Source et copyright à la fin du texte

 

Paru dans INRAP Évaluer l’évaluation,
Dijon, 1988, pp 203-210.

 

 

 

La part d’évaluation formative
dans toute évaluation continue

Philippe Perrenoud

Faculté de psychologie et des sciences de l’éducation
Université de Genève
1988

 

Sommaire

I. Monsieur Jourdain et l’évaluation formative

II. La régulation comme volonté et comme réalité

III. Les obstacles à une régulation efficace

IV. Logique de la connaissance plus que de l’apprentissage

V. Une image vague des mécanismes de l’apprentissage

VI. La régulation inachevée

VII. La régulation de la tâche

Références


 

Avec Cardinet (1977) je dirai qu’une évaluation est formative si, du moins dans l’esprit du maître, elle est censée contribuer à la régulation des apprentissages en cours dans le sens des maîtrises visées. Ce langage abstrait permet de définir la régulation par ses intentions, sans s’enfermer d’emblée dans une conception particulière des objectifs, de l’apprentissage ou de l’intervention didactique. C’est particulièrement important lorsqu’on tente, comme je le ferai ici, de décrire la part d’évaluation formative dans toute pratique pédagogique, indépendamment de toute référence au vocabulaire spécialisé et aux modèles prescriptifs. On se gardera cependant d’oublier qu’il faut un " apprenant " pour apprendre, un enseignant pour évaluer, intervenir, aménager les situations didactiques.


I. Monsieur Jourdain et l’évaluation formative

On présente souvent l’évaluation formative comme une idée encore neuve. En même temps, on suggère volontiers qu’une " véritable " évaluation formative n’est possible que dans le cadre de pédagogies fortement différenciées, voire de pédagogies de maîtrise en bonne et due forme. Dans cette perspective, l’évaluation formative ne trouverait sa vraie place que dans une autre pédagogie, voire dans une autre école. C’est l’hypothèse qu’adoptait explicitement le colloque de 1978 en traitant de l’évaluation formative dans un enseignement différencié (Allal, Cardinet et Perrenoud, 1979). Le contexte dans lequel on conçoit ou on expérimente l’évaluation formative n’est pas toujours aussi explicite. Mais la plupart du temps, on sous-entend que seuls certains maîtres, dans certaines classes ou certaines écoles, pratiquent une évaluation formative digne de ce nom, insérée de préférence dans une pédagogie plus individualisée et orientée par des objectifs de maîtrise. Dans le projet RAPSODIE par exemple, l’évaluation formative était ouvertement définie comme l’une des pièces centrale d’un dispositif de lutte contre l’échec scolaire par la différenciation de l’enseignement (Groupe RAPSODIE, 1979).

Plus on lie l’évaluation formative à des pédagogies fortement différenciées, plus on la confine dans quelques écoles expérimentales ou quelques classes pilotes, puisqu’une différenciation systématique de l’enseignement n’apparaît guère compatible avec les conditions de travail dans les grandes organisations scolaires : structuration du cursus en degrés, effectifs chargés, rigidités de l’horaire et du programme, poids de l’évaluation sommative traditionnelle (notes et carnets scolaires), moyens d’enseignement standards et peu individualisés, formation inadéquate des enseignants, principes d’équité obligeant à traiter tous les élèves également, etc. Sans doute les choses ne sont-elles pas aussi tranchées. Même dans les systèmes scolaires traditionnels, certains établissement, certaines équipes pédagogiques, voire des maîtres isolés, séduits par les pédagogies différenciées, tentent de les appliquer à leur échelle et avec les moyens du bord, sans rien demander à personne, en composant avec les contraintes du système. On peut, pour " évaluer l’évaluation formative ", se limiter à ces pratiques innovatrices, qu’elles soient " sauvages " ou inscrites dans un cadre expérimental.

