PLAISIR ET REFUS D'APPRENDRE, JOIE ET VIOLENCE D'ENSEIGNER : RESPONSABILITÉS D'AUJOURD'HUI[1]

Mireille Cifali

 

André Perrenoud m'a demandé de vous parler du lieu de ma spécialité, la psychanalyse. Il avait déjà, deux ans auparavant, pris le risque d'inviter le sociologue, Philippe Perrenoud. Je suis presque rassurée : d'un sociologue à une psychanalyste, il y a qu'un pas à faire ... Je ne suis pas uniquement psychanalyste clinicienne. Professeur d'Université dans une Section des Sciences de l'Éducation, je travaille avec d'autres métiers - éducateurs, enseignants, pédagogues, assistants sociaux, médecins, soignants - pour tenter de comprendre avec eux la partie de leur métier qui échappe à leurs techniques et concerne la relation à l'autre : ils éprouvent en effet parfois du désarroi lorsqu'ils voient poindre rejet, amour, haine, violence ou incapacité de parler.

Je travaille donc avec d'autres métiers sans leur appartenir. Comme aujourd'hui. Mes souvenirs de catéchisme remontent aux années soixante, à la Chaux-de-Fonds. La seule image qui me reste vraiment est celle d'une photo où nous étions tous en robe de bure, puisqu'à l'époque on souhaitait atténuer les différences sociales. J'ai rencontré par la suite d'autres personnes, comme l'historien jésuite Michel de Certeau, qui m'a permis de progresser avec lui sans m'imposer son propre rapport à Dieu ou sa foi. J'en ai conservé une foi dans l'humain.

Avec le titre de la conférence, vous avez compris que je tiens à jongler avec des mots en opposition: plaisir et refus, joie et violence. Nous allons tourner autour d'eux. Je n'ai pas de plan défini. Sauf à dire que je tenterai de comprendre pourquoi nous avons tant d'espoirs, d'idéaux, de désirs, et en quoi ils se confrontent à leurs envers; que j'évoquerai la difficulté éprouvée à transmettre notre expérience et sur quoi porter notre attention pour ne pas créer ce que nous redoutions; que j'aborderai également l'humanisme qui fait unanimité dans les mots alors que dans nos actes ....; et que j'interrogerai notre rapport à l'autre, avec ses émergences négatives - violence, mort, souffrance, maladie - dont nous ne pouvons humainement nous défaire.

Le meilleur et le pire

Je pense que vous, comme d'autres, avez en votre esprit et votre coeur, des mots positifs qui vous émerveillent ou vous émotionnent - tolérance, altruisme, respect de l'autre, compréhension, sollicitude -, qui sont les mots de la vie, de l'amour, de la tendresse, de l'acceptation des différences ... Ce sont nos idéaux. Depuis des générations, depuis peut-être les débuts de la civilisation, ces mots font vivre. Ceux qui entrent dans un métier de l'humain se promettent à leur tour de les conjuguer; on vient à l'enseignement pour l'amour des enfants, on choisit de soigner pour le soulagement des souffrances. Ces mots de solidarité sont le creuset de l'humanisme, qu'on souhaite que tout un chacun accepte, comprenne, fasse sien, vive dans la conjugaison de leurs existences et de leurs gestes quotidiens. Nous avons maints témoignages du courage d'être ainsi homme ou femme.

Ces mots sont cependant accolés à d'autres, qui en sont comme le miroir négatif. A l'amour correspond la haine; à l'altruisme, le rejet de l'autre; à la tolérance, le fanatisme; à la tendresse, l'agressivité; à la solidarité, l'égoïsme. On aimerait se dire que ce mal n'appartient à l'humanité que comme déviation ou pathologie. Des philosophes, des psychanalystes ont cependant affirmé qu'un humain est fait des uns et des autres. Nous sommes capables du pire et du meilleur[2]; le pire n'est pas à l'extérieur de moi mais en nous. Existent des circonstances historiques qui font sortir en soi le meilleur; existent des circonstances historiques qui révèlent en soi le pire.

Dans notre quotidienneté, nous sommes parfois jaloux, parfois agressifs, nous avons de la peine à accepter un autre sur notre territoire, même si nous avons des mots d'amour dans le coeur. Les mots ne nous protègent pas de nos bassesses. Vous qui appartenez à une tradition d'amour, considérez un instant votre quotidienneté et voyez si vos gestes se situent toujours dans ce registre; ne vous effrayez cependant pas de découvrir vos mesquineries. Par exemple, entre pasteurs, entre églises, entre paroisse d'ici et paroisse de là, simplement à dix km de distance, voilà que s'élève non pas l'altruisme mais la "rivalité" de qui va obtenir victoire sur l'autre. Nous attestons continuellement de notre difficulté à vivre avec un autre légèrement différent, qui ne s'y prend pas comme soi et qu'on juge presque immédiatement.

Un humain est à la fois amour et haine, violence et tendresse. Si j'accepte ma potentialité d'être égoïste, agressif, destructeur, si je sais ne pas vouloir toujours le bien de l'autre, avoir envie de le maîtriser, être réjoui par le pouvoir pris sur lui; si j'accepte comme miens ces sentiments qui sont à l'opposé de ce que je voudrais être, je serai probablement capable de les reconnaître et d'être ainsi moins nocif : un autre en devient beaucoup moins dangereux pour nous. Il importe ainsi de ne pas nier l'autre versant, qui nous rend honteux. Le clivage entre le bien et le mal est même dangereux, auquel beaucoup de communautés sectaires font recours : "Le mal, ce n'est pas moi mais l'autre; je suis le bien, le bon et le meilleur. Je dois me défendre d'un autre en tant qu'ennemi personnifiant le mal." On projette à l'extérieur ce qui est en fait à l'intérieur.

Quand, dans notre modernité, on affirme qu'un humanisme de mots est leurrant et qu'il y a d'humanisme effectif que dans notre quotidienneté, cela implique de comprendre nos tensions entre force de vie et force de mort, et le fait qu'un autre est toujours susceptible de nous mettre en danger. Notre quotidienneté impose alors que nous nous bagarrions pour que l'emportent les forces de vie et non les forces de destruction. Quand on n'a pas renoncé à dire : "Moi jamais je n'éprouve une once d'agressivité", on risque de l'être sans le savoir, ne pas entendre la violence de notre douceur. J'ai toujours cette image d'une enseignante qui, par rapport à un enfant faiseur de bêtises, lui susurrait "mon petit chéri" avec des yeux de haine. Elle devait certainement affirmer que jamais elle n'était colère.

