Un plaisir persécuteur : le pouvoir absolu des notes

Un pouvoir nuisible aux élèves

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Il faut ici dire un mot de cette pratique courante quoique stupide et anti-pédagogique : le redoublement. On connaît le principe : à la fin de l'année on informe l'élève et ses parents qu'il devra refaire l'année qu'il vient de suivre. Son instituteur (ou le conseil de classe) estime qu'il n'est pas capable de suivre le travail de la classe supérieure. Ce jugement peut être juste mais, compte tenu de tout ce qui précède, il peut aussi ne pas l'être.

Qu'il le soit ou non, ce n'est pas ce qui compte ici. Imaginons une expérience. Elle se déroulerait en deux parties.

Première partie : en juillet on choisit au hasard cent élèves à qui on a refusé le " passage " et qui sont donc désignés pour être en septembre, des " redoublants ". On donne l'ordre à leurs écoles de les accepter dans la classe supérieure. Résultat probable à la fin de l'année : presque tous ces élèves ont échoué. C'est un effet comparable à l'effet de halo, on s'attendait à ces échecs, on vous I'avait bien dit qu'ils n'étaient pas capables de suivre.

Seconde partie : cent futurs redoublants sont pris dans la classe supérieure, mais dans d'autres écoles, et, point essentiel, ces autres écoles ne sont pas informées que ces élèves avaient été désignés pour redoubler. Résultat probable la moitié des élèves, peut-être davantage, réussit son année.

Ceci pour dire que la question de la justesse du pronostic n'est pas la bonne question. C'est le fait même du redoublement qui n'est pas pertinent. On conviendra que, pour rattraper un retard, refaire tout le trajet est un moyen vraiment rudimentaire. Imaginez un adolescent qui construit un modèle réduit de navire. Parvenu au gréement, il est incapable de réaliser le haubannage des rnâts. Quelqu'un lui fait remarquer qu'il a inversé le mât de misaine et le mât d'artimon. Que fait-il ? Il démonte les deux mâts les remet en bonne place et continue. Opération délicate qui lui fait perdre du temps. Notre système scolaire lui aurait dit : " Jette cette maquette à la poubelle, achètes-en une autre et recommence tout ! ". Avec un tel système, l'adolescent abandonne les modèles réduits et s'installe devant la télé !

Bertrand Schwartz en fait la remarque dans son Rapport sur l'insertion professionnelle et sociale des jeunes : " Quand on échoue à l'examen final, on abandonne le système scolaire sans aucune reconnaissance d'aucun acquis. Il s'agit là d'un gâchis inacceptable. Le processus est un frein à la motivation d'apprendre ". Je souligne la dernière phrase parce qu'elle s'applique aussi aux redoublements.

" Frein à la motivation d'apprendre ", ce n'est pas assez dire. Il faut voir les angoisses que mobilise déjà, chez de jeunes enfants, cette épée de Damoclès. Ils n'ont pas huit ans et déjà ils ont peur : " Est-ce que je vais passer, maîtresse ? "

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Quelle est donc cette société hyper-développée, si fière de sa technologie, de sa complexité, de ses réalisations prodigieuses, et qui n'est même pas capable d'offrir à ses enfants des progressions scolaires tant soit peu souples et individualisées !

Mais revenons aux enseignants. C'est d'eux et d'eux seuls que dépend la décision de redoublement, et c'est sur leur foi en leurs notes qu'ils fondent cette décision. Pouvoir exorbitant, pouvoir nuisible.

Ranjard, P. (1984). Les enseignants persécutés. Paris, Robert Jauze, p.97-98 (chapitre 6).

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