Sans nier l’intérêt de telles observations, il me semble préférable d’élargir le champ, de ne pas s’enfermer dans une définition aussi restrictive. Je propose de considérer comme formative toute pratique d’évaluation continue qui entend contribuer à améliorer les apprentissages en cours, quel qu’en soit le cadre et quelles que soient les possibilités et les tentatives concrètes d’individualisation de l’enseignement. Cet élargissement risque peut-être, d’un point de vue prescriptif, de faire perdre à l’idée d’évaluation formative sa rigueur. En revanche, dans une perspective descriptive, celle que j’adopte ici, cet élargissement autorise à rendre compte des pratiques courantes d’évaluation continue sous l’angle de leur contribution souhaitée ou effective à la régulation des apprentissages en cours d’année scolaire.

Depuis que des maîtres enseignent, ils s’efforcent d’orienter le processus d’apprentissage vers la maîtrise d’un curriculum défini, ce qui ne va pas sans un minimum de régulation des apprentissages en cours d’année scolaire. Cette régulation passe par des interventions correctrices fondées sur une appréciation des progrès et du travail des élèves. Qu’est-ce d’autre qu’une forme rudimentaire et " sauvage " d’évaluation formative ? Comme Bloom (1972) l’a souligné à propos de la pédagogie de maîtrise, les modèles théoriques d’évaluation formative n’ont fait qu’expliciter, pour l’optimiser et l’instrumenter, une forme de régulation présente dans toute action éducative d’une certaine durée. Quiconque enseigne se préoccupe un tant soit peu des effets et infléchit son action pour mieux arriver à ses fins. Même un enseignement strictement ex cathedra est partiellement modulé, dans son rythme et son niveau, par l’expression, souvent non verbale, de l’intérêt et de la compréhension des auditeurs. À ces indices s’ajoutent les informations obtenues en marge du cours, travaux pratiques, séminaires, questions et réactions de certains étudiants, petits sondages ou examens trimestriels. Dans l’enseignement secondaire, comme le rappelle Chevallard (1986), et a fortiori dans le primaire, la gestion du contrat didactique exige un réajustement permanent des contenus et des rythmes de l’enseignement en fonction du travail et du niveau des élèves, de leur participation, du niveau de compréhension et de mémorisation qu’ils manifestent. On ne peut tenir une classe pendant une année scolaire entière sans une telle régulation. Même lorsqu’elle n’est pas différenciée et module seulement le rythme et le contenu d’un enseignement frontal, elle se fonde sur une évaluation qu’on peut appeler formative puisqu’elle guide au moins l’ajustement du curriculum réel au niveau et au rythme de travail de la classe.

Dans la plupart des classes, et en particulier dans l’enseignement primaire et au début du secondaire, cette régulation collective se double d’interventions plus individualisées : le maître sollicite davantage certains élèves, les surveille de plus près, les aide plus souvent, leur donne des explications complémentaires, les garde après la classe, les oriente vers certaines ressources d’appoint (ouvrages de référence, répétiteurs, cours d’appui). On se trouve sans doute bien loin de la pédagogie systématiquement différenciée qu’il faudrait pour lutter efficacement contre l’échec scolaire et les inégalités (Perrenoud, 1985). Que la différenciation existante dans la plupart des classes ne soit pas assez constante, intensive et proportionnée à l’ampleur des différences entre élèves n’autorise pas à en nier la réalité. Aucun enseignement, même le plus traditionnel, n’est complètement indifférencié (Perrenoud, 1979, 1982 ; Favre et Perrenoud, 1985) : le maître n’intervient pas de la même façon auprès de tous ses élèves, n’exige pas d’eux exactement la même chose, personnalise la relation et individualise jusqu’à un certain point le travail. Cette différenciation n’est pas toute entière investie dans la régulation des apprentissages, mais c’est un de ses aspects.

Dans le sens élargi proposé ici, indépendamment de toute étiquette et de toute référence explicite à un modèle prescriptif, l’évaluation formative est une composante presque obligée de toute évaluation continue. Sans doute beaucoup d’enseignants font-ils, comme Monsieur Jourdain, de l’évaluation formative sans le savoir et en se servant d’informations trop peu fiables, complètes ou pertinentes pour permettre une régulation efficace des apprentissages. L’observateur se trouve devant une très large gamme de pratiques pédagogiques dans lesquelles la part d’évaluation formative est fort variable.