L'autre n'est-il pas d'abord notre ami, direz-vous ? Notre rapport à lui est douloureux[3]. L'autre nous met en danger par sa présence, il pourrait prendre notre place, nous faire sentir que nous ne sommes pas aussi merveilleux qu'on l'espère; on le suppose plus beau, plus créateur que soi; une telle comparaison nous contraint à nous défendre de lui. Plus nous éprouvons une souffrance intérieure, plus nous ne savons pas qui nous sommes, déplacés, dans l'angoisse, et plus un autre est susceptible d'être dangereux, de qui nous nous protégerons par son rejet, son infériorisation, son jugement. Ces mécanismes-là, qui expliquent en partie le racisme, sont en chacun.

Nous acceptons difficilement un autre dans sa différence : par exemple un incroyant, un fanatique; nous comprenons mal celui qui fut poussé à tuer ou celui qui refuse ce à quoi on croit; nous sommes continuellement tentés de rejeter ce qui nous est le plus extérieur. Dans la rencontre humaine, l'intéressant n'est pourtant pas de converser avec un même mais un différent. Bien entendu si nous étions tous les mêmes, il n'y aurait pas de conflit. Certains rêvent qu'une idéologie puisse nous faire penser de la même manière. Dans une communauté humaine, si nous étions tous pareils, ce serait au contraire terrible. Le fait que nous soyons différents est le prix à payer de notre liberté, de la juste résistance des humains. Nous ne pouvons les contraindre à être ce qu'on veut qu'ils soient, même pour leur bien. C'est une de nos impuissances en éducation, très certainement aussi pour le pastorat; on veut le bien d'un autre mais il n'en veut pas.

Déception

Tous les métiers ont des idéaux et travaillent avec des êtres vivants qui n'y correspondent pas. Quand on est soignant - et même si on est un émérite professionnel à hautes compétences -, on se confronte toujours à quelqu'un qui met en déroute notre conception du meilleur. Je travaille parfois dans les hôpitaux. Quand, par exemple, une personne a une maladie grave - mortelle -, il serait mieux qu'elle puisse parler, exprimer, partager son angoisse intérieure, poser des questions; qu'avec elle on puisse aborder la mort prochaine, la question du sens de la vie, enfin l'essentiel. Et voilà des soignants qui se confrontent à des êtres - généralement des hommes, la soixantaine ou plus - qui sont mal à l'intérieur mais se taisent, se renferment, acceptant tout juste de parler de la pluie et du beau temps. Les soignants peuvent être agacés par ces êtres incapables d'exprimer et partager leurs sentiments intérieurs. Ils éprouvent de la déception parce que ces malades dérogent à la bonne manière de mourir. Un professionnel entre alors avec toutes ses bonnes intentions dans quelque chose qui ressemble davantage à de la violence et du rejet. Nous pardonnons mal à un autre de nous décevoir, et voulons alors à tout prix le transformer selon notre norme du bien.

Si vous êtes enseignant, vous avez envie de transmettre votre savoir à quelqu'un qui éprouvera du bonheur à vous écouter, avec un désir de se l'approprier. On aimerait rencontrer des êtres vifs, curieux, actifs, beaux, intelligents, créateurs, qui nous aiment et nous apportent des gratifications narcissiques. On va rencontrer des êtres qui sont en conflit avec nous. Alors qu'on les postule ayant le goût du savoir, ils n'en veulent rien. Si nous n'avons pas interrogé notre idéalité, pas accepté qu'elle n'existe pas dans les faits, qu'elle peut certes être la nôtre mais pas forcément la leur, on va immanquablement être pris dans la violence. Si on a clivé le bien et le mal, si nous ne savons pas que nous sommes aussi des êtres de silence, de refus, de fuite, alors on ne va pas comprendre l'autre en face.

Quels sont vos idéaux que malmènent ceux que vous rencontrez ? Vous vous êtes construit des repères, une manière de penser le sens de votre vie, vous avez envie de transmettre cela à travers le texte de la Bible à des êtres en formation pour qu'ils s'y repèrent. De tous les temps, un être a nécessité de répondre aux questions du : "Qu'est-ce que vivre et mourir, qu'est-ce que je fais, qui suis-je ?" Vous avez construit vos propres repères à travers un texte magnifique, la Bible; vous aimeriez transmettre vos croyances, votre essentialité qui fait votre vie de hautes luttes, avec vos mots, vos convictions, votre manière d'avoir octroyé du sens, et vous vous dites peut-être : "Merveilleux, je vais pouvoir donner la bonne parole à ceux qui en sont privés; facile, puisque c'est pour moi tellement essentiel; je vais témoigner simplement, cela fera effet." Avec vos bonnes intentions, avec tout ce que vous avez construit, vous rencontrez des êtres qui vont vous regarder comme si vous tombiez de la lune en vous rétorquant : "Mais qu'est-ce qu'il me raconte, il me barbe, j'en ai marre, je suis là pour quoi, ça ne me parle pas, et puis la guerre, et puis le mal, et puis votre Dieu qu'est-ce qu'il fait ? Moi j'y crois pas".

Confrontés à des révoltes, des questions dérangeantes, qu'allez-vous faire? Si vous restez collés à ce que vous avez construit par vous-même et dans une tradition, vous ne supporterez certainement guère une égratignure de vos croyances. Peut-être vous vous fâcherez; ou peut-être vous ne vous fâcherez pas, mais vous allez être blessés, et dire : "Mais ces jeunes, ces adolescents ils ne sont plus comme ils étaient dans le temps, la jeunesse est en déroute; avant je pouvais dire ma parole, ils écoutaient, se tenaient tranquilles, ne me posaient pas de questions complètement saugrenues. C'est la faute à la télévision, notre XXème siècle s'achève dans une déroute, que va-t-il nous arriver après ?" On risque d'entrer en déception, en catastrophisme, on regrette les années passées et juge les années présentes.

Transmettre

Transmettre notre expérience est malaisé. Quand nous grandissons, quand nous vieillissons, nous avons à refaire le chemin qui permet de construire nos propres repères. Les repères de ceux qui sont venus avant sont précieux et indispensables, mais ne suffisent pas à construire les nôtres. Impuissance de l'éducation : à chaque génération, tout est à recommencer; on reprend les mêmes expériences avec douleurs et échecs. C'est toute la souffrance des parents qui savent combien ils ont parfois peiné dans leur jeunesse et se disent: "Je vais faire différemment de ce que j'ai vécu, donner tout ce que je n'ai pas eu et évidemment je vais réussir l'éducation de mes enfants". Même avec ces bonnes intentions, - heureusement qu'elles sont là -, on s'aperçoit qu'un enfant va surgir ailleurs et qu'il va, malgré tout, être en reproche, même si nous avons fait tout ce qu'il fallait pour que cela ne se passe pas. Votre expérience à vous n'a pas permis à votre enfant d'en bénéficier totalement. Au contraire parfois, vous qui êtes dans une recherche d'amour, il va en prendre le contre-pied.

