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In Éducateur, n° 6, 1987, pp. 10-14

 

 

 

 

L’ambiguïté instituée. À propos de la liberté
méthodologique des maîtres primaires

Philippe Perrenoud

Faculté de psychologie et des sciences de l’éducation
Université de Genève
1987

Les enseignants n’exercent pas à leur compte. Leur travail est régi par un curriculum formel, ensemble fait de plans d’études, de listes d’objectifs, de moyens d’enseignement plus ou moins obligatoires. Le système ne laisse aux maîtres, du moins en principe, qu’une liberté limitée en ce qui concerne les contenus de l’enseignement et les exigences. Cela implique-t-il nécessairement un contrôle sur les méthodes, les manières de faire, l’organisation du travail en classe ? Le respect du programme peut-il s’accommoder du libre choix des démarches didactiques ?

Tout système scolaire donne dans la pratique une réponse à cette question. La politique adoptée dépend du climat de l’époque, du statut de l’école dans la société, des enjeux idéologiques sous-jacents, des aspirations du corps enseignant et des responsables scolaires, du rapport de force qui s’établit à un moment donné de l’histoire. Mais il n’est pas toujours facile d’identifier la norme, de reconstituer la doctrine en matière de liberté didactique. Il existe parfois une doctrine explicite. Souvent, il faut se contenter de la " jurisprudence " qui règle les cas litigieux ou d’interprétations qui n’ont pas force de loi, mais correspondent au " sentiment général " des intéressés.

 Un certain flou

La liberté méthodologique des maîtres ne semble pas faire l’objet de textes officiels absolument limpides, connus de tous, appliqués scrupuleusement et auxquels adhéreraient tous les intéressés. Il faut au contraire constater diverses lacunes et contradictions dans les textes et dans les discours des porte paroles autorisés des systèmes scolaires, en particulier dans les systèmes peu centralisés, où le pouvoir de prescrire une méthode n’est pas toujours clairement située dans la structure. Ainsi, en Suisse romande, bien malin qui saurait dire si, formellement, les options méthodologiques relèvent des cantons ou doivent être prises à l’échelle romande. Les importants efforts consentis dans le cadre de la coordination pour l’élaboration de méthodologies de mathématique ou de français suggère qu’il s’agit d’une affaire romande. Mais comment ne pas en douter lorsqu’on observe que ces méthodologies connaissent des reformulations cantonales plus ou moins avouées, que dans certains domaines, comme la lecture ou l’allemand, on a renoncé à un véritable consensus ou encore lorsque coexistent une méthodologie romande et d’anciennes ou de nouvelles méthodologies cantonales ?

Pourquoi ce flou ? Sans doute parce que la coordination ne résisterait pas à une absolue clarification. Et parce qu’à l’échelle cantonale, l’autorité scolaire ne tient pas à définir des normes qui limiteraient sa marche de manœuvre ou lui compliqueraient inutilement la vie. La sagesse d’un pouvoir est de n’édicter que des règles qu’il a les moyens de faire respecter.

La doctrine n’est d’ailleurs ni unifiée ni constante à l’intérieur du système ; directeurs, inspecteurs, méthodologues en chef, leaders syndicaux et experts n’ont pas tous le même point de vue et il leur arrive d’en changer au gré des rénovations de curriculum, l’exemple du français l’a bien montré.

Or, dans un système scolaire, le choc de doctrines contradictoires ne conduit pas toujours à un compromis explicite. Souvent, faute de pouvoir prendre des décisions formelles qui soient applicables, on se résigne à la coexistence durable de perspectives divergentes, chacune ayant ses bastions - l’école normale, le corps inspectoral ou l’association professionnelle par exemple - et ses terres de mission. Les gens d’école n’ont évidemment pas intérêt à étaler leurs divergences sur la place publique ; ils s’exposeraient à un arbitrage externe, et pourraient donner l’image d’une école éclatée ou mal gérée. Mais en réalité il vivent assez bien dans une certaine ambiguïté, vraisemblablement parce que chacun y trouve son compte.

