Publier, et après ?

Mireille Cifali[1]

Peut-être me faut-il commencer par l'histoire d'une rencontre. Je m'intéresse à l'écriture. Cela remonte haut dans le temps. Cela a vraisemblablement commencé par les nombreuses lettres que j'ai rédigées durant mon adolescence, où se traçait le désarroi d'une compréhension. Ensuite, j'ai choisi, comme études initiales, les "Lettres". Professionnellement, j'ai fait un retour à l'écriture longtemps après en avoir été dégoûtée précisément par mes études de lettres. Proche de Michel de Certeau, puisqu'il fut mon directeur de thèse, j'ai entendu et lu que pour lui : "Une théorie du récit est indissociable d'une théorie des pratiques, comme sa condition et en même temps que sa production"[2]

Depuis 1979[3], le statut de l'écriture dans les sciences humaines me préoccupe et dans le cadre de mes cours universitaires, j'ai demandé aux étudiants - pour la plupart des professionnels - de mener leur réflexion et recherche bibliographique à partir d'une "situation qui leur a posé problème". Ils se sont mis à écrire des histoires, des récits, des fragments de leur quotidien, et au fil du temps j'ai pris conscience de la force de cette écriture. D'autre part, comme matériau de mes cours ex cathedra, j'utilise les histoires écrites par ces praticiens. Je lis donc des histoires, et demande aux étudiants de réfléchir aux effets de cette écoute, ainsi que de partager avec moi leur réaction à la perspective de se voir un jour publiés[4]. J'en étais là, en 1995, avec un désir que leurs écrits perdent leur statut confidentiel.

J'en suis donc venue à traiter la question du "comment la pratique s'écrit et comment l'expérience se transmet", en me constituant un référentiel théorique qui conjugue Michel Adam, Walter Benjamin, Maurice Blanchot, Geneviève Delbos et Paul Jorion, Marcel Detienne et Jean-Pierre Vernant, Philippe Descola, Jean-Marc Ferry, Jean Habermas, Hans Robert Jauss, Michel Leiris, Michel Lejeune, Philippe Meirieu, Pierre-Irénée Marout, Marcel Mauss, Robert Misrahi, Paul Ricoeur, Paul Veyne et d'autres encore[5]. Bricolage de références qui passe par des historiens et des philosophes, des anthropologues et des linguistes, des critiques littéraires et des sociologues cliniciens. Appartenant par mon enseignement universitaire à l'éducation scolaire, je n'ai pas en priorité cherché mes références dans le champ de l'éducation des adultes.

Je travaillais ainsi pensant être dans une recherche originale. Un jour, une étudiante m'a parlé de deux remarquables numéros d'Éducation Permanente, le ndeg.102 sur Les adultes et l'écriture et le ndeg.120 sur Écriture, travail et formation[6]. J'avais, par ailleurs, appris l'existence d'un supplément d'Éducation permanente[7] réservé aux écrits des formateurs, mais pas accessible au lecteur ordinaire. J'ai souhaité me les procurer. Au même moment, à la fin décembre 1995, Martine Dumont chercha à me joindre pour organiser les journées de La Baule sur "L'écriture et la formation". Mon intérêt a rejoint le sien, je me suis mise à lire. Ce fut une rencontre où j'ai trouvé une communauté de pensée; j'ai compris n'être pas seule avec ma sensibilité et mes priorités.

J'ai donc lu les textes des suppléments[8], d'abord ceux qui étaient proches de mes intérêts, puis j'ai pris des notes comme je le fais d'habitude pour n'importe quel texte sur lequel je désire travailler et revenir. Je voulais en effet comprendre quel type de savoir j'allais en retirer. J'ai traité ces textes comme ceux de philosophe ou de linguiste, me suis référé aux auteurs comme à des noms qui circulent et qu'on cite en omettant leur prénom : une façon d'estimer leur production comme faisant partie de la communauté des savoirs. J'ai eu plaisir à lire, dans ces moments volés au temps, souvent dans le train vers Paris, Strasbourg ou Lille. J'ai lu ces textes sans m'endormir, sans considérer leur lecture comme un devoir. J'étais curieuse. Je n'ai bien sûr pas été jusqu'au bout de certains textes ou évité ceux dont je ne comprenais pas les sigles et m'y perdais. Ma lecture est donc partielle[9]. Je n'ai pas pris des notes sur tous les textes, n'ai pas fait une recension exhaustive de tous les styles. J'ai opéré un choix qui va dans le sens de mes orientations, je désire l'assumer comme tel. Si je cite plus souvent des articles qui parlent de l'écriture, ce sont à tous les articles écrits dans ces suppléments et à leurs auteurs que je suis redevable.

Je tiens surtout à souligner le travail de pionnier réalisé depuis 1990 par Guy Jobert et la revue Éducation permanente, ce formidable élan donné par cette "invitation à passer à l'écriture", comme il l'énonce, dans son article Écrite l'expérience est un capital[10]. Depuis, d'autres initiatives ont été prises, des universités d'été comme celle en 1991 publiée sous le titre de Écrire et faire écrire, ou celle en 1994 Écrire, un enjeu pour les enseignants, ou plus récemment celle de St Jean D'Angely L'analyse des pratiques en vue du transfert des réussites[11]. Certains travaillent sur le mémoire professionnel, d'autres encore sur la biographie éducative[12]. Mais l'histoire des idées retiendra sûrement comme initiative prémonitoire cette tentative pour que le formateur écrive et "s'autorise à devenir lui aussi un producteur de savoir". Michel de Certeau parlait de geste traditionnel qui, depuis toujours, raconte les pratiques. Walter Benjamin s'inquiétait, lui, dans son article La narrateur, de ce qu'il est "de plus en plus rare de rencontrer des gens capables de raconter quelque chose dans le vrai sens du mot. (...) On dirait qu'une faculté qui nous semblait inaliénable, la mieux assurée de toutes, nous fait maintenant défaut : la faculté d'échanger nos expériences."13 L'aventure menée par Éducation permanente est peut-être le début d'une réponse allant dans le sens d'un démenti.

 

I. L'expérience écrite

L'écriture de l'expérience a ses particularités : ses forces pour certains, ses faiblesses pour d'autres. Les textes écrits dans les suppléments d'Éducation permanente nous aident à structurer ce débat. La plupart partent de la singularité d'une expérience, transmettent un rapport à l'autre, réservent une place à l'auteur, déroulent une pensée qui se cherche, laissent apparaître des interrogations, des suspicions, des doutes; l'autre de l'intervention y a sa place; nous sommes dans une certaine expressivité. Ces textes montrent un rapport intersubjectif en acte. Ils sont liés à une éthique d'intervention; on y voit se heurter les antagonismes, les tensions propres au travail réel; on y découvre de l'inventivité, mais aussi les risques pris; on y apprend certains repérages possibles pour oeuvrer avec l'autre. Ils posent la question d'une esthétique du savoir et de sa reconnaissance par des pairs. L'expérience ainsi écrite atteste du travail quotidien par lequel les actes se construisent, transformant le monde après en avoir été marqué; elle constitue un patrimoine.

Singularité

Singulière est l'expérience. Son écriture ne peut que l'être aussi. Est-ce un handicap ? Au plan de la construction du savoir, on l'affirme : que faire de la particularité d'une expérience et de son unicité, qui peut-elle intéresser à part celui qui l'a menée et qui la relate ? Chacun sait que le savoir se soutient de généralité, de lois, qu'il dépasse l'un pour toucher l'ensemble. L'expérience ne relèverait-elle que de l'anecdotique ? Son écriture serait alors perte de temps, sans plus d'intérêt que les faits divers.

Dans les métiers de l'humain, ce que l'on rencontre est de l'ordre d'une singularité qui ne se répète pas : "Ça n'arrive de cette manière-là qu'une fois", même si elle n'échappe pas à une certaine régularité ou peut être comprise par une loi. Il peut y avoir de la ressemblance entre des événements mais pas d'identité, cela à cause de la complexité des facteurs en jeu, de leur temporalité. Tellement de facteurs interviennent dans l'expérience, qu'elle exige de nous une intelligence de sa situation singulière. Ce que nous avons construit comme connaissances, comme compétences nous permet d'établir des relations, d'avoir des "horizons d'attente", mais au fond nous allons toujours être quelque peu surpris par ce qui se passe. Donc, par avance, on ne sait pas, et rien ne peut nous délivrer de l'angoisse de notre incompréhension chronique des situations du vivant. Tous, autant que nous sommes, nous aimerions savoir, comprendre, pouvoir maîtriser par avance, pour être libérés de cette incompréhension qui est pourtant nécessaire, même inéluctable. C'est à partir d'elle que nous inventons.

