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Introduction de Montandon, C. et Perrenoud, Ph. (dir.) Qui maîtrise l’école ? Politiques d’institutions et pratiques des acteurs, Lausanne, Réalités sociales, pp. 13-35.

 

 

 

Les transformations de l’école : entre
politiques d’institutions et pratiques des acteurs

Philippe Perrenoud Cléopâtre Montandon

Faculté de psychologie et des sciences de l’éducation
Université de Genève
1988

Sommaire

L’étendue et la rigueur de la reproduction

Qui maîtrise la reproduction ?

De la théorie à la pratique

Manque de maîtrise ou effets inattendus ?

Au-delà des effets pervers

Les politiques d’institutions

Le risque de s’enfermer dans la sociologie des organisations

Les pratiques des acteurs : entre habitudes et stratégies

Plan de l’ouvrage

Références


Depuis les années 1970, le paradigme de la reproduction domine la sociologie de l’éducation francophone. Contesté, relativisé, il n’a pas été vraiment remplacé, sans doute parce qu’il rend compte d’une partie de la réalité des systèmes scolaires.

Même s’il insiste sur les transformations de l’école, ce livre n’est pas une nouvelle façon de dire les limites des thèses de Bourdieu et Passeron. Que l’école change ne plaide ni pour ni contre sa contribution à la reproduction du système des classes sociales. Bourdieu et Passeron n’ont jamais opposé reproduction et changement. Qui pourrait d’ailleurs nier les transformations tant des sociétés que des systèmes scolaires, de décennie en décennie ? Reste à identifier, par-delà l’évolution des idées et des mentalités et la transformation des modes de production et des modes de vie, ce qui ne change pas, ou beaucoup moins vite. Il n’y a pas, dans une société, d’invariants absolus. Mais il existe des structures profondes qui évoluent très lentement en regard du rythme des transformations techniques, économiques ou médiatiques par exemple. Parmi ces structures profondes, la division de la société en classes, l’inégale répartition du pouvoir de diriger l’ensemble sont à coup sûr cruciales. Les théories de la reproduction s’efforcent d’éclairer la part de l’école dans la conservation de ces structures. Il ne s’agit donc pas d’opposer une théorie de l’immobilisme à une théorie du changement social, mais au contraire d’articuler changement et invariance, d’identifier ce qui est reproduit. Barel (1973) a fort bien montré que " le changement dans la continuité " n’est pas seulement une formule politique à succès, mais la condition d’existence et de survie de tout système vivant et en particulier de tout système social.

La part de l’école n’est pas constante dans le processus de reproduction des classes sociales et des hiérarchies culturelles. Pendant des siècles, des sociétés complexes se sont conservées alors que l’école n’existait pas ou jouait un rôle très marginal. À ses débuts, la scolarisation massive des sociétés a plutôt contribué à l’émergence de nouveaux groupes et de nouveaux rapports sociaux. Petitat (1982, 1986) a montré qu’au cours des siècles passés, l’école a œuvré à la transformation, à la " production " des sociétés occidentales plus qu’à leur simple reproduction. La thèse d’un système d’enseignement avant tout reproducteur ne vaut que pour la phase la plus récente de la scolarisation des sociétés. Obligatoire depuis plus d’un siècle, entrée dans les mœurs et chargée désormais de toutes sortes de missions d’instruction et d’éducation, l’école a joué un rôle important dans la reproduction des classes sociales, par le simple fait qu’elle est au principe des hiérarchies d’excellence et de qualification, elles-mêmes déterminantes dans l’attribution des emplois, des pouvoirs et des revenus.

Rien ne prouve que les systèmes scolaires joueront à jamais ce rôle. Il paraît certes peu probable qu’un surcroît de scolarisation, toutes choses égales d’ailleurs, fasse émerger, dans les décennies à venir, de nouvelles classes sociales ou de tout autres hiérarchies culturelles. Mais on peut concevoir que, dans certaines sociétés, le système d’enseignement devienne l’instrument d’une révolution culturelle. Rien n’assure par ailleurs que l’école restera, de siècle en siècle, le lieu principal de diffusion et de transmission de la culture. La renaissance d’États confessionnels est un scénario possible. L’autre, plus proche de nous, passe par le développement de l’informatique, de la télématique, des bases de données et de l’intelligence artificielle. Au rythme où progressent les choses, il se peut que le rapport au savoir se transforme radicalement au gré de nouvelles technologies. Ce qui, sans préparer nécessairement une société plus égalitaire, pourrait réduire d’autant le rôle de l’école dans la reproduction des inégalités et des divisions en classes sociales.