II. La régulation comme volonté et comme réalité

L’enseignement est une action partiellement finalisée. Sa pure et simple description exige qu’on prenne cette caractéristique au sérieux et qu’on se demande par conséquent : a. comment l’enseignant contrôle, en fin de parcours, qu’il a atteint les buts qu’il se fixait ; b. quels moyens il se donne, en cours de parcours, pour vérifier que les apprentissages progressent et pour " rectifier le tir ". Ayant répondu à cette seconde question, on saura dans quel mesure tel maître souhaite ou prétend optimiser les apprentissages de sa classe ou de chacun de ses élèves. Pour saisir les représentations qui sous-tendent une évaluation continue partiellement formative, il faudrait se livrer à une enquête auprès d’un ensemble diversifié de praticiens. Mais une telle démarche supposerait une typologie préalable des modèles de l’apprentissage et de l’intervention. Une façon de la construire est de mesurer l’écart entre les pratiques réelles et une régulation optimale. Pour savoir si la régulation est effective, il ne suffit pas d’interroger le maître sur ses intentions, ni même de décrire ses pratiques. Il faut saisir leur rétroaction sur les apprentissages. Ce n’est possible, en toute rigueur qu’en situation quasi expérimentale. Lorsqu’on observe les interactions en classe, avec ou sans instrumentation, on est la plupart du temps condamné à supposer que telle intervention, telle situation didactique infléchit la compréhension et les apprentissages de l’élève. On se base sur le contenu des interactions, sur l’analyse des réactions observables de l’élève, éventuellement sur certains tests rapprochés. Cette approximation n’est pas très satisfaisante, mais elle suffit à mettre en évidence l’écart entre les intentions et les régulations effectives, du moins pour ce qui concerne les apprentissages individuels. Les régulations pour l’ensemble d’un groupe-classe sont en général plus probantes.

La définition retenue de l’évaluation formative se réfère à ses intentions plus qu’à ses effets attestés. On pourrait faire le choix inverse. L’important, quelle que soit l’option de terminologie, est de ne pas s’interdire l’étude d’un aspect fondamental des pratiques : l’écart entre ce qu’on veut faire et ce qu’on fait réellement ! Une approche descriptive des pratiques d’évaluation doit prendre en compte les intentions et les représentations du maître, chercher à cerner le modèle de régulation qu’il utilise plus ou moins consciemment, mais aussi tenter d’estimer les régulations effectives : rapporter ses effets à ses intentions est une façon d’évaluer l’évaluation formative !

Toute évaluation continue ne se veut pas formative. Dans une classe ordinaire, beaucoup d’interventions du maître, fondées sur une appréciation de la situation, n’ont pas pour but principal de contribuer directement à la progression des apprentissages. Tout simplement parce que la tâche du maître n’est pas seulement d’enseigner, mais de maintenir l’ordre, d’animer des échanges, de mettre au travail, d’assurer une coexistence pacifique et si possible heureuse pendant de longues heures, tout au long de l’année, dans un local exigu. Sans doute, au total, toutes les interventions du maître sont-elles censées favoriser les apprentissages, au moins indirectement, en créant ou en maintenant des conditions propices au travail intellectuel et à la communication pédagogique. Sans nier l’importance de cette aspect de la pratique enseignante, je distinguerai la régulation des processus d’apprentissage, qui suppose une intervention dans les processus intellectuels de l’élève centré sur une tâche de la régulation des conditions d’apprentissage (motivation, participation, implication dans le travail, environnement, structuration de la tâche et de la situation didactique). La distinction n’est pas absolue, surtout dans les pédagogies nouvelles. Mais je me limiterai ici aux interventions qui entendent agir directement sur les mécanismes d’apprentissage.


