Source et copyright à la fin du texte

 

In Revue suisse de sociologie,
1988, n° 3, pp. 471-493.

 

 

 

Échec scolaire : recherche-action et
sociologie de l’intervention dans
un établissement

Philippe Perrenoud

Faculté de psychologie et des sciences de l’éducation
Université de Genève
1988

Sommaire

I. Fragments d’une sociologie de l’intervention

II. Le projet contre les acteurs et autres dilemmes

III. Intervention et lutte contre l’échec scolaire

Références


Dans le cadre de travaux sur l’inégalité devant l’école, et plus particulièrement sur l’échec scolaire et la différenciation de l’enseignement, j’ai eu l’occasion de faire pendant près de dix ans de la recherche-action, donc de l’intervention, en tant que sociologue, dans des établissements scolaires, en l’espèce des écoles primaires. Ce qui m’a confronté, avec d’autres chercheurs, à diverses facettes de l’intervention.

À partir de cette expérience, je tenterai de formuler quelques observations générales sur l’intervention dans une école, sans me limiter à la recherche-action, mais en mettant toutefois l’accent sur les situations dans lesquelles une équipe pédagogique ou le corps enseignant d’un établissement s’engagent dans une innovation ou un projet. Cette forme d’intervention n’exclut ni la formation ni la recherche, mais elle suppose une participation plus large à une dynamique de changement.

L’analyse s’articulera en trois temps. Je proposerai d’abord quelques fragments d’une sociologie de l’intervention. L’intervenant est un acteur d’un genre particulier, qui se caractérise par son intrusion dans un groupe dont il n’est pas membre régulier. En fonction de son statut et de sa formation, il dispose de ressources intellectuelles et relationnelles singulières. Son habitus et son identité sociale lui permettent de penser la réalité et d’entrer en interaction avec d’autres de façon originale. Mais il n’est pas seul en cause. Parler de l’intervention, c’est donc nécessairement parler d’une relation qui se noue entre un intervenant ou une équipe d’intervenants et d’autres gens, " objets " plus ou moins consentants de leur action.

Dans un deuxième temps, je développerai l’idée que ce qui arrive à l’intervenant et ce qu’il produit n’est qu’un aspect d’un processus qui le dépasse, qui s’est amorcé et se poursuivra sans lui : la dialectique du changement contre le statu quo. Autre façon de dire qu’une théorie de l’intervention est une théorie des pratiques et du changement des pratiques dans un petit système d’action. J’identifierai quelques dilemmes auquel risque d’être confronté tout groupe innovateur, à commencer par le balancement constant entre la logique du projet et celle des personnes, dilemmes face auxquels le rôle d’un intervenant peut être décisif.

Dans un troisième temps, je parlerai plus précisément des rapports entre intervention et lutte contre l’échec scolaire. On peut tenir sur l’intervention des propos très généraux. Mais plus on s’approche d’un type d’organisation, ici un établissement scolaire, et d’un type de projet, ici lutter contre l’échec scolaire, plus il devient à la fois possible et nécessaire de spécifier l’analyse : les enjeux se concrétisent, les acteurs sont mieux définis. On n’intervient pas dans une école comme dans une entreprise. Dans un cadre scolaire, on n’intervient pas de la même façon dans un projet de lutte contre l’échec scolaire qu’à propos de l’introduction des nouvelles technologies ou de l’amélioration des relations entre les familles et l’école. Chaque problématique amène des enjeux, des craintes, des fantasmes, des prises de pouvoirs différents.


I. Fragments d’une sociologie
de l’intervention

Que dire de l’intervention en général, d’un point de vue sociologique ? D’abord que c’est une pratique dont les professionnels de la formation, du conseil ou de l’intervention psychosociologique n’ont nullement le monopole. Certes, aujourd’hui émergent, dans la division du travail, de façon explicite, un nouveau corps de métier et une pratique professionnelle qui se réclament de l’intervention. Ce qui pourrait donner l’impression que c’est une idée neuve. En réalité, l’intervention se pratique dès qu’il se forme, dans une société globale, des sous-systèmes qui survivent au prix d’une certaine clôture, mais ne veulent ou ne parviennent pas totalement à se garder de toute intrusion.

L’intervention, comme objet sociologique, c’est ce qui se passe lorsqu’un acteur étranger à un groupe s’y installe pour quelques temps avec l’intention de peser d’une manière ou d’une autre sur son fonctionnement, de gré ou de force. L’intervenant peut venir d’une société différente, explorateur, missionnaire, ethnologue, conquérant ; à l’intérieur de la même société, il peut venir d’une administration lointaine, d’une autre province ou plus banalement d’un autre groupe ou du village voisin. Même s’il ne vient pas de loin, tout intervenant est à sa façon un extraterrestre par rapport à la petite planète dont il va altérer peu ou prou le mode de vie. Comme tout extraterrestre, il produit des effets qu’il ne peut tous maîtriser, ni même anticiper ou percevoir : l’intervention s’inscrit dans un modèle culturel et des schémas d’interaction, de défense, de négociation qui dépassent les acteurs en présence et leurs intentions.

Un professionnel de l’intervention est bien sûr porté à la considérer comme une action à la fois concertée, maîtrisée et bénéfique, comme une réponse à une demande d’aide ou de formation, comme l’amorce d’un processus constructif. Même lorsqu’on parle de la " bonne " intervention, il ne faut pas oublier qu’elle évoque dans la mémoire individuelle ou collective des acteurs un éventail d’expériences qui sont loin d’être toutes positives. Tout intervenant se heurte à une sociologie spontanée de l’intervention qui l’enferme d’emblée, qu’il le veuille ou non, dans un réseau d’interprétations et de stratégies. C’est pourquoi il n’est pas inutile de s’interroger sur les images et les fantasmes en jeu.

Agresseur, inspecteur, agent double : fantasmes ?

Chaque acteur a l’expérience, directe ou indirecte, d’interventions fondées essentiellement sur la force : l’opération militaire, la prise d’otages, la descente de police, le coup d’État ou le hold-up en sont les figures médiatisées. Peut-on éliminer radicalement ces images à propos d’une intervention pacifique ? J’en doute. Aucune intervention n’évite totalement de " faire violence " à quelqu’un. Même dans l’école la plus ouverte, la plus dynamique, il se trouvera probablement une ou deux personnes qui vivront toute intervention, aussi négociée soit-elle avec le corps enseignant, comme une agression et une menace.

Plus nombreux encore seront ceux qui feront le rapprochement avec une forme classique d’intervention, certes plus civilisée, mais non exempte de violence symbolique : l’irruption d’un émissaire du pouvoir central. Dans les grandes organisations, la direction a le droit d’envoyer " sur le terrain " un inspecteur, un expert, un contrôleur, un réviseur, chargé de dire si tel établissement, telle région, telle succursale, tel service fonctionnent " normalement ", au nom du rendement, de la conformité au plan, aux stratégies, aux valeurs du " système ".

Dans l’armée, on prend très peu de gants pour soumettre les troupes à l’inspection. En prend-on beaucoup plus dans les systèmes éducatifs ? Dans l’administration scolaire comme dans d’autres, il y a des gens dont la fonction est d’intervenir pour contrôler, vérifier, encadrer, former, inciter, évaluer, prescrire. Apprendre à vivre dans une organisation complexe, c’est donc apprendre aussi à se protéger des gens qui interviennent au nom d’une rationalité et d’un pouvoir extérieurs.

Autre fantasme en jeu : l’intervention clandestine. On peut évoquer l’espionnage militaire ou industriel, le noyautage politique, l’entrisme, l’inspection incognito, certaines formes d’enquête sauvage. L’intervenant se masque alors sous les dehors légitimes d’un nouveau venu innocent. Il se sert de ce qu’il apprend et du pouvoir qu’il acquiert pour désorganiser ou affaiblir le groupe dans lequel il s’introduit. Sans passer pour un agent secret, tout étranger à un groupe peut être suspecté d’intentions cachées.