Éduquer, grandir, signifient faire ses expériences, construire ses propres repères. Si vous n'avez pas compris cela, qu'il vous a déçu, vous allez le rejeter, n'être plus là, être en opposition, proférer des paroles de jugement, qui assassinent psychiquement : "Tu es bête", "Tu n'arriveras pas dans la vie", "Je ne te reconnais pas comme ma fille ou mon fils", "Tu ne me ressembles pas", "Tu es à l'envers de ce que je veux que tu sois", "Tu me déçois". La relation éducative se rompt. Si nous savons en revanche que notre expérience aide avant tout à accompagner ceux qui viennent après nous dans leur propre expérience, en restant fiables, présents, authentiques, en les accompagnant jusque dans leurs expériences extrêmes, à ce moment-là nous tenons notre rôle avec responsabilité. Il ne nous revient pas de pouvoir épargner à nos enfants toute souffrance, mais de faire en sorte que leurs expériences ne deviennent pas destructives pour eux.

Ce qui nous permet de nous repérer, ce ne sont pas des solutions toutes faites, mais le partage de notre humanité, avec des résonances sur le "qui suis-je ?", "qu'est-ce que je fais ?", "quels repérages pour mon lien aux autres ?". Il s'agit de retrouver le sens de ce qui est et ne pas s'arrêter seulement au texte. Souvent dans mes cours, des pasteurs disent avoir l'impression de parler le même langage que moi. On parle en effet un même langage parfois. Le texte de la Bible contient une richesse d'expériences humaines, une richesse de repérage. A chaque fois, la transmission ne concerne pas le texte en lui-même, mais son sens qui nous transporte au coeur des éternelles questions auxquelles butte tout humain : le rapport à l'autre, l'éthique d'une vie, la spiritualité, la capacité à juguler le pire en soi, la souffrance et le mal. Le sens du texte nous livre l'expérience d'anciens qui interrogent notre présent. A travers lui, on touche au présent d'une vie dans la mesure où on situe ce texte dans son histoire, dans son devenir et dans sa relativité. A vous, d'en transmettre la richesse et aussi les limites. Transmettre le texte de la Bible ne peut plus être de l'ordre d'une imposition, du "c'est comme ça et tu dois le croire", qui conduit à une spiritualité à risque. Le texte de la Bible a à être questionné par ceux qui vivent dans nos circonstances historiques actuelles. L'adulte n'est alors pas celui qui a réponse à tout, efface les contradictions pour n'être pas pris en flagrant délit de non-savoir, qui répond n'importe quoi pour s'en sortir, mais celui qui se met à dialoguer et marque ses doutes, rend visible ce reste mystérieux, auquel les religions ont tenté de répondre. Certes, j'envisage le travail sur le texte de la Bible comme j'envisagerai un travail sur les autres oeuvres d'art que les temps passés nous ont léguées : philosophie, fiction qui toutes cherchent à soulever quelques énigmes humaines et tracent le champ de notre spiritualité.

Simplement il faut, pour faire rencontre, accepter leurs questions et non pas les refuser. Le texte de la Bible contient des histoires qui nous permettent de d'appréhender le bien et le mal, l'amour et la haine en partant de cette révolte, de ce "Je ne sais pas pourquoi je suis là, de toute façon ce sont mes parents qui m'ont imposé de venir, alors j'y suis parce que je dois y être, je n'en ai pas vraiment envie".

Résistance

Vous dites probablement vous aussi de nos élèves qu'ils sont démotivés, n'ont plus le goût du savoir. C'est de leur faute. A ce jeu-là, il y a toujours un coupable, et le coupable ce n'est pas moi, c'est l'autre. La délégation de responsabilités est un de nos mécanismes psychiques les mieux rodés, qui fait qu'on se déleste de notre responsabilité. S'il refuse les mathématiques, c'est qu'il n'est pas de bonne volonté ou n'est pas né sous une bonne étoile, etc., mais c'est lui. Nous avons à comprendre que dans une situation nous sommes également impliqués, et comment nous pouvons lui laisser un espace pour que quelque chose vienne de lui-même. Quand on accepte le refus, quand on dit - "Tu as raison", qu'on ne s'oppose pas à ce qui est peut-être l'envers de ce qu'on en pense, l'autre a la possibilité de venir vers vous, mais parce qu'il en a envie. Cet espace de désidérabilité d'un objet est important. Dans la relation pédagogique, c'est actuellement un des plus grands enjeux. Les enfants résistent aujourd'hui à la simple imposition du savoir. Avant on était éduqué pour ne pas résister, alors on avait d'autres stratégies - rêver, être ailleurs -, ça ne se voyait pas, donc on échappait au regard et à la maîtrise de l'adulte; maintenant peut-être les enfants disent davantage leur refus, et nous avons à faire avec cela et à retrouver le sens de l'apprendre. Leur refus n'implique pas que devions renoncer à ce à quoi on tient, à notre objet de savoir. L'adulte a à tenir sa place, en mettant en risque le savoir avant qu'un autre puisse le choisir.

Cela veut dire que ceux qui sont en opposition, en refus, ont raison de l'être à la place où ils sont. Cela ne veut pas dire que vous ayez tort à la place où vous êtes. C'est lorsqu'il nous pose les questions qui nous déboussolent qu'on risque la rencontre. Nous avons alors à accepter la relativité de notre manière de concevoir la vie et la mort, en exprimant comment on se pense à travers une tradition sans l'imposer, sans vouloir qu'un autre pense comme nous. C'est laisser une certaine liberté : liberté du refus, de la résistance, liberté du non. C'est le plus difficile à accepter. La liberté, c'est à la fois dire oui mais également pouvoir dire non. Quand on laisse à un autre la possibilité de dire non, il peut choisir de dire: oui. Quand on veut le forcer à dire oui, et bien il dit non. Tout ce qui est imposé, - les plus beaux mots peuvent être normes -, créent l'envers s'ils ne laissent pas un espace pour s'y repérer et choisir. Une des spécificités de l'humain : sa capacité de choisir, de dire non de ce qu'on veut de lui. En éducation, on croit qu'il faut imposer pour que ça marche. Lorsqu'il y a des refus, par exemple d'accès au savoir chez un enfant, on le bombarde; par exemple s'il n'aime pas les mathématiques, on multiplie les leçons de mathématiques, papa parlera mathématiques, maman parlera mathématiques, il aura un répétiteur, et cet activisme de l'adulte le tranquillise - il fait quelque chose, on ne peut pas le taxer de passivité - mais il risque de créer chez l'autre une plus grande résistance encore.

