Où en sommes-nous ?[1]

Mireille Cifali[2]

La crise que nous traversons met en déroute nos repères identificatoires, elle nous surprend, nous laisse parfois démunis. Les repères d'avant ne fonctionnent plus, nous semblons avoir perdu quelque chose qui nous était indispensable. Nous traversons une période où se marquent des changements dans le mode de socialisation, dans le rapport à l'autorité, dans l'articulation du sujet au collectif. Ce sont des changement qui viennent de loin, qui dépassent les individus, mais auxquels nous avons à répondre.

Les indices sont là : la plainte et la comparaison avec un passé souvent idéalisé mais qui est notre point d'appui par rapport à un présent qu'on ressent comme détérioré; la souffrance causée face à ce qui ne fonctionne plus comme avant ... Comme dans toute crise - sociale ou individuelle - , on peut trouver soit une explication extérieure qui nous délivre de toute responsabilité, soit une explication intérieure culpabilisant la personne qui ne serait plus suffisamment adéquate. L'une et l'autre position est dangereuse. Ainsi la culpabilisation des enseignants, leur remise en question frontale est nocive en ce qu'elle nie la difficulté du moment et qu'elle ne tient pas compte de la normalité de la souffrance causée par des remaniements qui n'étaient pas prévus. Ainsi la déresponsabilisation des professionnels rejetant la faute sur les autres est également pernicieuse.

Une crise articule le social avec l'individuel; relie des événements qui ne dépendent pas de nous, à la manière dont nous y réagissons. C'est pourquoi chacun d'entre nous ne traverse pas une crise de la même manière que son voisin : certains souffrent sans perspective de dégagement, d'autres trouvent de quoi créer, d'autres encore n'en sont pas surpris. Toute crise fait cependant émerger des pulsions de mort, des craintes de destruction; nous savons aussi qu'elle est une chance pour la création, moment structurant pour un "autrement". Il y a cependant de l'indécidable : nous sommes les acteurs d'un drame dont nous ne connaissons pas l'issue. La crise débouchera-t-elle sur notre défaite ou y gagnerons-nous de la dignité; laissera-t-elle le pire de l'humain nous envahir ? Pas de réponse en blanc et noir, pas d'angélisme, pas de croyance en un meilleur inéluctable. Cette incertitude, il s'agit de l'assumer. Toute crise débouche sur du pire et sur du meilleur; il nous faut dès lors continuellement nous coltiner à ce pire, sans espoir qu'il ne régresse totalement.

J'ai cependant une conviction : nous avons à accepter de travailler la part qui nous revient, à ne pas nous décharger de notre responsabilité. Ce qui émerge est souvent ce que nous avons cru pouvoir mettre de côté. Une crise nous force à remanier nos investissements. Ainsi la violence de certains devrait nous interroger sur notre propre violence; l'émergence d'un désarroi existentiel pour les adolescents devrait nous imposer de considérer si nous sommes fiables, comment notre désir de vivre tient le coup, si nous nous estimons suffisamment et demeurons vivants. La transformation de l'autorité, la disparition des identités fermées, la nécessité d'autres solidarités et l'urgence d'une articulation originale entre individu et collectif, nous imposent des défis, nous contraignant à nous positionner.

Nos métiers sont en mouvance, comme les autres. Y gagnerons-nous en responsabilité, initiative, production de savoir, intelligence ? Certainement. Mais le mouvement ne se fera pas du jour au lendemain. Il exige que nous nous risquions, acceptions les incertitudes, prenions notre place sans attendre qu'elle nous soit imposée; que nous inventions dans le cadre donné, ne cédions pas sur des définitions simples et commodes mais qui nient un pan de la réalité, n'éliminions pas la relation pour le savoir ou vice versa; que nous nous sachions être engagés en tant que personne dans un métier défini socialement, continuions à apprendre des autres métiers et de l'expérience, acceptions d'échanger, de parler de nos difficultés, fassions éclater la norme du bien faire et la peur de l'erreur; que nous considérions une classe non pas comme une masse inorganisée qui fait peur par sa puissance, mais comme une organisation qui doit se structurer, où les individus ne sont pas annihilés, où la parole circule et le dialogue peut défaire les imaginaire et les violences duelles.

Il y a, comme à toute époque, du travail pour que les forces de destruction ne l'emportent pas, que les plaintes ne ternissent pas la vie. Et cela revient à chacun, homme ou femme de terrain, homme ou femme de la hiérarchie. Cela demande d'écouter l'autre, au lieu de faire taire sa différence; d'accepter d'être marqué par cette différence au point de vaciller dans nos certitudes. A tous les niveaux, nous sommes conviés à nous interroger et réfléchir avec les autres et non pas tout seul. De quoi mobiliser les énergies des professionnels, même si la réalité résiste, que les mesquineries n'en finissent pas. Et peut-être verrons-nous nos interlocuteurs reprendre goût au savoir. Encore faut-il que nous n'en ayons pas nous-même perdu le goût.

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