Mais revenons au présent. Cet ouvrage n’a pas d’ambition prospective. Il cherche à mieux décrire le fonctionnement actuel du système scolaire dans les sociétés développées. Ce qui amène, tout en reconnaissant la part prépondérante de l’école dans la reproduction des hiérarchies culturelles et des rapports sociaux, à s’interroger sur les limites de cette thèse, en analysant notamment ce qui se joue entre les politiques institutionnelles et les stratégies des acteurs.

La reproduction ne naît pas du hasard. Comme le montre Berthelot (1983) on peut la considérer comme le produit de deux types de stratégies, des stratégies de domination conduites par les classes au pouvoir et des stratégies de perpétuation, conduites par les familles lorsqu’elles s’efforcent de transmettre leur position sociale à leurs enfants, en particulier par le bon usage du système d’enseignement et des hiérarchies d’excellence scolaire. Bien entendu, les stratégies de domination sont en partie nourries par la volonté de perpétuation des privilèges et des positions des individus et des familles de la classe dominante. Lorsqu’on considère les thèses des partis conservateurs sur les contenus de l’enseignement, sur la sélection scolaire, sur les mesures de démocratisation et d’ouverture de l’école, on constate aisément que les options défendues sont souvent celles qui favorisent la transmission héréditaire des privilèges sociaux. L’inégalité sociale devant la réussite et devant l’orientation scolaires permet non seulement la reproduction des hiérarchies sociales, mais la transmission de père en fils de la position occupée dans ces hiérarchies.

De là à imaginer un contrôle absolu exercé par la classe dominante sur le système d’enseignement, il y a un pas que Bourdieu et Passeron n’ont jamais franchi. Leurs écrits déjà, puis de nombreux commentaires, ont nuancé l’image d’une mécanique implacable qui avait frappé l’opinion dans les années 1970. Ces nuances ont porté d’une part sur l’ampleur de la reproduction, d’autre part sur son contrôle.


L’étendue et la rigueur de la reproduction

Il importe de clarifier la nature de " ce qui est reproduit ". Bourdieu (1973) notait lui-même que la reproduction n’est pas incompatible avec une forte mobilité sociale des individus, que ce soit en cours de carrière (Girod, 1976) ou entre générations (Boudon, 1973). S’il y a corrélation statistique, souvent forte, entre formation initiale et emploi d’une part, position sociale de la famille et carrière scolaire des enfants d’autre part, les déterminismes ne sont pas absolus et laissent place à une mobilité individuelle d’autant plus importante qu’elle est favorisée par des transformations de l’appareil productif qui induisent une " mobilité structurelle ".

La reproduction ne porte pas davantage sur les structures de l’emploi. On sait les transformations spectaculaires de l’économie au cours des dernières décennies, en particulier l’hémorragie du secteur agricole, le tassement du secteur industriel, l’explosion du tertiaire, mais aussi les fortes redéfinitions et restructurations des emplois dans chaque secteur, en fonction de l’évolution technologique, de la concurrence économique internationale, de la crise pétrolière.

La reproduction n’est pas non plus synonyme d’immobilisme culturel, de conservation des modes de pensée et de faire. La part de la continuité, voire de la tradition est indéniable, même dans les sociétés plus " modernistes ". Mais il est non moins évident que les valeurs, les mœurs, les façons de travailler, de penser et de vivre évoluent. La vie en famille, la consommation, les loisirs, l’habitat, les pratiques du corps, les modes de sociabilité et de participation sociale, les communications de masse : tout cela change rapidement. L’invariance des structures n’exige nullement, dans une société complexe, que les pratiques soient figées. Il suffit, pour assurer leur stabilité en dépit de changements dans toutes sortes de domaines, que certaines régulations permettent l’intégration sans heurts des changements et des nouveaux venus à la logique du système, à un mode global de production, à un type de division du travail et de rapports sociaux.