Si vous créez des résistances lorsque vous transmettez ce texte de la Bible, je vous en prie, commencez d'abord par vous interroger sur ce que vous faites, et considérez si vous n'êtes pas un peu à l'origine de la résistance des adolescents. Si vos élèves sont en réaction, il s'agit peut-être d'un premier état, ensuite vient tout un travail pour qu'il y ait partage : un travail à réaliser dans la mesure où on se sent impliqué et où on est responsable. Dans notre civilisation, nous avons à développer une éthique de la responsabilité, c'est-à-dire effectivement accepter que nous sommes responsables des conséquences de nos actes, qu'on ne peut pas simplement tirer notre épingle du jeu parce qu'on est des adultes professionnels, et que l'autre serait toujours dans son tort. Cela nous contente psychiquement d'affirmer : l'enfant va mal, c'est la faute des parents; les parents affirment à leur tour que s'il est mal c'est la faute de la société; comme si on devait se blanchir de ce qui relève de notre responsabilité. Nous ne sommes pas coupables, nous sommes responsables. Éduquer est un métier compliqué pour lequel il n'y a aucune recette ou norme, avec lequel il faut se débrouiller, dans ces circonstances historiques données, avec ce que l'on est. Les parents qui battent leur enfant, qui ont des conduites de destruction sont dans un tel désarroi qu'ils ne savent pas, ne peuvent empêcher leur geste; s'ils ne sont pas coupables, ils sont néanmoins responsables de leurs actes. Il est essentiel de leur restituer leur responsabilité, comme nous nous devons assumer la nôtre, et nous interroger lorsqu'un autre fait résistance et nous signale qu'il est ailleurs que là où on le croit.

 

 

Au quotidien

Pour quitter nos grands discours, nous apercevoir de nos normaux aveuglements, je crois en une manière de faire : accepter de réfléchir nos actes. C'est ce qui nous est le plus difficile, c'est-à-dire nous interroger sur ce que nous avons fait. Dans l'action, il y a une part d'impulsion, mais il est nécessaire après coup d'y revenir pour comprendre ce qui s'est passé. Quand on agit, il y a une part d'inconscience, on est dans une logique de l'action qui n'est pas une logique de la réflexion. Mais après-coup, il est nécessaire de reprendre, partager, s'interroger, comprendre comment l'autre s'est fermé, est devenu violent, et surtout assumer la part de notre responsabilité.

Nous pouvons travailler notre quotidien : le partager, le confronter, ne pas taire nos difficultés, nos incompréhensions. Il s'agit de développer une intelligence de la relation, accepter notre "je" et l'engager dans une réflexion, améliorer notre tact, notre sensibilité. Accepter de réfléchir là où notre passion est convoquée. Pour que nos gestes, notre présent, nos mots, nos techniques n'engendrent pas le pire, il nous revient de réfléchir après-coup, d'apprendre d'un autre, de tenir compte de ses réactions, et non de le rejeter comme méchant parce que ses réactions ne correspondent pas à ce que l'on attend. L'action réfléchie est la liberté de notre quotidienneté.

Réfléchir à nos actes quotidiens, penser nos gestes, regarder ce que nous faisons : nous touchons ici à une résistance des adultes. Si les adultes adorent parler des difficultés des autres, ils refusent parfois de se regarder faire. Si nous souhaitons évoluer, il importe de penser nos actes. Les penser ne revient pas à appliquer une théorie, psychanalytique par exemple, en disant : "Là, j'ai actualisé mon Oedipe" ou "sa pulsion orale l'a emporté"; nous serions dans une psychologie de bas étage. Accepter de réfléchir nos actes nous impose surtout d'envisager le fait que nous soyons mauvais, inadéquats, pas à la hauteur. "Celui-ci m'agace, j'ai envie de le passer par la fenêtre, de lui flanquer une baffe, et même l'étrangler." Généralement quand on éprouve de tels sentiments, on s'affole : "C'est terrible, qu'est-ce que je ..." On a honte et on se tait : "Ce n'est pas normal, ça ne devrait pas exister". Or, c'est humain. Nous avons à travailler cette humanité; c'est en les partageant nos difficultés que nous pouvons les dépasser. Cette pensée de l'action, réflexion quotidienne, pour en retrouver le sens et la parler avec d'autres, sera certainement l'un des enjeux du XXIème siècle.

Nous serons alors peut-être plus à même de comprendre l'évolution des problèmes rencontrés. Certains enfants n'ont aujourd'hui plus de repères, ni individuels ni communautaires. Dans les sites urbains, le tissu social se délite pour certains d'entre eux; ils ont certes la télévision mais qui, à haute dose, brouille leur rapport entre réalité et imaginaire; ils ne savent plus qui ils sont et qui est l'autre; quelques-uns sont entraînés dans des passages à l'acte violents. En bon névrosé, nous ne saisissons plus; il suffit parfois de les effleurer ou de leur adresser une parole qui ne leur convient pas, et ils vous mettent le couteau sous la gorge, ne comprenant pas pourquoi c'est mal. Notre psychisme se construit avec et dans les circonstances historiques; le psychisme du début du siècle n'est plus celui de nos années; il n'est ni meilleur ni moins bon, il se structure à partir des difficultés sociales. Aujourd'hui nous avons affaire à une absence de structuration alors qu'auparavant nous avions une sur-structuration qui n'était pas sans créer de la souffrance. Actuellement, nous assistons à une déliquescence des structures, des repères, des interdits, du lien à l'autre. C'est à nous confronter à ces difficultés et non pas à nous en plaindre, que nous ferons notre travail, ici dans ce monde; à nous confronter à ce qui est, pour y travailler et reconstruire des lieux communautaires, des lieux de rencontres, des lieux où un enfant se repère.

Chaque enfant, quelle que soit sa négativité, peut un jour rencontrer quelqu'un qui le révèle à lui-même. Celui que nous avons en face n'est pas de toute éternité ce qu'il nous donne à voir, et nous avons à faire confiance dans ses potentialités pour qu'elles puissent se développer. Vous savez bien qu'un être agressif, violent que vous décrivez de manière négative, tout d'un coup va rencontrer je ne sais qui ou je ne sais quoi, et presque du jour au lendemain sera comme un autre homme ou une autre femme. Nous avons à faire confiance à un individu dans ses capacités d'évoluer; nous avons une responsabilité de rencontre, nous en tant qu'êtres qui s'honorent, qui s'aiment vivants, partagent leur joie, leur goût de vivre, la beauté des choses, et non en tant qu'êtres mortifères, déçus, qui ne se sont pas maintenus dans l'essentialité de la vie.

