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In Van Haecht, Anne (dir.) Socialisations scolaires, socialisations professionnelles, Bruxelles, Université Libre, Institut de sociologie, 1987, pp. 20-36.

 

 

 

Vers un retour du sujet
en sociologie de l’éducation ?

Limites et ambiguïtés du paradigme stratégique

Philippe Perrenoud

Faculté de psychologie et des sciences de l’éducation
Université de Genève
1987

Sommaire

I. Les limites du paradigme stratégique

II. La routine et l’urgence

III. Habitus et stratégie

IV. La construction interactive du réel

Références


Le sujet ne quitte jamais complètement la scène en sociologie. Mais il peut, selon les époques ou les théories, devenir automate, marionnette, simple pièce sur l’échiquier, numéro anonyme dans une foule, agent docile d’une organisation, rouage d’une grande machine sociétale, particule dans un champ. Aucun sociologue ne nie que la société soit faite d’individus qui agissent. Les marxismes, les sociologismes ou les structuralismes les plus purs et durs n’évacuent donc pas tout à fait le sujet. Mais ils n’en font guère plus qu’un figurant dans une pièce dont les rôles principaux sont dévolus à ces entités autrement plus impressionnantes qu’on nomme mouvements sociaux, sociétés globales, classes sociales ou institutions.

Par réaction à ces excès, nombre de sociologues tentent de redonner au sujet un statut plus central dans la théorie. Les interactionnistes et les phénoménologistes ont esquissé des théories de l’ordre social qui font une large part aux stratégies et aux représentations des individus. L’individualisme méthodologique va à sa façon dans le même sens. La sociologie de la vie quotidienne et des histoires de vie aussi. De même que l’analyse des organisations en termes de stratégies d’acteurs, à la manière de Crozier et Friedberg (1977). Ces courants, d’ailleurs dispersés et sur certains points antagonistes, ont cependant quelque peine à reconstruire une théorie unifiée.

La question de la " programmation " des individus en fonction d’un ordre social défini est, implicitement ou explicitement, au cœur de toute théorie de la " socialisation ". Toute sociologie de l’éducation propose donc une théorie du sujet. Où en sommes-nous aujourd’hui ? En évoquant Becker, Geer & Hughes (1968), Cicourel (1974), Hargreaves, Hester & Mellor (1975) ou encore Woods & Hammersley (1977) et Woods (1979, 1983), on serait tenté de dire que les perspectives interactionnistes ont acquis droit de cité dans notre discipline. Quant à la phénoménologie, elle inspire nombre des essais contenus dans Knowledge and Control (Young, 1970). Cependant, si l’on s’en tient à la sociologie francophone, le doute est permis.

Depuis 1970, le paradigme de la reproduction est au centre de nos débats théoriques. Il s’agit, en première analyse, du rôle de l’école dans la perpétuation des inégalités. Schématiquement, le débat oppose les tenants d’une interprétation en termes de domination de classe aux partisans d’une explication par l’effet global, " agrégé " des stratégies individuelles d’orientation. Sans aller jusqu’à la thèse du complot, ni reprendre la théorie de l’école comme pour appareil idéologique d’État, Bourdieu et Passeron (1970) mettaient en évidence une politique de l’inégalité. Boudon, sans contester le fait de la reproduction, considérait dès 1973 qu’elle est avant tout la résultante involontaire, " perverse ", du jeu des stratégies individuelles de scolarisation.

Derrière ces théories de la scolarisation et de la reproduction se profilaient des images du sujet individuel et de ses rapports à l’ordre social. Bourdieu (1972, 1980) étendait le paradigme de la reproduction aux structures sociales, expliquant leur perpétuation par l’orchestration des habitus, donc des pratiques, puisque l’habitus est défini comme système des schèmes de perception, de pensée, d’évaluation et d’action, ou comme grammaire génératrice des pratiques. Les structures gouvernaient à leur tour la genèse des habitus et leur orchestration, par la double efficace de l’intériorisation des contraintes objectives - par exemple sous forme d’espérances subjectives - et de l’imposition d’une violence symbolique.

