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Sciences et citoyenneté

André Giordan

1978, premier bébé éprouvette ; 1997, premier clonage d'un mammifère adulte. Vingt années pendant lesquelles les sciences et les technologies ont profondément marqué la société. Tout a été bouleversé, aussi bien la vie quotidienne que l'ensemble des actes économiques. Ordinateur personnel, robotique, télématique, TGV, réseau Internet, bases de données, mais aussi photocopieur, fax, répondeur téléphonique, greffe d'organes, ampoule halogène, four à micro-ondes, disque-laser, CD-Rom, polenta au maïs génétiquement manipulé, etc. Ces quelques innovations développées ces dernières années nous permettent de mesurer la profondeur et l'irréversibilité de l'empreinte des sciences et des technologies sur nos vies et sur notre société...

Or cette évolution n'est pas sans problème. On ne peut plus évoquer les technologies des transports ou de l'énergie sans parler des problèmes écologiques. Il n'est plus possible d'envisager les nouvelles formes de communication ou les biotechnologies, sans parler de démocratie. Qui doit décider : les scientifiques ? des comités d'éthique ? les politiques ? les citoyens ? Quelle évolution souhaitons-nous pour demain ? Au service de qui ? Pour quoi faire ?

Quant aux manipulations génétiques ou au clonage, elles nous renvoient directement aux questions éthiques. A-t-on le droit tout faire ? Quelles sont les limites acceptables ? Développements bénéfiques, mais aussi risques, dévoiements, manipulations en tout genre vont de paire.

Dans le même temps, le sentiment de pouvoir maîtriser ces transformations s'étiole. Les sciences et les techniques finissent par inspirer de la méfiance, voire du rejet dans la population. Certains individus voient dans celles-ci des risques pour la société. L'introduction des nouvelles technologies leur paraît contribuer grandement au chômage ; et par là à l'exclusion des plus faibles. D'autres envisagent des dangers pour l'humanité elle-même dus aux conséquences imprévisibles sur l'environnement ou la santé.

En tout cas il y a urgence ; urgence à prendre ou à reprendre le contrôle des outils, des machines, des pratiques issues de la connaissance. Les techniques évoluent très vite, les usages ne sont plus pensés au même rythme. Pourquoi en arrive-t-on à des situations extrêmes ? Pourquoi ne peut-on pas anticiper ? Sur tous ces plans encore, il y a urgence de réguler les décisions, les évolutions qui, par leur nombre et leur technicité, tendent à échapper aux citoyens.

Sortir les scientifiques de leur tour d'ivoire

Face à ces enjeux, les savoirs scientifiques, techniques et médicaux ne peuvent plus rester enfermés dans les laboratoires. Ils doivent être partagés par le plus grand nombre. Depuis les débuts de ce qu'on nomme "la crise", la société est invitée à savoir. Car ces mutations nous obligent à de profondes remises en question, y compris sur le plan des valeurs ; elles nécessitent de nouveaux outils de pensée. C'est dans ce contexte, qu'il faut envisager une culture scientifique pour tous.

C'est de la citoyenneté même qu'il s'agit. Actuellement, sans une "culture scientifique" au sens large, aucune discussion ne prend sens, tant les sciences et les technologies sont imbriquées dans les questions en jeu. Sur quels critères décider ? Comment envisager les retombées d'une industrie ? Comment réfléchir aux implications nouvelles qu'engendre une innovation ? Au nom de l'expertise, peut-on faire fi de l'avis du plus grand nombre, de ceux qui ne sont pas informés ? Mais à l'inverse, au nom de la démocratie, devrait-on s'incliner devant l'ignorance ou la montée de l'irrationnel ?

Toutefois la mise en place d'une culture scientifique et technique suppose une modification fondamentale des rapports des individus avec ces approches. Nous l'avons vu plus haut, le fossé tend à se creuser entre sciences, techniques et individus. La majorité des citoyens continue à penser que ces disciplines ne les concernent pas. Ils les trouvent trop parcellaires, ésotériques ou inintelligibles ; elles sont l'affaire des spécialistes.