Si l’on essaie d’expliquer cette absence de doctrine explicite quant au degré de liberté méthodologique des maîtres, on peut faire l’hypothèse classique d’un compromis entre salariés et employeurs, les premiers revendiquant la plus grande autonomie dans l’exercice de leur métier, les seconds voulant conserver le contrôle des pratiques professionnelles, seul garant à leurs yeux de la sécurité, de l’ordre et surtout du rendement du travail. Cette image ne convient qu’en partie à l’enseignement. Car chaque " camp " est traversé d’ambivalences et de contradictions.

 Les ambivalences de l’autorité scolaire

Dans l’enseignement, l’efficacité d’une méthode est rarement démontrée de façon indiscutable. Le mode de recrutement des directeurs d’école, des inspecteurs ou des directeurs généraux de l’enseignement permet d’ailleurs de douter de leur adhésion inconditionnelle aux résultats de la recherche en pédagogie expérimentale. Dans leur immense majorité, les cadres de l’enseignement primaire ont été enseignants eux-mêmes pendant de longues années. Ils adhèrent donc souvent à une idée fort répandue parmi les gens d’école, selon laquelle la méthode est avant tout affaire de personnalité et de savoir-faire, en l’absence de vérité absolue en pédagogie.

On ne peut par conséquent prêter à l’autorité scolaire ni les convictions, ni les arguments " scientifiques " irréfutables qui lui permettraient d’imposer une méthode pédagogique standardisée à tous les maîtres. Si elle exerce une certaine pression sur les enseignants pour qu’ils adoptent certaines méthodes pédagogiques plutôt que d’autres, ce n’est pas primordialement, comme dans l’industrie, par souci d’efficacité, mais pour des raisons " stratégiques ".

Il s’agit d’abord de la respectabilité de l’école auprès des parents et de l’opinion. La liberté méthodologique ne saurait être un enjeu dans le seul face à face entre les enseignants et l’autorité scolaire. Les élèves et leurs parents interviennent dans ce débat. Ce sont souvent les parents qui, attachés à d’anciennes méthodes ou au contraire partisans d’une rénovation, attendent de l’autorité scolaire qu’elle impose au maître soit le respect de la " tradition ", soit le changement. S’ils ont à tort ou à raison l’impression que la réussite et l’éducation de leurs enfants dépendent des méthodes d’enseignement, les parents ne manqueront pas d’exercer certaines pressions sur les maîtres, et le cas échéant de s’adresser à l’autorité pour qu’elle les rappelle à l’ordre.

Les élèves ont aussi une certaine influence ; ils jugent les méthodes d’enseignement en fonction de ce qu’ils entendent dans leur famille, mais aussi de ce qu’ils ont connu dans les degrés précédents. Même lorsqu’ils n’interviennent pas directement dans le débat, leurs intérêts sont pris en compte. On sait fort bien que l’identité des objectifs pédagogiques et la cohérence des plans d’études ne suffisent pas à garantir la continuité de la scolarité pour un élève qui passe d’un maître à l’autre au fil des années. Pour l’élève, les objectifs et les contenus sont de réalité lointaine. Ce qu’il vit dans son métier d’élève, c’est avant tout un rapport pédagogique, une façon d’organiser le travail, un certain type de tâches et de contrôle. Il se peut que certaines variations soient bénéfiques. Mais trop de discontinuités nuiraient à l’apprentissage ; il ne serait pas défendable qu’un élève soit chaque année confronté à des méthodes différentes pour l’apprentissage de la lecture, des tables de multiplication ou des constituants de la phrase. Les enseignants les plus fortement attachés à leur liberté didactique se soucient de cette continuité, même s’ils préfèrent l’imaginer concertée plutôt qu’imposée d’en haut. L’autorité scolaire, a fortiori, ne saurait " couvrir " la liberté méthodologique des maîtres que si elle peut garantir que ce n’est pas au détriment des élèves. Car si les gens d’école sont bien persuadés qu’aucune méthode ne s’impose " scientifiquement ", ils savent aussi que l’opinion publique et les parents ne comprendraient pas que chacun fasse selon son inspiration. La réputation de l’école ne résisterait pas à l’abandon de la fiction selon laquelle on sait comment il faut enseigner l’orthographe, le vocabulaire ou les opérations arithmétiques.