Gardons-nous cependant de surestimer les régulations à l’œuvre et leurs précisions. La perpétuation d’un ordre n’est pas une mécanique bien huilée. Dans presque toutes les sociétés développées, on observe un chômage massif et d’importants décalages entre les qualifications demandées et la formation des générations nouvelles. La reproduction est loin d’être assimilable à une régulation optimale du marché du travail. Quant à l’intégration sociale des générations montantes, comment prétendre qu’elle est réglée comme une horloge dans des sociétés constamment préoccupées de leur jeunesse ? Contestation, marginalité, toxicomanie, délinquance juvéniles sont autant de signes de ruptures entre l’ordre établi et les valeurs des générations nouvelles.

Même la structure des classes sociales évolue : nous n’en sommes plus au face à face entre une bourgeoisie triomphante et un prolétariat au bord de la misère, du moins dans les sociétés occidentales développées. Dans un grand nombre de pays occidentaux, une partie de la classe ouvrière s’est " embourgeoisée ", les classes moyennes se sont élargies et diversifiées. L’accroissement des qualifications scolaires, l’explosion du tertiaire, le développement des grandes organisations et de l’État ont fait émerger de nouvelles professions et de nouvelles hiérarchies.

Ces transformations n’ont entraîné cependant aucun bouleversement radical des rapports sociaux. Quant aux hiérarchies qui sont à leur principe, elles ont fait, au côté du capital, une place croissante aux savoirs, donnant à la sélection et à la certification scolaires un poids de plus en plus important.


Qui maîtrise la reproduction ?

Résultante incertaine de multiples stratégies de domination et de perpétuation, la reproduction sociale est un processus trop complexe pour qu’aucun pouvoir ne puisse prétendre en avoir la maîtrise absolue.

La fraction la plus lucide de la classe dirigeante a certainement pour enjeu, pour projet et pour stratégie de concilier la conservation de son pouvoir et de ses privilèges et la modernisation de la société. Elle sait que l’un ne va pas sans l’autre, que dans une société industrielle en crise ou peu concurrentielle, même les privilèges des plus nantis sont menacés. Cependant, concilier modernisation et sauvegarde des privilèges n’est pas toujours facile. La modernisation suppose souvent une transformation des hiérarchies, de la répartition du pouvoir et des ressources à l’intérieur de la classe dirigeante. Ainsi, lorsque les industries lourdes régressent au profit des nouvelles technologies, une partie du patronat s’accroche à d’anciennes positions dominantes, une autre se présente comme porteuse d’avenir. Par le jeu des prises de participation et des alliances, certaines cartes changent de mains. Autre exemple : parmi les fractions intellectuelles de la classe dirigeante, les hiérarchies évoluent aussi : hommes de lettres, hommes de lois, hommes d’église ne tiennent plus le haut du pavé ; de nos jours, ce sont les managers, les financiers et les experts qui gèrent les grandes organisations. La classe dirigeante n’est pas monolithique, ses diverses fractions n’ont pas les mêmes intérêts et n’ont pas les mêmes attentes à l’égard du système d’enseignement.

Il n’est guère plus facile de concilier stratégies globales de domination et stratégies familiales de perpétuation d’une position acquise. Parfois, la classe dirigeante a globalement intérêt à adopter une politique de l’éducation qui amenuise les chances d’une partie de ses propres enfants. Démocratiser l’enseignement en introduisant des appuis pédagogiques, en décloisonnant les filières, en retardant l’âge de la première orientation c’est accroître la concurrence entre enfants issus de milieux différents. Il n’y a pas si longtemps, le destin de chacun était tracé avant même qu’il entre à l’école. De nos jours, il demeure une forte inégalité, mais tout n’est pas joué d’avance. Sans cette évolution, le développement économique industriel n’eût sans doute pas été aussi rapide, faute de main d’œuvre suffisamment qualifiée. Mais cette politique d’ouverture a contribué à mettre en échec ou en situation difficile des enfants issus des classes privilégiées qui, vingt ou trente ans plus tôt, n’auraient eu aucun souci scolaire. Cette rançon, tous les parents des classes privilégiées ne sont pas également prêts à la payer, en particulier selon l’âge et les chances de succès scolaire de leurs enfants.

Pour ces diverses raisons, sans compter les marchandages entre familles politiques du même bord, il ne faut pas s’attendre à ce que les classes dirigeantes aient une politique de l’éducation parfaitement cohérente et à long terme. On observe au contraire toutes sortes d’hésitations et de retournements du discours, en fonction des conjonctures économiques, des échéances électorales, de la place de l’éducation dans les débats de société.