Mais comment saisir par l'écriture le mouvement et les événements ? comment transmettre l'interaction et l'acte qui provoquent une modification, c'est-à-dire comment rendre compte de la particularité de ce qui ce vit ? Cette particularité mérite-t-elle même d'être gardée en mémoire, ou l'écriture de l'expérience a-t-elle à ne conserver que ce qui en est généralisable ? Les avis divergent, et peut-être n'y a-t-il pas à choisir entre l'une et l'autre alternative. La particularité est précieuse car elle restitue le temps de l'action. La problématisation qui la relie à d'autres contextes, également. On prétend cependant que la littérature est le repère du singulier. L'écriture de l'expérience aurait-elle davantage à voir avec la littérature qu'avec la science ? Affaire d'épistémologie, affaire de débat d'idées autour d'une science du singulier dont il faut aller chercher les lettres de noblesse dans une certaine conception de la psychanalyse, de l'histoire ou de l'anthropologie. L'expérience se raconte au singulier, et c'est sa force[14]. Comme le roman ainsi que l'écrit aussi bien Morin que Todorov[15]. Comme l'histoire, quand Marrou l'affirme contre d'autres conceptions. Beaucoup désignent même le récit comme étant l'écriture de ce singulier. Son intrigue fait "médiation entre des événements ou des incidents individuels, et une histoire prise comme un tout. A cet égard, on peut dire équivalement qu'elle tire une histoire sensée de- un divers d'événements ou d'incidents (les pragmata d'Aristote); ou qu'elle transforme les événements ou incidents en - une histoire. (...) Une histoire, d'autre part, doit être plus qu'une énumération d'événements dans un ordre sériel, elle doit les organiser dans une totalité intelligible, de telle sorte qu'on puisse toujours demander ce qu'est le `thème' de l'histoire. Bref, la mise en intrigue est l'opération qui tire d'une simple succession une configuration."[16]

Il importe donc d'oser écrire ce qui se passe, cette petite histoire, au lieu d'en avoir honte : "Que faire de ce bricolage particulier qui ne regarde que moi ?". L'écriture des pratiques peut revendiquer le statut de la singularité, comme l'a fait la psychanalyse et son mode de théorisation à partir de la clinique. On peut la justifier au niveau théorique. Il est des textes qui n'ont effectivement de valeur que pour soi et qui peuvent être difficilement partagés, à cause d'un implicite où l'auteur s'est maintenu, rendant le texte difficilement compréhensible à tout autre. Le journal appartient à ce genre qui oscille entre une intimité qui ne supporte pas d'autre lecteur et une intimité qui engage un lecteur à sa découverte. Il est aussi des textes où le singulier touche au général. C'est la force par exemple du roman. Todorov l'exprime ainsi : "Mais ce qui éloigne ici le romancier du philosophe le rapproche de nouveau de l'historien, qui connaît, comme lui, la volupté des choses particulières. Les savants-humains eux-mêmes n'ignorent pas les ressources des histoires individuelles, depuis l'homme aux rats et l'homme aux loups de Freud jusqu'aux histoires de cas d'Olivier Sacks."[17] Puissance de la littérature, et de la sublimation telle que Freud l'a conçue : que se soit par l'art ou la pensée, un contenu psychique devient social par transmutation. Ce qui était expérience d'un seul devient intelligible pour beaucoup. C'est l'une des exigences de la connaissance. A ce titre, l'écriture de l'expérience peut - suivant son style - souscrire à une telle exigence.

Subjectivité

Écrire l'expérience revient à s'engager. A propos du mémoire professionnel, Mathieu écrit : "Ainsi le futur enseignant se trouve contraint à s'engager tout entier, intellectuellement et affectivement.[18]" A quelque endroit où nous sommes, l'écriture nous convoque, comme professionnel mais aussi au titre de soi. Dans le texte, cela peut se marquer par un "je" qui s'assume comme auteur.

Entre le texte et l'auteur, un lien. Dans la recherche historique également, on préfère parfois passer sous silence le lien qu'entretient l'historien avec le texte qu'il écrit : cette place est pourtant au centre de sa construction. De Certeau, Marrou et bien d'autres, rappellent son importance et l'impossibilité de faire comme si la subjectivité de l'historien n'existait pas. Dans tous les métiers de l'humain, cette place doit être marquée, sans honte. Le "je" du texte vient en écho au "je" nécessaire à l'exercice des métiers de l'humain. Ils ne peuvent exclure la subjectivité, leur écriture non plus. La présence de l'auteur dans le récit vient de l'influence de la psychanalyse, et par là crée une notable différence avec d'autres approches des textes de praticien. Un récit authentique se différencie de l'histoire de cas par exemple, dans la mesure même où l'acteur s'implique. Ce "je" dans l'action n'est pas un "moi", symptôme de quelque égocentrisme. Ce serait plutôt un soi marqué par des implications transférentielles et contre-transférentielles, qui se cherche plutôt que de faire comme s'il s'était déjà trouvé; un soi qui essaie de construire une identité sans rêver qu'elle soit un jour stable, sans faille; un soi qui sait sa fragilité et l'accepte. "Tous les actes de paroles (ou de discours) engagent le locuteur et l'engagent dans le présent : je ne puis constater quelque chose sans introduire dans mon dire une clause tacite de sincérité, en vertu de laquelle je signifie effectivement ce que je dis; ni non plus sans tenir pour vrai ce que j'affirme. C'est de cette façon que toute initiative de parole me rend responsable du dire de mon dit.", écrit Ricoeur[19]. Il en va de l'écriture comme de la parole.

Dans les articles des suppléments, beaucoup d'auteurs osent assumer un "je" ou un "nous". Ce fut peut-être vécu comme une tare face à la conception habituelle de l'objectivité. Je dirais que c'est une des garanties de la transmissibilité de ce qu'ils souhaitaient exprimer. L'auteur ne s'escamote pas, il n'élude pas sa subjectivité. On voit quelqu'un vivre, s'interroger, douter. C'est la force de ces textes. Quelqu'un a osé dire "je". Qui lit se rassure car il peut à son tour oser penser à ce qu'il fait, assumer le "je" de son action. C'est d'ailleurs un critère de lisibilité quand un auteur s'engage. Lorsque je ne sais pas qui est l'auteur, qu'il se cache derrière un discours neutralisé, institutionnalisé, balisé par les concepts requis, je m'ennuie rapidement et quitte le texte. Cette réaction subjective de lectrice vient certainement de mon penchant à aller vers le singulier d'un sujet écrivant, et tient à ma sensibilité analytique, mais je ne crois pas qu'elle soit uniquement liée à mon histoire. Bien des textes écrits par des formateurs l'indiquent : il n'y a pas au départ d'écriture distancée, pas d'écriture où on ne s'implique pas; forcément une partie de son histoire et son "quant à soi" est pris dans ce processus d'écriture. Les textes qui m'ont touchée sont des textes où les auteurs ont accepté d'exposer leur pratique et construit en leur nom propre leur expérience.

Il n'y a de transmission de l'expérience comme l'écrit Benjamin que parce qu'il y a quelqu'un derrière les mots. On ne peut pas raconter l'expérience d'un autre, c'est l'une des caractéristiques de l'écriture de l'expérience. Un autre peut s'en approprier, mais authentiquement l'écrire non. C'est la puissance de l'expérience, ce qui rend parfois jaloux les théoriciens qui oublient qu'ils sont les praticiens de la théorie et qu'ils pourraient eux aussi écrire leur pratique[20] .

La place de l'autre

Au "je" de l'auteur fait écho un "tu". On lit, dans l'écriture de l'expérience, notre relation à l'autre. Tous les métiers de l'humain ont des techniques, des outils, des méthodologies, du savoir, des disciplines de référence, mais ils ont aussi la particularité de rencontrer un autre. Cette dimension est souvent occultée. Dans certains articles des suppléments, je l'ai en revanche retrouvée. Cela m'a parfois émue : "il y a de l'autre", comme l'écrivait Michel de Certeau, on rencontre de l'altérité. Du vivant en acte s'expose. J'y suis sensible, je suis reconnaissante à ces textes de leur avoir laissé une place. Cela ne veut pas dire que cet autre n'ait pas été parfois malmené, nié. Dans l'écrit, il est cependant là avec qui il s'agit de compter.

Il n'y a donc pas seulement un auteur, mais ses partenaires de l'expérience. On y lit souvent - mais peut-être suis-je ici partiale -, l'estime de cet autre, son respect de lui. C'est particulièrement prégnant lorsqu'il est réputé appartenir à un public "difficile"[21] . On décrypte dans les mots d'un auteur sa reconnaissance d'avoir pu travailler avec eux, on découvre avec lui leur intelligence, on est touché quand s'est construite une certaine estime d'eux-mêmes. Seul l'auteur - et encore - sait ce qu'ils sont devenus. Peut-être que l'éveil, la lueur d'espoir, leur capacité retrouvée d'apprendre se sont perdus, ne tenant pas la route trop difficile de la vie. Nous ne pouvons lire ces textes comme des victoires. Les auteurs sont trop modestes pour nous le laisser croire. Pourtant il s'agit bien souvent d'un triomphe sur le déterminé par avance, sur la destruction et la bêtise; il s'agit bien souvent d'un éloge des capacités humaines. L'autre ne fait pas peur, c'est ce que transmet cette écriture.

Les textes qui écrivent nos pratiques de formation sont des textes qui énoncent notre position humaine face à l'autre. Seuls, ils peuvent transmettre à d'autres professionnels et surtout à ceux qui n'en sont pas encore, cette extrême difficulté de notre rapport à un autre qui résiste, n'est jamais là où on l'attend. Je citerai parmi beaucoup, le texte écrit par Michel Oswald et all présentant un centre d'accueil permanent de l'Éducation nationale. Ainsi écrivent-ils : "Pour que les stagiaires puissent vaincre leur appréhension et progresser dans leurs projets, l'animateur doit avoir la "foi", croire en ce qu'il fait, penser que tout n'est pas figé et que l'action peut encore porter ses fruits. Il faut qu'il soit totalement convaincu du bien-fondé de ses interventions face à ces adultes souvent défaitistes qui sont eux-mêmes les juges les plus sévères de leur propre fonctionnement. La capacité relationnelle, l'implication personnelle de l'animateur sont importantes. Elles ne suffisent pourtant pas : le stagiaire n'est pas une batterie que l'on recharge contre son gré. (..) Les tâches de l'intervenant sont aujourd'hui d'une grande diversité, mais correspondent globalement à une fonction d'accompagnement. Tous ceux qui viennent, quels que soient leur âge, leur situation, leur parcours antérieur, ont besoin, à de rares exceptions près, d'être écoutés, aidés, bousculés s'il le faut. Qu'une personne devienne dynamique, trouve du courage, décide de réagir, et elle aura d'autant plus de chances de réussir son insertion sociale et professionnelle. (...) A un niveau plus subjectif, comment comptabiliser les personnes que l'on voit "re-vivre", reprendre goût au contact social, s'épanouir ou tout simplement retrouver le sourire ?[22]

Rendre visibles les difficultés

Rendre compte de l'expérience signifie qu'on accepte aussi de parler des difficultés rencontrées. Ne pas taire la difficulté, malgré que tout concourt à ce qu'on n'en parle qu'à mi-voix et pas de façon publique. Oser dire la faiblesse, s'engager dans une sincérité, est-ce bien raisonnable dans notre culture actuelle ? Le héros du jour n'est-il pas plutôt un être sans doute, sans faille et sans peur; les institutions efficaces le souhaitent avant tout gagneur avant que d'être une personne qui s'interroge ? Dans le monde de l'éducation et de l'enseignement, l'erreur et le doute ne s'exposent pas depuis belle lurette. Il faut plutôt ne rien montrer de ses difficultés, de crainte qu'on ne s'en serve contre nous. On est pris dans des enjeux politiques qui empêchent de les rendre public. Le registre du "moi fort", du "faux self" est, comme dans la société, particulièrement prégnant, on ne peut en faire le grief à personne, nous aurons toujours à l'oeuvre une résistance opposée à la reconnaissance de la fragilité du "je", à sa labilité, à sa mouvance entre plusieurs identités[23].