Boudon, de son côté, présentait l’ordre social (Boudon, 1977, 1979) avant tout comme effet agrégé de conduites individuelles indépendantes, minimisant fortement le poids des classes sociales, de l’État ou des mouvements sociaux comme acteurs collectifs pesant directement sur les structures. L’approche de Boudon donne une grande importance aux stratégies de l’acteur ; conçue sur le modèle de l’homo oeconomicus, sa " liberté " s’apparente à celle du consommateur sur un marché. Ballion (1982) parlera d’ailleurs de consommateurs d’école. Les équilibres sociétaux, si l’on suit Boudon, ne requièrent pas la programmation des habitus. L’ordre social passe par des régulations proches de celles que les économistes mettent en évidence à propos de l’offre, des prix, des fluctuations monétaires. L’école est un champ dans lequel les élèves sont en concurrence et font des choix relativement rationnels compte tenu de leurs projets et de ce qu’ils croient savoir des débouchés, des coûts ou des avantages des diverses filières. L’agrégation de choix individuels indépendants contribue à modifier les structures, donc la situation et les possibilités de choix de chacun. De tels mécanismes expliquent, par exemple, la dévalorisation des diplômes, le reflux vers certaines filières ou le déplacement du poids et des enjeux de la sélection vers telle ou telle articulation du système.

Berthelot (1982, 1983) a tenté à sa façon la synthèse des approches de Bourdieu et Boudon. De Boudon, il retient le poids des stratégies de scolarisation des acteurs dans un espace de jeu que les stratégies elles-mêmes et leurs conséquences contribuent constamment à remodeler. De Bourdieu, Berthelot conserve l’approche en termes de rapports de classes et de stratégies de perpétuation de l’ordre social. Il définit donc le système d’enseignement comme lieu de confrontation de deux types de logiques, une logique de maintien ou d’amélioration de la position de classe, qui régit les choix individuels. Et une logique de la perpétuation des structures, qui oriente les politiques de l’éducation. Selon les conjonctures et l’état du système, ces deux logiques peuvent se neutraliser ou au contraire se renforcer mutuellement.

Mon propos n’est pas ici de discuter des convergences et des contradictions entre ces diverses théories de la scolarisation. Je voudrais seulement montrer que l’insistance sur les stratégies des acteurs ne peut tenir lieu de théorie de l’action et du sujet. D’abord parce que l’être humain ne fonctionne pas toujours dans un registre stratégique : pris par l’urgence ou la routine, il est parfois " en deçà " de la stratégie ; au contraire, lorsqu’il construit la réalité, invente des possibles ou reconstruit des institutions et des espaces de jeu, il est au-delà de la stratégie.

Et lorsqu’il est " stratège " ? Y a-t-il des raisons de penser qu’il est alors acteur à part entière, sujet autonome ? D’où lui viennent en définitive ses stratégies ?


I. Les limites du paradigme stratégique

Les théories de Boudon et dans une large mesure de Berthelot présentent l’acteur comme un stratège opérant dans un espace de jeu plus ou moins vaste, qu’il perçoit plus ou moins clairement et à l’intérieur duquel il cherche ce qui lui paraît la meilleure ou la moins mauvaise solution, compte tenu de ses projets, des intérêts à préserver, de son appréciation des risques de gain ou de perte.

Je n’entends pas rouvrir ici le débat sur la rationalité de l’acteur. Il me semble que tous les sociologues admettent volontiers qu’un fonctionnement stratégique ne suppose ni la cohérence des préférences ou des projets, ni le bien-fondé des représentations et des pronostics, ni la rigueur du raisonnement et des décisions. Il n’est par ailleurs pas nécessaire de postuler chez tous les acteurs des fonctionnements stratégiques identiques, encore moins des définitions uniformes de l’utile, de l’agréable, du possible, du prioritaire. On peut donc parfaitement se détacher d’une conception hyper rationaliste et utilitariste de l’acteur sans renoncer à le considérer comme un stratège. La stratégie n’exclut pas la passion, l’irrationnel, l’émotion, l’illusion, l’utopie ou simplement l’erreur. Mais peut-on réduire le comportement amoureux à une stratégie de séduction ? la pratique religieuse à une stratégie d’assurance sur le salut ? la consommation artistique à une stratégie de distinction ou la scolarisation à une stratégie de réussite sociale ? Il est parfois heuristique d’interpréter des actions en apparences gratuites, impulsives ou routinières comme des stratégies, ne serait-ce que pour éviter de prendre au mot le discours des intéressés sur le sens de leur action. Mais la volonté d’interpréter toute pratique comme un moyen d’atteindre certaines fins ou de préserver certains intérêts peut aussi masquer la complexité des actions humaines.

