Une difficulté entre deux[1]

Mireille Cifali

Dans une rencontre, les interlocuteurs développent un imaginaire quant à la position de l'autre. Pour qu'une confrontation soit bénéfique, il s'agit de mettre nos représentations sur la table et saisir d'où elles viennent. Probablement vaut-il ainsi la peine de clarifier d'où je parle : je suis une universitaire oeuvrant dans le champ des sciences de l'éducation. A cette simple annonce, déjà je crains qu'un praticien ne quitte le texte. Entre praticiens et universitaires, la difficulté de la rencontre ne date pas d'aujourd'hui. Nous pouvons cependant tenter de nous dégager de nos malentendus, ne pas nous y laisser enfermer. Pour penser la réalité quotidienne, ne peut-on pas nous y mettre ensemble ? En respectant nos différences, la recherche de l'un se confronterait au savoir de l'expérience construit par l'autre. Sinon chacun se méfie. Malgré mes précautions de langage, un praticien peut se sentir dépossédé par mes mots : "Pourquoi nous dit-elle cela, on le savait déjà, pour qui se prend-elle ?". Il les ressentira alors irrémédiablement comme une dévalorisation de sa faculté de penser, et non comme la confirmation que, à ce jour, lui et moi avançons avec les mêmes interrogations. Dans le monde de l'éducation et de l'enseignement, il y a nécessairement un pas à faire que d'autres métiers ont déjà franchi : les praticiens et universitaires n'y sont pas immédiatement antagonistes.

Nous devrions ainsi répertorier ce qui nous importe les uns et les autres, peut-être découvrirons-nous que nous sommes d'accord sur davantage d'éléments qu'on ne l'imagine. Je me risque sur l'un d'entre eux : la difficulté d'apprendre. Le métier d'enseigner est de permettre à tous les enfants d'accéder à l'héritage culturel de notre société, de construire leur capacité de penser. Certains élèves - et même tous - éprouvent des difficultés, elles sont parfois passagères, parfois plus tenaces. Elles font partie du grandir, de l'apprendre et de l'enseigner.

Nous sommes à un moment où nous osons parler de notre difficulté - celle d'un enfant et la nôtre, et sommes conviés à penser à partir d'elle, à proposer des médiations. L'enjeu est de maintenir à la fois le "pour tous" et, lorsque l'un bute, inventer d'autres stratégies. Cela ne demande pas forcément beaucoup de matériel supplémentaire ni signifie "respecter l'enfant" dans sa difficulté au point de ne lui donner que ce qui lui convient. On ne grandit qu'en s'affrontant à ce que l'on ne peut pas encore, avec un autre qui ne nous épargne pas mais nous accompagne dans l'angoisse de ne pas savoir. D'autre part, être en difficulté aujourd'hui n'implique pas qu'on le soit définitivement. C'est à force de buter contre une difficulté éprouvée par un enfant qu'on en acquière peu à peu une capacité d'inventer des activités pédagogiques susceptibles de lui permettre de la dépasser. Cela implique qu'au fil des jours on ne cesse d'entendre, repérer et proposer.

On peut mener seul cette réflexion mais, lorsque nous sommes plusieurs, nous découvrons la richesse de nos manières différentes de l'aborder. Il est nécessaire que chacun, universitaire comme praticien, parte d'abord du comment il s'y prend aujourd'hui pour articuler "sujet et communauté", sans céder ni sur l'un ni sur l'autre. Échanger là autour, en quittant le registre du "tu fais faux", "je fais juste"; comprendre comment on oeuvre, en écoutant l'autre sans se sentir déséquilibré parce que, nous semble-t-il, il s'en sort mieux que nous. Il n'est pas aisé d'apprendre d'un autre sans se sentir menacé : on a peur de nos incertitudes. Il importe peut-être aussi de reconnaître la précarité de nos pratiques et de nos réflexions théoriques, non comme une imperfection mais comme faisant partie de la complexité de l'acte pédagogique lui-même.

J'apprends de ceux qui oeuvrent sur le terrain. Eux apprennent aussi de mes réflexions. Dans ce va-et-vient, nous construisons un savoir bénéfique pour soi et pour un enfant. Autour de la difficulté, je souhaite donc travailler pour dépasser nos positions parfois trop tranchées menant à camper sur des lignes qui ne se rencontrent pas.

Genève, le 7 décembre 1994.

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