Cette potentialité de rencontre est toujours surprenante. Parmi vous, vous avez assisté à ces miracles - qui ne sont pas forcément pour moi des miracles divins - mais des miracles de la rencontre. Des enfants sont, par exemple, fermés au savoir, ne veulent ni lire ni écrire, n'en n'ont rien à faire de ce rapport au savoir, et puis un jour se mettent à s'ouvrir parce qu'on le leur a permis, qu'on a repris quelque chose qu'ils donnaient à entendre, parce qu'on a édité un poème qu'ils avaient écrit ... Au-delà de tous nos métiers, nous avons la responsabilité humaine d'une rencontre. Dans tous les métiers, nous avons beaucoup de techniques, d'outils qui nous désangoissent; mais ces métiers ont à rendre possible la rencontre entre des êtres humains, c'est-à-dire entre des êtres qui savent parler, entendre, écouter, adresser des mots banaux, des mots de bon sens, des mots de tous les jours.

On s'aperçoit que, par exemple un soignant, qui a un haut idéal de technicité, est totalement déboussolé lorsqu'il a à dialoguer avec quelqu'un qui lui dit autre chose que sa technique ne peut résoudre. Nous ne savons plus trouver ces mots de bon sens qui reconnaissent l'autre, lui disent qu'il existe. Si nous sommes une société technicienne, nous devons aussi être une société qui privilégie les relations humaines, la réflexion sur soi et entre soi, la capacité de penser notre intérieur et notre rapport à l'autre. Dans n'importe quel milieu et même les pires, est réconfortant quand un autre nous reconnaît. Une telle reconnaissance se réalise parfois tout simplement par un clin d'oeil; elle ne prend pas de temps. Même si nous sommes dans des métiers qui sont pressés par le temps, la possibilité de sourire, d'exprimer un mot de reconnaissance, est une des essentialités que nous devons partager. Nous oeuvrons parfois effectivement dans des institutions comme l'hôpital ou l'école - institutions pour tous - qui peuvent se déshumaniser. Nous avons à fournir l'occasion de ces rencontres humaines, avec nos mots, et non pas forcément les mots de la technique ou de la psychologie.

C'est dire que nous ne pouvons nous autoriser le discours de la plainte, du jugement de celui qui présente des particularités surprenantes. Ni accuser la société comme étant un monstre extérieur : la société, c'est nous; les relations sociales nous y sommes impliqués et les influençons. Cela nous renvoie à notre position, à notre action dans l'espace proche.

Joie

Nous avons considéré jusqu'ici le refus d'apprendre et à quoi tenait parfois le désir d'apprendre ce que l'on ne sait pas encore. Nous n'avons évoqué notre violence à enseigner ou transmettre, alors que faire dans un tel contexte de la joie qu'annonçait le titre de cette conférence ?

Y a-t-il joie éprouvée dans notre action, dans notre position ? Je répondrai oui. Il ne s'agit ni d'une joie bruyante, ni de la joie mièvre du feuilleton d'amour, ni de la joie du contentement parce que l'enfant vous aime et vous comble dans ce que vous voudriez qu'il soit. Souvent intérieure, elle éclate, fait surprise et concerne notre rapport au monde et à l'autre. Elle naît d'une rencontre, d'un regard qui tout d'un coup nous emporte, elle se fond dans la jubilation d'avoir compris ce que nous ne comprenions pas. Au compte de la joie, il y a ce qu'on oublie souvent, la joie de connaître, la joie de penser. On situe essentiellement la pensée et la connaissance dans la cérébralité, nous croyons alors devoir aller chercher nos joies ailleurs. Pensez un instant à ce qui se passe quand vous avez compris ce que vous ne compreniez pas : n'éprouvez-vous pas de la jubilation à accéder à ce dont vous étiez séparé ? Il y a véritablement une joie à comprendre, Georges Mishari l'énonce ainsi: "Pour certains, le plaisir de comprendre n'est pas inférieur au plaisir de vivre, il n'en n'est même pas séparable : la joie de fonder s'exprime ici comme joie de connaître[4]".

Dans l'exercice de nos métiers, une action réfléchie, une action pensée, une action où l'on se retrouve intelligent nous procure de la joie. La joie n'est pas l'antithèse de la souffrance et de la difficulté; c'est parce qu'on s'y confronte que de la joie peut en résulter. Réfléchir, penser, essayer d'assumer nos actes sont précieux dans l'activité humaine. Misrahi l'explique ainsi: "L'artisan ou l'ingénieur, l'ouvrier réellement spécialisé, le médecin ou l'enseignant déploient concrètement une activité qui est à la fois un "savoir-faire", un dynamisme créateur et une maîtrise du temps. L'activité est comme la substance temporelle et dynamique de l'individu agissant. Sa joie provient dès lors du fait même qu'il crée en s'exprimant, et qu'il se crée lui-même en ré-agençant le monde et le matériau sur lequel il travaille.[5]." Ces hommes et ces femmes y déploient une présence intelligente à eux-mêmes et à l'autre.

Souvent on ne veut pas penser. En fait la pensée est un plaisir; face à la difficulté, face à quelque chose qui provoque notre angoisse, le fait de chercher, de se mettre en mouvement, d'évoluer est un des plaisirs de la vie, une de ses joies secrètes. Il n'y a d'ailleurs pas de joie à soi seul, la joie pousse toujours à la rencontre de l'autre ou du monde. C'est le regard qu'on pose sur l'autre ou sur un paysage qui nous remplit d'une plénitude intérieure : sa beauté nous transfigure. Misrahi va jusqu'à dire que le travail est plaisir. Qui aime son métier y trouve un plaisir qui ne serait donc pas que dans les loisirs ou dans la vie privée, mais bien dans notre activité. Quand les circonstances ne sont pas trop catastrophiques, nous pouvons en tirer même du bonheur. Notre bataille pour que ne l'emporte pas la destructibilité, nous fait éprouver le goût de la vie.