Il faut tenir compte de l’extrême difficulté qu’il y a d’évaluer la qualité du travail d’un enseignant à l’aune des apprentissages des élèves. D’abord parce que le système d’évaluation est en bonne partie géré par les enseignants eux-mêmes. On s’en remet très largement à leur savoir-faire et à leur conscience professionnelle pour attribuer des notes. Les examens de fin d’année ou les épreuves standardisées exercent certes un effet d’uniformisation des contenus de l’enseignement et jusqu’à un certain point des niveaux d’exigence. Mais on ne peut guère s’en servir pour évaluer l’efficacité des enseignants, tant sont nombreux les autres facteurs : ainsi, dans les beaux quartiers, les élèves obtiennent-ils, sans que la qualité de l’enseignement soit en cause, de meilleurs résultats que dans les banlieues populaires… À défaut de pouvoir exercer un contrôle sur l’efficacité des maîtres, l’autorité scolaire en est réduite à s’assurer qu’ils respectent les horaires, utilisent les moyens d’enseignement et suivent une méthodologie jugée légitime.

 Moyens d’enseignement et influence des spécialistes

Autre raison stratégique d’imposer une orthodoxie didactique : les moyens d’enseignement. L’école dote les maîtres et les élèves de moyens de plus en plus nombreux et coûteux. Face au dénuement du Tiers Monde et du XIXe siècle européen, l’opulence des écoles contemporaines est évidente dans les sociétés les plus développées. Même si le niveau de vie permet de telles dépenses, l’autorité scolaire doit exercer un contrôle sur leur développement. L’une des façons classiques est évidemment de standardiser les moyens d’enseignement : des tirages importants réduisent les coûts. Mais peut-on standardiser les moyens d’enseignement sans standardiser du même coup les façons d’enseigner et de travailler en classe ? Comment espérer que tous les enseignants achèteront les mêmes manuels et les mêmes fiches s’ils ont une entière liberté de méthode ? L’école romande ayant décidé de ne pas laisser la fabrication des moyens d’enseignement à l’édition privée, on y est d’autant plus enclin à lier fortement méthodes et moyens d’enseignement.

Autre raison encore de privilégier une méthode " officielle " : le poids des méthodologues, formateurs et chercheurs en éducation, qui tirent leur légitimité de leur prétention à découvrir et à transmettre de bonnes méthodes d’évaluation et d’enseignement. Les modèles qu’ils défendent n’ont de sens que s’ils séduisent les maîtres ou leurs sont imposés. Les spécialistes sont inévitablement tentés de faire pression sur l’autorité scolaire pour qu’elle fasse respecter une orthodoxie, fondée moins sur la tradition que sur la rationalité ou l’efficacité supposées d’une méthode. Rénovation du curriculum, évaluation des réformes, introduction des nouvelles technologies, conception de nouveaux moyens d’enseignement sont autant de domaines dans lesquels les spécialistes se rendent peu à peu indispensables ; l’autorité scolaire doit donc, pour s’assurer leur concours, satisfaire en partie à leur désir d’exercer une influence sur les pratiques pédagogiques. Comment y parvenir autrement qu’à travers des méthodologies " fortement recommandées ", sinon obligatoires ?

Pour ces diverses raisons, l’autorité scolaire ne saurait reconnaître aux enseignants une totale liberté de méthode. En même temps, le pédagogue qui subsiste en chaque directeur le dissuade d’aller au bout de cette logique. Il sait d’ailleurs qu’il se heurterait rapidement aux organisations syndicales et au mécontentement diffus du corps enseignant. L’ambiguïté présente d’ailleurs certains avantages : elle permet une certaine dilution des responsabilités. Dans une entreprise qui ne laisse aux professionnels aucune marge d’appréciation, la direction est entièrement responsable de la qualité des résultats. Leurs défauts sont l’indice de mauvaises méthodes, donc d’une mauvaise gestion. Lorsqu’elle s’engage publiquement en faveur d’une méthode, l’autorité scolaire s’expose à la critique. Elle y échappe partiellement si elle place en première ligne des professionnels réputés autonomes.