De la théorie à la pratique

Même lorsqu’elle a une politique de l’éducation relativement cohérente et conforme à ses intérêts, tant à court qu’à long terme, une classe dirigeante doit encore la mettre en pratique… Or dans les sociétés développées pluralistes, aucune classe dirigeante ne peut réaliser sa politique sans compromis, sans concessions faites aussi bien à l’opposition politique qu’aux acteurs syndicaux.

Dans les sociétés où gauche et droite exercent en alternance le pouvoir, chaque changement de majorité implique un renversement du cours des réformes. À quelques exceptions près, les partis conservateurs sont, dans la plupart des pays, installés au pouvoir plus souvent et plus longuement que les partis de gauche. Mais l’alternance suffit à mettre en défaut la logique à long terme de certaines politiques, par exemple en matière de sélection scolaire ou de définition des contenus de l’enseignement.

Dans les systèmes politiques où des coalitions exercent le pouvoir, le compromis est quasi permanent entre les partis gouvernementaux. Partout, la classe politique ne peut négocier un compromis sans tenir compte d’autres forces sociales, en particulier, dans le domaine de l’éducation, des syndicats d’enseignants et des associations de parents, des mouvements de lycéens ou d’étudiants. Il faut compter aussi avec la résistance possible de l’administration, du corps inspectoral, des chefs d’établissements concernés, des spécialistes.

Aucune politique de l’éducation n’est donc la pure et simple réalisation d’une volonté de reproduction. Aux forces qui veulent faire du système d’enseignement un instrument de reproduction de l’ordre social, s’opposent celles qui veulent en faire un levier de changement et de démocratisation de la société. Mais en longue période, dans la plupart des pays, les forces conservatrices restent dominantes pas au point cependant d’asservir complètement le système scolaire à leurs propres intérêts.

L’histoire des dernières décennies est plutôt faite de mouvements contradictoires, de réformes et de contre-réformes inabouties, de décalages entre les intentions et les moyens mis en œuvre. Comme le montrent Berthelot (1982) et Cherkaoui (1984), depuis la seconde guerre mondiale, les gouvernements successifs n’ont pas maîtrisé l’évolution du système scolaire français, quand bien même ils ont prétendu contrôler les flux vers les diverses filières secondaires et professionnelles et le degré de démocratisation de l’école.

Cette impuissance du pouvoir politique à maîtriser totalement le devenir du système scolaire tient en partie, le cas français le montre bien, au mode d’élaboration des politiques, qui donnent au " discours de la réforme " un statut sans commune mesure avec son efficacité. Chaque ministre de l’éducation ou presque a prétendu faire sa réforme, avec de nouveaux mots clés, de nouveaux groupes de travail, de nouveaux chargés de mission providentiels, de nouvelles structures miracles. Une politique de l’éducation ne peut déployer ses effets qu’à long terme ; or la plupart d’entre elles ont été redéfinies avant même que les premiers effets des précédentes soient perceptibles.

La " logique " politique veut aussi que l’on donne la responsabilité de certains ministères à des politiciens peu préparés à un tel portefeuille. Ce qui les rend soit aveugles aux conditions d’une efficacité à long terme, soit dépendants des groupes de pression qui les ont portés au pouvoir, d’autant plus radicaux ou revanchards qu’ils ont été longtemps écartés des affaires.

Discontinuité, improvisation, recherche de résultats spectaculaires au détriment du long terme, pourraient suffire à expliquer le peu d’influence des politiques de l’éducation sur le système scolaire. Mais les quelques exemples de continuité cohérente, par exemple dans les pays scandinaves, ou à Genève, montrent que la réalité résiste à la volonté politique, même lorsqu’elle est affirmée et mise en œuvre avec constance.

C’est parfois par manque de réalisme. Réalisme budgétaire d’abord : combien de réformes ambitieuses n’ont-elles pas échoué parce que les crédits de fonctionnement ont fondu comme neige au soleil ? Manque de réalisme aussi dans ce qui touche à l’étendue du consensus, à la possibilité de mobiliser les intéressés, à la qualification des maîtres ou des gestionnaires, à l’adhésion des parents.


Manque de maîtrise ou effets inattendus ?