Dans les circonstances historiques actuelles, dans nos conditions et privations, certains seront peut-être choqués : "Vous voulez encore que nous nous contentions et que nous éprouvions de la joie à exister, à rencontrer, à penser ?" Lorsque notre vie n'est pas en danger, nous sommes responsables de nos gestes, responsables d'en ressentir du bonheur ou du malheur. Éprouver de la joie, du plaisir dans un métier, c'est vraiment un travail constant qui exige pensée et réflexion. Il nous faut, pour cela, accepter de faire des deuils : deuil d'une institution idéale, d'une place idéale, d'un enfant idéal, d'une société idéale, et accepter que notre vie est imperfection. Dans cette vie d'imperfections, nous pouvons néanmoins réaliser des actes de manière estimable et belle. On ne parle pas assez de l'esthétique de nos actes : ce geste qui vient à la bonne place; ce mot, cette rencontre qui tout d'un coup influence un destin. Nos métiers, nos rencontres sont faits de ça : plaisir d'agir, de penser et ne pas accomplir n'importe quelle action. Nous n'avons pas à nous engager dans n'importe quoi. Comme l'exprime Misrahi: "Faire admettre et réaliser le projet d'aménagement d'un port ou d'un quartier, faire fonctionner une station de radio, une université ou une maison d'édition, créer des industries ou des théâtres, des revues ou des orchestres, voilà quelques exemples de que l'on peut appeler actions. Il est clair qu'elles donnent à ceux qui les accomplissent joies et satisfactions, quels que soient, bien entendu, les difficultés et les combats empiriques. Toutes les actions qui transforment et créent le monde quotidien sont sources de joie : le paradoxe réside dans le fait qu'on reconnaisse rarement cette évidence[6]."

Le monde est fait des activités heureuses des hommes à quelque endroit où ils sont. Il peut y avoir des médecins qui font des gestes qui ne sont pas de cet ordre-là; il peut y avoir des jardiniers qui construisent leur vie de travail de cette manière-là. Nous sommes responsables de comment nous vivons nos gestes quotidiens. Lorsque nous sommes à ce point démobilisés et anxieux, nous pouvons essayer de comprendre où se situe quand même nos rencontres, nos jubilations, nos possibilités de penser. Donc la joie n'est pas qu'affect, elle est connaissance; cette activité de la pensée, ce goût de la pensée est essentiel aujourd'hui. Il ne s'agit pas d'un plaidoyer pour une allégresse qui se nourrirait de naïveté. Il nous faut estimer assez nos métiers pour reconnaître le plaisir que nous en tirons.

Quand on est à la place d'avoir à transmettre, il importe de ne pas s'ennuyer avec ce que l'on donne. Éprouver dans son activité une joie intérieure n'envahissant pas l'autre, être dans l'estime de ce que l'on fait malgré la difficulté que nous ressentons, permet d'enseigner, au-delà du contenu de nos propos, un peu de la dignité et de l'importance de la vie. A nos violences répondent nos joies. A notre pessimisme, notre confiance dans le meilleur de l'humain. Ce que vous pouvez transmettre, ce sont ces petits riens de la vie. Une condition demeure : que nous les ayons éprouvés. Le religieux n'est pas l'envers de la pensée, ce n'est pas l'irrationnel contre le rationnel de la science. Ce partage est peu judicieux et a déjà créé bien des misères. Transmettre l'importance d'une spiritualité, d'une éthique de nos actes convoque notre pensée tout autant que nos convictions.

Éthique

Dans les temps passés, la religion fonctionna comme référence morale entre les humains. Aujourd'hui cette fonction s'est estompée, mais demeure la nécessité pour les humains de s'y repérer dans la validité de leurs actes face à eux-mêmes et aux autres. Nos métiers sont à la recherche d'une éthique commune, qui rend visible les limites à ne pas franchir. J'en terminerai ainsi par quelques brèves réflexions sur l'éthique actuelle, à quoi se réfère nos actes. Eugène Enriquez a écrit un très beau texte : "Les enjeux éthiques dans les organisations modernes"[7]. Il y reprend trois type d'éthiques.

D'abord l'éthique de la conviction où je crois en quelque chose et j'ai le courage de ce que je crois. Cela peut créer quelques pièges, car si on a parfois un bon but, on ne regarde pas aux moyens. Ceux qui s'y réfèrent ne veulent pas poser la question des conséquences d'une action, ils ne peuvent prendre "conscience de leurs erreurs d'appréciation et ils restent obligés d'imputer les résultats non prévus à des coupables qu'ils choisissent. L'homme de conviction est un être qui crée sans difficultés des victimes boucs émissaires[8]".

La deuxième est l'éthique de la responsabilité où j'accepte que les conséquences sont imputables à ma propre action, pour autant que j'aie pu les prévoir. Je suis obligé de les traiter et de les assumer. Puis la troisième : une éthique de la discussion où j'accepte n'avoir jamais raison tout seul; où il essentiel que "les hommes puissent échanger des arguments rationnels concernant leurs intérêts dans un espace public de libre discussion[9]" pour parvenir un accord. Elle demande donc autonomie et acceptation de l'altérité.

Eugène Enriquez en évoque une quatrième qui englobe les trois autres: une éthique de la finitude. Voici ce qu'il en dit : "Par contre, aucune des trois premières formes d'éthique n'envisage l'acceptation de l'impuissance, la prise de conscience des limites, la mise en cause de l'identité et du narcissisme de la mort, la prise en considération des conséquences néfastes sur le devenir du genre humain, la connivence de chacun avec la mort qu'il porte en lui et qu'il peut projeter sur les autres. C'est lorsque le sujet se situe à la fois comme porteur de vie et de mort, comme égoïste et altruiste, comme être de raison et de passion qu'il peut avoir des convictions fortes mais être capable d'en changer si dans l'échange il parvient à se transformer, à savoir donc penser seul et avec les autres, à se concevoir comme responsable sans être bridé par la peur des responsabilités, à faire passer ses idées (ou celles d'autrui qu'il a acceptées), en s'interrogeant sur leur déformation possible par le choix de certains moyens tout en sachant que les conséquences imprévues seront plus facilement au rendez-vous que les conséquences prévues ...". Ainsi, "elle demande des hommes doués de passion sans laquelle l'imagination ne peut émerger, de jugement sans lequel aucune réalisation n'est possible, de référence à un idéal, sans lequel le désir ne quitte pas sa forme archaïque, d'acceptation du réel et de ses obligations, sans lesquels les rêves les plus ambitieux se transforment en cauchemar collectif[10]."

C'est mon idéal, du moins celui que j'essaie petitement de poursuivre, que je sais ne pas exister mais qui, tout de même, guide mes actes. Chacun est convoqué à comprendre à quelle éthique il se réfère, d'autant plus qu'il est enseignant et qu'il veut transmettre sa foi.

 

*

 

Après-coup

Après avoir partagé ce matin : deux carrefours, l'un sur l'échec scolaire et l'autre sur nos attitudes dans une société pluri-religieuse; puis un repas avec improvisations; et dans cet après-midi la moitié d'un atelier sur "comment se former", je retiens à chaud quelques points.

Rire

J'ai été émue par vos rires, par votre capacité de rire de vous-mêmes. Peut-être, vous avais-je imaginé particulièrement raisonnables.

