avec le savoir, est porteur de bien des dégagements.

Chute

Si vous partagez avec moi la nécessité d'oeuvrer à certains de ces déplacements, reste une question à quoi on ne peut manquer d'aboutir : "Comment faire pour qu'ils adviennent dans un futur plus ou moins proche ?" On peut certes placer nos espoirs en une formation initiale des enseignants. A vingt ans on a parfois soif de certitudes, on est pressé de savoir comment faire et il y a urgence d'avoir des repères fiables : toutes choses que les formateurs ont à prendre en compte. Nous pouvons transmettre les repérages en notre possession, en avertissant qu'ils sont fragiles, datés, destinés à changer mais qu'on peut aujourd'hui travailler avec, en étant toujours attentif à leurs effets. Ce n'est pas, à mon sens, contradictoire avec le fait de travailler à partir des difficultés, d'apprendre ainsi à les partager, à les supporter parce qu'elles ne sont nullement honteuses.

La question de la formation est un vaste chantier, par lequel on ne peut espérer tout résoudre. Des générations ont cru qu'il suffisait de former les suivantes pour changer, ce n'est pas si simple. Notre responsabilité d'humain est de leur transmettre des contenus mais aussi nos questions. A eux ensuite de reprendre le travail où nous l'avons laissé. Notre rapport à la difficulté fait partie de l'héritage.

Ma colère du départ visait notre inclinaison à parler surtout de sa difficulté et à taire la nôtre. J'ai plaidé pour que nous nous confrontions à ce qui nous concernait. Dans ce "nous", je m'incluais évidemment.

Paris, le 24 novembre 1994.

 

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