On se tait. Cette loi du silence a une fonction de protection, elle appartient à "l'idéologie" du métier, la difficulté vient mettre à mal un idéal de maîtrise, elle est d'autant plus dangereuse dans une culture de solitude. Mais aborder l'expérience, passe forcément par ce qui fait résistance en soi et en l'autre, par la douleur et la souffrance face à ce qui échappe, blesse ou met en danger. Toute action nous confronte à notre échec. Le raté, c'est ce à partir de quoi on apprend, écrit; à partir de quoi on se construit. Il est porteur de connaissance et de dégagement; il n'est pas négatif, faute à éviter à tout prix. Un tel discours est probablement idéaliste. Pourtant c'est en partant de la difficulté de l'autre et de la nôtre, qu'on transmet quelque chose de l'expérience quotidienne. Je ne fais pas l'apologie du négatif, ni n'affirme que nos métiers ne sont que souffrance et difficulté. Réussite, joie, jubilation, assurance dans certaines manières de faire, satisfaction, beauté, partage, progressions, décrochements, rencontres, ouvertures, progrès, résistances déplacées sont au rendez-vous. Mais l'écriture de l'autre versant n'est pas sans bénéfice : "Sans arrêt, du matin au soir, l'histoire en effet se raconte. Elle privilégie ce qui ne va pas (l'événement est d'abord un accident, un malheur, une crise), parce qu'il faut d'urgence recoudre d'abord ces déchirures avec un langage de sens.", écrit Michel de Certeau[24].

Quand l'auteur ose dire ses difficultés, alors le lecteur peut reconnaître les siennes non comme une tare mais comme faisant partie inévitablement de son métier. Certains des articles[25] ont été assez loin dans l'écriture de la difficulté, et ont montré qu'un échec avait du sens, qu'il pouvait se dire sans gêne. "Il n'y avait personne au rendez-vous". "je n'y comprends que dalle", "ils n'en veulent rien". La résistance de l'autre n'est pas mise au compte d'un ennemi. La vie se poursuit, et parfois le noeud se dénoue néanmoins. Des auteurs ont raconté qu'ils n'avaient pas réussi et en font l'analyse. Leurs textes sont essentiels parce qu'ils nous montrent quelqu'un agissant, réfléchissant, loin de l'idéal de ce qu'il devrait faire, osant l'exprimer, nous restituant la quotidienneté de ce qu'on doit inventer et les temps de l'action

Place de l'affect

Nos métiers visent la transmission et l'appropriation d'un savoir, mais ils sont aussi liés au domaine de l'affect, que ce soit celui du maître, de l'élève ou de l'institution. La transmission de savoir baigne dans un substrat affectif, réserve de passion, d'amour, de sentiments, de rejet, de sadisme, en bref creuset de ce qui surgit dans l'interaction entre soi et l'autre. Si on le nie, on entraîne bien des blocages dans l'enseignement et l'apprendre : être professionnel revient à accepter d'éprouver des sentiments et s'engager à les réfléchir. Chercher à les réfléchir passe certainement par les parler et parfois les écrire.

Les passions ont été éliminées de la science pour devenir une spécialité littéraire. C'est avec Freud, écrit Michel de Certeau, que "cet éliminé de la science réapparaît dans le discours économique". Or en même temps "fait remarquable, dans sa perspective propre, le freudisme rend simultanément leur pertinence aux passions, à la rhétorique et à la littérature. Elles ont en effet partie liée. Elles avaient été exclues ensemble de la scientificité positiviste." Nous l'avons appris de Freud, alors que "ai le positivisme rejette comme non scientifique le discours qui avoue la subjectivité, la psychanalyse tient pour aveugle, voire pathogène, celui qui la camoufle. Ce que le premier condamne, la seconde le promeut, sans récuser pourtant la définition qui a été donnée à la fiction d'être un savoir `atteint' par son autre (l'affect, etc.) Avouer l'affect, c'est aussi réapprendre une langue `oubliée' par la rationalité scientifique et réprimée par la normativité sociale[26]". Le récit serait l'un des modes de restitution des sentiments.

Y a-t-il dans les métiers d'enseigner et d'éduquer émergence d'affect, de sentiments, voire même de passions ? Une vision uniquement rationaliste des pratiques répondra non : la transmission des connaissances appartient à la zone du savoir, de l'intelligence et du cognitif. Les sentiments ne seraient dans ce cas qu'émergences pathologiques. Une autre vision conçoit cet art-de-faire comme affecté, pratique impliquante où agissent sympathie et antipathie. Dans ce cas, nos métiers conjuguent subjectivité et affects, et il importe que cela ne soit pas tu.

L'écriture de l'expérience peut éviter d'avouer l'affect, celui de l'auteur ou celui en jeu dans la quotidienneté de la rencontre. Elle devrait cependant épouser la complexité du réel, dont l'affect est une composante. Les articles des suppléments sont souvent discrets à son propos, même si certains laissent transparaître le poids psychique de l'action de formation. Nulle expérience de formation ne peut en tout cas éluder la tension qui est la sienne, les contradictions dans lesquelles elle se meut, comme l'exprime par exemple Gérard Leruch : "S'attacher exclusivement aux savoirs ou ne regarder que la personne qui apprend représentent deux tentations contraires, auxquelles il faut échapper en tenant à la fois ces deux fils de la formation : des savoirs et savoir-faire d'une part, et d'autre part une personne qui se forme, prise dans une situation englobant des paramètres de toutes sortes, styles d'apprentissages, structure de la personnalité, situation familiale..."[27]

Intelligence de l'action

Certains articles du supplément épousent l'inventivité des pratiques. A travers ces textes, j'ai eu l'impression de faire des rencontres, de celles qui donnent du courage, qui ne font pas désespérer malgré les difficultés décrites et leur poids d'angoisse : rencontre avec des êtres qui réalisent des projets, inventent localement, ne s'en tiennent pas au convenu. Dans notre grisaille, dans notre désespérance, la lecture de certains de ces textes rassure, même si ce n'est qu'à moitié. Car on sait que celui qui l'a écrit, est peut-être maintenant découragé, que son inventivité n'a pas été reconnue et s'est tarie, que les forces qui engluent les pratiques dans la lourdeur l'ont certainement emporté. Comme le disait Hermann Bloch[28], des textes qui suent l'angoisse nous délivrent de l'angoisse; aussi des écrits qui ploient sous la complexité, les embûches de toutes sortes, distillent cette belle intelligence des choses et des gens qui provoquent chez moi comme de la tendresse pour ceux que l'on ne connaît pas mais qui témoignent par leurs actes et leurs écrits de la dignité humaine. Effet de mots ? Peut-être, mais évidemment pas seulement. Ce sont des personnes qui laissent entrevoir qu'ils ont fait de "bon boulot", ont pris des risques, ne se sont pas arrêtés aux images toutes faites. Cette inventivité des personnes dans notre actualité plutôt portée sur la plainte empêche de tomber dans un "rien n'est possible", tout au contraire. Mon optimisme que certains mettent sur le compte des pédagogues, resurgirait-il ? Pourtant il ne s'agit pas d'angélisme ou de béatitude. Certains textes ne laissent rien espérer, sauf cette foi en l'humain malgré les crises, malgré les éducations tordues et les dérives de toutes sortes.

Ceux qui se préoccupent du travail, témoignent de cette intelligence ouvrière, de cette sagesse pratique, qui me touchent autant qu'une oeuvre d'art. D'ailleurs, de très beaux romans mettent en scène cette intelligence, comme celui de Primo Levi, La clé à molette[29]. Certains diront que nous avons perdu cet amour du geste professionnel, cette nécessité d'un geste juste, cet esthétique du quotidien. Je résiste à ce constat même si j'en partage parfois l'inquiétude, car il me semble que l'humain ne peut longtemps céder sur le plaisir que lui procure son intelligence du quotidien. On ne peut faire le deuil de ce geste, de l'estime qu'il nous procure, de cette intelligence pratique qui est autant celle du chercheur que de tout autre travailleur. Certes le taylorisme, une rationalisation du travail font fi de cette intelligence pour réduire chaque geste à ce qu'il doit être; néanmoins j'ai la profonde conviction que l'humain, malgré les souffrances ainsi occasionnées, continue d'inventer, en transgressant les codifications[30]. L'exercice de cette intelligence fait, selon Ricoeur, une vie "bonne"[31] où certains gestes, quels qu'ils soient, viennent au juste instant. L'écriture de l'expérience a la capacité de transmettre cette intelligence, ces riens qui comptent tant, ces mille inventions qui font notre qualité professionnelle.

Butée éthique

Le récit de l'action et de l'expérience est-il lié à un questionnement éthique ? En tant qu'il est l'espace théorique de la singularité, je répondrai oui. En tant qu'il est recherche de la jauge de l'acte et de ce qui s'est passé, également. En tant que recherche de vérité, aussi bien que construction de soi et de l'autre, assurément. En tant que reconstruction de nos actes en les transmettant, également. En tant que recherche d'une estime de nos métiers, peut-être bien ...