C’est ce qui peut arriver aussi à l’intervenant le moins clandestin du monde ; une intervention peut en cacher une autre : lorsqu’un professionnel de la formation, du conseil, de la recherche intervient dans une organisation, son contrat a été négocié. On sait donc pourquoi il vient " officiellement ". Mais on peut lui prêter, à tort ou à raison, d’autres intentions, moins avouables.

Aucune intervention n’est au-dessus de tout soupçon. La plus transparente et la mieux concertée peut éveiller des fantasmes et actionner des mécanismes de défense. On s’en doute, il ne suffit pas, pour rassurer, de quelques bonnes paroles…

Qui veut vraiment l’intervention ?

En principe, un professionnel de l’intervention agit sur la base d’un contrat explicite avec un groupe ou un établissement, contrat moral, parfois mis en forme juridique.

Il faut bien entendu se demander qui a pris l’initiative de l’intervention. Si c’est l’intervenant qui a proposé une recherche, une formation, une assistance, ses marges de négociation sont différentes. C’est trop évident pour qu’il soit utile d’y insister. Il est plus intéressant de se demander si un contrat explicite clarifie vraiment le statut, le but et les limites d’une intervention ?

L’idée de contrat est une fiction utile : elle laisse entendre qu’en négociant équitablement un arrangement, on peut ensuite travailler dans un cadre bien défini. C’est une fiction utile parce qu’elle crée un minimum de confiance. Mais un intervenant conclut des contrats d’un genre particulier, qui font appel à des représentations complexes, difficiles à partager. Il serait naïf de croire qu’en matière d’intervention tout se joue dans l’accord initial. Ne serait-ce que parce que cet accord engage rarement toutes les parties au même degré et n’a pas pour chacune exactement le même sens. Intervention consentie, certes, mais par qui ? Intentions explicites, mais pour qui ?

S’il n’y a qu’un intervenant, on peut supposer que sa main gauche sait ce que fait sa main droite. Il est censé savoir où il veut en venir et ce qu’on attend de lui. Mais il faut compter avec ses ambivalences, son goût du pouvoir, les alliances qu’il va nouer sur le terrain, ses propres fantasmes. Tout intervenant a des enjeux multiples, pas tous conscients, pas tous avouables. Il est pris dans des jeux relationnels, des phénomènes de contre-transfert, une dynamique de terrain qui peuvent altérer ou brouiller ses objectifs initiaux. Même lorsque l’intervenant est un professionnel expérimenté et qu’il agit seul, la transparence et la stabilité des intentions ne sont pas garanties de son côté. Il tiendra par exemple des discours variés, voire contradictoires d’un jour à l’autre et d’un interlocuteur à l’autre. Chaque interaction est une occasion de redéfinir le contrat sous prétexte de mieux l’expliciter, et donc de mettre en circulation une interprétation un peu différente. Même lorsqu’il existe un contrat écrit, les lectures en sont multiples, chacune est modulée par le contact personnel que le lecteur établit avec l’intervenant et plus encore par ses espoirs ou ses craintes à l’endroit de l’intervention.

Si c’est une équipe qui intervient, les facettes se multiplient. Même une équipe soudée, parfaitement rodée, est faite de gens différents, qui ne jouent pas le même rôle dans la négociation et la réalisation de l’intervention. Ainsi, s’il y a trois intervenants, tel ou tel va parler au nom des autres. Ils n’interviendront pas toujours ensemble et de la même façon : on ne se tient pas sans cesse par la main lorsqu’on travaille en équipe. On se divise les tâches, les rôles, les interlocuteurs. Dans une situation donnée, tous les intervenants n’auront pas la même stratégie : l’un préférera le silence, un autre prendra la parole. L’un dira le fond de sa pensée et l’autre le cachera, parce qu’ils ne font pas la même analyse. Une équipe d’intervenants, c’est un monde de différences et éventuellement de contradictions. Parfois, l’équipe est stratifiée, avec un chef, des anciens et des nouveaux, des permanents et d’autres qui ne font que passer, des statuts inégaux.

Il s’ensuit que la face qu’une équipe présente à ses partenaires peut être assez multiforme et changeante. C’est une chose qu’on peut analyser et maîtriser au sein d’une équipe d’intervention, mais seulement jusqu’à un certain point. Toutes les différences ne sont pas avouables et chaque intervenant suit sa propre stratégie, parfois au détriment des intérêts de l’équipe ou des autres intervenants.

De toute façon, la clarté d’un contrat dépend des deux parties. Même si les intentions des intervenants sont parfaitement explicites et homogènes, il en va très rarement de même " en face ". Une équipe pédagogique, a fortiori un établissement sont des organisations assez complexes et différenciées : outre le nombre de personnes, il y a différents statuts, des structures de pouvoir, des dispositions spatiales relativement contraignantes, des territoires réservés, des horaires, des cahiers des charges.

L’intervenant n’a pas en face de lui un acteur cohérent, mais un micro système social, dont les porte-parole les plus légitimes ont certes accepté ou demandé l’intervention. Reste la question : qui, dans le système, se sent effectivement engagé par cette décision ? Il est rare que tous les membres du groupe ou de l’établissement le soient de la même façon. De même, les raisons de l’intervention, ses méthodes et ses implications ne sont pas évidentes pour tout le monde. Même si on a pris les précautions les plus obsessionnelles (écrire, faire des réunions d’information, voir les gens, vérifier), il n’est pas exclu que l’intervenant rencontre quelqu’un qui n’aura compris ni qui il est, ni pourquoi il vient. Ou encore quelqu’un qui, au courant, restera opposé à l’intervention, qu’il soit sceptique quant à son efficacité ou qu’il en craigne les effets pour lui ou pour le groupe.

Autrement dit : le contrat d’intervention n’est jamais définitivement établi ; le travail de fabrication d’un consensus est toujours à remettre sur le métier. Rien n’est acquis, surtout pour une intervention de longue durée.

Compte tenu de ces difficultés possibles, pourquoi y a-t-il quand même des écoles qui demandent des intervenants ou qui acquiescent à leurs propositions ? Évidemment parce que dans le système, il y a toujours au départ un certain nombre de gens qui pensent que l’intervention sera bénéfique, au moins pour eux et qu’ils arriveront à obtenir l’adhésion du groupe et à maîtriser la définition du contrat. Ceux qui demandent ou acceptent une intervention s’imaginent en général que leur pouvoir ne sera pas mis en cause ou qu’ils pourront au besoin redresser la situation. Mais tout le monde peut se tromper ! Ainsi, une équipe pédagogique dynamique qui favorise le développement d’une recherche ou d’une innovation dans son établissement peut avoir l’impression que l’intervention sera un ferment de changement et lui donnera raison contre des collègues conservateurs. Mais les choses peuvent tourner différemment. L’intervention peut par exemple conduire à marginaliser plus encore l’équipe pédagogique, ou à dévoiler ce qu’elle voulait cacher. Ainsi, l’analyse favorisée par l’intervenant peut-elle montrer que l’équipe innovatrice prétend imposer une orthodoxie à l’ensemble de l’école, croit détenir la vérité pédagogique, se montre peu tolérante et sectaire. La position de cette équipe se trouvera alors affaiblie par l’intervention. Elle croyait gagner un allié. Comprenant son erreur, elle proposera de mettre fin à l’expérience, alors qu’à l’inverse des enseignants isolés y trouveront leur compte…

En résumé : même les gens qui, au départ, étaient acquis à une intervention peuvent changer d’avis s’ils se rendent compte que le rapport des forces n’était pas aussi favorable qu’ils croyaient, que d’autres vont s’approprier l’intervention, voire l’utiliser contre eux. D’où des retournements de situation et de nouvelles négociations.