III. Les obstacles à une régulation efficace

Pourquoi la régulation des apprentissages est-elle souvent peu efficace ? Parce que le maître ne parvient pas toujours à optimiser son évaluation et ses interventions, on s’en doute. Pour qu’il y ait régulation effective des apprentissages, il faudrait que le maître dispose d’informations pertinentes et fiables, qu’il les interprète correctement et en temps utile, qu’il imagine une intervention appropriée et qu’il sache la conduire… Or c’est un esprit humain, avec toutes ses ambiguïtés et toutes ses limites, qui saisit l’information et l’interprète, qui conçoit l’intervention et la guide. Même instrumentées, rationalisées, codifiées, optimisées, assistées par ordinateur, l’évaluation et l’intervention sont en dernière instance des opérations et des actions accomplies par des êtres humains. Qui plus est, ils ne sont pas dans une situation permettant de réfléchir et d’agir tranquillement. Ils sont au contraire engagés dans des interactions denses et complexes au sein d’un groupe lui même inséré dans une organisation. Ces limites touchent : 1. à la quantité, la fiabilité, la pertinence des informations recueillies par un enseignant, aussi motivé, formé et instrumenté soit-il ; 2. à la rapidité, la sûreté, la cohérence, l’impartialité du traitement de ces informations au niveau de l’interprétation et de la décision ; 3. à la cohérence, la continuité, l’adéquation des interventions qu’on espère régulatrices ; 4. à l’assimilation par l’élève des feed-back, des informations, questions et suggestions qu’il reçoit.

Sur tous ces points, les modèles prescriptifs ont souvent tendance à idéaliser les acteurs, à leur prêter un fonctionnement optimal, une parfaite maîtrise de leurs pensées et de leurs actions, une rationalité de chaque instant mise au service prioritaire de la régulation. Une approche descriptive des pratiques part du fait que les acteurs réels sont souvent des gens pressés, émotifs, distraits, fatigués, énervés, paresseux, oublieux, fantasques ou tout cela à la fois. Ils ont des préjugés, des comptes à régler, des rêves à réaliser. Autant de raisons d’être moins performant et moins fiable qu’un ordinateur. Mais ils peuvent aussi être intuitifs, imaginatifs, inventant des solutions inédites ou trouvant spontanément les mots ou les gestes les plus judicieux. Par rapport à la rationalité abstraite d’un modèle de régulation, la régulation qui passe par une évaluation et une intervention humaines est certes moins rigoureuse, moins prévisible, mais elle peut aussi tirer parti de la capacité qu’ont les êtres humains de gérer la complexité cognitive et affective d’une façon qu’aucune méthode codifiée ne pourrait prescrire. D’une certaine manière, on pourrait dire que le principal instrument de toute l’évaluation formative est et demeurera l’enseignant engagé dans une interaction avec l’apprenant. Même un modèle prescriptif de régulation devrait en tenir compte. D’ailleurs c’est ce qui se passe progressivement, par exemple lorsqu’on réhabilite l’intuition ou qu’on blanchit la subjectivité (Allal, 1983 ; Weiss, 1986).

Il est toujours délicat de décrire une pratique par son écart à un modèle idéal. Néanmoins, à condition de se servir du modèle comme d’un instrument heuristique, cette approche peut être féconde. Je renvoie à divers modèles idéaux d’évaluation formative (notamment Cardinet, 1986) pour une explicitation de l’optimum à chacune de ces phases. Ce qui m’intéresse ici, c’est de mieux comprendre pourquoi le maître ne recueille pas toujours des informations pertinentes, ne les interprète pas toujours judicieusement, n’intervient pas toujours à bon escient.

C’est évident, dira-t-on peut-être : sa formation ne l’y prépare pas, les conditions de sa pratique ne lui permettent pas d’évaluer et d’intervenir constamment avec bonheur. Ces réponses sont globalement acceptables. Encore faut-il savoir ce que l’on entend par formation des maîtres et conditions de la pratique. Il existe des maîtres mal formés et mal informés, indifférents à l’échec scolaire, qui n’ont jamais entendu parler d’évaluation formative ou par objectifs, qui fonctionnent à l’économie et se contentent d’un enseignement frontal. S’ils ont en plus une classe nombreuse et des élèves difficiles, dans un environnement peu propice, on ne s’étonnera pas que leur façon d’enseigner ne favorise guère la régulation des apprentissages. Mais ce portrait ne convient pas à tous les enseignants. Pour avoir, dans le cadre d’une recherche-action, conduit une observation participante intense dans quelques classes primaires, je sais que la régulation optimale des apprentissages individuels est fort difficile même lorsque la classe comporte douze élèves, même lorsqu’on travaille en équipe et qu’on enseigne parfois à deux, même lorsqu’on dispose de ressources supplémentaires, même lorsqu’on participe à un projet centré sur l’échec scolaire et la différenciation de l’enseignement (Groupe RAPSODIE 1979 ; Haramein et Perrenoud, 1981 ; Hadorn, 1985). Il y a donc des obstacles moins triviaux. J’en distinguerai quatre.