Nombre d’entre elles participent d’une façon d’être au monde et de donner un sens à la réalité, sans qu’on puisse les rapporter à une intention. Ainsi, par exemple, des pratiques éducatives familiales : certaines visent explicitement à discipliner l’enfant, à lui faire intérioriser les valeurs familiales ou scolaires, à le préparer à son rôle d’adulte. Mais il se produit entre parents et enfants toutes sortes d’interactions qui, bien qu’elle aient d’incontestables effets de " socialisation ", relèvent davantage de l’habitude, de l’art de vivre ou de la manière d’être ensemble que d’une intention d’instruire ou d’éduquer.

Boudon et Berthelot ont privilégié, dans le cursus scolaire des acteurs, le moment où ils doivent se déterminer dans le choix d’une filière. Or l’orientation, dans la mesure où les normes de sélection laissent une marge de choix, donne lieu par excellence à un fonctionnement stratégique plus ou moins heureux. Il s’agit explicitement de faire le meilleur choix possible en fonction d’un avenir possible et souhaitable. Même dans ce cas, peut-être fait-on bon marché de tout ce qui " se décide " sans avoir été jamais décidé et de tout ce qui se décide selon des logiques d’affiliation ou d’opposition à des personnes, au sein du groupe familial ou dans l’établissement scolaire, sans rapport avec le parcours d’un " consommateur d’école " (Ballion, 1982, 1986) un tant soit peu avisé. L’orientation peut ne pas être une décision stratégique. Plus on va vers les rapports pédagogiques quotidiens, dans la famille, dans l’école ou dans l’entreprise, plus il faut compter avec l’habitude, la routine, l’impulsion du moment, la recherche de sens, de plaisir, de contacts, d’identité.

S’agit-il encore de stratégies ? Suffit-il, pour identifier une stratégie, de montrer que l’acteur " trouve son compte " dans sa manière d’être ou d’agir ? Si l’on pose au départ que toute activité est " fonctionnelle ", que toute action sert un projet, fût-il irrationnel ou inconscient, on peut affirmer que chacun fonctionne constamment sur le mode stratégique, même si c’est parfois à son insu… Mais le modèle stratégique perd alors toute pertinence descriptive et toute valeur explicative. On en revient à la pure tautologie et la question de Caillé (1981, 1986) prend tout son sens : " La sociologie de l’intérêt est-elle intéressante ? " Il me semble plus fécond d’admettre que nous n’agissons pas constamment pour préserver des intérêts ou atteindre des objectifs, y compris et peut-être surtout dans les situations éducatives.

Je ne sais pas très bien comment nous pouvons décrire l’action lorsqu’elle échappe au modèle stratégique. Ce dernier a l’avantage de se réclamer d’une rationalité et de proposer un langage qui permet d’objectiver la subjectivité en parlant d’espace de jeu, de calcul de risques, de zone d’incertitude, de préférence, d’espérance, de décision. Le langage de l’anthropologie et de la psychanalyse est plus adéquat pour décrire les actions non stratégiques, qui nous font entrer non seulement dans le monde des émotions et des sentiments, mais aussi dans celui des significations et des constructions du réel de chacun. Ce qui se joue entre une mère et son jeune enfant, entre un maître primaire et sa classe, entre un professeur d’université et ses étudiants relève de concepts autrement subtils que ceux que nous propose la théorie des jeux et des décisions. Pour élargir la théorie de l’action, il me semble nécessaire de donner un statut aux actions qui sont en deçà du fonctionnement stratégique. On verra plus loin que certaines actions se situent au-delà.


II. La routine et l’urgence

Si l’action humaine est parfois dénuée de toute dimension stratégique, c’est tout simplement parce qu’elle ne résulte d’aucune décision. Ici encore, on peut jouer sur les mots et soutenir qu’il y a décision dès lors que l’action suit un cours qui n’était pas le seul possible. Si on demande à un père de famille pourquoi, son fils s’étant rendu " coupable " d’une incartade, il l’a envoyé sur le champ dans sa chambre plutôt que de réagir autrement ou de ne pas le punir du tout, il s’efforcera de justifier l’option prise, disant par exemple qu’une exclusion immédiate de la table familiale lui a paru plus juste, plus éducative ou plus efficace qu’une autre formule. Reste à savoir si, sur le vif, en un quart de seconde, le père de famille a vraiment passé en revue les avantages et les inconvénients de toutes les solutions, a hiérarchisé les utilités, mesuré les incertitudes et choisi l’option maximisant l’espérance de gain. On sait bien que les choses se passent souvent autrement, notamment en situation d’urgence, lorsque l’action ne peut être différée ou dans des situations plus banales, où la routine l’emporte sur la réflexion. Dans les deux cas, il n’y a pas de véritable décision et on ne peut par conséquent parler de stratégie au sens strict. Or l’action éducative se trouve souvent prise entre la routine et l’urgence (Perrenoud, 1983, 1984).