L’intervention toujours problématique

S’il fallait essayer d’expliquer pourquoi toute intervention est fragile, toujours à reconstruire, on pourrait indiquer trois pistes.

a. L’intervenant est un étranger de passage : ce n’est pas un nouveau membre qu’il faut socialiser. On le traite tout à fait autrement. C’est donc quelqu’un qui, d’une certaine manière, n’a pas de passé. Il ne participe pas de la mémoire collective, il va faire des gaffes, par méconnaissance des codes internes, des compromis laborieux, des usages qui ont l’air absurdes mais qui fonctionnent. Pourquoi le non-dit et le dit s’arrêtent-ils à telle frontière ? L’intervenant n’a pas les clés pour le comprendre. S’il est très compétent, très perspicace, s’il trouve rapidement les bons informateurs, s’il apprend vite par essais et erreurs, il fera des progrès en peu de temps. Celui lui évitera quelques impairs, mais sans lui garantir la confiance et la complicité des " indigènes ".

L’intervenant n’a pas non plus d’avenir dans le système qui l’accueille. On sait qu’il ne payera pas les pots cassés. Il est donc suspect d’une certaine légèreté, voire d’une certaine irresponsabilité. Son rôle est d’expliciter certains non dits, de pousser au changement des pratiques, d’engager le système dans des entreprises novatrices. Les gens qu’il invite de la sorte à prendre des risques savent qu’ils devront continuer à vivre ensemble lorsque l’intervenant sera parti… Ces choses se savent parfois d’expérience : il y aura de plus en plus d’établissements qui auront vu " passer " des intervenants et qui n’en auront pas toujours gardé de bons souvenirs.

b. L’intervenant est toujours un allié ou un ennemi potentiel de quelqu’un dans le système. C’est un acteur qui transforme le jeu, qui modifie la définition de la situation, la représentation de ce qui est possible, des problèmes, des solutions. C’est quelqu’un qui a un pouvoir symbolique, une capacité de formulation, d’animation, de médiation. L’intervenant avantage un camp dès lors qu’il modifie les représentations en présence, donc les décisions possibles et défendables.

C’est un pouvoir considérable que d’avoir le droit et la compétence d’influencer la façon de poser les problèmes, de formuler des hypothèses de travail, de concevoir les processus de changement, les stratégies d’action, les phénomènes de communication et d’autorité. L’usage, même mesuré, de ce pouvoir change les rapports de forces. En explicitant l’implicite, par exemple, l’intervenant joue en faveur de ceux qui ont intérêt à mettre carte sur table et contre les autres. Il altère les processus de décision lorsqu’il institue des moments d’échange, d’évaluation, de négociation, de restitution. Ce faisant, il sape le pouvoir des éminences grises aussi bien que celui des autorités formelles. Qu’il le veuille ou non, qu’il le sache ou non, il fait pencher la balance…

Cela, les gens concernés le voient ou le pressentent. Certains se mobilisent donc contre l’intervenant ou certaines de ses pratiques en fonction de l’analyse plus ou moins intuitive - et plus ou moins juste - qu’ils font de ce que l’intervention pourrait leur coûter ou leur rapporter.

c. Troisième piste : l’intervenant recueille beaucoup d’informations sur le fonctionnement d’un micro système social. Qu’en fera-t-il, à l’intérieur et à l’extérieur ? Une fois parti, s’en servira-t-il ? Comment le savoir ? Dans le meilleur des cas - c’est-à-dire le plus innocent - l’intervenant fera une thèse ou un travail universitaire que personne ou presque ne lira. Mais supposons qu’il soit engagé plus tard à un niveau supérieur de la hiérarchie du système ou dans un établissement concurrent, ou encore qu’il collabore à une enquête, comme celle d’Hamon et Rotman sur l’école. L’intervenant en sait assez pour dévoiler des incompétences, des déviances, des libertés prises avec le système, des gaspillages de ressources. Elles sont monnaie courante dans nombre d’organisations bureaucratiques, chacun le sait ; mais on préfère entretenir la fiction que de telles choses " ne se passent pas dans un établissement normal ". Or une intervention de longue durée permet à l’intervenant d’accumuler plus d’informations que n’en a aucun membre du système, ne serait-ce que parce qu’un de ses privilèges est de choisir ses interlocuteurs et de leur poser des questions naïves, de leur faire dire le pourquoi des pratiques, de traquer la mémoire collective et de débusquer certaines aberrations. Certes, il n’est pas là pour juger, du moins pas maintenant, pas ouvertement. Mais comment être sûr que dans un autre contexte l’information qu’il recueille ne va pas resurgir une fois ou l’autre, parfois innocemment : " Savez-vous que, dans tel établissement, ils ne mettent plus de notes ? " Dans le monde impitoyable des pétroliers de Dallas, toute information est une arme. Est-ce tout à fait différent ailleurs, du moins dans l’imaginaire de ceux qui ont quelque chose à cacher ?

Se préparer au pire pour mieux l’éviter ?

Que peut-on faire de ces propos peu encourageants ? Se dire d’abord que tout ne se passe pas toujours aussi mal. Je décris des possibilités et des fantasmes. Le savoir-faire de l’intervenant consiste à en être conscient et donc à prévenir les catastrophes, tout en sachant qu’il n’est pas seul maître du jeu. Il n’évitera pas complètement les procès d’intention, les non dits, les faux-semblants de ceux qui ne jouent pas le jeu sans dire pourquoi, les tentatives de séduction, les réflexes de censure, la loi du silence ou les solidarités corporatives. L’intervenant, du moins sur une longue durée, ne pourra faire l’économie des redéfinitions de son contrat. Sa formation doit l’armer, le préparer à " faire avec ", à résister à la pensée magique, à l’illusion que cela n’arrive qu’aux autres. Il l’acceptera d’autant mieux qu’il sait ne pas se formaliser, qu’il sait aussi faire la différence entre ce qui est dirigé contre lui comme personne - ce qui arrive - et les résistances qu’il provoque en favorisant un fonctionnement transparent et coopératif, contre toutes les règles du bon sens social et contre les intérêts réels ou supposés d’une partie des acteurs.

L’intervenant doit résister à la tentation de se poser en victime, tentation d’autant plus forte " qu’on est venu le chercher ". S’il n’est pas prêt à supporter l’ambiguïté, les contradictions, les revirements, sans doute n’est-il pas fait pour ce métier ou n’a-t-il pas encore compris que ces difficultés sont inscrites dans la définition même du rôle. Si l’on n’aime pas le feu, mieux vaut ne pas devenir pompier ! L’intervention est un métier à haut risque.

Il n’y a pas a cela de recette miracle, sinon l’expérience, la formation, l’analyse. Il importe en particulier de pratiquer une forme ou une autre d’auto-analyse. L’intervenant joue avec soi-même, ses sentiments, ses représentations. En prendre conscience importe autant que d’analyser, par exemple, ce qui se joue entre une direction et les enseignants qui en dépendent. L’intervenant fait assez vite partie du problème et de la solution. Un professionnel de l’intervention doit savoir identifier ses enjeux, reconnaître et maîtriser sympathies et antipathies, faire face aux contre-transferts et aux attentes qu’il provoque dès qu’il s’intéresse à quelqu’un.

La formation continue des intervenants, c’est donc d’abord une pratique de l’analyse. Cela ne va pas sans une structure propice et une habitude de la supervision ou du travail d’équipe. C’est aussi une formation à la métacommunication, dans le sens de l’école de Palo Alto. L’intervenant devrait être capable, dans des situations un peu bloquées, même lorsqu’il est fortement impliqué personnellement, de changer de registre, d’aider les gens en présence à comprendre et à se dire pourquoi ils ne communiquent pas.