Dans l'écriture de l'expérience, l'auteur s'interroge, rend visible ses doutes et arrive immanquablement aux problèmes d'éthique : "Qu'est-ce que je fais ? Quelle est la justesse de mes actes ? quelles précautions s'agit-il de prendre ?" Interrogation sur l'unicité de l'acte. Là où il n'y a pas de réponse à la plupart de nos dilemmes, de nos conflits de valeurs, reste notre capacité à nous interroger, à ne pas faire comme si une seule solution se dégageait en vérité. Pierre-Henri Jeudy dirait : à ne pas masquer parfois l'arbitraire de nos actes[32]. Les textes partant de l'expérience ne font pas des discours sur l'éthique, mais montrent l'ampleur de son questionnement dans la quotidienneté de nos situations singulières[33]. Nombreux sont les passages de ces textes qui tentent d'atténuer, mettent en garde, suggèrent que les mots cachent d'autres réalités. C'est la nuance qui l'emporte. Le mot de précaution y revient souvent.

Il n'y a d'éthique que parce qu'il y a de l'autre. Chacun est à la recherche des gestes justes, qui donnent de la dignité à ses actions. Il ne peut y avoir de visée juste que de soi avec l'autre : "Éthique de la mutualité, du partage, du vivre ensemble", comme l'exprime Ricoeur se référant à Aristote[34], avec les notions "d'égard", de sollicitude, de "spontanéité bienveillante", avec une "fragilité de la bonté". Il y est question de fidélité, d'engagement, de promesse, mais aussi de prudence, d'humilité. Ce qui départage le bon du mal ne relève pas d'une coupure, l'un est la face de l'autre, un même acte peut basculer d'un côté comme de l'autre. Alors la question se pose constamment dans l'agir[35]: "Est-ce bien, est-ce mal ?". Elle est même première chez les débutants, avec l'espoir d'un jugement qui pourrait départager, et surtout qui protégerait du mal. Cette question est précieuse, elle est l'amorce d'une responsabilité. Même si c'est le doute qui prévaut et que l'on accepte l'impossibilité d'une réponse définitive, cette question doit demeurer. Faire référence à l'éthique, c'est introduire un élément tiers, qui n'appartient à personne comme la loi, qui se définit davantage comme un processus que comme un contenu déterminé par avance. Elle est interrogation réflexive plus qu'affirmation. Elle est guide et repérage, plus que chemin tout tracé. L'écriture de l'expérience vient peut-être, comme le récit historique, reconstruire un sens aux actes; reconstruire, et non pas représenter. Lorsqu'on revient sur ce qui "s'est passé", il faut laisser tomber la prétention de relater "la réalité de ce qui s'est passé" mais l'accepter comme reconstruction. Raconter nos actes, c'est construire quelque chose de nous-mêmes et de nos choix.

L'écriture de l'expérience est écriture de l'action, de l'événement. L'agir est ce qui permet de transformer. La logique de l'action n'est pas seulement une logique que l'on déduit des théories. L'acte qui fait sens pour soi et pour l'autre intervient dans une relation transférentielle. La raison de notre acte peut être vécue par l'autre comme complètement irrationnelle. Dans une action où un autre est impliqué, notre guide est notre objectif rationnel, mais aussi nos visées éthiques. Et cela seule l'écriture de l'expérience peut en restituer la tension. Rappelons la définition que donne Jean Oury de l'éthique : "L'éthique, c'est tenir compte de ce qui est le plus intime, le plus singulier d'autrui, de ce qui se manifeste du sujet, de sa propre unicité"[36].

La mode de l'éthique mérite cependant d'être interrogée, comme l'exprime Alain Badiou ou très récemment Pierre-Henri Jeudy[37]. Elle peut aussi faire écran à des pratiques peu reluisantes, se contentant de discours ou de doctes commissions qui souvent n'empêchent rien dans les situations singulières. Ce mot peut effectivement devenir un alibi commode, il ne s'agit pas pour autant d'y renoncer ou de ne pas se préoccuper de ce qu'il recouvre. L'écriture de l'expérience est une éthique en acte, elle épouse la singularité des situations.

 

II. L'écriture de l'expérience

Je ne reviendrai pas ici sur la difficulté de parler l'expérience. Je reprendrai simplement la constatation qu'avancent ceux qui tentent de penser l'action. Il est difficile pour tout travailleur, qu'il soit dans l'entreprise ou dans la formation, d'expliciter ce qu'il fait, de discerner les subtilités de ses décisions, de repérer les compétences qui lui permettent de faire aboutir une action complexe. Le problème cognitif autant qu'affectif est lié à l'intelligence de l'action; on balbutie ici encore les hypothèses et si on reconnaît qu'on ne sait pas comment on agit, cela ne relève pas d'une incapacité personnelle mais d'une difficulté structurelle[38]. La difficulté d'écrire l'expérience ne se comprend pas sans revenir à celle qu'on éprouve quand on cherche à la parler.

Passage

Écrire a, d'autre part, ses freins, ses inhibitions, ses craintes, ses mésusages. Oser écrire n'est pas un vain mot[39]. Les embûches sont nombreuses. L'écriture est le théâtre d'emprises sociales. Les disparités dans son maniement sont accentuées, en témoignent ceux qui ne sont pas à l'aise avec elle, marqués par leur parcours scolaire. Ils ont fait des choix professionnels qui les ont menés vers d'autres compétences, l'écriture demeure pour eux expérience douloureuse[40].

Pour s'autoriser à écrire, un risque est à prendre. Nous éprouvons de l'angoisse, même de la souffrance car l'on se sait exposé. On n'expose pas seulement ses pensées mais soi-même. Galinier parle de ce parcours où "c'est ainsi que l'écrivant débutant constate très vite qu'écrire c'est se découvrir, mettre bas le masque, partir à la recherche de l'implicite."[41]. Robert Lhomme le nomme avec d'autres mots que ponctuent ses sous-titres "Écrire, contre le poids de l'opinion consensuelle; écrire pour des idées nouvelles émanant de tout un chacun ; écrire, enfin, pour favoriser la confrontation.[42]"

Quand le pas d'oser écrire a été franchi, alors un processus s'enclenche, qui permet de sortir de l'isolement, de quitter le cercle du faire[43]. L'écriture permet une appropriation de ce qui a été vécu, mais qui n'avait d'autre statut que la reconnaissance mutuelle des protagonistes de l'expérience, souvent intimité entre le formateur et le formé dans cette aventure qui les a liés et les a transformés. A nos propres yeux, l'écriture donne existence à ce que l'on a fait bien avant qu'elle n'en prenne une pour les autres. Elle transforme notre rapport à ce que l'on a vécu, mais également la représentation que l'on a de soi: "Cette reconnaissance change donc la représentation que le formateur a de lui-même, et il se dispose dès lors autrement face au produit; il devient inventeur, créateur, auteur. La responsabilité de la production est collective, ce qui rassure"[44]. L'écriture produit-elle un mirage ou est-elle à compter parmi les sources de structuration possible de la personne ? La réponse est d'importance.

On peut rendre banal ce geste d'écriture, banal dans le sens d'une évidence qu'écrire est nécessaire. J'aimerais ici restituer au contraire le courage, le risque pris. Les auteurs des suppléments ont fait le pas, j'en ai été impressionnée car en Suisse nous en sommes à compter les pionniers, et l'intention quand elle est là finit par ne pas aboutir. On peut avancer une hypothèse : c'est parce qu'il existait une structure d'accueil de leur texte, Éducation permanente, que tant de formateurs ont écrits; la perspective d'être publiés rend l'effort et le risque acceptables. Il n'y a pas d'écriture de l'expérience sans l'existence d'un lieu de publication, comme l'écrivait en introduction du premier numéro des suppléments, André Legrand : "Nous avons besoin d'un lieu sur lequel soit inscrit : `Ici on demande aux formateurs de produire leur savoir'; pour que ce savoir existe, autrement que diffus dans les pratiques, dans des rapports ou des bilans, et pour que chacun puisse s'y référer et avancer ainsi dans sa propre réflexion.[45]" Les lieux d'édition habituels ne fonctionnent pas comme incitateurs tant ils paraissent inaccessibles; et n'existe pas encore de collection qui recueillerait de tels textes, et en ferait une politique d'édition, du moins à ma connaissance. On n'écrit donc pas seul, mais avec d'autres, pour d'autres. D'où l'importance des lieux qui permettent d'échanger, fonctionnent comme polarisation. L'écriture appelle l'écriture. Si les praticiens ne repèrent pas d'autres praticiens qui écrivent, le mouvement ne s'amplifiera pas; il ne s'agit pas d'une contagion, mais d'une autorisation.

Implicite

Je ne vais pas aborder la question de l'aide à l'écriture, Martine Dumont et Christine Revuz - elles qui ont ou ont eu la tâche d'aider les auteurs dans leur écriture[46].- ont écrit à ce propos de très beaux articles sur le passage par l'écriture où l'expérience devient un objet externe.

Je ne retiendrai qu'un point, celui du passage de l'implicite à l'explicite, de ce que l'on croit savoir pour soi à ce que l'on donne à lire. Plusieurs textes parlent de cette contrainte, qui devient formatrice. Ainsi Pierre Galinier : "Un écrit fini semble redonner la parole à l'auteur qui a dû se détacher de son propre message pour le donner à lire"[47]. On pourrait travailler assez longtemps cette notion d'implicite. Existent des textes tellement implicites qu'aucun lecteur ne peut y pénétrer. Ou qui sont à ce point dans le détail qu'on en perd le sens : un récit qui donne tous les éléments au lecteur risque d'ennuyer; trop de précision le déconcentre; la contextualisation ou la description du décor peut, à force de réalisme, venir contrarier la trame de l'histoire ou son action. Ces précisions viennent de ce que l'auteur doit faire partager au lecteur une réalité que lui seul connaît. Le "trop" et le "pas assez" posent problème. Il revient au travail de l'écriture de nous permettre ainsi de sortir de nous-mêmes et d'être capable de partager, le gain est appréciable. Écrire contraint ainsi l'auteur à donner existence au lecteur dans le processus même de l'écriture. L'autre à qui l'on s'adresse y a une place, sinon le texte se fige, perd de sa fluidité, devient un en soi qui rebute toute approche. Ce dialogue avec un autre qui n'est pas soi, cette nécessité d'avoir à quitter nos repères si évidents, donne un autre statut à notre implicite. L'on ne savait pas que c'était important. En devant l'énoncer à un autre, on s'en rend compte. Existe cependant un art de l'allusif qui n'ôte rien à la force du texte et qui laisse le lecteur faire un travail de reconstruction.

