Généralisation abusive[1]

Mireille Cifali

Bien des auteurs se sont penchés sur les phénomènes propres à l'adolescence prise dans notre actualité. Travaillant surtout dans les collèges de banlieue, ils ont tenté de repérer les évolutions. On parle de montée de violence, de démotivation, de fragilité psychique, d'une différenciation entre réel et imaginaire qui aurait du mal à se soutenir; on parle de limites qui n'existent plus, d'un "tout est possible" qui se conjugue au quotidien, d'un futur qui s'arrête à tout à l'heure, d'un passé qui ne ferait plus fondation; l'autre y serait un objet dont on se sert ... Pour ceux qui sont rejetés, exclus, il y aurait de la violence active, des dégradations, des menaces, des passages à l'acte, du verbal injurieux. Pour d'autres, il y aurait des passages à l'acte, si l'on peut dire, "passifs" : léthargie, résistance par le rien faire, refus de se relationner, rupture de parole, certitude d'un pouvoir que rien ne peut entamer et qui ne se laisse pas intimider par le pouvoir de l'autre ... "La crise dans la crise", comme la nomme Jacques Pain.

Un adolescent n'est toutefois pas plus dévoyé que nous ne l'étions, il l'est autrement, tente de faire face à ce qui brasse à l'intérieur, nous renvoyant de quoi nous angoisser. Ce qu'il vit, montre que quelque chose de la relation à l'autre est difficile. Toutes les périodes historiques - la nôtre comme celles qui nous ont précédés - ont à se débrouiller avec l'altérité. La montée de l'individualisme rend ce rapport à l'altérité plus douloureux. Si le sujet s'est individualisé, s'il n'est plus une part incarnée d'une norme, alors se pose le problème de son rapport à l'autre, au public, à la communauté : peut-on être seul sans se lier; comment se relier si ce qui importe c'est soi; que vient faire l'autre et ses exigences ? Un tel adolescent ne peut pas être autrement, et cela il nous faut l'entendre. Il n'est pas comme nous voudrions qu'il soit, et nous avons à respecter son essentialité, même si celle-ci nous est incompréhensible, du moins dans un premier temps. Ce n'est pas de sa part mauvaise volonté ou mauvaise intelligence. Il tente, comme il le peut et sans savoir ce qui se passe, de trouver de quoi vivre. Il n'y a pas d'adolescent dans la généralité, il y a des êtres aux prises avec leur présent, leur labilité, qui ne sont pas ce qu'ils montrent et qui payent le prix de certaines dissolutions des liens.

Il y a différents degrés de violence, et celle-ci peut être décuplée par le milieu que l'on a aménagé pour eux. Toute trace d'irrespect, toute parole bâillonnée, toute humiliation, toute culture d'angoisse, exaspèrent cette violence. La violence se fabrique, et nous y participons avec certaines logiques institutionnelles et personnelles. Nous pouvons attiser la violence d'un autre par certaines de nos paroles ou de nos gestes, l'exacerber lorsque nos relations à lui se conjuguent en rapport de forces, lorsque nous ne nous déprenons pas du sentiment que nous sommes visés dans notre territoire. Nous pouvons alors parfois faire monter les enchères, ne pas trouver les dérives qui permettent à la violence de se terminer en paroles : les repères symboliques et le rapport à la loi disparaissent pour l'efficience de la loi du plus fort.

La violence ne se traite pas en excluant ceux qui sont violents, mais en s'interrogeant sur sa construction sociale. Lorsqu'on trouve des entrées, il advient que celui que l'on nommait violent devient comme vous et moi, il s'ancre dans des rapports où l'estime est au rendez-vous. Il faut avoir été le chercher là où il est, et reconnaître en lui une part de sa création, de son pouvoir et de son savoir. La violence est une attitude de défense, mais c'est encore une attitude de vie, qui dit l'intolérable. Lorsqu'on arrive à entrer en relation avec cet autre, quelque chose peut se transformer. Il importe de ne pas se faire une image d'un adolescent comme violent; non, mais il a certes parfois des comportements violents auxquels il faut répondre, mais ce n'est pas son essence d'être violent. Il y a une différence entre l'acte et la personne, la personne est toujours susceptible d'évolution. Nous avons tous été confrontés au fait de croire qu'un autre était ceci ou cela et de découvrir qu'il peut être autre chose. Si l'on se déplace un peu, il se déplace. Ceux pour lesquels on a les adjectifs les plus négatifs peuvent être tout à fait le contraire dans d'autres circonstances. D'où l'importance de ne jamais généraliser nos jugements comme nous le faisons si souvent : "les adolescents sont violents", "les adolescents sont démotivés"; ce ne sont que certains, et encore à certains moments.

Il y aurait donc des faillites dans la socialisation de l'enfance. On va dire : mais à qui la faute ? Ce n'est pas la question. Mais la responsabilité des uns et des autres est engagée. Responsabilité n'est pas culpabilité, elle est la contrepartie de notre liberté à agir, de cette éthique issue du XIXème où nous sommes responsables des conséquences de nos actes. Cette responsabilité, nous la mettons à mal nous autres adultes en n'assumant pas la part qui nous revient. Dans un texte récent non publié, Jacques Pain parle d'un collège qui a eu carte blanche pour recruter, s'organiser et qui se situe dans le "triangle dur des Yvelines : Mantes-Mureaux-Trappes[2]". Il montre qu'en fait il n'y a pas plus de 10% d'élèves difficiles, qu'il y a très peu de violence physique contre les adultes et que la moyenne nationale est de 1%. C'est dire l'efficience d'une médiatisation de la violence pour créer la peur. Et compte tenu des circonstances historiques que nous traversons, c'est une infime partie qui est concernée. Pour que ce collège marche, que cela soit vivable, qu'on puisse y enseigner, il y a à travailler : cadrer, structurer, traiter tous les problèmes, ne rien laisser passer sans pour autant entrer dans la répression, être présent, multiplier les médiations, dialoguer, enseigner autrement, parler vrai, voilà ce que suggère Jacques Pain. En un mot, ainsi que le nomment les enseignants concernés : "Ne pas rester seul et se remettre en question". Ensuite de quoi, les enseignants peuvent l'une s'exclamer : `J'ai réussi à enseigner', pendant qu'un autre précise : `Difficile, mais plus vivant'; qu'une autre ajoute : `Ils sont désarmants, attachants'; et qu'un dernier jette : `C'est la meilleure de mes années de professorat'."

 

Mireille Cifali

Professeur à la FPSE,

Université de Genève

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