N’est-il pourtant pas un peu facile d’imputer l’échec d’une politique de l’éducation à son manque de réalisme ? Si la réalité résiste à la volonté de la maîtriser, c’est d’une certaine façon, inévitablement, parce que cette volonté méconnaissait certaines forces ou certaines contraintes. Mais il convient de distinguer l’irréalisme naïf de certains réformateurs comme de certains traditionalistes de l’irréalisme obligé de toute politique. Élaborer une politique dans un domaine aussi complexe que l’économie, la démographie, l’habitat, la santé ou l’éducation, c’est nécessairement faire un pari, miser sur un sort favorable. Or le sort, sociologiquement, n’est pas l’intervention d’un " deus ex machina " ou une quelconque roulette russe ; c’est la conjonction improbable de multiples conditions nécessaires à la réalisation d’un projet d’une certaine envergure. En ce sens, la seule politique complètement réaliste est sans doute le " laisser faire, laisser passer ". Dès qu’un pouvoir veut infléchir le cours des choses, soit pour transformer le système au-delà de son évolution spontanée, soit pour bloquer cette évolution, il s’expose à des revers. Cette part de risque n’est pas synonyme de légèreté politique. Elle va de pair avec l’incapacité de tout acteur collectif, de la classe dominante, ou du gouvernement le mieux assuré de son pouvoir, de maîtriser complètement le devenir du système.

Boudon (1977) a insisté sur les effets pervers des politiques et plus généralement des actions humaines conduites à grande échelle. L’expression a fait fortune, au point de symboliser tout ce qui empêche la réalisation d’une politique ou l’infléchit vers des conséquences imprévisibles.

Sans doute toute politique a-t-elle des effets inattendus et qu’on peut dire " pervers " s’ils vont à l’encontre des objectifs déclarés. Mais l’important n’est pas de l’affirmer, c’est de comprendre comment et pourquoi les acteurs concernés s’approprient et infléchissent les politiques dont ils sont les objets ou les instruments supposés.

Les " effets agrégés inattendus " sont un mécanisme important, en particulier dans le champ scolaire. Mais ce n’est pas le seul ! L’intérêt de l’approche de Boudon est de considérer les usagers du système scolaire comme des consommateurs, et plus généralement les acteurs individuels comme des " stratèges " cherchant à défendre leurs intérêts et à satisfaire leurs besoins, à réaliser leurs projets et à optimiser leurs gains ou leur satisfaction. Chacun agit à son échelle, en fonction des informations qu’il a, sans se soucier des choix des autres individus et des politiques, sinon en tant que contraintes exercées sur sa liberté personnelle. Ainsi, chaque famille cherche-t-elle pour son enfant la meilleure orientation, le meilleur établissement. Dans les termes de Berthelot (1983), elle utilise au mieux l’espace de jeu que lui laisse le " système ". Un consommateur ne se soucie pas de la balance des paiements, un malade n’a cure du déficit de la sécurité sociale, quelqu’un qui cherche du travail ne se préoccupe pas des équilibres du marché. De la même façon, qui veut entrer dans telle école ou préparer tel diplôme ne se soucie pas de savoir si cela va dans le sens voulu par les planificateurs. Ces derniers s’en doutent d’ailleurs : tout en demandant l’adhésion de tous à telle politique de rigueur, de redressement ou de renouvellement des élites, ils prévoient aussi des mesures plus concrètes d’incitation ou de dissuasion, ils cherchent à infléchir les décisions individuelles sans en appeler uniquement à l’altruisme ou au civisme.

Si ces mesures sont insuffisantes ou inadéquates, si les choix individuels, loin de s’annuler, produisent des effets agrégés massivement contraires aux objectifs des planificateurs et des politiques, il y a effet pervers. Ce qui explique par exemple, à certaines périodes, les orientations massives vers des filières déjà pléthoriques (facultés de lettres ou de médecine par exemple) ou le choix d’une filière ou d’un baccalauréat prestigieux alors même que les risques d’échecs sont plus grands et les débouchés incertains.

Avec ce phénomène classique : l’agrégation des choix individuels indépendants modifie les conditions même de la compétition et du marché, si bien que les décideurs contribuent, séparément et sans le savoir, à transformer rétrospectivement un calcul parfois rationnel en choix malheureux. C’est ainsi que l’inflation des diplômes entraîne leur dévalorisation et la frustration corrélative de ceux dont la " récompense " n’est pas à la hauteur de leurs ambitions et de leur investissement.