Comme le nomment Claire Chateaugiron et Jacques Faure : "Se mettre à écrire, c'est aussi s'autoriser à faire advenir l'inconnu, accepter de ne pas savoir où l'écriture nous mène : quelle découverte de voir que l'on peut commencer à écrire sans que ce que l'on a à dire soit encore totalement constitué, de laisser advenir ensemble sous sa plume l'écriture et la pensée ! `Je crois encore, disait Aragon, qu'on pense à partir de ce qu'on écrit et pas le contraire'.(...) Ainsi écrire c'est aussi tenter de vivre le paradoxe qui régit l'implication dans l'action, en passant de l'implicite à l'explicite de sa pensée, de ses pratiques, de ses hypothèses, et de ses points de vue"[48]. En l'écrivant, notre pensée se construit peu à peu. On aperçoit nos illogismes, nos confusions; la langue est intraitable, elle nous force à la structuration, elle exige de dissocier ce qui ne faisait qu'un : travail sur la langue, sur la pensée et sur la pratique; travail sur la chronologie et sur l'ordre configurationnel : "Suivre le déroulement d'une histoire (ordre chronologique), c'est déjà réfléchir sur les événements en vue de les embrasser en un tout signifiant (ordre configurationnel) par un acte de jugement réflexif"[49].

Le travail de l'écriture part d'une implication pour aboutir à une sorte de détachement. Ce mouvement est formateur car distanciateur, notre regard prend un autre reflet, ainsi que le reconnaît André Legrand : "Être dans une proximité maximale par rapport au métier des gens auxquels on s'adresse et, en même temps, dans une distance identifiable n'est pas chose aisée. Il nous revient de donner aux formateurs les moyens d'opérer cette distanciation. Le passage à l'écriture en est un, assurément, et la publication d'un texte rédigé par un formateur à partir de l'analyse de sa pratique constitue une forme de légitimation.[50]"

Réécriture[51]

Il n'y a pas d'écriture sans réécriture, ainsi que le souligne Roland Mathieu : "Cette incapacité face aux modèles conduit à écrire au dernier moment et surtout à éviter le travail de réécriture, alors qu'écrire c'est réécrire. Pour qu'il puisse y avoir réécriture, il faut apprendre à questionner continuellement le texte en mettant en rapport contexte et contenu. L'aide du tuteur est un travail de lecture qui amène le stagiaire à se poser ces questions.[52]" Cette réécriture s'inscrit souvent dans un dialogue avec le premier lecteur. C'est dans ce cadre que s'actualisent les effets formateurs du passage par l'écriture.

Les styles de tutorat varient, selon que l'on est dans le contexte universitaire de la production d'un mémoire, un lieu d'édition ou un atelier d'écriture, mais demeure la difficulté pour celui qui accompagne de rendre possible non seulement l'écriture mais la réécriture. Première lecture extérieure, avec tout ce que cela entraîne comme crainte de jugement, dévalorisation préalable, comme découragement : inquiétude de ne pas y arriver, de paraître confus, de ne pas structurer ses idées, de ne pas dépasser la banalité. L'aide est fragile qui oeuvre entre exigence et compréhension, entre autorisation et restriction, avec la nécessaire conviction que le texte se structurera, que le brouillon prendra forme. S'engager à permettre l'écriture, n'est pas sans risque. Une relation s'installe même si elle n'est que téléphonique, elle a à tenir pour que n'advienne pas un renoncement, signe d'une défaite douloureuse. Elle requiert une constante régulation pour que la présence ne soit pas faite que de conseils peut-être bienveillants mais incapables de permettre à l'autre la remise sur le chantier.

Nous sommes les premiers lecteurs de notre propre écriture : " Porter un regard sur sa propre pratique, c'est avoir vécu une situation et tenter de la regarder de manière distanciée; de même, écrire, c'est être scripteur en même temps que lecteur de sa propre écriture.[53]" Cette première lecture intérieure, celle de l'auteur, provoque un choc; elle est parfois la plus difficile car il y peut apparaître ce qui s'est écrit sans qu'on ne le sache. L'écriture surprend : "Est-ce vraiment moi qui ai écrit cela?". Nous oublions souvent, puis nous nous réapproprions ce qui est devenu étranger, dans ce mouvement où une distanciation s'opère.

Toute réécriture mobilise notre rapport aux représentations sociales du bien écrire, de l'écrire comme les écrivains, de l'expertise et de nos incapacités. Elle nous demande de perdre certaines de nos convictions, de se défaire de nos idéalités et persévérer jusqu'à que notre texte prenne forme. Pareil passage, pareil effort transforment souvent irrémédiablement notre position lorsque nous sommes à notre tour mis dans la position de faire écrire.

Style

L'écriture de l'expérience n'est pas un texte écrit sur le modèle scientifique. Or un praticien qui s'engage dans l'écriture l'a souvent comme seul exemple. Le style universitaire a ses lettres de noblesses; son système référentiel est précieux, sa pensée s'appuie sur d'autres et le reconnaît; on rend visible ses dettes. L'écriture de l'expérience ne peut cependant souscrire aux mêmes normes. S'il serait inadéquat de faire l'apologie d'un style littéraire contre un style scientifique, d'opérer une hiérarchie dans les styles, de préférer le raconter à l'argumenter, l'écriture de l'expérience doit toutefois chercher son style d'écriture.

L'écriture des pratiques n'est ainsi ni une somme d'informations ni la scrupuleuse description d'un extérieur où l'auteur n'est engagé que pour objectiver. Souvent pourtant on se contente d'une prise d'informations, on fait le relevé d'observations comme si cela se passait en dehors de soi. Si l'on reconnaît l'implication du narrateur dans l'action et donc dans l'écriture, alors le "je" apparaît et l'autre n'est plus seulement l'objet d'un regard extérieur, nous l'avons déjà évoqué. Sans "je", l'autre devient un objet sur lequel on exerce notre intelligence, il est l'alibi de notre écriture jusqu'à constituer pour nous une plus-value narcissique et intellectuelle d'avoir pu ainsi découvrir sa vie et sa souffrance. Description, information, chronique, expression : autant de variables, avec une notable différence entre informer et raconter.

Penser au style, c'est penser à un auteur qui a trouvé sa manière de dire. Il serait important de réaliser une étude stylistique des articles parus dans les suppléments d'Éducation permanente. Ils ont manifestement un style. Si nous approfondissions, peut-être verrions-nous apparaître l'influence de celle qui a aidé à les écrire, ou des configurations qui dépassent l'influence de l'une ou de l'autre. Cette étude reste à réaliser. J'ai été frappée, à titre d'exemple, par les intertitres. Ils donnent du souffle, soutiennent dans le déroulement de notre lecture; ils ne collent pas forcément au contenu direct, ils problématisent et repèrent. Ils énoncent quelque chose de plus, qui a trait au plaisir du roman, au plaisir du texte. J'y ai été sensible, car la ponctuation du texte par ses sous-titres est l'une de mes préoccupations. Cet effet stylistique donne en effet une forme qui rattache un tel écrit - qui n'est pas un roman - au fictionnel. Aussi même si on ne va pas si loin que de soutenir que la fiction est l'écrin théorique des pratiques comme je le fais, la question de l'écriture et du style demeure centrale. A leur lecture, les articles de certains auteurs ne m'ont pas dissuadé de poursuivre cette piste. Ce travail d'écriture y prendrait-il trop de place, le travail sur la langue y serait-il trop présent ? A mon sens non, l'écriture de l'expérience passe par un tel travail pour pouvoir transmettre la qualité des gestes et des entreprises qu'ils relatent.

Esthétique

La transmission de l'expérience débouche sur une esthétique du savoir. Michel de Certeau en parlait déjà[54]. L'expérience, c'est de l'agir et de l'éprouvé. Or comment se transmet l'éprouvé ? Jean-Marc Ferry parle d'esthétique "Je présente l'angoisse, écrit Ferry. Peu importe le médium, support symbolique : pictural, musical, verbal ou autre." Cette présentation "prétend seulement - c'est la contrainte rationaliste minimale - signifier l'angoisse". Pas l'expression de quelque chose de juste, d'exact, mais l'expression qui peut toucher à son tour un autre. Ainsi si "l'éthique représenterait le monde de ce qui doit être", alors "l'esthétique représente un monde de ce qui est éprouvé par rapport à ce qui est ou de qui doit être. A la différence de la science qui dit : `ceci est' ou de l'éthique qui dit `ceci doit être', l'esthétique offre la perspective d'une subjectivité qui donne son sentiment à propos de ces ordres objectifs, ontiques et déontique : `j'éprouve ceci'[55]. Ce qui compte pour la validité des formes expressives, c'est qu'elles représentent bien ce qui est censément éprouvé.

Quand on ne relate l'expérience que dans un registre du décrire ou de la rationalité, il manque cette expressivité avec l'émotion qui accompagne l'action, cet éprouvé qui surgit. Lorsque cette expressivité authentique tombe juste, le récit devient prégnant et porteur. "On voit vivre", "on ressent". L'attitude du récepteur n'est peut-être pas uniquement rationnelle, elle touche à des phénomènes d'empathie, de sympathie, d'antipathie, mais qui sont des modes de connaissances propres et idoines à la relation avec les autres. L'expressivité, qui ne doit pas être associée à une quelconque sensiblerie, a comme but de faire partager une expérience. Comme l'écrit Ferry "le monde figuré par l'esthétique a logiquement une proximité plus grande à notre monde vécu que le monde figuré par la science ou l'éthique[56]". La reconnaissance de cette expressivité, donc d'une esthétique, aurait comme avantage de restituer à ce métier sa part d'art et de sublimation : un registre qu'une approche scientifique ne peut à elle seule approcher.

Reconnaître que dans une action sont engagés plusieurs types de connaissances, et que l'on échappe pas aux catégories philosophiques du vrai, de l'esthétique et de l'éthique, pourrait peut-être permettre que l'on ne s'épuise plus à faire triompher l'un des axes mais que l'on cherche ce qui les lie et relie. Du vrai, des lois, une vérité attestée doivent être transmis. Ce qui vibre, angoisse, est éprouvé, doit aussi être exprimé sur un juste registre.