IV. Logique de la connaissance
plus que de l’apprentissage

Le premier obstacle est celui que cherchent à surmonter toutes les pédagogies par objectifs : dans la plupart des systèmes scolaires, le curriculum formel met l’accent sur les contenus à enseigner, sur les notions à étudier et à travailler davantage que sur les acquis proprement dits. Chacun sait à peu près vers quelles maîtrises les élèves doivent progresser. Ainsi, à l’école primaire, on vise notamment la maîtrise du raisonnement et de la langue, qui comprennent, plus spécifiquement, la maîtrise de la lecture, de la rédaction de textes, de la morphosyntaxe des verbes, des systèmes de numérations, des opérations arithmétiques, etc. Ces objectifs généraux suffisent à des régulations larges : lorsqu’un élève ne sait pas lire à un âge où c’est devenu la norme, cela saute évidemment aux yeux. Mais en situation quotidienne de travail, l’accent est mis plutôt sur les contenus que sur les apprentissages très spécifiques que telle ou telle tâche doit favoriser. Or la régulation ne peut se faire que par petites touches, au moment où l’élève est aux prises avec une difficulté concrète. Si le maître n’a pas exactement en tête les maîtrises spécifiques visées, il interviendra surtout pour maintenir l’élève sur la tâche ou l’aider à la réussir, interventions qui ne sont nullement garantes d’une régulation des apprentissages.

Le curriculum réel, comme ensemble d’activités et d’expériences potentiellement formatrices (Perrenoud, 1984), est organisé principalement en fonction du découpage du curriculum formel en disciplines, puis en " avenues " et finalement en chapitres successifs à l’intérieur d’une avenue. Dans le cadre d’un chapitre, le curriculum réel s’organise en terme de leçons, de tâches ou de situations qui ont toutes pour but de faire apprendre sans que le maître éprouve le besoin de spécifier dans le détail les apprentissages attendus dans chaque situation. Interrogé à l’improviste, il pourra, au prix d’un certain effort d’analyse, dresser la liste des apprentissages que telles tâches ou telles situations didactiques sont censées favoriser. Mais en temps normal, il ne se sert pas de cette liste pour organiser son enseignement et guider chacune de ses interventions.

Sans doute une formulation des plans d’étude en termes d’objectifs et le rappel systématique des apprentissages visés par telle recherche ou tel exercice proposés dans des moyens d’enseignement pourraient-ils modifier la représentation des liens entre activités constitutives du curriculum réel et apprentissages visés. Mais en réalité, c’est tout le processus de transposition didactique (Chevallard, 1985 ; Conne, 1986) qui reste orienté, même à l’école élémentaire, par la logique discursive de la transmission des savoirs plutôt que par une logique de l’apprentissage et de la construction des savoirs par l’élève. Le curriculum réel bénéficie d’une certaine autonomie par rapport au curriculum formel, compte tenu de la marge d’interprétation des maîtres et du travail de transposition qu’ils doivent faire. Mais ils ont quelque peine à s’affranchir de la logique de plans d’études faits avant tout pour standardiser les contenus de l’enseignement et contrôler le " texte du savoir ".


V. Une image vague des mécanismes
de l’apprentissage

Le second obstacle que rencontre la régulation tient à l’abstraction même de la notion d’apprentissage. Pour la plupart des enseignants, l’élève reste dans une large mesure une boîte noire. Non seulement au sens propre, parce que ce qui s’y passe n’est pas directement observable, mais aussi parce qu’il est difficile de reconstituer les processus de raisonnement, de compréhension, de mémorisation, d’apprentissage à partir de ce que dit ou fait l’élève. Pourquoi est-ce difficile ? Tout simplement parce que l’interprétation des conduites observables suppose une théorie du fonctionnement mental, des procédures, des représentations, des processus d’assimilation et d’accommodation, de différenciation et d’équilibration, etc. Même lorsque la formation des maîtres les a familiarisés avec les principales notions de psychologie génétique et de psychologie de l’apprentissage, leurs connaissances théoriques restent trop abstraites pour aider à comprendre exactement ce qui se passe dans un apprentissage déterminé, par exemple la lecture, la construction du nombre, la maîtrise de la syntaxe ou de la division.