L’humour ne saurait nuire. Il aide à garder une distance, à ne pas trop dramatiser. Paradoxalement, la formation devrait aussi privilégier une assez forte identité personnelle, qui autorise l’intervenant à prendre des libertés par rapport à son identité professionnelle. Les enseignants ne se soucient guère des étiquettes, des distinctions subtiles entre le psychologique et le sociologique, la formation ou la recherche, l’aide ou le conseil. L’intervenant peut être rejeté parce qu’il est trop peu sûr de ce qu’il est, de ce qu’il sait, de ce qu’il fait. Certains chercheurs par exemple sont constamment en train de s’entourer de barrières, de se retrancher derrière " moi mon travail, ce n’est pas de… ", ou " cela ne relève pas de ma compétence disciplinaire ". Cette attitude défensive, explicable dans une phase de structuration d’un rôle professionnel, est inadéquate en situation d’intervention, parce que les partenaires de l’intervenant n’ont pas pour principal souci de savoir quelle casquette il porte, ni s’il s’y retrouve dans ses distinctions théoriques ou méthodologiques favorites.

Sur le terrain, il faut savoir mélanger les genres, faire un certain nombre de choses parce qu’elles sont à faire et que l’intervenant est, ce jour-là, le mieux placé pour les faire, en dépit des contrats, des structures, des emplois. Dans une école, même si vous n’êtes pas enseignant, vous ne pouvez par exemple vous garder en toute circonstance d’agir en réponse aux sollicitations ou à la conduite de certains élèves, sous peine de passer pour idiot ou irresponsable aux yeux des maîtres, des parents, d’autres élèves. Comment ne pas secourir un élève blessé, ne pas tempérer une agression, ne pas répondre à une question sous prétexte que vous n’êtes pas payé pour cela ? Il faut faire face aux urgences sans trop se protéger derrière un statut.

Les clôtures et les identités bureaucratiques n’aident pas à rendre les gens crédibles. L’intervenant doit s’adapter aux horaires, aux rythmes de l’établissement ou de l’équipe pédagogique. S’il veut travailler dans une école en conservant des horaires de bureau, il sera rarement au bon endroit à la bonne heure…


II. Le projet contre les acteurs
et autres dilemmes

Intervenir dans une école, s’est survenir dans un processus déjà amorcé et c’est se trouver confronté aux dilemmes de l’action et de l’innovation. Mais pas au même titre que les membres permanents de l’équipe ou de l’établissement : l’intervenant joue le rôle particulier de celui qui est censé savoir comment surmonter les contradictions. En réalité, aucun intervenant n’a de clé toute faite pour penser ou conduire l’innovation. Mieux vaudrait cependant qu’il ait quelques instruments d’analyse et quelques typologies. Au-delà des apports évidents de la psychosociologie des organisations et des groupes et des théories du changement social, j’analyserai ici quelques dilemmes plus concrets et plus propres à l’innovation pédagogique, en particulier la dialectique du projet contre les acteurs.

Ces dilemmes me semblent avoir une portée assez générale. Cependant, c’est dans le cadre d’une recherche-action particulière que j’en ai d’abord pris conscience, avec d’autres chercheurs. Le plus simple est d’en dire quelques mots. RAPSODIE s’est engagée en 1978 à Genève, dans une situation de relatif confort du point de vue des ressources du système d’enseignement. La formation postobligatoire touchait l’immense majorité des adolescents, les taux d’orientation et de redoublement étaient plus favorables que dans la plupart des systèmes scolaires voisins. L’école genevoise n’était donc aucunement dans une situation désespérée. Mais il subsistait et il subsiste aujourd’hui de fortes inégalités sociales devant l’école, avec, comme partout, des abandons et des échecs. Les sociologues de l’éducation, pendant longtemps, s’étaient bornés à faire le constat statistique de l’inégalité ; ils théorisaient les mécanismes en cause, la reproduction, le rôle de la distance culturelle, etc. Il restait à aller voir sur le terrain comment les choses se passaient concrètement et si l’on pouvait neutraliser en partie les processus qui engendrent les échecs.

Bourdieu avait dès 1966 nommé " indifférence aux différences " la propension de l’école à traiter tous les enfants comme égaux en droits et en devoirs, transformant de la sorte les différences extrascolaires en inégalités scolaires. RAPSODIE partait d’une double hypothèse (Groupe RAPSODIE, 1979, Hutmacher, Haramein & Perrenoud, 1979, Perrenoud, 1979, 1982) :

Dans cette perspective, pour prévenir l’échec scolaire, il convenait donc non seulement d’individualiser l’action pédagogique, mais de maîtriser les différences culturelles à l’œuvre dans l’interaction maître-élève. Ce sont aujourd’hui des choses connues. Ce qui nous intéressait, c’était de travailler à partir de ces hypothèses avec des équipes d’enseignants, pour voir ce qu’on pouvait en faire pratiquement. Outre divers acquis sur l’échec et la différenciation de l’enseignement (j’y reviendrai plus bas), cette expérience a mis en évidence quelques dilemmes (Amstutz, Wyler & Perrenoud, 1985) qui traversent tout groupe innovateur et concernent donc au premier chef les intervenants.

Le projet, ressource ou carcan ?

Dans RAPSODIE, le projet partait des chercheurs, psychopédagogues et sociologues. Un document relativement élaboré, une sorte de contrat, avait été proposé à une vingtaine d’écoles primaires qui satisfaisaient à des critères démographiques et sociologiques définis. Les écoles, au terme d’un débat interne, pouvaient se déclarer intéressées par le projet à condition qu’il y ait dans l’établissement assez de maîtres volontaires pour couvrir une filière de quatre degrés, les quatre derniers degrés de l’école primaire, fréquentés par des enfants de huit à douze ans. Il fallait une adhésion des maîtres de l’école, y compris de ceux qui ne participeraient pas personnellement à la recherche. On se doute qu’une recherche-action bouleverse quelque peu la vie quotidienne et le fonctionnement de l’établissement, même pour ceux qui restent en marge du projet.

Cette entrée en matière a marqué une partie de l’histoire du projet et a certainement accentué ce que nous avons appelé (Haramein & Perrenoud, 1981), la dialectique du projet contre les acteurs. RAPSODIE, n’était pas vraiment un projet " parachuté " : les chercheurs avaient pris beaucoup de précautions, ils avaient travaillé durant un an à la formulation du projet avec six enseignants dont certains venaient des écoles les plus intéressées et qui allaient devenir les coordinateurs des groupes-écoles. Néanmoins, l’idée initiale et l’analyse venaient d’ailleurs. Si bien qu’il a fallu deux ans au moins pour que les enseignants se l’approprient, en en limitant d’ailleurs sensiblement les ambitions.

Sans doute est-ce un cas de figure assez particulier. Quand on propose une recherche-action de six à huit ans à des écoles inconnues ou presque, qui de plus ne vous ont rien demandé, on s’expose à quelques malentendus : il est peu probable que ceux qui acceptent d’entrer dans le jeu des chercheurs soient d’emblée sur la même longueur d’onde et aient les mêmes raisons de s’engager dans le projet.

Cependant, l’observation d’autres innovations ou interventions suggère qu’on est en présence d’un phénomène assez général : dans une équipe ou un établissement, l’émergence d’un projet collectif crée une norme qui s’oppose aux projets de certains individus ou de certains sous-groupes. C’est une dynamique qui peut se développer dans n’importe quelle institution et dans une école sur n’importe quel thème : ce n’est pas spécifique à l’échec scolaire. Mais poursuivons sur ce terrain pour illustrer le propos.