 Les ambivalences des enseignants

Du côté des maîtres, l’ambivalence n’est pas moindre. Bien entendu, dans un premier temps, chacun se juge assez compétent pour savoir comment enseigner et souhaiterait qu’on lui fiche royalement la paix. Mais dans un premier temps seulement… À la réflexion en effet, la liberté peut paraître un cadeau empoisonné. D’abord, comme on vient de le voir, parce qu’elle est synonyme de responsabilité. Si le maître passe pour autonome, c’est à lui qu’on demandera des comptes. Comme tout le monde, les enseignants voudraient avoir les avantages de la liberté sans ses inconvénients. Comme ce n’est pas possible, beaucoup préfèrent renoncer à une part d’autonomie et pouvoir en contrepartie se " cacher " derrière l’institution.

Pouvoir choisir librement sa méthode, c’est devoir se demander : que faire ? quelle méthode adopter et comment la justifier ? Tous les maîtres ne sont pas disposés à faire ce travail personnel de documentation, d’expérimentation, de formation, mais aussi d’argumentation face au scepticisme des parents ou des collègues, surtout si les choses tournent mal. Ils sont encore moins prêts à fabriquer leurs propres moyens d’enseignement ou simplement à devoir les choisir dans la profusion des ouvrages scolaires mis sur le marché. Faire des choix à bon escient, les renouveler chaque fois qu’on change de degré ou que les programme sont rénovés, c’est un travail considérable. On sait qu’un médecin ne peut choisir en connaissance de cause qu’une fraction limitée des médicaments qu’il prescrit. Pour le reste, il s’en remet aux indications d’autres professionnels ou de l’industrie pharmaceutique. Jouissant d’une totale liberté méthodologique, les maîtres n’échangeraient-ils pas simplement une dépendance contre une autre ?

 Diversité et pragmatisme

En définitive, ce qui intéresse la majorité des enseignants primaire, semble-t-il, ce n’est pas d’avoir une entière liberté dans le choix des méthodes et des moyens d’enseignement. C’est d’avoir juste assez de liberté pour s’écarter des méthodologies et des moyens officiels lorsqu’ils ne leur conviennent vraiment pas. La liberté intéressante, en pratique, c’est donc celle de composer avec la norme, de prendre " certaines libertés ", celles qui facilitent la vie ou permettent d’infléchir les méthodologies officielles dans le sens de certaines préférences ou contraintes personnelles.

Les maîtres sont très inégalement sensibles au thème de la liberté de méthode. Certains n’y pensent guère, alors que d’autres développent un discours très construit sur leur conception de l’autonomie et sur les stratégies qu’il faut mettre en œuvre pour la préserver. Il n’est pas sûr d’ailleurs que les maîtres les plus préoccupés de liberté se sentent les plus libres. La liberté méthodologique des enseignants est une réalité fort subjective. Tel maître ultraconformiste se sent absolument libre et dit en toute bonne foi qu’il enseigne à sa guise. Tel marginal constamment en lutte contre l’autorité se plaint d’être surveillé et brimé alors même qu’il s’écarte sensiblement des standards en vigueur dans la plupart des classes comparables. Le sentiment de liberté n’est évidemment pas sans liens avec les contraintes objectives. Mais le sens de ces contraintes dépend beaucoup de l’image que s’en font les intéressés et surtout de la façon dont elles affectent leurs projets et leurs préférences.

Certains enseignants aspirent à une entière liberté, d’autres ont l’impression d’en jouir déjà… Ce qui s’explique, au-delà des différences de point de vue, par la non moins grande diversité des conditions de travail. Dans une classe à plusieurs degrés, on compose avec les méthodologies " officielles " autrement que dans une classe à degré unique. L’influence des collègues dépend de leur nombre, de leur proximité géographique, des rapports qu’on entretient avec eux : dans un climat de méfiance réciproque ou de compétition, le strict respect d’une méthode orthodoxe a un autre sens que dans une équipe pédagogique étroitement unie, qui peut protéger ses membres des attentes externes mais en même temps exercer sur eux de fortes pressions à l’homogénéité dans la différence.