Chaque fois qu’il faut intervenir dans le feu de l’action, on agit avant de réfléchir. Cela n’exclut pas, dans un second temps, un retour critique sur le premier mouvement et une action compensatoire qui, elle, relève davantage d’une perspective stratégique. Les parents qui regrettent de s’être emporté et d’avoir, à bout de nerfs, giflé leur enfant, chercheront, en s’excusant et en relativisant les choses, à reconstruire la relation, à restaurer leur image d’adultes raisonnables, à sauvegarder leur estime de soi et leur idée de la justice, autant de perspectives stratégiques. Le maître qui a fait taire brutalement un élève en relevant une erreur de syntaxe dans les premières phrases d’un récit peut essayer de rattraper sa maladresse, de recréer la confiance, de solliciter à nouveau l’enfant interrompu. Certaines actions sont irréparables, leurs effets sont irréversibles. Mais la plupart du temps, on peut " arranger les choses ". On pourrait même présenter une bonne partie des interactions éducatives comme des tentatives de rattraper, de part et d’autre, un premier mouvement inutilement agressif ou injuste, ou simplement inefficace en regard des dispositions ou des possibilités de compréhension de l’interlocuteur. Nombre de nos impulsions sont, avec le temps, réinterprétées et corrigées dans une perspective stratégique.

Chaque acteur passe sans cesse du mode stratégique à l’action impulsive ou routinière. Lorsqu’il entre en classe, un enseignant a en général une stratégie, tant sur le plan didactique qu’en ce qui concerne le maintien de l’ordre, l’animation, le climat, le rythme du travail. Les élèves aussi abordent le cours avec une stratégie, par définition plus réactive et défensive, puisque l’initiative appartient à l’enseignant (Perrenoud, 1986). Chacun cherche à anticiper ce que fera l’autre, sur la base de certaines hypothèses. Si ces hypothèses sont démenties, certains réviseront leurs plans. Mais il leur arrivera aussi d’abandonner toute stratégie, pour suivre une impulsion ou faire face à une urgence. Ou au contraire pour s’enliser dans la routine. Nos actions résultent en partie de la mise en œuvre spontanée de schèmes plus ou moins inconscients qui se sont formés au cours de nos expériences antérieures et qui gouvernent notre façon d’être au monde et d’y réagir. Nous agissons sans avoir toujours pesé le pour et le contre, choisi explicitement d’être plutôt agressifs ou plutôt coopératifs, plutôt passifs ou plutôt actifs, plutôt centrés sur la tâche ou plutôt centrés sur les personnes.

Les situations d’urgence et les situations d’interaction soutenue obligent à improviser chaque fois que le temps fait défaut pour réfléchir et agir à bon escient. Mais l’action " irréfléchie ", donc non stratégique, participe aussi d’un mécanisme encore plus commun, la routine, le fonctionnement selon des automatismes et des habitudes. Dans la plupart des situations quotidiennes, et en particulier des situations éducatives, nous fonctionnons à l’économie, selon des schèmes établis qui ne sont, en temps ordinaire, ni remis en question, ni même présents à notre esprit.

Certaines habitudes viennent à l’origine d’un choix explicite et manifestent donc un fonctionnement stratégique passé. La situation se reproduisant régulièrement, nous y répondons sans nous demander chaque fois si cette réponse convient. Nos schèmes d’action, contrairement à la programmation stricte d’un automate, nous permettent des accommodations mineures, qui suffisent, face à de petites variations, à agir efficacement sans avoir à prendre de véritables décisions. Ainsi un maître d’école se trouve-t-il des milliers de fois par année devant un élève qui ne comprend pas, qui ne travaille pas, qui n’écoute pas ou qui le sollicite abusivement. Dans les conditions habituelles du travail pédagogique, même s’il en a le temps, le maître n’a pas de raison de se demander : que signifie ce comportement ? que puis-je faire de plus utile ? Il se contente en général d’une réponse de routine : répéter l’explication, blâmer l’élève de sa paresse, le rappeler à l’ordre ou lui dire d’être plus autonome. Il suffit que ces réactions soient suffisamment efficaces dans la moyenne des cas pour que l’habitude se perpétue.