À un certain moment, le projet de lutter contre l’échec scolaire devient LE projet de l’équipe ou de l’établissement, la référence commune. Il en découle certaines implications : il faut mettre en place une évaluation par objectifs, coordonner un certain nombre de pédagogies, avoir une collaboration d’un certain type avec les parents, renoncer à tel redoublement, impliquer les gens du secteur médico-pédagogique autrement. Même si c’est le groupe au complet qui prend ces décisions de façon absolument démocratique, chacun, sorti de la séance, se retrouve avec sa classe, ses problèmes, ses envies. Il doit gérer la distance entre ce qu’il a décidé avec le groupe et ce qu’il a envie ou besoin de faire, compte tenu de ses compétences, de ses habitudes, de ses contraintes.

Dans un groupe, chacun s’identifie par moments au collectif et contribue à former des décisions qui vont lui compliquer la vie. Cela fonctionne aussi longtemps que les positions personnelles sont comparables : en renonçant à rappeler avec trop d’insistance les décisions collectives, on ménage sa sphère personnelle en même temps que celle des autres. Tout se gâte lorsque, dans le groupe, quelqu’un s’identifie plus que tous les autres aux décisions collectives et n’hésite pas à rappeler chacun à l’ordre au nom du projet commun.

Ce peut être un membre permanent du groupe, s’il se sent suffisamment fort pour concilier son autonomie personnelle et le respect de l’orthodoxie. Cela risque d’être la position de l’intervenant, qui se trouve statutairement placé du côté du projet, puisque c’est la raison de sa présence. S’il n’y a pas de projet, pas de dynamique de changement, il n’y a pas d’intervenants. L’intervention n’est sociologiquement possible, en général, que s’il existe déjà certains forces de changement orientées par un projet. À l’inverse, si la dynamique interne est très forte, on ne voit pas pourquoi le groupe s’embarrasserait de quelqu’un de l’extérieur pour innover. Si l’on accepte ou on appelle un intervenant, c’est à la fois parce qu’il y a un projet, au moins virtuel, et parce que sa réalisation ne va pas de soi. On attend souvent de l’intervenant une contribution décisive. Il n’a d’identité dans l’établissement, au moins au départ, qu’à travers son identification au projet. Les partisans du changement lui demandent d’incarner l’innovation contre les forces de dispersion ou d’inertie. Son rôle est parfois de débarrasser de cette tâche ingrate ceux qui l’ont fait venir et qui ont voulu le changement.

Le sens de la présence de l’intervenant dépendra fortement de l’énergie que le groupe investira dans le projet. S’il s’aperçoit qu’on l’a accepté ou engagé pour un projet que nul autre ne prend vraiment au sérieux, il se sentira inutile et frustré. L’intervenant a donc besoin, pour exister, de faire exister le projet, de le rappeler, d’en expliciter les conséquences, restreignant du même coup la marge d’autonomie des personnes. Un groupe fonctionne souvent avec des semblants de projets, qui renforcent l’identité collective sans trop gêner chacun aux entournures. On ne leur en demande pas plus. L’intervenant, lui, ne peut que se prendre au jeu. Le cynisme et le détachement lui sont interdits. Sa seule façon d’exister socialement dans l’école ou dans l’établissement est d’incarner le projet, de rappeler les décisions prises et de travailler à leur mises en œuvre. Il tend à fonctionner comme le surmoi du groupe : il lui interdit de faire n’importe quoi, il le culpabilise au nom de la fidélité à ses objectifs déclarés, il l’empêche de se contredire discrètement, dans l’oubli des bonnes résolutions…

Dans les écoles où il n’y a pas d’intervenant, ce rôle peut échoir au directeur ou à un militant pur et dur, qui a le pouvoir ou se donne le droit de dire aux autres qu’ils n’ont pas fait leur travail, ou qu’ils ne suivent pas la ligne fixée. Un intervenant professionnel rappelle sans doute à l’ordre plus subtilement et peut-être plus légitimement. Il le fait peut-être sans agressivité. Quand un militant s’adresse à l’ensemble d’une école, il n’est pas toujours tendre et dit parfois exactement le contraire de ce qui pourrait convaincre. L’intervenant s’y prend mieux. En revanche, c’est son seul rôle, il est par définition toujours du côté du projet. Il n’a pas la liberté de dire : après tout ce projet est idiot, il faut y renoncer ou en changer du tout au tout. Car on lui demanderait alors à quoi il joue ou ce qu’il fait là.

Entre la fidélité au projet et le réalisme face au terrain et à la diversité des aspiration individuelles, le rôle de l’intervenant est d’aider le groupe à se situer. Ainsi, lorsque arrive le moment où les acteurs prennent conscience du fait que le projet devient un carcan, l’intervenant peut dédramatiser, déculpabiliser le groupe s’il n’est pas lui-même totalement investi dans le projet initial. Reste alors un autre écueil : l’envie d’apaiser les conflits ou de suivre la dernière idée émise dans le groupe peut faire perdre toute direction. La responsabilité de l’intervenant est engagée. Trop identifié au projet, il oblige le groupe à un double discours et à une double vie. Trop opportuniste, on lui reprochera de n’avoir pas fait son métier et de n’avoir pas su maintenir le cap, fût-ce au prix de quelques affrontements.

L’obsession du passage à l’acte

Faut-il, devant un problème complexe, passer à l’acte ou réfléchir encore ? Ce qui frappe le sociologue, lorsqu’il travaille dans une école, c’est la frénésie du passage à l’acte. Avant même qu’on ait vraiment cerné le problème ou procédé à l’analyse critique de la première solution envisagée, les choses sont engagées. Pas seulement pour de petites décisions, mais sur des aspects fondamentaux de l’organisation pédagogique, par exemple mettre des élèves dans des groupes à niveaux, restructurer complètement un système d’évaluation, créer un plan de travail.

C’est un vrai dilemme : en pédagogie, on peut difficilement faire comme à la NASA, attendre cinq ans jusqu’à ce que tout soit prêt, que les ordinateurs aient tout calculé, qu’on ait simulé à petite échelle. Dans une école, cinq ans après, il n’y a plus personne pour passer à l’acte. Ni même un an après. Il faut donc capter les énergies quand elles sont là, partir des envies du moment. En pédagogie, des fenêtres s’ouvrent, comme en astronomie, mais rien n’assure leur retour périodique… Il reste que les passages à l’acte prématurés sont coûteux. Ils absorbent beaucoup d’énergie et provoquent souvent échecs et désillusions. Le bilan qu’on peut tirer d’une innovation trop hâtive est assez vague. On prouve éventuellement que telle organisation pédagogique peut fonctionner, qu’elle est viable pour les maîtres et les élèves. Est-elle plus efficace ? Pour le savoir, il faudrait avoir fixé des attentes précises, justement.

Dans beaucoup de lieux innovateurs, on tâte de toute sorte de pratiques, un peu cycliquement, sans jamais tirer de leçons claires de l’expérience, faute de s’être donné les moyens d’évaluer. C’est un problème de méthode, au sens où la méthode consiste aussi à savoir différer le passage à l’acte, s’imposer une certaine patience, une certaine rigueur pour ne pas essayer n’importe quoi n’importe comment. C’est inscrit dans la méthodologie scientifique, mais la transposition de ce schéma à un système social, fût-ce dans une recherche-action, ne va absolument pas de soi. Plaider pour la patience et la méthode, c’est souvent paraître couper les cheveux en quatre. S’il s’agit de l’échec scolaire, il est difficile de dire à des enseignants qui croient avoir une piste intéressante qu’il faut réfléchir encore, prendre un an pour observer et construire un dispositif satisfaisant. Cela peut apparaître inhumain alors qu’on pourrait améliorer tout de suite la situation de quelques élèves qui ne seront plus là, un an plus tard, ou dont la situation se sera aggravée. L’impatience des enseignants n’est nullement gratuite, il y a des gens, des familles et des élèves en cause. Ici encore, c’est un vrai dilemme, il n’y a pas de solution simple. Le problème est de trouver la ligne médiane entre les deux extrêmes.