Effets

Sur le fait qu'écrire serait un processus de formation, beaucoup a déjà été dit; nous ne pouvons plus rajouter grand chose. Je me contenterai de rappeler un certain nombre de paramètres. Je me fonderai plus particulièrement sur le supplément ndeg. 120, intitulé Écriture, travail, formation. Ainsi Pierre Galinier de s'interroger: "Écrire pourquoi ? Alors que rien ou presque n'incite le formateur d'adultes à écrire sur soi, sur sa pratique professionnelle. Écrire pour être reconnu ? Rien n'assure au formateur qu'écrire sur sa pratique lui apportera quelque reconnaissance que ce soit. Faire alors le détour de l'écrit pour stabiliser une forme de sa pratique, pour la penser ? Mais celle-ci n'a-t-elle pas déjà été pensée ? (...) L'écriture oblige à analyser les situations, à identifier les paramètres qui interviennent dans son action pédagogique. Elle permet un travail de comparaison avec d'autres collègues, d'autres personnes expérimentées ou novice, ou des personnes qui font référence. (..) Mon hypothèse est donc qu'écrire ses pratiques professionnelles facilite le transfert et l'innovation. Quand on devient capable de faire face à une situation nouvelle, c'est qu'on a pu repérer assez clairement ce qu'elle a de spécifique pour mettre en oeuvre ses propres savoir-faire, et s'il y a lieu, en inventer d'autres.[57]

Écrire pour comprendre, se distancer, cerner la problématique, faire le point, exister, se reconnaître, acquérir une identité, échanger, travailler sur soi, donner à lire, élaborer une pensée, évoluer, se dégager, et peut-être même changer. L'écriture transforme. On n'est plus tout à fait le même qu'avant, et les effets formatifs sont à repérer autant dans le processus de l'écriture que dans son après-coup. Parler de "formation" par le passage par l'écriture, c'est arguer que les bénéfices sont tant au plan du savoir que de la personne. Ainsi l'exprime Robert Lhomme : "L'écriture est donc une aide pour les formateurs : comme toute démarche de résolution de problème, c'est un mode d'apprentissage. La mise à distance de la pratique que provoque l'écriture en facilite l'analyse et renforce la `professionnalité' du formateur. (...) Écrire, c'est, du moins, pour moi, une remarquable méthode de formation professionnelle." On poursuit une pensée propre, on devient sujet de sa propre pratique par le processus de l'écriture, comme l'écrit Mathieu : "Peut-on parler d'autodéveloppement ? C'est aller bien au-delà de l'autoformation. En effet, l'écriture demande, nous l'avons vu, un travail sur soi pour devenir sujet de son discours en particulier, et puisqu'il s'agit d'un discours professionnel, nous pourrions parler de devenir sujet de sa propre pratique.[58]" Le processus serait structurant. Bien des textes écrits dans les suppléments le suggèrent. Celui qui se trouve en grande difficulté d'écriture, qui pense en avoir été exclu, mais qui réalise néanmoins ce passage, - que ce soit un mémoire professionnel, un article ou un même texte produit dans l'espace d'une classe -, voit se transformer l'image qu'il a de lui-même[59]; il a pu "écrire en son nom propre", comme l'énonce Hazebrouck[60]. C'est un formidable développement à la fois de son "soi professionnel" et de son "soi privé".

Suivant quel accueil aura le texte, le risque d'une blessure narcissique est bien entendu possible; elle est d'autant plus douloureuse que le texte est le produit d'un processus intérieur précieux qu'un lecteur extérieur ne perçoit pas toujours. Dans cette écriture - mémoire ou texte - , nous ne pouvons dissocier le produit final du processus d'écriture : cela est peut-être une faiblesse au plan du savoir, mais pas à celui de la formation. Sur le plan du savoir, seul compte en effet le texte, seul il sera jugé. Dans la production de texte où l'expérience est au centre, où la bataille se situe aussi dans le parcours pour y parvenir, le produit est effectivement important, mais le parcours détient une grande part de la richesse.

Une suspicion peut émerger : l'écriture de l'expérience aurait essentiellement des effets formatifs au dépend d'une véritable construction de savoir. Nous ne serions pas dans l'émergence d'un savoir socialisé, mais d'un processus de formation et d'une plus-value éventuelle pour l'action. Il serait trop long de reprendre la question de la construction de savoir à partir de l'expérience, du savoir transmis et transférable[61]. L'écriture de l'expérience permet-elle la construction d'éléments de connaissance ? Je répondrai oui. Il s'agit d'une connaissance liée à l'intelligence clinique, à l'inventivité du quotidien : connaissance du singulier, de la relation et de l'autre. Elle n'est certes pas généralisable en tant que telle. Toute la question repose sur le comment une expérience est transférable?[62] Le ndeg. 113 sur Stratégies d'innovation et de transfert est consacré à cette question[63].

On généralise en effet des dispositifs, des outils. Ce qui, en revanche, n'est pas forcément généralisable, c'est l'effet que ce dispositif ou cet outil produit sur ceux auxquels ils sont destinés : en effet l'avancée revient à leur inventivité mutuelles, mais surtout à l'engagement des professionnels. C'est leur présence à la situation qui influence, une présence qu'on lit dans l'écriture des pratiques, dont on peut nommer l'importance mais qui n'est guère transférable, sinon comme quête énoncée, comme paramètre dont il faut tenir compte. Quand on travaille la question de l'intelligence clinique, on revient toujours sur les termes de présence, d'authenticité, de fiabilité, de confiance. C'est cela qu'exprime l'écriture de l'expérience. Il ne s'agit donc pas d'aller chercher un modèle ailleurs, de penser pouvoir se l'approprier de l'extérieur. C'est un travail de l'intérieur qui peut être soutenu par l'initiative et l'écriture des autres, mais qui est une reconstruction patiente à force d'expérience et d'analyse de celle-ci.

Une émotion est-elle transférable. Les textes de l'expérience émeuvent parfois; ils parlent certes à notre intelligence mais également à nos sentiments, et nous n'avons pas à en rougir. Il n'y a pas ici de coupure entre affect et cognitif. La transmission de l'expérience est bien aussi une transmission d'émotion. Il est difficile de soutenir cela, qui fait réagir plus d'un. Dans les modes de communication actuels, les médias en relatant les faits divers touchent aussi à l'émotion[64], c'est même l'une de leur nécessité. Les émotions sont toujours vécues comme primaires, sans recul critique, étant de l'ordre du fascinatoire ou de l'hypnotique. Nous nous souvenons tous des techniques du discours fasciste, qui parlait aux émotions pour endormir l'esprit critique. Ce n'est évidemment pas sur ce registre que la transmission de l'expérience est entrevue. Pourtant cette dérive est toujours possible. Peut-on passer de l'émotion à la pensée ? Peut-on passer de l'expérience à l'argumentation. ? Oui, il importe que l'écriture de l'expérience entre dans un espace de discussion et d'argumentation, mais il importe aussi de ne pas gommer la part d'affect et d'engagement subjectif. Il ne s'agit pas de rester sur l'émotion, mais de partir d'elle pour tenter de comprendre[65].

Je l'affirme donc, de la connaissance est à l'oeuvre dans l'écriture de l'expérience. Il s'agit de la construction d'un savoir qui en même temps a des effets sur soi et ses compétences. C'est la définition même d'un autre savoir, transformant. Claude Hazebrouck n'a peut-être pas tort lorsqu'elle s'aventure à soutenir : "Si l'écriture sur la pratique devait générer de nouvelles normes, alors seraient créés de nouveaux lieux de faire-valoir social, sortes d'universités-bis ne laissant pas davantage que leurs aînées de place à la pensée individuelle. Si, par contre, ces textes parviennent à s'avérer des écrits de pensée, ne peut-on imaginer que cette pratique modifie bien des choses ? Haut lieu de la validation des compétences intellectuelles, partant, largement, de la reconnaissance sociale, l'université ne serait-elle pas amenée alors à modifier ses propres normes pour offrir à chacun un cadre réellement propice à l'émergence et au développement, non seulement d'un savoir-faire pratique parmi d'autres, mais de sa pensée propre ?[66]"

Cette construction d'une communauté d'idées efface quelque peu le nom de l'auteur. Dans les suppléments, le phénomène est accentué par le fait que ceux qui ont écrit l'ont souvent fait qu'une seule fois. Ils ont contribué à la mise en patrimoine, ont signé en leur nom, mais ne se sont pour la plupart pas fait un nom comme y parvienne parfois les théoriciens qui renouvellent leur geste d'écrire. Je ne sais s'il faut le déplorer ou si nous tenons là une spécificité de l'écriture des pratiques.

 

III. L'écriture de l'expérience et sa réception

Il n'y a pas de théorie de l'écriture de l'expérience, sans une théorie de la lecture. Un texte a seulement un statut de savoir, s'il est mis en circulation dans une communauté de lecteurs qui s'y réfèrent, s'il entre dans un échange, se met à exister dans le texte des autres. Si les articles des suppléments permettent de réfléchir à l'écriture des pratiques comme construction de connaissance ou comme processus de formation, ils possèdent un atout supplémentaire, celui de donner à comprendre comment de tels textes ont été réceptionnés. Il n'y a pas de théorie de l'écriture sans une théorie de la réception.