Les effets des décisions individuelles indépendantes sont alors durablement pervers : une partie des décideurs sont frustrés et, globalement, leurs choix accroissent les déséquilibres entre l’offre et la demande de qualification. Dans un domaine où l’élasticité est faible, où les choix portent des conséquences à long terme, ces déséquilibres n’appellent pas nécessairement des régulations optimales. Il y a plutôt mouvement de balancier, désaffection massive qui produit la pénurie là où il y avait pléthore, transfert des mêmes mécanismes vers d’autres filières.


Au-delà des effets pervers

Sans méconnaître l’intérêt d’un tel paradigme, ce livre voudrait élargir l’analyse à d’autres mécanismes. Les effets pervers se produisent avant tout lorsque les politiques sont confrontées à une multitude de choix indépendants faits à l’échelle des individus, des familles ou de groupes très restreints. Il n’y a alors ni négociation entre acteurs, ni influence sur les structures ou les politiques. Chacun agit en fonction de son horizon personnel. Il n’a ni le pouvoir, ni même l’idée de composer avec une politique. Il fait " ce qu’il a à faire ", dans un environnement qui lui est " imposé " par le système. C’est de l’agrégation purement statistique de ces choix individuels que naissent dans ce cas des effets proprement systémiques. Les planificateurs et les artisans des politiques de l’éducation n’ont pas alors d’adversaires. Ils tentent plutôt de gérer des " populations " d’usagers, un public, en " manipulant " ses choix à travers l’information diffusée, les modèles mis en valeur et surtout diverses forces d’incitation et de dissuasion.

Ce n’est pas le seul cas de figure. Ceux qui définissent les politiques de l’éducation n’ont pas à faire seulement à des populations d’usagers ou de salariés du système :

Faut-il, sur le premier point, rappeler l’importance des mouvements lycéens et étudiants depuis une vingtaine d’années ? Le poids des syndicats d’enseignants ? L’influence des associations de parents d’élèves ? Le champ scolaire, comme les autres, est le théâtre d’alliances entre ceux qui partagent les mêmes intérêts ou les mêmes valeurs. Mouvements d’un jour ou associations durables, ces alliances pèsent sur la formulation des politiques de l’éducation, à la fois directement et indirectement. Directement lorsque les organisations sont consultées, associées aux travaux parlementaires ou ministériels. Indirectement lorsqu’on tient compte de leur existence et de leurs revendications et qu’on s’efforce de ne pas heurter de front leurs intérêts.

Une fois les budgets votés, les lois adoptées, les réformes décidées, les acteurs collectifs veillent au grain. Aucune politique de l’éducation n’est pur évangile. Au mieux bénéficie-t-elle d’un moment de consensus apparent, le temps d’accréditer l’illusion que chacun se plie à la décision démocratique. Bien vite, chacune des forces en présence reprend la lutte pour reconquérir les positions perdues ou conforter ses avantages. Une politique de l’éducation n’est jamais que la formulation provisoire d’un compromis, condamné à être " remis sur le métier " dès lors que certaines catégories professionnelles, certains mouvements, certaines forces politiques ou corporatives n’y trouvent pas leur compte et ont l’impression de pouvoir faire progresser leur cause.

Au point qu’il devient très difficile de distinguer, sur le terrain, l’élaboration d’une politique de sa mise en œuvre. Le moment de l’énonciation d’une politique n’est qu’une courte halte dans une négociation permanente. Compte tenu des délais de publication des textes et de préparation des modalités d’application, il arrive qu’une politique soit battue en brèche avant même d’avoir été mise en vigueur.

Les groupements d’acteurs de même statut ou de même idéologie ne sont pas les seuls acteurs collectifs. Le champ scolaire n’est pas unifié. Lorsqu’il existe un secteur privé, chaque école, chaque réseau mène sa propre politique. À l’intérieur du secteur public, même dans un système centralisé, il y a autant de politiques que de sous-systèmes présentant une certaine clôture administrative, une certaine autonomie budgétaire, une certaine indépendance dans la détermination de l’offre d’enseignement.