La réconciliation entre sciences, culture et société représente un challenge pour notre époque. Encore faut-il que les chercheurs sortent de leur tour d'ivoire. Les scientifiques, les ingénieurs, les médecins ont à ce titre une responsabilité : celle de dialoguer avec le grand public. Certes, le métier ne les y pousse pas encore. Pour rester compétitifs, ils doivent produire de plus en plus rapidement des savoirs partiels sur des domaines de plus en plus étroits. Mais, au delà de leur spécialisation, chercheurs et techniciens ne peuvent plus se contenter de penser ou d'agir de façon sectorielle. La communauté doit se donner également comme projet d'appréhender les systèmes humains, environnementaux et culturels dans toute leur complexité.

Les scientifiques doivent apparaître comme des veilleurs de tous les instants. La société qui les subventionne attend d'eux qu'ils donnent l'alerte suffisamment en amont ou qu'ils fassent de la prévention. Ils ont à éclairer, à repérer, à évaluer les possibilités et les risques encourus. De plus, pour faire partager leurs certitudes -même partielles- et leurs doutes, ils doivent, pourquoi pas, devenir des médiateurs ...

Une politique culturelle intégrée

Toutefois, cette transformation des relations science-société n'est pas seulement l'affaire des spécialistes. L'école, et plus particulièrement l'enseignement des sciences, y a toute sa place. Pour faciliter les mutations que la société doit entreprendre, l'éducation scientifique, et même celui des techniques, doit également devenir une priorité.

Un tel projet est un chantier d'alphabétisation à entreprendre dès l'école enfantine. Ce qui n'est pas sans difficultés. Cette entreprise requiert l'assentiment des parents, et des décideurs, qui n'ont pas encore intégré l'importance des enjeux. Mieux encore, il nous faut gagner les élèves ; or il faut bien le reconnaître : les élèves sont souvent dégoûtés par les sciences à l'école. Lorsque l'on demande aux jeunes si les sciences les intéressent, ils répondent, sauf exception, par la négative. Le phénomène n'est d'ailleurs pas seulement Suisse. En Europe, sa curiosité, son questionnement diminuent au cours de la scolarité.

Malgré les efforts effectués par des enseignants très dévoués et compétents, les programmes, les méthodes, les cours de sciences ne donnent pas les résultats attendus. Ils ne prennent pas suffisamment en compte le plaisir qu'a le jeune de découvrir ou d'apprendre. Certes, les sciences et les techniques ne sont pas des sujets immédiatement porteurs comme le sport ou les musiques rock, rap ou hip-hop... Mais les sciences font peur. Elles ont été trop "utilisées" aux seules fins de sélection. De plus, certains choix pédagogiques leur ont donné un abord plutôt rébarbatif, nécessitant avant tout de la mémorisation, un vocabulaire abscons et moult formules mathématiques. Bien plus, cet enseignement rapidement abstrait, sans signification pour leur vie, sans relation avec les mutations de la société, menace la qualité de la culture scientifique à faire acquérir.

L'école n'est plus l'unique lieu d'appropriation des savoirs. La mise en place d'une culture scientifique nécessite la mobilisation de toute la communauté. Les médias, et notamment la presse et la télévision, ont toute leur place. Une condition cependant : que ces dernières ne se limitent plus à l'événementiel et au spectaculaire. Des tentatives nouvelles montrent que les sciences ou les techniques peuvent enthousiasmer le grand public. Bien sûr, il faut traiter l'approche scientifique comme une aventure humaine ou prendre en compte les attentes des individus.

Les musées ont également un rôle irremplaçable. Là encore, ces organismes ont à évoluer, d'autres lieux de savoirs sont à créer. Trop souvent, les anciens musées fonctionnent en interne. Ils se conçoivent comme un organisme de conservation, de valorisation d'un patrimoine ou de recherche. Leur présentation répond à des questions que le public ne se pose pas. Aujourd'hui, ils ont à "alimenter" les citoyens sur les sujets reconnus comme stratégiques. Ils doivent leur permettre d'explorer le réel dans toutes les dimensions. Les questions d'actualité ne doivent plus être oubliées, ils ont à faire émerger du sens sur celles-ci.

Une approche intégrée des sciences et des technologies entre l'école et les divers médias (livres et revues y compris) est encore à mettre en place. Des clubs, des réseaux d'associations d'échange de savoir sont également à développer. Il nous faut nous y atteler au plus tôt. Il y va de la citoyenneté du XXIème siècle.


© Laboratoire de Didactique et d'Épistémologie des Sciences 2008