Écriture publique

Oser écrire est un acte de courage, parce que l'on craint pour soi. Peur du jugement : on ne nous ratera pas. Peu semblent échapper à l'angoisse d'écrire, à la peur de sortir du silence. Chez les professionnels qui s'engagent au titre de leur pratique, je rencontre très souvent peur et angoisse. Ils les éprouvent et parfois renoncent à publier. La publication est un risque, d'autant plus grand que les professionnels écrivent peu et qu'en prenant la plume ils se singularisent. J'ai travaillé avec eux leurs craintes de passer à l'écriture publique, avant même qu'ils ne s'y risquent. Quand j'ai posé la question de savoir s'ils accepteraient d'être publiés, la réponse fut non. L'un des principaux obstacles était : "Mais que diraient les collègues". Il y avait, en Suisse, la peur du jugement des collègues, pas tellement sur ce qu'on aurait écrit, mais davantage sur le fait qu'on aurait osé prendre la plume : "Mais pour qui te prends-tu pour oser écrire ?" Ce qui signifie : "Tu te prends pour quelqu'un d'important". L'écriture individualise là où il règne tout de même une normativité qui rend périlleux de se rendre visible, c'est-à-dire différent. Cela fait moins peur d'être lus par ceux que l'on ne connaît pas, mais on redoute ceux avec qui on travaille. Est-ce là dramatisation du pouvoir du collègue, ou une part de cette crainte a-t-elle une juste raison ? Des événements rapportés inciteraient à penser que ce ne sont pas que des fantasmes, même si peut-être court quelque exagération. Oser écrire ferait parfois prendre un risque appréciable et on semblerait le payer cher à certaines occasions dans la quotidienneté des rapports de travail.

Mais existent bien d'autres craintes, dont celle d'être banal ou de n'être pas assez théorique; crainte du lecteur qui se reconnaîtrait dans le texte; inquiétude face aux autres de l'intervention qui pourraient en être froissés ou - on hésite - contents. Il y aurait ... Mais je m'arrête là. Ces quelques réactions touchent au jugement du lecteur et du risque pris par l'auteur.

Les textes de praticiens avec lesquels je travaille n'ont pas été publiés, il m'a donc été impossible de saisir comment ils auraient été lus. Les auteurs des articles du supplément ont eux publié, ils ont franchi le pas, un lieu d'édition les y autorisait. Leurs textes ont trouvé, ou pas, leurs lecteurs, ont provoqué des réactions, du silence ou de la reconnaissance. Les craintes de ceux qui en étaient encore à esquisser l'idée d'une publication, sont-elle justifiées ou amplifiées ? Très certainement, les deux à la fois. Ce risque pris, je l'ai évidemment retrouvé dans plusieurs des articles, en voici quelques exemples. Lorsque Manon Trincas écrit : "S'ils jugent souvent intéressant d'acquérir ainsi un point de vue critique sur la formation elle-même et sur l'évolution de leur carrière, ils éprouvent en même temps, et tout aussi souvent, le sentiment d'un danger imminent auquel cette écriture les expose : subir l'incompréhension de leurs inspecteurs, être coupable de dire `du mal', c'est-à-dire de critiquer au sens péjoratif du terme une fonction ou un métier auquel ils sont pourtant attachés". Ou Danièle Suc : "Mais tout écrit encourt le jugement, et pour le professeur technicien qui écrit, les risques à ce que j'ai pu comprendre, sont de plusieurs ordres : être jugé par ses lecteurs (...), n'être pas lu du tout, et avoir travaillé pour rien. (...) Écrire, c'est perdre du temps, c'est aussi, faute d'une habileté particulière en la matière, se faire avoir par des gens qui n'ont pas la vraie compétence technique mais qui, disposant de quelques bribes de pouvoir, peuvent décider de votre avenir.[67]"

En passant à la publication, les auteurs des articles du supplément ont réalisé un acte social, important en terme de reconnaissance dans la circulation du savoir. Certes cette publication ne s'adresse encore qu'aux abonnés Éducation nationale, AFPA ou EDF/GDF, ce qui est déjà appréciable mais dommage tout de même. Ils ne sont pas lisibles par tous, comme les autres textes de la revue Éducation permanente. Si nous ne sommes plus dans une écriture intime mais déjà dans une communauté de lecteurs, nous ne sommes pas encore dans une écriture qui entre dans une libre circulation des idées entre des personnes de tout bord.

Réception

Alors, quelle réception pour ces textes ? Hans Robert Jauss, qui travaille sur une herméneutique de la réception[68], affirme que les textes doivent être à la fois dans la familiarité et la défamiliarité. Ils sont à la fois attendus, mais provoquent des ruptures, déroutent l'attente. Ricoeur l'écrit également : "L'auteur qui respecte le plus son lecteur n'est pas celui qui le gratifie au prix le plus bas; c'est celui qui lui laisse le plus de champ pour déployer le jeu contrasté qu'on vient de dire. Il n'atteint son lecteur que si, d'une part, il partage avec lui un répertoire du familier, quant au genre littéraire, au thème, au contexte social, voire historique; et si d'autre part, il pratique une stratégie de défamiliarisation par rapport à toutes les normes que la lecture croit pouvoir aisément reconnaître et adopter.[69]". L'auteur donne une place au lecteur; son texte n'est pas refermé sur lui-même, il laisse possibles plusieurs interprétations, il engage surtout un travail où se constitue un "répertoire du familier" et s'actualise une "stratégie de défamiliarisation". L'activité psychique est enclenchée, loin de la fascination bouche bée. Le texte questionne. Il n'est pas trop loin de ce que le lecteur peut recevoir, mais il déroge à son "horizon d'attente "et le surprend.

La réception de l'écriture de l'expérience va se transformer au fil du temps. Il importe donc de la comprendre aujourd'hui, dans ce temps pionnier. Ce mouvement échouera peut-être, parce que cette écriture sera affaiblie par d'autres enjeux ou qu'elle n'a pas véritablement de pertinence et que mes analyses sont inexactes. Ou le mouvement se transformera parce qu'une plus grande familiarité en naîtra qui entraînera une autre réception. Quelle est mon hypothèse ou mon espoir ? Plus nombreux de tels textes existeront - avec les récits qui est le mode d'écriture que je privilégie - davantage on osera écrire, et davantage ce type de transmission prendra sa place dans la circulation des savoirs.

"Dans la mesure où écrire, c'est s'arracher à l'impossibilité, où écrire devient possible, écrire assume alors les caractères de l'exigence de lire, et l'écrivain devient l'intimité naissante du lecteur encore infiniment futur."[70], écrit Blanchot. La valeur de l'écriture de l'expérience trouve donc sa mesure dans la lecture. Si l'écriture peut avoir un effet sur un auteur, elle devrait en avoir un sur le lecteur. La validité de l'espace scripturaire de l'expérience dépendra en grande partie de sa réception. Qu'en retient un lecteur ? Qu'en reconstruit-il ? A nouveau est posée la question de la connaissance retirée : quel effet peuvent avoir de tels textes sur tout lecteur ? L'effet varie-t-il suivant la qualité du lecteur : professionnel chevronné ou débutant ? "C'est seulement dans la lecture que le dynamisme de configuration achève son parcours. Et c'est au-delà de la lecture, dans l'action effective, instruite par les oeuvres reçues, que la configuration du texte se transmute en refiguration.", affirme Ricoeur[71].

On ne peut parler de l'efficacité de l'écriture de l'expérience sans une phénoménologie et esthétique de la lecture. "L'oeuvre retrouve ainsi son inquiétude, la richesse de son indigence, l'insécurité de son vide, tandis que la lecture s'unissant à cette inquiétude et épousant cette indigence, devient ce qui ressemble au désir, l'angoisse et la légèreté d'un mouvement de passion.", ainsi que l'écrit Blanchot[72] à propos du roman. Est-il exagéré de croire qu'il en va de même pour la lecture de l'expérience ?

Lecteurs horizontaux

Nous avons d'abord et surtout à faire avec la lecture des autres professionnels. Un professionnel accepte-t-il facilement d'apprendre d'un autre professionnel, et non pas d'un théoricien ? Lorsque l'auteur est un autre praticien, comment va-t-il le lire ? J'ai un doute sur la générosité de cette lecture. On cherche surtout à prendre en faillite l'auteur du texte plutôt qu'à dialoguer avec lui, plutôt qu'à apprendre de lui. Apprendre d'un pair n'est pas chose aisée, comme si on ne le tenait pas comme potentiellement créateur d'un savoir transmissible. On a souvent une lecture qui porte jugement, qui entre en rivalité de savoir. Apprendre de l'autre à travers ce qu'il a écrit, accepter ses imperfections aussi, s'avère tout un programme. Un pas de plus est à faire pour apprendre de l'autre pair et non pas seulement du théoricien dont on idéalise le savoir mais que l'on conteste aussi plus facilement, auquel on peut résister, qui nous met en danger mais peut-être moins que celui qui nous est proche. Cela donne à réfléchir sur la manière de lire chez les professionnels. J'ai osé un jour affirmer que, peut-être, certains enseignants avaient un drôle de rapport à la lecture, avec une conception particulière du rôle du texte, cela resterait à travailler. Pierre Delcambre évoque cette difficulté de la lecture lorsque dans l'espace d'une institution, il a sollicité l'écriture mais également la lecture : "Je voudrais d'abord revenir sur la `lecture des autres'. Si chacun attendait un retour, l'obligation de lire tous les textes des autres a été somme toute la chose la plus difficile à réaliser pratiquement (...) En particulier, dès lors qu'il ne s'agit pas de lire pour `décoder' et agir, `répondre' .... mais de lire pour se faire une opinion (ce dont le terme s'informer rend mal compte). Pour permettre cette lecture, il faut en effet un temps et un espace protégés, la possibilité de se concentrer. Mais le cadre spatio-temporel n'est pas tout : lire pour se faire une opinion est une compétence rare, et s'y essayer est fatiguant et risqué humainement. Il est notamment difficile de lire sans se faire une opinion immédiate (différer le jugement); et si l'on pratique la suspension de jugement, il est difficile de suivre un texte de dix pages dans sa cohérence relative et de s'obliger à se faire quand même, au bout du compte, une opinion.[73]"

Un travail pareil à celui de l'écoute serait peut-être à réaliser par rapport à la lecture. Être capable d'écouter l'autre dans sa différence, comme être capable d'écouter un texte, pour le reprendre et le poursuivre. On pourrait requérir du professionnel une démarche clinique de lecture, au même titre qu'une démarche clinique face à un groupe, une personne ou une institution. C'est-à-dire qu'il puisse tenir une position à la fois d'implication et de distance, de jeu avec le texte et d'acceptation du texte : au fond une manière de se positionner face au texte et à l'autre qui serait semblable malgré les objets différents.