L’impossible coordination des efforts

Faut-il, dans le groupe, tenter d’harmoniser les points de vue ou respecter intégralement le droit à la différence ? Dans une recherche sur la différenciation, on est évidemment très mal placé pour décréter que tous doivent faire la même chose. Néanmoins, si le groupe n’investit pas suffisamment de force coordonnées sur un problème difficile, il y a peu de chance qu’il débouche sur une solution efficace. À un maître travaillant seul, il faudra des années pour créer des moyens d’enseignement individualisés. Il vaudrait mieux qu’il persuade les autres que c’est la bonne formule et que tout le monde s’y attelle pendant un certain temps. Mais un autre plaidera pour une pédagogie par objectifs et voudra mobiliser des forces de travail pour expliciter les programmes en terme d’objectifs, de maîtrise, de grilles critériées. Un autre encore dira que tout se joue dans la relation famille-école et proposera à tous ses collègues de travailler intensivement avec les parents, de les faire venir dans l’école, de les associer. Un autre enfin dira que la lutte contre l’échec passe par une école active, par une pédagogie du projet, donnant davantage de sens au travail scolaire.

À sa façon, chacun a raison. Il y a mille façons pertinentes d’empoigner le problème de l’échec scolaire. Aucun groupe n’a les moyens de les conduire toutes de front. Si chacun part dans la direction qui lui semble la plus prometteuse, il y a dispersion des forces, ce qui stérilise la force du système. C’est alors presque comme si chacun se retrouvait seul dans sa classe. Certes, il peut raconter aux autres ce qu’il fait et avoir une oreille attentive et parfois un feed-back. Mais il ne suffit pas d’avoir une écoute et un avis. Dans chaque direction, il faut un énorme travail pour avancer. Pour fabriquer des didactiques, des moyens d’enseignement, des démarches de toutes sortes, il faut du temps, il faut concentrer les énergies, accepter de centrer le groupe innovateur sur un thème pour au moins une année.

Or il est difficile de décider du thème sur lequel on concertera les efforts. Plus difficile encore de respecter la décision prise. Le groupe navigue sans arrêt entre des propositions de centration et l’envie de les éluder ou d’en sortir dès qu’on semble s’y engager.

L’innovation sauvage ou la longue marche dans l’institution ?

Faut-il chercher à transformer le système ou jouer avec les règles ? Dans la lutte contre l’échec scolaire, on se trouve évidemment en contradiction avec la logique générale du système éducatif. Il faut donc choisir entre deux stratégies de changement : l’une consiste, en se protégeant des regards, à prendre des libertés avec les procédures officielles, par exemple en matière de notation et d’évaluation ; l’autre à affirmer que ces procédures sont absurdes et à revendiquer ouvertement certaines franchises expérimentales.

La seconde stratégie est plus " honnête ", mais elle exige souvent une longue marche dans l’institution, pour un résultat imprévisible ; à moins qu’elle ne provoque immédiatement un non catégorique et une surveillance accrue.

La tentation est donc forte de prendre des libertés sans les demander. Mais le faire tout le temps, sur des choses fort visibles pour les élèves, les parents, les collègues, c’est prendre des risques. Dans sa classe, chacun décide pour soi et prend ses risques. Une stratégie collective est plus difficile à concerter. C’est un des dilemmes auquel est confronté tout groupe innovateur. Certains plaident pour la longue marche, par peur, par principe, par calcul ; d’autres pour l’innovation sauvage.

De l’intervenant, on attend parfois une solution miracle, éventuellement une médiation entre le groupe innovateur et le " système " dont il dépend. Il n’y a pas de solution simple. Il conviendrait dans chaque cas, d’essayer de trouver le moindre mal. Sur certains enjeux, la stratégie de la longue marche est payante, car on ne peut rien faire de bon sans avoir reçu d’en haut l’assurance qu’on pourra innover sérieusement et légitimement. Dans d’autres cas, la politique du fait accompli est plus efficace. Le rôle de l’intervenant n’est ni d’incarner la morale, ni de chercher à imposer une décision, mais d’aider à l’analyse du pour et du contre.

Is small really beautiful ?

Faut-il - individuellement ou collectivement - s’attaquer à un " petit " problème, le creuser comme aiment bien faire les chercheurs ? ou faut-il accepter le réel dans sa complexité ? Dans les sciences avancées, la limitation du champ de recherche est la condition d’un savoir cumulatif. Mais en sciences humaines et plus encore s’il faut transformer des pratiques, peut-on espérer changer quelque chose, ni même comprendre ce qui se passe, en mettant entre parenthèses le système ?

Lorsqu’on réfléchit sur l’échec scolaire, le système éducatif entier paraît impliqué ! On se dit qu’il faudrait tout changer, les programmes, l’évaluation, la formation des maîtres, le rapport famille-école, les bâtiments, la structure du cursus. On se doute que si on ne change pas tout cela à la fois, on ne mordra pas sur la réalité. Cette intuition est à la fois fondée et très démobilisatrice.

Il y a-t-il une voie médiane entre les extrêmes ? Celui qui construit un superbe test critérié d’orthographe, aidant à identifier un certain type d’erreurs, et permettant donc d’y remédier, contribue à sa manière à la lutte contre l’échec scolaire. Mais cet effort n’entamera l’inégalité que si beaucoup d’autres gens font le même travail sur d’autres notions. À l’inverse, si on s’attaque au système dans son ensemble, on se heurtera à tant d’obstacles théoriques, pratiques et surtout politiques qu’on risque bien de n’aboutir à rien.

Le rôle d’un intervenant est d’aider le groupe avec lequel il travaille à trouver le moins mauvais compromis possible entre ces deux logiques.

Différencier les rôles ou partager les tâches ?

J’ai évoqué ce problème plus haut à propos de l’identité de l’intervenant. Mais à l’intérieur d’un système scolaire, ce n’est pas seulement entre l’intervenant et les autres qu’il y a partage des tâches, c’est à l’intérieur de l’équipe, du collectif. Il y a des gens qui ont des fonctions d’autorité et d’autres qui sont enseignants, il y a du personnel technique, etc. L’un des problèmes qui se pose est donc : qui fait quoi ? Cette question a une réponse bureaucratique bien connue : chacun fait ce pourquoi il est formé et payé. Rien de plus, rien de moins. La solution idéaliste, utopique, c’est une répartition des tâches en fonction des urgences, des affinités, des goûts, des circonstances. La vérité est en général à mi-chemin. On ne peut pas gommer complètement les distinctions statutaires, les différences de formation : cela crée tôt ou tard sinon des catastrophes, du moins des rancœurs, des malaises, des non dits. Il reste souvent de ces tentatives amertumes et déceptions, du côté des gens que les enseignants impliquent dans un jeu dont ils ne connaissent pas les règles et dans lequel il restent marginaux. Peut-être le rôle de l’intervenant est-il d’aider un groupe innovateur à affronter ce problème pragmatiquement, en tentant de voir jusqu’à quel point on peut associer tout le monde au projet et à quel moment ça devient simplement absurde. Il y a là un équilibre assez difficile à trouver.


III. Intervention et lutte contre l’échec scolaire

L’un des risques d’une réflexion sauvage sur l’intervention serait de réinventer la poudre, en l’occurrence la sociologie ou la psychosociologie des organisations. Évidemment, sans quelques notions solides dans ces disciplines, un intervenant sera démuni.

Mais suffit-il d’être un bon psychosociologue généraliste pour intervenir utilement dans un champ particulier ? Ou faut-il une certaine familiarité théorique et pratique avec le terrain d’intervention ? Peut-on imaginer un intervenant qui sache tout sur la façon de dire les choses, d’expliciter, de restituer, d’animer, de mobiliser les énergies, de négocier les projets, mais n’ait aucune compétence quant au contenu des pratiques et des problèmes qui intéressent les gens ?