Pour que le maître prenne conscience de ce qu’il fait, par exemple, quand il y a du bruit, quand les élèves sont agités ou quand il reste peu de temps pour finir un travail, il faut un incident critique. La coupure entre l’action de routine et l’action stratégique n’est pas absolue. Il peut arriver un moment de plus grande disponibilité, de remise en question ou de crise qui pousse le maître à réfléchir sur sa pratique et à reconsidérer ses habitudes. Ou simplement, dans certains cas, l’inefficacité de sa réponse pour un élève en particulier ou pour une classe l’amène à repenser ses modes d’intervention dans le cadre d’une stratégie explicite de maintien de l’ordre ou de production des apprentissages. Toute action stratégique peut s’engluer dans la routine, toute routine peut redevenir un choix explicite. Mais à un moment donné, certaines actions ne relèvent pas d’un calcul stratégique.


III. Habitus et stratégie

Reste le problème fondamental : d’où viennent les stratégies des acteurs ? L’insistance sur les stratégies laisse entière la question du statut et de l’autonomie du sujet. Bourdieu (1972, 1980) ne nie aucunement le sujet et ne lui dénie nullement la capacité d’agir selon une stratégie. Mais il affirme qu’en agissant, en décidant, en conduisant des stratégies, les acteurs restent prisonniers d’un habitus qui résulte de l’intériorisation des contraintes objectives ou d’une violence symbolique (Bourdieu et Passeron, 1970). L’habitus reproduit l’ordre social d’autant plus sûrement que l’individu se prend pour un acteur, vit dans la fiction de son autonomie et " l’illusion de la spontanéité ".

Il n’est pas facile de sortir de ce paradoxe. Sans doute parce que Bourdieu tente à sa manière, sans le dire vraiment, une première synthèse entre interactionnisme et structuralisme. Dans Le sens commun, il se propose de dépasser à la fois la naïveté macrosociologique des approches interactionnistes et la pauvreté psychosociologique des structuralismes longtemps dominants. Peut-être est-ce la porte étroite vers une sociologie non dogmatique. Boudon aussi, à sa façon, pose le problème de l’homo sociologicus et des modèles qui pourraient rendre compte à la fois de sa liberté et de sa dépendance par rapport à un ordre social.

D’où viennent les stratégies ? Sont-elles l’expression d’un habitus lui-même conditionné par les structures ? Manifestent-elles une forme d’autonomie ou d’indétermination ? On associe volontiers l’idée de stratégie à celles de décision rationnelle. Mais pourquoi une décision rationnelle serait-elle moins prisonnière de notre habitus qu’une réaction instinctive ? Décider, c’est comparer, raisonner, prévoir, calculer. Autant d’opérations mentales qui supposent, comme l’action la moins réfléchie, l’existence d’un habitus. Sommes-nous moins programmés quand nous décidons rationnellement que quand nous nous laissons aller à nos impulsions ? Pourquoi nos " actions logiques " et nos choix " délibérés " seraient-ils moins tributaires d’un héritage culturel et d’une " socialisation " que nos autres actions ? Pourquoi un acteur qui conduit des stratégies serait-il plus libre qu’un automate décervelé ?

On se représente souvent l’ordre totalitaire comme la négation de l’intelligence et du choix, chacun agissant sans réfléchir, à la manière d’un robot programmé. L’analyse sociologique des sociétés totalitaires montre que ce schéma est naïf, que les acteurs, même dans un camp de concentration, même dans une société policière, ne sont pas dépourvus de stratégies. Mais ces stratégies mêmes renforcent souvent l’ordre établi, par exemple lorsque chacun a de bonnes raisons d’essayer de tirer son épingle du jeu sans faire confiance à personne, sans prendre de risques, en utilisant le système, sans jamais le contester ouvertement. Une société totalitaire n’est pas faite d’automates, mais au contraire d’acteurs dont la réussite - et parfois la survie - passent par une maîtrise stratégique de chaque instant, des premières années d’école à la retraite. Dans une société où l’erreur ne pardonne pas, où la plus simple défaillance ou le plus léger soupçon vous excluent sans recours possible, les actes les plus quotidiens deviennent lourds de sens et l’on contrôle ses mimiques, ses postures, ses soupirs ou ses affinités, autant de domaines que les sociétés plus libérales laissent à l’improvisation ou à la routine. Le fonctionnement stratégique peut résulter d’une contrainte objective, il n’est pas nécessairement l’expression d’une liberté. Et même si la stratégie de chacun lui permet de s’accommoder de l’ordre social au mieux de ses intérêts, l’agrégation des stratégies de tous, bien loin d’ébranler cet ordre, peuvent le consolider.