Quelle estime les professionnels ont-ils donc pour les suppléments d'Éducation permanente ? Bien des textes parlent de contribution à l'identité professionnelle, de construction d'une communauté de pensée. Quelle place leur réserve-t-on effectivement dans la circulation des savoirs des métiers de la formation ? Autant de questions, autant de réponses. On peut supposer que cela va de l'ignorance à la reconnaissance, de l'importance à la mésestime. Il reste à l'éprouver.

L'écriture de l'expérience mérite qu'on la discute, qu'on la critique, qu'elle devienne objet de parole plus que de jugement de valeur. Objet d'échange, pendant et après l'écriture. Si on veut qu'elle rebondisse, produise des effets, dépasse notre lecture silencieuse, il lui faut des espaces de discussion, des espaces contradictoires d'échange. C'est ainsi qu'elle échappera à la critique d'être incontestable puisqu'un seul l'a vécue; c'est ainsi qu'elle sera prise en compte comme savoir socialisé. L'écriture de l'expérience exige des dispositifs pour qu'elle puisse advenir, elle exigerait aussi des dispositifs pour sa lecture. C'est ce qu'a bien compris Pierre Delcambre acceptant d'accompagner une équipe dans sa recherche d'écriture comme à la recherche d'un espace de discussion. L'écriture de l'expérience aurait à inaugurer des dialogues, des échanges, des occasions publiques où on apprend à parler autour, à confronter l'émotion et le savoir des choses et de gens.

Lecteurs hiérarchiques

On écrit en son nom propre, néanmoins nos métiers s'exercent dans une institution, nos pratiques s'y inscrivent. Nous avons une hiérarchie, comment va-t-elle lire les textes produits ? Comment les accueille-t-elle, les reconnaît-elle ? Valorisation ou mépris, estime ou silence, reconnaissance ou représailles ? Un prix est-il à payer ou pas ? Un hiérarchique a parfois de la difficulté à reconnaître qu'un "subalterne" s'approprie l'écriture et donc un peu de pouvoir; est-ce même tolérable car cela peut être ressenti comme une mise en danger de ses propres compétences. Reconnaître le savoir des autres est souvent dangereux.

Mes questions pour ce lecteur hiérarchique seraient : qu'a-t-il appris de ces textes ? Lui ont-ils parfois servi dans ses décisions, dans sa lecture de la réalité, dans la compréhension des difficultés rencontrées sur le terrain ? Cette écriture de l'expérience ne suit pas forcément les directives, elle n'idéalise pas, est critique, suggère une réalité autre que celle existant sur le papier. Comment a-t-elle été entendue ? Il serait regrettable que les décideurs favorisent l'émergence d'une telle écriture et qu'elle ne contribue pas un tant soit peu à leur propre formation, au moins à leur information, à leur propre intelligence des choses, même si leurs impératifs les entraînent ailleurs. Souvent, je me suis prise à penser : "Ce texte écrit dans la formation continue devrait être entendu par ceux qui oeuvrent dans la formation initiale ?" Vaste débat. Je ne prétends pas que l'écriture résolve les clivages, les luttes de territoire, les logiques antagonistes. Non, je ne l'espère pas, sauf que je me révolte souvent, et persiste à ne pas vouloir m'arrêter à l'image d'un humain qui doit en passer, pour exister, par ces différences statufiée en symbole d'une identité qui prend un autre pour ennemi et en tire sa légitimité.

Ce sont mes questions d'aujourd'hui. Je demeure persuadée qu'existe tous les cas de figures, que les réactions ne sont pas tranchées d'un côté ou de l'autre. Quand on écrit, comme quand on travaille, il n'y a pas ou peu de reconnaissance symbolique et on en souffre[74]. La plupart du temps, on obtient un silence, l'inventivité de l'un faisant de l'ombre à l'autre. Parfois une générosité dans la reconnaissance manque, elle a ses raisons. Si de tels textes ne deviennent cependant pas monnaie d'échange, on peut se sentir piégé d'avoir écrit, même si on peut estimer que le processus d'écriture a été valorisation de soi, qu'avoir écrit est déjà un défi réussi, et que cela suffit. L'écriture est un précieux outil, elle a aussi ses perversités.

Moi lectrice

J'aurais pu lire ces articles en tant qu'universitaire et estimer leur différence d'avec des textes reconnus dans ce milieu. J'ai préféré réagir en tant que lectrice subjective. J'y ai appris le courage, certaines valeurs, une reconnaissance, un respect, une nécessité d'inventer, une confiance dans l'humain, l'importance d'une communauté qui ne se referme pas sur un même. J'y ai trouvé, comme Ricoeur l'écrit, une provocation à l'action, un désir d'initiative, une mise en mouvement du penser, de l'agir, du réfléchir et de l'écrire. En ai-je retiré du savoir en tant que tel ? Pour retirer du savoir d'un texte - n'importe lequel -, il faut le travailler, et le temps m'a manqué pour les reprendre. J'en ai retiré des fragments que j'ai envie de lire à des étudiants, des phrases que j'aurai nécessité de citer. Ce sont des éléments qui montrent l'efficience d'un savoir, puisqu'on souhaite faire revivre ces textes et que d'autres prennent courage d'être intelligents là où ils se trouvent, sans croire à une méthode, une bonne manière de faire. L'écriture de l'expérience n'est pas à prendre sur le registre du conseil, ni comme exemple, mode de faire ou recette.

La lecture des textes du supplément Éducation permanent m'a intéressée, car elle m'a obligée de me déplacer sur d'autres terrains que le mien. J'ai appris des autres configurations professionnelles. Un tel intérêt est-il partagé ? Un professionnel lira-t-il un texte qui n'appartient pas à son milieu. Existe parfois - je le sens chez les étudiants, surtout ceux en formation initiale - une fermeture identitaire à tout ce qui n'est pas lié à l'enseignement, alors que justement, aller chercher ailleurs permet d'autant mieux de revenir et de décrypter autrement ce qui s'y passe, de relativiser, de faire la différence. Je crois beaucoup au décloisonnement des professions. En apprenant d'un autre métier, on transfère, on différencie, on mesure autrement. Il me semble que les métiers de l'humain, comme je les appelle, auraient intérêt à faire passer leur savoir, à s'intéresser aux autres, et à ne pas rester enfermés dans leur logique, leur technique, se croyant uniques dans les problèmes rencontrés.

Ce problème est-il peut-être plus aigu dans la formation initiale qu'en formation des adultes où se côtoient, dans la revue d'Éducation permanente par exemple, des textes où on passe de l'entreprise aux soins infirmiers, de la formation de formateur à la classe. On trouve, dans les suppléments, des textes qui parlent autant des profs du technique que de sport, des jeunes au chômage que des établissements, de la mine que de l'enseignement. Bien entendu nous avons les suppléments AFPA et ceux EDF/GDF, ce qui délimite les territoires. Tous les textes d'une profession, surtout ceux qui ont trait à la technique, ne sont certainement pas bénéfiques à une autre profession; mais certains d'entre eux, oui, j'en demeure persuadée. Les formateurs se trouvent, malgré leur public spécifique, confrontés à des questions identiques. Ils peuvent apprendre de l'autre et de la différence. Les lecteurs des suppléments ont-ils lu ce qui ne les concernaient pas directement ou n'ont-ils été rechercher que ce qui relevait de leur horizon ? Si mon intérêt a été vif, je ne sais donc pas s'il est partagé.

Mémoire

Quand n'existe pas de narrativité qui structure l'expérience, il n'y a pas de mémoire, donc une mauvaise articulation entre passé et futur. L'écriture de l'expérience semble permettre l'intégration du passé dans le présent, et de ce fait inaugurer un possible futur. Benjamin l'exprime ainsi : "La mémoire établit la chaîne de la tradition qui transmet le passé de génération en génération.[75]" Cette mémoire de l'expérience, nous l'avons jusqu'ici souvent perdue, comme le souligne Odette et Michel Neumayer : "La mise en patrimoine pourrait être un des horizons dans lesquels inscrire l'analyse du travail.(...) Tout ce savoir reste informulé. D'une année sur l'autre, de l'expérience se perd. On ne retrouve pas trace d'une mise en mots. (...) Il n'y a pas volonté affirmée de contribuer à la fabrication d'une mémoire. (...) La transmission d'un héritage pourrait ouvrir à l'analyse des pratiques une perspective anthropologique et historique, renvoyant aux notions de succession et de filiation, impliquant une idée d'accumulation de richesses pour soi et pour d'autres.[76]"

Je ne connais certes pas la littérature des métiers; je suis certainement ignorante de beaucoup d'ouvrages écrits par des artisans qui relatent l'intelligence de leur pratique. Il doit exister une tradition dans chaque métier, que je souhaiterais restituer comme historienne. Danièle Suc l'évoque : "Si l'on est soutenu par la croyance qu'un progrès de l'humanité peut naître d'un développement du savoir éclairé par la raison, le recueil et la diffusion de tout savoir s'imposent. Écrire, pour dire comment l'on fait, c'est transmettre; c'est aussi participer au trésor commun de l'humanité. L'écriture, avec ses risques en tous genres, est un moment de lutte. Mais la conviction et la fierté d'être utile, de forcer le silence imposé par le mépris antique du travail servile étaient assez fortes au temps des lumières pour que les hommes de l'art s'y tiennent. La situation des professeurs d'aujourd'hui, n'est-elle pas, par certains côtés, semblable ?[77]"

Nous ne pouvons savoir ce que les historiens feront de ce patrimoine publié par la revue Éducation permanente. Nous savons que désormais cette écriture ne peut totalement disparaître comme tant d'écritures de praticiens, elle est en bibliothèque. C'est l'une des contribution majeure de cette initiative. Quelle place les lecteurs de demain lui réserveront-ils ? Lui seront-ils reconnaissants d'avoir ainsi constitué une mémoire pour leur présent, ou malgré tout l'oublieront-ils comme tant de livres ? Nous oeuvrons dans le présent, responsable de celui-ci. Le futur ne nous appartient pas, et c'est, l'acceptant, que nous pouvons transmettre notre héritage.

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