L’ignorance des processus d’apprentissage ne saurait être reprochée aux enseignants. Bien souvent, les chercheurs en psychologie et en science de l’éducation n’en savent pas beaucoup plus ou s’épuisent en controverses. Qui saurait dire exactement comment s’apprend l’orthographe ou comment s’enrichit le lexique ? Cette impuissance à se représenter et surtout à comprendre les mécanismes fins de l’apprentissage n’empêche pas toute régulation. Mais cela la condamne à rester assez globale, tant au niveau du diagnostic que de l’intervention. On le voit bien lorsqu’il s’agit d’envoyer un élève en cours d’appui : aussi bien le maître de classe que le maître d’appui ne disposent que d’un langue et de concepts assez sommaires pour décrire les difficultés spécifiques d’un enfant et les remédiations éventuelles. On se trouve pourtant là dans une situation privilégiée puisqu’on prend le temps de réfléchir sur quelques cas à partir d’une série d’observations. Dans le travail quotidien, les choses vont beaucoup plus vite et sont encore plus floues…


VI. La régulation inachevée

Le troisième obstacle auquel se heurte la régulation, c’est justement le manque de temps, le nombre impressionnant de microdécisions à prendre dans la journée (Eggleston, 1980), la dispersion continuelle entre mille problèmes d’ordre divers. Huberman (1983) décrit fort justement la classe comme une cuisine au moment du coup de feu. Il faut veiller à tout, être au four et au moulin, gérer le matériel, animer le groupe, s’occuper des élèves qui posent un problème particulier, tenir compte du temps qui passe, prévoir la suite, affronter interruptions et incidents, maintenir l’ordre sans interrompre le travail, etc. J’ai essayé ailleurs (Perrenoud, 1985) d’analyser de plus près cette dispersion et de montrer qu’elle n’est pas imposée seulement par l’environnement, le cahier des charges, le nombre d’élèves et la surcharge des programmes, mais qu’elle est aussi une source de plaisir et une façon de lutter contre l’angoisse. L’allégement des programmes et des effectifs n’entraîne donc pas, semble-t-il, une réduction proportionnée de la dispersion.

Or cette fragmentation du temps et des interventions de l’enseignant a des effets considérables sur la régulation des apprentissages. Avec un effectif limité et la volonté de différencier l’enseignement, il est possible de ne pas travailler constamment avec l’ensemble des élèves, de s’intéresser à des sous-groupes ou à des individus. Les conditions minimales d’une régulation individualisée ou différenciée sont donc partiellement réunies. Reste à savoir comment l’enseignant gère la répartition de son temps entre les sous-groupes et entre les élèves. Dans une telle situation, l’enseignant subit une forte pression sociale et psychologique à " se couper en quatre " ; il tente d’être partout à la fois, de s’intéresser à chacun, d’être disponible pour tout le monde. Cela pour répondre à son sentiment personnel de l’équité et du droit de chaque élève à être pris en charge, mais aussi pour faire face aux demandes relativement insistantes d’une partie des élèves et des parents, à commencer par les plus favorisés. Conséquence : nombre d’interventions restent sans effet parce qu’inachevées ou trop fragmentées. Une bonne partie des interventions individualisées du maître commencent à aider l’élève à mieux apprendre. Mais très souvent, au moment où il faudrait approfondir, reconstruire, revenir en arrière, prendre des " chemins de traverse " (Guignard, 1982), le maître est appelé par d’autres urgences. Du point de vue de la régulation des apprentissages, on peut considérer l’expérience de beaucoup d’élèves comme une suite d’occasions manquées, de moments propices qui n’ont pas été identifiés ou qui n’ont pas été suffisamment exploités pour qu’il y ait véritablement progrès.