Dans une relation entre adultes, avec des enfants, dans une relation pédagogique, la capacité de rire et de rire de soi est véritablement précieuse. J'espère que vous la conservez avec les adolescents que vous rencontrez, que vos cours sont emplis de rires, non pas d'ironie - ce rire sur ou de quelqu'un - mais d'un rire de soi, de ses défauts, de ses tics. Pouvoir rire de soi est l'indice qu'on est à la bonne distance, qu'on ne se prend pas trop au sérieux : on est ce qu'on est mais on accepte d'en sourire.

C'est mon premier commentaire, peu théologique, mais éminemment humain.

Recherche

J'ai été également sensible à votre recherche d'une identité : "Comment n'être pas tellement enfermé sur moi que je ne vois plus les autres?" "Comment n'être pas tellement en miroir des autres que je ne suis plus moi-même ?" "Qui suis-je chrétien par rapport à d'autres religions ?", "Sans m'enfermer dans une identité forte, qui suis-je pour être quelqu'un que l'on rencontre ?". Cette tension entre un "qui suis-je ?"et "qui est l'autre" est une de vos interrogations. Pour éviter en effet l'intégrisme, le fanatisme ou le laxisme, il s'agit d'inventer d'autres alternatives. J'ai été touchée par cette interrogation, parce que j'aurais pu craindre que vous qui avez une vérité, vous en soyez imbus et que vous ne la remettiez pas en questions.

Plus on accepte de vivre avec doutes, incertitudes et ombres, plus on pourra être tolérant, sans pour autant revêtir une identité caméléon où on prendrait la guitare pour séduire les adolescents d'aujourd'hui, on leur passerait une vidéo uniquement parce que ça leur ferait plaisir. Ils ont à rencontrer des identités différentes d'eux-mêmes, et on n'a pas, pour les attirer à nous, à se mimétiser à eux. Un choc, une confrontation est salutaire, pourvu qu'ils rencontrent quelqu'un de vivant qui s'honore. Non pas quelqu'un qui a la parole et ne la cède pas, qui sait même avant les autres et refuse de considérer qu'il ignore, mais quelqu'un qui ne cesse de chercher et de douter. En tant que chrétien, vous vous rattachez à des valeurs qui vous permettent en effet d'inventer des manières de s'y prendre autre qu'un endoctrinement où on assène : "Voilà comment c'est, point final". Quelqu'un parmi vous tenait à réaffirmer la différence entre être "dans la lettre" ou "dans l'esprit". Nous avons tous à chercher à être "dans l'esprit de" et nous méfier de notre identification à une lettre qui ne pourrait changer. Par rapport à ce désir de comprendre, de tolérance, par rapport à cette recherche d'une identité qui n'exclut pas l'autre, vous êtes dans un mouvement qui n'est pas sans me rassurer.

Il importe dès lors à chacun de se confronter aux épreuves et aux risques qui nous font sortir de nous-mêmes : accueillir un étranger, vivre un exil ..., pour relativiser notre manière de penser. En tant qu'homme ou femme, nous avons plus d'un préjugé, on se laisse souvent prendre à croire que la manière dont on pense est valable pour tous. Le développement des sciences humaines, par exemple, nous confronte à des choses inimaginables, on y apprend justement à se décentrer, à relativiser nos croyances, pour ne pas juger a priori un autre qui ne nous ressemble pas. Se sortir de soi, aller dans des pays étrangers, perdre ses repères culturels, confronter ses valeurs, sont autant d'expériences qui enrichissent notre contact avec des adolescents.

Ne pas savoir

Mais qu'est-ce qu'apprendre, qu'est-ce qu'enseigner? Comment puis-je continuer à apprendre ma vie durant ? Telle est toujours la question. Quelqu'un relevait qu'on n'apprenait que si on acceptait de ne pas savoir. En effet, on apprend parce qu'on accepte d'être manquant. Se maintenir vivant en tant qu'adulte, c'est se mettre dans des situations où on ne sait pas; comprendre combien c'est angoissant de ne pas avoir toute la maîtrise. Changer de métier, de contexte, d'école est important parce que nous avons effectivement à réapprendre. Mettez-vous dans des situations à risques : allez à l'informatique alors que vous n'y comprenez rien; allez vraiment là où vous n'êtes pas les meilleurs pour en faire l'épreuve.

On peut enseigner quand on est resté vivant dans notre capacité d'apprendre, quand nous acceptons n'avoir pas fini d'apprendre. Des personnes font des crises ou des dépressions parce qu'elles doivent changer de collège à dix km de distance, bousculer un peu leurs habitudes. La perte est inéluctable dans la vie. Il nous en faut faire l'épreuve; généralement quand on sait perdre, on retrouve beaucoup. Lorsqu'on est tout puissant, on n'arrive pas à prendre le risque du manque, du vide et de pouvoir apprendre ce qu'on n'a pas encore.

Limites

Vous partagez également une interrogation qui se pose dans tous les métiers : "Quelles sont mes limites ?" "Quelles sont mes compétences et comment ne pas me substituer à d'autres métiers mais néanmoins réaliser à la place où je suis un travail nécessaire ?" Vous êtes mis en face d'enfants qui vous révèlent des secrets, veulent mourir, vous livrent leur désarroi par rapport à leur échec, à leurs blessures narcissiques, à leurs souffrances; vous vous confrontez à des personnes qui vivent à dix dans une chambre. Vous aurez alors la tentation de vous transformer en thérapeute ou en assistant social. Ce faisant vous allez faire trente et une mille choses et peut-être ne pas arriver à un très bon résultat. On ne se transforme pas si facilement en le métier de l'autre. Un enseignant n'a pas à devenir thérapeute; un thérapeute se transformer en un assistant social; un parent, en un thérapeute; un assistant social, en un parent substitutif, etc. Cette confusion des rôles n'est pas de bonne augure.

Il importe d'accepter son métier et ses limites, et savoir qui il y a à côté de soi qui travaille aussi. Quand quelqu'un vous dit : "Je vais me tuer, ma vie ne vaut plus rien", vous pouvez lui donner des paroles de bon sens, des paroles qui peut-être feront effet, mais existe aussi tout un contexte où vous êtes impuissants. Il s'agit peut-être d'accompagner une personne dans la démarche d'aller ailleurs trouver une autre écoute. Savoir se limiter vous rendra, - je le dis dans tous les métiers -, meilleurs. A vouloir tout faire, se prendre pour tout puissants, arranger la réalité à la place des autres, nous courons à la catastrophe.