Ce qu’on appelle LA politique de l’éducation n’est jamais que celle d’un pouvoir central, régional ou national : politique légitimement présentée comme LA politique, puisqu’elle émane de l’État et qu’elle peut seule prétendre défendre l’intérêt général et exprimer une volonté démocratique ; politique qui, quelle que soit sa cohérence et ses objectifs, ne peut être analysée indépendamment des politiques d’institutions et des pratiques des acteurs.


Les politiques d’institutions

Nous parlerons, au sens large, de politique d’institution pour désigner la visée stratégique globale d’un acteur collectif qui défend son identité, ses intérêts et son projet à l’intérieur d’un système plus vaste. Lorsque l’institution considérée (organisation, association) est formellement indépendante de l’appareil d’État, sa " politique " est en principe librement décidée, à charge pour ses dirigeants de tenir compte des " réalités ", parmi lesquelles les politiques publiques et celles d’autres institutions. Lorsqu’on considère un sous-système de l’appareil d’État ou d’une organisation plus vaste, par exemple un réseau scolaire d’obédience confessionnelle, les politiques d’institutions se présentent comme la " mise en œuvre ", plus ou moins active, orthodoxe, et efficace, d’une politique décidée à une plus vaste échelle et qui assigne à chaque sous-système une fonction et des objectifs. Dans une multinationale, chaque filiale mène sa propre stratégie dans le cadre de la politique générale du groupe. Dans l’administration, les choses sont moins avouées, mais on observe des jeux équivalents. L’art, pour les dirigeants d’un sous-système, consiste à utiliser la marge de manœuvre qu’on leur laisse, sans entrer en conflit ouvert avec l’autorité faîtière ou en compétition sauvage avec d’autres sous-systèmes appartenant à la même organisation. Chaque lycée prestigieux cherche à s’assurer le concours des enseignants les plus qualifiés ; mais il ne peut entrer en compétition avec les autres lycées comme sur un marché libre ; sa politique doit donc à la fois respecter formellement les règles de gestion du personnel enseignant à l’échelle du système et ne pas apparaître comme déloyale ou agressive à l’endroit des établissements " frères ". Dans l’enseignement supérieur, les facultés ou les universités tentent aussi de jouer leurs propres cartes sans avoir l’air de faire cavalier seul.

On pourrait évidemment tenter d’élargir le paradigme des effets pervers pour considérer toute politique d’institution comme la stratégie d’un acteur collectif cherchant à maximiser ses avantages. À un niveau élevé d’abstraction, l’image n’est pas fausse. Mais il est absurde d’étendre " l’individualisme méthodologique " aux acteurs collectifs, pour deux raisons majeures.

La première est qu’une organisation ne fonctionne pas " comme un seul homme ". Sa politique est le produit d’un fonctionnement complexe, de la confrontation interne des stratégies de sous-systèmes ou d’acteurs individuels.

En second lieu, et c’est l’essentiel, les acteurs collectifs, syndicats d’enseignants ou établissements scolaires par exemple, à la différence des individus ou des familles, ont conscience de n’être pas seulement des acteurs dans un champ défini par le système d’enseignement, mais des acteurs DU système, capables de peser jusqu’à un certain point sur la politique de l’ensemble, en prenant des initiatives, en manifestant des résistances, en intervenant au bon moment.

Les acteurs collectifs d’une certaine importance peuvent défendre leurs intérêts en participant, formellement ou informellement, à la définition de " l’intérêt général ", à la conception des réformes, à la négociation de leurs retombées pour telle ou telle catégorie professionnelle ou tel ou tel établissement. Ce que les acteurs individuels ne sauraient faire, du moins pris séparément. Leurs choix n’influencent les options du système qu’une fois agrégés. Les individus ne découvrent donc qu’a posteriori qu’ils ont, avec d’autres, beaucoup d’autres, contribué à infléchir l’évolution du système, soit parce qu’on a anticipé leurs réactions, soit parce qu’on en a tenu compte pour " rectifier le tir ".

Pour que le poids du grand nombre devienne un mode délibéré de pression sur la politique du système, il faut précisément concertation, intégration à un mouvement ou à une organisation, donc action collective. Il n’y a plus alors simples effets pervers, conséquences imprévisibles de décisions individuelles indépendantes. Il y a formation d’un groupe de pression qui, s’il compte de nombreux adhérents ou sympathisants, peut les mobiliser pour faire pression sur le pouvoir, infléchir le sens d’une réforme, neutraliser certaines décisions.