À leur manière, Boudon et Berthelot nous disent la même chose à propos des stratégies de scolarisation. Il suffit que chacun des acteurs en présence cherche à maximiser ses gains ou à limiter ses risques pour que la mécanique de la reproduction se perpétue. C’est pourquoi l’insistance sur les stratégies des acteurs n’est pas une critique fondamentale à la théorie de Bourdieu. Lui-même utilise d’ailleurs souvent l’expression : stratégies matrimoniales, stratégies de distinction, de reproduction, de domination, de surenchère, etc. Pourquoi le fonctionnement stratégique des acteurs ne résulterait-il pas, au même titre que d’autres schèmes, de la nécessité ou d’une violence symbolique plus que d’une liberté conquise ? Les sociologies de l’intégration sociale ont toujours souligné que la " socialisation " la plus efficace conduisait les individus à faire " volontairement " ce qu’on attendait d’eux, substituant l’autocontrôle à la contrainte et au contrôle social. Le fonctionnement stratégique pourrait être la forme la plus achevée du contrôle social et de l’intériorisation des structures. Agissant dans " l’illusion de la spontanéité ", de la liberté, de la responsabilité et de la raison, l’individu résiste de toutes ses forces à l’idée que les décisions qu’il prend lui sont dictées par son éducation ou des contraintes objectives. Même lorsqu’il fait de nécessité vertu, c’est sans s’en rendre compte ou avec la certitude qu’il pourrait faire autrement…

Les capacités stratégiques des acteurs ne suffisent donc pas à prouver leur autonomie. On peut soutenir que les sociétés libérales se reproduisent non pas en engendrant le conformisme et la docilité au premier degré, mais en créant des acteurs qui mettront leurs capacités de raisonnement et de décision au service de ce qu’ils pensent être leurs intérêts, sans se rendre compte que ce faisant ils font exactement ce qu’il faut pour perpétuer les structures et produire de nouvelles générations à leur image.


IV. La construction interactive du réel

La théorie des jeux suppose que l’acteur a le choix entre au moins deux façons d’agir, auxquelles il associe des coûts et des gains probables. Dans les situations quotidiennes, les acteurs perçoivent rarement tous les possibles, ils n’évaluent pas toujours lucidement leurs propres ressources aussi bien que les réactions d’autrui et les suites possibles de telle ou telle décision. En prenant en compte les informations erronées ou incomplètes, les raisonnements peu cohérents, les anticipations fantaisistes, on tient compte de la capacité de l’acteur de définir la situation, de se représenter la réalité. Mais c’est le plus souvent pour souligner l’écart entre un acteur réel et un acteur idéal qui disposerait de toutes les informations et saurait en tirer le meilleur parti. Ce qu’on ne voit pas, c’est combien ce modèle idéal de l’action rationnelle est limitatif : il enferme l’acteur dans un ensemble limité de possibles, dans un espace de jeu qui semble donné. Or les acteurs sont capables, individuellement ou collectivement, de définir de nouveaux espaces de jeu et de nouveaux enjeux, de restructurer le champ et donc les perspectives stratégiques de chacun.

Sans doute peut-on soutenir que l’analyse stratégique n’exclut pas a priori un tel élargissement. Refuser de choisir, construire un nouvel espace de jeu, c’est encore agir. Peut-être rejoint-on ici l’art des grands chefs militaires, politiques ou économiques, qui savent déplacer le terrain de l’affrontement, la position des problèmes ou la nature des enjeux pour mieux assurer leur victoire. On est loin alors du sens que prend une conduite stratégique selon la théorie des jeux. On peut essayer d’élargir indéfiniment le paradigme stratégique. Mais est-ce intéressant ? Lorsque les êtres humains créent un art nouveau, une religion, de nouvelles théories ou de nouveaux modèles politiques, de nouvelles institutions ou de nouveaux rapports sociaux, est-il toujours fécond de supposer qu’il s’agit d’un détour pour arriver à certaines fins ?