VII. La régulation de la tâche

Le quatrième obstacle auquel se heurte la régulation des apprentissages est la priorité accordée par la plupart des maîtres, tout à fait inconsciemment et involontairement, à la régulation des tâches et au contrôle du travail. En principe, les apprentissages sont les enjeux déterminants. Mais au jour le jour, l’important est que le travail soit fait, que les élèves arrivent au bout de leurs exercices, qu’ils participent aux leçons et aux activités collectives, qu’ils fassent leur métier d’élève. La régulation est permanente dans une classe. Mais elle porte d’abord sur les activités et la progression dans les tâches, et non sur les apprentissages sous-jacents. Or cela ne revient pas au même ! Aider un élève à venir à bout d’une tâche n’est certes pas, en soi, un obstacle à l’apprentissage. Tout dépend de la nature de l’aide apportée. Celle du psychologue piagétien dans un entretien clinique définit un certain type d’intervention : le psychologue se borne à poser des questions, à essayer de comprendre pourquoi l’élève répond ou agit de telle manière, à faire des contre suggestions, à rappeler des conduites antérieures. Autrement dit, il aide l’élève à progresser dans sa tâche sans se substituer à lui, mais en lui renvoyant des informations que l’élève peut utiliser pour organiser sa propre progression. C’est dans ce sens que Cardinet (1986) définit l’intervention régulatrice optimale. Mais pour cela, il faut du temps et de la continuité. Pour le maître, l’enjeu à court terme est souvent que les élèves finissent leurs exercices, arrivent au bout de leur texte ou de leur construction géométrique. Le plus efficace est alors de piloter pas à pas leur travail. Une telle aide leur donnera l’impression de maîtriser la tâche, mais ils n’auront pas appris grand chose, parce que toutes les décisions importantes auront été suggérées par le maître, toutes les erreurs prévenues ou corrigées très rapidement, tous les caps difficiles franchis " sous surveillance ". Un tel pilotage est aux antipodes des principes de l’école active et de la construction du savoir par l’activité autonome du sujet. Mais ce n’est pas nécessairement parce que le maître ignorerait ces principes. C’est parce que les contraintes du travail scolaire et de la gestion d’une classe ne permettent pas de laisser à chaque élève tout le temps qu’il lui faudrait pour construire à son rythme les savoirs tout en intervenant au moment stratégique et de façon à ne pas réfléchir ou décider à sa place.


Références

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Perrenoud, Ph. (1983) La pratique pédagogique entre l’improvisation réglée et le bricolage, Éducation et Recherche, n° 2, pp. 198-212 (repris dans Perrenoud, Ph., La formation des enseignants entre théorie et pratique, Paris, L’Harmattan, 1994, chapitre I, pp. 21-41).

Perrenoud, Ph. (1984) La fabrication de l’excellence scolaire : du curriculum aux pratiques d’évaluation. Vers une analyse de la réussite, de l’échec et des inégalités comme réalités construites par le système scolaire, Genève, Droz, 2e édition augmentée 1995.

Perrenoud, Ph. (1985) La place d’une sociologie de l’évaluation dans l’explication de l’échec scolaire et des inégalités devant l’école, Revue européenne de sciences sociales, n° 70, pp. 165-186.

Perrenoud, Ph. (1985) Enseigner ou l’ivresse de la dispersion. Fragments d’une sociologie des pratiques pédagogiques, Genève, Faculté de psychologie et des sciences de l’éducation (repris dans Perrenoud, Ph., La formation des enseignants entre théorie et pratique, Paris, L’Harmattan, 1994, chapitre II, pp. 43-62).

Perrenoud, Ph. (1985) Comment combattre l’échec scolaire en dix leçons…, Genève, Service de la recherche sociologique.

Perrenoud, Ph. (1986) L’évaluation codifiée et le jeu avec les règles. Aspects d’une sociologie des pratiques, in J.-M. De Ketele (dir.) L’évaluation : approche descriptive ou prescriptive ?, Bruxelles, De Boeck, pp. 11-29.

Weiss, J. (1986) La subjectivité blanchie ?, in De Ketele, J.-M. (dir.) L’évaluation : approche descriptive ou prescriptive ?, Bruxelles, De Boeck, pp. 91-105.

Sommaire


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