Il me semble que si l’intervenant ne maîtrise que les processus psychosociaux, viendra assez vite le moment où il n’aura plus grand-chose à dire, faute de comprendre vraiment les enjeux substantiels, en l’occurrence pédagogiques et didactiques.

Les théories de l’innovation ont longtemps parlé de " résistance irrationnelle au changement ". Ce schéma de pensée reste vivace. En réalité, la plupart du temps, les résistances sont très rationnelles, même si c’est en fonction d’une rationalité différente de celle de l’observateur ou de l’intervenant. Chaque acteur analyse la réalité à partir de sa position dans le système et de ses préférences. Il y a certes des gens qui résistent au changement parce qu’ils sont conservateurs, rigides, ou parce qu’ils ont une personnalité fragile. Même alors, leur résistance est loin d’être irrationnelle, puisqu’ils se protègent à bon escient. En outre, il y a dans tout établissement des enseignants relativement bien dans leur peau, prêts à changer mais pas à tout prix. Ils refusent alors le changement pour de bonnes raisons compte tenu de ce qu’ils sont et de ce qu’ils aiment et savent faire dans la vie.

Il importe que l’intervenant soit armé pour comprendre la façon dont les gens se représentent la réalité, pour cerner ce qui est important pour eux, pour identifier ce qui pourrait les faire changer. Une psychologie et une sociologie générale ne suffiront pas. Une fois qu’il a exploré le terrain, repéré les principaux enjeux, entrevu la dynamique générale d’un établissement, l’intervenant n’a pas encore les clés pour saisir les attitudes et les pratiques des enseignants face à l’échec scolaire ou à tout autre problème pédagogique ou social.

Que faut-il savoir de plus ? Cela dépend du terrain, du type d’établissement, du climat. Mais surtout de la nature des processus à comprendre et à transformer. Si on travaille dans une école, il faut évidemment un bagage de psychologie et de sociologie de l’éducation, une bonne connaissance des théories du système d’enseignement, des processus d’apprentissage, des pratiques pédagogiques.

À quoi s’ajoute une familiarité minimale avec ce qui préoccupe telle équipe ou tel établissement. Je ne parlerai ici que des mécanismes qui engendrent l’échec scolaire, plus particulièrement à l’école primaire. Les quelques pistes que je vais indiquer peuvent être utiles aux intervenants qui sont confrontés à ce problème. Mais mon propos principal n’est pas ici d’épuiser le thème de l’intervention dans un établissement en lutte contre l’échec scolaire. C’est plutôt de suggérer, à travers des exemples pris dans un champ particulier, la nature des connaissances requises pour intervenir à bon escient. On pourra facilement transposer à d’autres domaines thématiques.

Voici donc, très sommairement esquissées, quelques pistes possibles pour penser les résistances aux changements des pratiques pédagogiques dans le cadre de la lutte contre l’échec scolaire. Je me situe ici au niveau de la salle de classe, sachant que la genèse de l’échec se joue aussi à d’autres niveaux du système éducatif.

Faire ce qu’on aime

Beaucoup d’enseignants aiment leur métier (ou en tout cas le supportent) parce qu’ils trouvent leur compte dans des pratiques assez étrangères à l’efficacité didactique. Bien sûr, sans un minimum d’efficacité, un enseignant ne survit pas dans le métier. Il faut que les échecs restent dans les limites de la décence. Mais la décence varie beaucoup d’un établissement à l’autre ! Les normes d’excellence et les niveaux d’exigence sont négociés dans un établissement (Perrenoud, 1984, 1986). Il y a des écoles où faire redoubler la moitié des élèves est très décent, où des redoublements trop rares sont un signe de laxisme. Les maîtres n’ont alors pas de raisons de s’affoler pour tout élève en échec. Il leur suffit d’être dans la norme.

Certes, dans un établissement en lutte contre l’échec scolaire, on trouvera plus qu’ailleurs des maîtres très malheureux à l’idée qu’il y a des élèves en échec ou en difficulté. C’était à l’évidence la cas dans RAPSODIE. Les maîtres n’étaient pas des bureaucrates, plutôt des militants d’une autre école, soucieux de réussite et d’épanouissement de leurs élèves.

Cependant, tous aimaient faire des choses sans rentabilité particulière du point de vue des apprentissages. Par exemple travailler en grand groupe, être le chef d’orchestre d’une activité collective. Dans de telles activités, il y a souvent deux tiers des élèves qui suivent à peine ce qui se passe. Un enseignant expérimenté le sait. Mais un tiers d’élèves attentifs et actifs permet d’entretenir l’illusion d’une classe au travail. Il suffit de regarder ce tiers-là, d’interroger les bons élèves, de rebondir de question en réaction " intelligente ". Toute lutte contre l’échec scolaire devrait passer par un éclatement fréquent du groupe-classe. Mais beaucoup d’enseignants ont l’impression d’une perte symbolique et affective, et aussi d’une perte de maîtrise, lorsque les élèves travaillent individuellement ou en équipes, l’enseignant devenant personne-ressource plus que leader.

Autre choix sans rapport direct avec l’échec scolaire : le temps que l’enseignant accorde à certaines disciplines ou à certaines notions en sachant qu’elles sont marginales du point de vue de la construction des savoirs. Pourquoi alors s’y arrêter ? Parce que le maître y trouve davantage de stimulation intellectuelle, parce qu’il maîtrise mieux tel domaine, parce que les élèves sont intéressés et coopératifs, parce que cela détend l’atmosphère ou permet au maître de mettre en valeur sa culture ou d’enfourcher un de ses dadas.

Ces conduites sont compréhensibles. Il ne sert à rien de les censurer ou de culpabiliser les maîtres partagés entre leurs envies et leur " devoir ". Le rôle d’un intervenant est plutôt de les aider à exprimer leurs ambivalences et à faire la part des choses. Il est vain de dire, dans un moment de culpabilité, " dès demain, je lutte efficacement contre l’échec scolaire, donc, je ne me fais plus plaisir ". Le rôle de l’intervenant est de pousser le groupe à reconnaître que pour lutter contre l’échec scolaire, il faut aussi se faire plaisir, sans quoi on ne se mobilise pas longtemps. L’important est plutôt de réfléchir sur l’équilibre à trouver entre les choses qu’on aime faire et celles qu’il faut faire pour mordre sur l’inégalité.

Le goût du bricolage et le refus des orthodoxies

Autre source de résistance : le refus de suivre des orthodoxies didactiques, qu’elles viennent de l’intérieur ou de l’extérieur de l’établissement. Beaucoup d’enseignants sont rebelles à l’idée qu’on leur dise comment enseigner. Même lorsqu’ils ont des pratiques analogues, chacun a envie de croire qu’il est un artisan créatif ou un chercheur dans sa classe, ou encore qu’il exerce, avec la même responsabilité et la même liberté méthodologique, l’équivalent d’une profession libérale. Il aura alors quelque mal à se plier aux injonctions de quiconque prétend lui dire comment enseigner la soustraction ou le passé simple. Même s’il a en face de lui quelqu’un de sympathique qui n’est pas un supérieur hiérarchique, qui se réclame de la lutte contre l’échec scolaire et qui a l’air de savoir ce qu’il dit.