Le sens de la liberté de méthode varie aussi selon le niveau et les intérêts des élèves, selon les attentes des parents, selon le contexte local, les enjeux de carrière, le climat qui règne dans le quartier ou le village, l’attitude de la commission scolaire, de l’inspecteur ou du directeur d’école. Dans certains cas, on juge les maîtres sur leur méthode d’enseignement, dans d’autres sur leurs résultats, leur participation aux affaires communales, leur amour des enfants, la discipline qu’ils font respecter…

Enfin, malgré la coordination romande, les traditions et les politiques cantonales sont fort diverses. Les maîtres primaires romands ne sont placés ni dans les mêmes dispositions d’esprit, ni dans les mêmes situations objectives. Ils ne disposent pas des mêmes ressources pour définir et protéger leur autonomie. Leur liberté varie d’ailleurs selon les années, les volées, les disciplines. Dans certains cas on leur laisse ou ils prennent toute la liberté qu’ils peuvent souhaiter. Dans d’autres cas, les attentes ne naissent pas de la règle cantonale ou romande, mais de la situation locale. Peut-on alors défendre LA liberté méthodologique des maîtres comme une conquête qui aurait le même sens pour tous ? C’est bien le problème des associations d’enseignants primaires.

 L’ambivalence des associations

Sans doute les dirigeants des organisations syndicales sont-ils souvent, par inclinaison idéologique ou en raison de leur propre trajectoire, partisans d’une grande autonomie professionnelle des enseignants. Mais, sachant l’ambivalence de la majorité de leurs collègues, ils n’osent la revendiquer, de crainte notamment de ne voir plus garantie la production de moyens officiels d’enseignement, ce qui irait à l’encontre, l’expérience de rénovation de l’enseignement du français l’a montré, des aspirations de la majorité des maîtres.

Les syndicats d’enseignants sont donc eux aussi condamnés à tenir un discours ambigu, affirmant au plan des principes la nécessaire autonomie professionnelle des enseignants, condition de revalorisation du métier ; concédant d’autre part, dans nombre de dossiers techniques, qu’il faut bien une méthodologie officielle. Tout l’art consiste alors à faire la différence entre " officiel " et " obligatoire ", à suggérer qu’une méthodologie officielle pourrait être un garde-fous ou une bouée de sauvetage pour une partie des enseignants, sans devenir un carcan pour les plus créatifs, capables de construire leurs méthodes.

Autre cause d’ambiguïté : faisant alliance avec les chercheurs et les méthodologues contre les forces conservatrices lorsqu’il s’agit de plaider pour des réformes, une plus grande ouverture de l’école, une plus grande démocratisation, les syndicats d’enseignants ne peuvent en même temps dénier aux spécialistes toute légitimité lorsqu’il s’agit de prescrire les méthodes efficaces. D’où, pour ne se couper ni des spécialistes ni de la base, un discours balancé et subtil, qui plaide pour une liberté méthodologique plus grande en affirmant tout de suite après qu’elle doit tenir compte des acquis de la recherche et ne compromettre ni l’existence de moyens d’enseignement substantiels, ni la continuité de la scolarité des élèves, ni l’adhésion des parents…

 Une profession au milieu du gué

La profession enseignante, dans le primaire, fonctionne selon une double logique : par moments, on considère l’enseignant comme l’exécutant d’une mission fixée au centre du système, par l’autorité scolaire avec le concours des spécialistes. Sa marge de manœuvre est alors réduite et sa qualification essentielle consiste à intérioriser une norme et à la reproduire. Comme leur nom l’indique, la mission essentielle des écoles normales était et reste parfois de normaliser les façons d’enseigner et de tenir une classe, de progresser dans le programme, d’organiser le travail des élèves, l’alternance des activités, l’introduction ou la consolidation des notions.

L’autre logique, encore émergente, est celle du professionnel, au sens américain du terme : un travailleur suffisamment qualifié pour savoir comment agir, l’organisation qui l’emploie se bornant à lui assigner des objectifs, son corps d’appartenance prescrivant un déontologie.

Dans une profession qui tend à exiger une maturité suivie d’une spécialisation pédagogique, il n’est pas pensable qu’on réduise les praticiens à l’état de purs exécutants. Le voudrait-on que ce serait impossible, tant les conditions de la classe varient, tant il faut compter sur l’initiative et l’improvisation du maître pour faire face aux conditions locales et aux caractéristiques de son public. L’évolution va dans le sens d’une autonomie accrue, telle qu’elle est largement reconnue dans secondaire. Cela tient à la fois à l’élévation du niveau de formation des maîtres primaires et à l’évolution des structures vers davantage de participation des enseignants dans la gestion du système scolaire.