Lorsqu’un acteur prend une décision, par exemple une décision d’orientation scolaire à l’entrée du secondaire, que se passe-t-il au juste ? Concrétise-t-il, dans l’illusion du libre choix, ce que préfigurait depuis des années, voire depuis sa naissance, les représentations, les valeurs, les schèmes de pensée et d’évaluation qu’il a intériorisés ? Ou produit-il, au moment de la décision, quelque chose de neuf, qui tiendrait à la capacité créatrice de la pensée humaine face à un problème ? Nous en savons fort peu sur le fonctionnement intellectuel des acteurs dans des situations de décision. Quelles sont les ressources qu’ils mobilisent ? Quelles sont leurs méthodes effectives de calcul et de décision ? Quelle est la part de l’interaction et de la négociation entre acteurs dans la prise de décision ? On fait souvent comme si l’acteur présentait une unité, soit qu’il s’agisse d’un individu, soit qu’il s’agisse d’un groupe agissant " comme un seul homme ". En réalité, les choses sont plus complexes. Une décision est souvent un enjeu, par exemple au sein du groupe familial ou de l’établissement scolaire. Il ne suffit donc pas, pour expliquer la décision, d’identifier les dispositions individuelles des acteurs. Y a-t-il toujours orchestration des habitus, harmonie préétablie régissant la coopération intellectuelle, même dans le conflit et la négociation tendue ? Ou y a-t-il, dans l’affrontement des points de vue, dans le conflit cognitif, une part possible d’innovation, de rupture avec des habitudes de pensée, des traditions, des pesanteurs ?

Pour en savoir plus, il faudra nécessairement passer par une sociologie compréhensive des processus de décision. L’idée n’est pas de prendre au pied de la lettre le récit qu’en font les intéressés, mais de tenter de reconstituer, hors de tout modèle normatif et rationaliste, la façon dont se construit effectivement la définition d’une situation, l’inventaire des possibles, le choix d’un cours de l’action. Dans cette complexité, à la fois affective, relationnelle et intellectuelle, il est possible que se trouve une part d’indétermination, de hasard ou de liberté.

Autre zone possible d’indétermination : la genèse de l’habitus. Bourdieu fait constamment comme si la formation de l’habitus était programmée. C’est sous-estimer la capacité de l’acteur, même très jeune, à maîtriser en partie sa " socialisation ", à en être l’artisan et non seulement l’objet passif et impuissant. À contraintes objectives égales, tous les individus ne construisent pas le même habitus : ils conservent une certaine marge de manœuvre, dont ils se servent pour fuir certaines expériences ou s’exposer volontairement à d’autres, pour neutraliser certaines influences ou certaines contraintes plutôt que d’autres, pour négocier, parmi toutes celles qu’il subissent, celles sur lesquelles ils auront prise, parfois au prix d’un renforcement des autres (Perrenoud, 1976).

Quant à la violence symbolique, elle prive rarement l’élève de toute capacité de résistance et de négociation (Delcourt, 1985). Dans la société la moins ouverte, dans l’école la plus autoritaire, une fraction au moins des élèves trouvent des ressources pour " passer entre les gouttes ", se protéger contre les tentatives d’inculcation dont ils sont l’objet, préserver une sphère privée et une distance critique. Dans les sociétés plus libérales et les systèmes scolaires moins répressifs, le rapport de force est plus équilibré et les élèves ont une certaine prise sur ce qu’on leur enseigne.

Tout cela ne conduit pas à inverser complètement la théorie de l’habitus et du cycle reproducteur. À l’évidence, elle décrit une part de la réalité. Il se peut que l’incertitude, tant dans la genèse de l’habitus que dans sa mise en œuvre, soit faible d’un point de vue statistique. Peut-être la plupart les individus intériorisent-ils sagement, sinon les valeurs de leurs parents, du moins des schèmes et des représentations qui contribuent à la reproduction de l’ordre social aussi bien qu’à sa modernisation. Suffit-il de quelques degrés de liberté dans la mécanique de la reproduction pour réfuter la théorie de l’habitus comme produit de l’intériorisation des structures et médiation de leur perpétuation ? Pour l’affirmer, il faut aller au-delà du rejet de principe, fondé sur une forme d’humanisme ou de conscience de soi comme acteur libre. Il faut montrer que les conditionnements ne sont pas inéluctables ou qu’ils sont en partie choisis ou négociés. Ce qui reste largement à faire.


Références

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