Que faire si chacun a envie de croire qu’il est assez compétent pour chaque jour réinventer la poudre et trouver lui-même la solution à tous les problèmes didactiques ? Dans une recherche-action, on part de l’hypothèse qu’à plusieurs et avec des ressources, on fera mieux que tout seul. Mais en pratique, on ne cesse d’oublier cette évidence. Chacun reprend très vite sa liberté. Sans doute parce que le bricolage (Perrenoud, 1983), dans le sens noble de Lévi-Strauss, est fondamental dans le métier d’enseignant : son intérêt tient en partie à la possibilité qu’il offre à chacun, lorsqu’il en a l’énergie et l’envie, de recréer à son échelle le programme, la méthodologie, certains moyens d’enseignement, des séquences didactiques originales. Cette part de créativité, d’autonomie est parfois condition de l’efficacité, notamment lorsqu’il faut adapter l’action pédagogique à un terrain particulier. Mais c’est aussi un immense gaspillage de ressources, beaucoup d’essais et donc beaucoup d’erreurs, très peu d’accumulation d’expertise à l’échelle collective. L’efficacité didactique devrait passer par une mémoire collective, chacun construisant à partir de l’expérience des autres. Or cela n’est pas évident dans un système scolaire.

Les thèmes tabous

Il est évident que pour lutter contre l’échec scolaire, il faut travailler plutôt avec les élèves en difficultés qu’avec les autres ; donc accepter d’être confronté souvent à des élèves peu gratifiants, différents, indisciplinés, " mal lavés ", qui n’aiment pas l’école, qui ne sont guère coopératifs, qui font peu de progrès spectaculaires. C’est sûrement moins amusant et gratifiant que d’expliquer à un élève en avance comment construire une maquette ou faire une conférence tout seul.

Ici encore, l’intervenant n’est pas un juge. Il peut au contraire contribuer à faire reconnaître qu’un maître a besoin d’une certaine stimulation intellectuelle, d’un échange. Plus il se consacre aux élèves en difficulté, plus son travail ressemble à une prise en charge, à du travail social autant qu’à de la pédagogie. En outre, il doit se soustraire aux sollicitations d’élèves qu’il aime bien et trouve intéressants, mais qui ont moins besoin de lui. Pour lutter contre l’échec scolaire, il faut surmonter toute une série de réactions spontanées de rejet. Cela ne va pas de soi, c’est un travail qui n’est possible qu’à partir d’une prise de conscience et d’un dialogue. Or on ne s’avoue pas facilement, surtout si on est de gauche, qu’on préfère travailler avec les bons élèves, ou pire encore avec ceux de classe moyenne supérieure (ce sont souvent les mêmes). C’est contraire à l’idéologie ou à l’éthique de la profession, qui veut qu’on aime tous les enfants, qu’on les traite tous équitablement, qu’on ne fasse pas intervenir l’affectivité dans le traitement des différences.

Le rôle de l’intervenant est alors de faire reconnaître ouvertement que chacun a de telles réactions, que c’est légitime, que personne n’est déviant ou immoral. Pour s’avouer que le roi est nu, il faut des années ou au moins des mois d’échanges intensifs dans de bonnes conditions de communication.

Le mythe de la technocratie déshumanisante

Autre question qui se pose souvent à un intervenant : que faire face au refus d’une pédagogie rationnelle du point de vue du traitement du curriculum et de l’évaluation ? L’une des causes de l’échec scolaire, c’est que dans une classe, on ne sait pas toujours très bien ce qu’on enseigne et encore moins ce que les élèves apprennent vraiment. Il s’ensuit qu’aucune régulation fine et surtout individualisée n’est possible : comment agir si on ne sait pas exactement où on veut mener les élèves et où ils en sont.

La fiction de la maîtrise dessert la lutte contre l’échec scolaire. La réalité, c’est qu’on ne sait pas très bien comment enseigner ni comment les élèves apprennent. Maîtriser le processus de construction des connaissances est une tâche exigeante, qui passe par une définition explicite des objectifs et des démarches didactiques. Or dans une école, évoquer la rigueur, c’est tomber dans la technocratie. Le sort qu’on a fait en France aux pédagogies par objectifs est tout à fait éloquent. Beaucoup ont rejeté le modèle de la pédagogie de maîtrise et des pédagogies par objectifs sans le connaître, sur des bases purement idéologiques. On y a vu une sorte de rationalité, de productivisme industriel abusivement introduit dans les relations humaines. Certes, lutter contre l’échec scolaire, ce n’est pas seulement clarifier des objectifs et pratiquer une évaluation formative. C’est aussi favoriser le développement et l’activité des élèves, créer un climat coopératif, établir une bonne relation., Mais pourquoi exclure la rationalité sans en examiner de près les limites (Huberman, 1988) ? Il ne suffit pas que les élèves se sentent bien à l’école, il faut leur donner l’ambition et les moyens de maîtriser des savoirs, des connaissances et des techniques. Pour cela, il faut être précis. Cela veut dire transformer le curriculum en objectifs plus clairs, transformer l’évaluation normative en évaluation critériée.

Travailler en équipe

On ne lutte pas seul contre l’échec scolaire. Mais on sait les difficultés de fonctionnement des équipes pédagogiques, qu’elles soient formées de professeurs enseignant aux même élèves ou de professeurs enseignant dans des degrés successifs. L’échec scolaire a notamment pour cause l’incohérence des pratiques pédagogiques d’un enseignant et d’un degré à l’autre. Un peu de variété ne peut pas nuire, et peut même faire du bien. Mais la diversité excessive et anarchique des pratiques, des exigences, des méthodes didactiques met beaucoup d’élèves devant une difficulté supplémentaire au début de chaque année scolaire. Ils doivent comprendre ce qu’on attend d’eux, décoder des signes qui dans certains domaines, par exemple en dissertation française, sont loin d’être compréhensibles en moins de quelques semaines et de quelques mauvaises notes. La réussite d’une partie des élèves dépend de leur décodage du " système " du " prof ", de tous les non dits qu’il y a derrière ses attentes et ses méthodes de travail. Or si les enseignants ne veulent pas se concerter et introduire un minimum de visibilité et de cohérence, ils pratiqueront des pédagogies non seulement invisibles, mais en outre contradictoires.

Comment faire travailler une équipe pédagogique sur ces questions, qui touchent de près à l’identité et à la liberté de chacun ? Dans ce métier comme dans beaucoup d’autres, on travaille dans l’à-peu-près, on fait des choses parce qu’on ne sait pas faire autrement. On a alors quelque peine à défendre une pratique face à un collègue, on n’est pas très sûr de ce qu’on avance. Concerter les pratiques pédagogiques, c’est négocier toute une série de choses qu’on sent, qui correspondent à votre personnalité, à votre expérience mais qui paraissent souvent arbitraires ou ridicules dès qu’il faut mettre carte sur table et introduire une certaine rationalité, une certaine transparence. Il y a des censures, des efforts pour cacher, dans sa pratique, tout ce qui prête le flanc à la critique ou à l’ironie. Qui accepterait volontiers d’étaler ses pratiques, au risque de se faire juger par des collègues qui ne jouent pas toujours le jeu de la réciprocité ? Le rôle de l’intervenant est de faciliter cet échange. S’il a été lui-même enseignant, il sait " de l’intérieur " la difficulté de parler à des collègues, même proches, de ce qu’on fait en classe. S’il n’a pas cette expérience personnelle, sa formation doit y suppléer.

***

Voilà quelques pistes. Il y en aurait sûrement d’autres. C’est loin d’être un tour d’horizon complet. Mais il suffit pour suggérer qu’une formation à l’intervention devrait aller d’une formation psychosociologique générale à une entrée plus substantielle dans un champ théorique et pragmatique particulier.

Il faut donc trouver ou créer des réseaux de concertation ou de supervision qui permettent aux intervenants partageant une problématique, par exemple l’échec scolaire, de se parler, de confronter leurs expériences et de compléter leur bagage théorique. Peut-être devraient-ils se tourner vers d’autres partenaires, par exemple des chercheurs ou des gens qui, sur le fond des problèmes, ont quelque chose à dire. La compétence " substantielle " peut être un atout majeur, qui complète la qualification psychosociologique commune à tous les intervenants dans les organisations.

 
Références

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