Cette dernière évolution, très sensible en Suisse romande, est cependant elle aussi facteur d’ambiguïté : c’est une chose de revendiquer une liberté plus grande face à des méthodes et des moyens conçus et réalisés par des inspecteurs et des spécialistes. Les enseignants, comme les praticiens des différents métiers, se défendent contre le pouvoir de l’autorité et des spécialistes en les accusant de parler dans l’abstrait, sans contact quotidien avec le terrain. On en peut se défendre de la même façon contre des collègues.

L’évolution de la profession enseignante vers plus de qualification, donc plus d’autonomie professionnelle, est elle-même ralentie par la complexité croissante du métier, et en particulier par le rythme accéléré des rénovations de curriculum. Lorsqu’on transforme aussi profondément les programmes de mathématique, de français, d’environnement, lorsqu’on introduit l’allemand à l’école primaire, on ne peut guère faire comme si tous les enseignants avaient la volonté et les moyens de (re) construire à leur échelle des méthodes d’enseignement pour tous ces contenus nouveaux.

Plus fondamentalement, ces rénovations mettent en question la dissociation traditionnelle entre les contenus et les méthodes. En paraphrasant McLuhan, qui écrivait à propos de la télévision " The medium is the message ", on pourrait dire que dans certains domaines, le contenu, c’est la méthode. Dans la pédagogie des situations mathématiques, dans l’approche de l’environnement par observation et recherche, dans l’option d’enseigner la langue en libérant la parole, il y a plus qu’une modernisation des contenus. D’une certaine façon, le nouveau curriculum dicte sinon une méthode, du moins un type d’activités et une démarche pédagogique globale. Ces rénovations restreignent la liberté méthodologique des maîtres, tout en exigeant, c’est le paradoxe, davantage de qualification et d’initiative dans la l’animation de la classe et dans la transposition didactique.

Ces multiples évolutions ne permettent donc pas d’affirmer que la profession enseignante va linéairement vers plus d’autonomie dans les méthodes. Cette tendance, indéniable, doit composer avec d’autres transformations, qui affectent la nature même du métier d’enseignant, aussi bien dans ses composantes didactiques que dans ses conditions de travail, aussi bien par rapport au quartier et aux attentes des parents que par rapport à la division du travail pédagogique et à l’intervention de divers spécialistes dans les classes. Pour toutes ces raisons, la liberté méthodologique demeurera pour longtemps encore une valeur ambiguë, à la fois affirmée et niée, tour à tour, par les enseignants et par les autres…

 Quelques références

Chevallard, Y. (1985) La transposition didactique. Du savoir savant au savoir enseigné, Grenoble, La Pensée sauvage Éditions.

Crozier, M. & Friedberg, E. (1977) L’acteur et le système, Paris, Seuil.

Favre, B. (1982) Du dire au faire : quelle formation pour quel changement ?, Genève, Service de la recherche sociologique, Cahier n° 18.

Favre, B. & Perrenoud, Ph. (1985) L’enseignement de la lecture : de la méthode unique à une pédagogie différenciée, Perspectives, vol. XV, n° 1, pp. 97-112.

Favre, B. & Perrenoud, Ph. (1986) Enseigner le français dans les grands degrés, Genève, Service de la recherche sociologique, Cahier n° 21.

Huberman, M. (1983) Répertoires, recettes et vie de classe. Comment les enseignants utilisent l’information, Education et recherche, n° 2, pp. 157-177.

Perrenoud, Ph. (1983) La pratique pédagogique entre l’improvisation réglée et le bricolage, Éducation et Recherche, n° 2, pp. 198-212 (repris dans Perrenoud, Ph., La formation des enseignants entre théorie et pratique, Paris, L’Harmattan, 1994, chapitre I, pp. 21-41).

Perrenoud, Ph. (1984) La fabrication de l’excellence scolaire : du curriculum aux pratiques d’évaluation. Vers une analyse de la réussite, de l’échec et des inégalités comme réalités construites par le système scolaire, Genève, Droz, 2e édition augmentée 1995.

Montandon, Cl. et Perrenoud, Ph. (dir.) (1987) Entre parents et enseignants : un dialogue impossible ?, Berne, Lang, 2e éd. augmentée 1994.

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