Que fait-on alors de ces paroles, de ces dépôts que les êtres nous livrent ? Comment permettre à un enfant en échec scolaire par exemple de se tirer de sa difficulté d'apprendre? Les théoriciens ont-ils la réponse, peuvent-ils nous donner des conseils ? On pense souvent que les théoriciens adorent démonter les choses, savent expliquer, disent parfois pourquoi ou font comprendre, mais on doute qu'ils soient capables de dire ce qu'il faut faire. Ce sont des rêveurs théoriques qui font des discours mais qui ne sont pas dans la pratique. On les sollicite pourtant pour savoir ce qu'il faut faire.

Toute situation entre les vivants est singulière, il n'y a pas de conseil applicable à tous. Devant l'échec d'un enfant, la solution est singulière, il faut la chercher avec les ingrédients qui sont présents. Des théoriciens peuvent entendre ce qui se passe chez un enfant refusant de savoir ou n'y arrivant pas; peuvent comprendre dans quelle dynamique familiale et scolaire il est pris. Écouter certes ces théoriciens mais ensuite inventer dans la singularité. Ni un d'entre eux ni moi-même ne peuvent dire : "Voilà comment il faut faire, ce qu'il faut éviter, comment enseigner". Nous avons à inventer pour nous-mêmes et avec l'autre ce qui convient : une solution que nous partagerons ensuite avec des professionnels pour prendre la mesure de nos actions.

Importance donc de trouver votre style et d'avoir confiance en vos capacités à résoudre les problèmes là où ils sont, dans la singularité. Nécessité de construire des groupes de parole liés à vos difficultés, avec des intervenants extérieurs qui vous aident à penser peut-être différemment, non pas pour vous dire ce qu'il faut faire, mais d'abord vous permettre de vous décentrer puis ensuite vous accompagner dans cette pensée du quotidien, dans cette confrontation où il y a beaucoup de questions et très peu de réponses, où il n'y a en tout cas pas de réponses qui soient générales et que je posséderais forcément et vous pas.

Sollicitude

J'aurais pu encore vous parler de la relation pédagogique ou de l'amour. Je ne soulèverai que ceci. Dans notre rapport à l'autre et à l'aide, nous ne sommes pas d'égal à égal : il y a un fort et un faible. Cette disparité de la relation crée des problèmes. Comment oeuvrer pour qu'un autre ne soit pas l'objet de nos soins, mais celui qui me donne autant que je donne ? Toutes nos professions sont dans cette difficulté où sont en jeu notre pouvoir et maîtrise de l'autre; notre désir d'apporter une aide l'empêche souvent d'avoir une position de responsabilité et de donner en retour.

Si la difficulté est constitutive de la vie, il y aura alors toujours ou presque une disparité dans la relation. Il nous faut oeuvrer pour que ce type de relation ne voit pas le fort écraser le faible, et qu'une sorte d'équilibre se crée. Autant l'usage du savoir que la qualité de la relation dans la disparité demande un constant travail. Dans la relation soignant-soigné, médecin-patient, éducateur-éduqué, enseignant-apprenant, nous avons à prendre en compte cette disparité-là, pour conjuguer ce que Paul Ricoeur appelle d'un très beau mot : la sollicitude. C'est un idéal que je sais n'être atteint par moi que rarement, mais qu'il faut nommer puisqu'il est bon de signifier ce qui a peine d'exister et qui demande à l'humain de sortir de soi, sans pour autant nous leurrer sur les chances qu'un jour cela soit définitivement.

Paul Ricoeur écrit ceci : "L'autre est maintenant cet être souffrant dont nous n'avons cessé de marquer la place en creux dans notre philosophie de l'action, en désignant l'homme comme agissant et souffrant. La souffrance n'est pas uniquement définie par la douleur physique, ni même par la douleur mentale, mais par la diminution, voire la destruction de la capacité d'agir, du pouvoir-faire, ressenties comme une atteinte à l'intégrité du soi. Ici, l'initiative, en termes précisément de pouvoir-faire, semble revenir exclusivement au soi qui donne sa sympathie, sa compassion, ces termes étant pris au sens fort du souhait de partager la peine d'autrui. Confronté à cette bienfaisance, voire à cette bienveillance, l'autre paraît réduit à la condition de seulement recevoir. En un sens, il en est bien ainsi. (...) Et d'une autre manière que dans le cas précédent, une sorte d'égalisation survient, dont l'autre souffrant est l'origine, grâce à quoi la sympathie est préservée de se confondre avec la simple pitié, où le soi jouit secrètement de se savoir épargné. Dans la sympathie vraie, le soi, dont la puissance d'agir est au départ plus grande que celle de son autre, se trouve affecté par tout ce que l'autre souffrant lui offre en retour. Car il procède de l'autre souffrant un donner qui n'est précisément plus puisé dans sa puissance d'agir et d'exister, mais dans sa faiblesse même. C'est peut-être là l'épreuve suprême de la sollicitude, que l'inégalité de puissance vienne à être compensée par une authentique réciprocité dans l'échange. (...) Un soi rappelé à la vulnérabilité de la condition mortelle peut recevoir de la faiblesse de l'ami plus qu'il ne lui donne en puisant dans ses propres réserves de forces."[11]

Quand on est soignant, éducateur, thérapeute, médecin, enseignant, on exerce dans une relation où la souffrance d'un autre, sa difficulté nous enrichissent. Leur présence à nos côtés nous aide à progresser. De l'épreuve, lui sort parfois grandit, mais nous aussi. Nous lui sommes redevables. Le problème éthique existe de savoir ce qu'on fait de sa souffrance, et si nous avons le droit de nous enrichir de ses épreuves. Michel Foucault[12] nous rappelle que dans l'éthique médicale, ce droit implique des devoirs. Nous n'avons pas à utiliser égoïstement sa souffrance, mais avons l'obligation de construire des connaissances à partir d'elle pour qu'un jour elle puisse être épargnée à d'autres. C'est dans cette filiation que nous avons à nous maintenir, où la souffrance engendre la connaissance pour que d'autres en bénéficient; cette connaissance ne nous appartient pas, nous avons à la léguer à d'autres pour qu'ils s'en trouvent transformés. D'appartenir à cette filiation de souffrance devrait nous engager à définir autrement le pouvoir que nous donne le savoir transmis par la souffrance d'êtres humains. Nous aurions à reconnaître ce qui nous a été donné, veiller à ce que le savoir ne serve pas seulement à nous-mêmes.

J'espère que, jour après jour, vous tenterez de construire cette sollicitude, en remerciant secrètement un autre de ce qu'il vous donne. Entre plaisir et refus, entre violence et joie, nous avons à nous maintenir et apprendre à vivre avec ces tensions dont nous ne serons peut-être jamais délivrés.

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