Certes, les initiatives des acteurs collectifs ne sont pas toujours efficaces. Elles s’annulent parfois mutuellement. Dans un champ complexe, chacun ne joue pas seulement contre le système, mais contre d’autres catégories professionnelles, d’autres groupes d’usagers, d’autres sous-systèmes administratifs. Il arrive aussi que les effets conjugués de diverses politiques d’institutions produisent des effets imprévisibles. Dans un champ où opèrent de très nombreux acteurs collectifs, comme l’éducation nationale, les effets d’agrégation ne résultent pas seulement des actions individuelles. Il n’est donc pas absurde d’étendre le paradigme des effets pervers aux politiques de " micro institutions ", établissements, équipes pédagogiques, services divers. Mais ce paradigme ne vaut que si ces politiques restent indépendantes et aveugles à leurs effets systémiques. Ce peut être à l’échelle du système scolaire aussi bien qu’à l’échelle d’un établissement ou d’une association assez vastes ou complexes pour que chacun agisse sans savoir ce que font " les autres " et sans avoir le sentiment d’influencer le système. Les mécanismes d’agrégation sont donc présents et influents à plusieurs niveaux du système scolaire, mais ils ne suffisent pas à rendre compte de l’écart entre les politiques et ce qu’il en advient sur le terrain. D’autres modèles théoriques sont nécessaires, plus proches de la sociologie des organisations et de l’action collective.


Le risque de s’enfermer dans la sociologie des organisations

Ces derniers temps, en sociologie de l’éducation, comme en sociologie générale, des efforts conceptuels ont été déployés d’abord pour défendre des approches phénoménologiques et interprétatives qui partent des individus, de leur construction de la réalité, de leurs actions et interactions quotidiennes, ensuite pour concilier ces approches avec les démarches plus classiques de la sociologie, structurelles et microsociologiques. Certains ont jugé ces efforts peu convaincants (Meyer, 1986 : Trottier, 1987) et les tentatives d’articulation du micro et du macrosociologique inadéquates, voire fallacieuses d’un point de vue épistémologique (Archer, 1986).

On ne peut cependant pas renoncer à cette articulation, se résigner à la pure et simple coexistence de théories microsociologiques des systèmes d’enseignement fondées sur l’histoire et d’approches inspirées de la psychologie sociale. Il faut donc accepter l’idée que les médiations entre les systèmes et l’action individuelle passent par un niveau intermédiaire d’analyse. Des propositions de réorientation commencent à se faire jour en sociologie de l’éducation. Le modèle organisationnel gagne du terrain et l’étude des stratégies des acteurs individuels au sein des collectivités et des organisations est accueillie comme une voie d’avenir pour la sociologie de l’éducation (Trottier, 1987).

Analyser le jeu des acteurs dans des contextes éducationnels, examiner leurs objectifs et leurs enjeux face aux politiques institutionnelles des systèmes d’enseignement, c’est investir cette région " médiane " de la réalité qu’a explorée principalement la sociologie des organisations. Mais il faut aller plus loin : comme nous pouvons le voir dans cet ouvrage, dans le champ de l’éducation, à côté de l’État qui joue un rôle majeur, il existe de puissantes associations de professionnels et parfois d’usagers. D’autre part les ordres d’enseignement et même les établissements conduisent des politiques souvent fort indépendantes de la politique. Les jeux se jouent entre organisations aussi bien qu’à l’intérieur de chacune d’elles. Les politiques de l’éducation composent donc soit avec les effets agrégés de conduites individuelles indépendantes, soit avec des politiques d’institutions, d’organisations et d’associations ou d’autres formes plus éphémères d’action collective. La façon dont tout cela s’articule dépend des situations concrètes : les systèmes scolaires sont pris dans un territoire, une culture, un système politique. Ils ont une histoire, qui a vu émerger peu à peu des structures et des acteurs collectifs dont l’action n’est jamais réductible à leurs intérêts du moment. C’est pourquoi il ne suffit pas d’étendre aux établissements ou aux administrations scolaires les acquis de la sociologie des organisations.

Il n’y a donc pas, entre le micro et le macrosociologique, un unique niveau intermédiaire, celui des organisations. Il y a plutôt une imbrication de jeux inter et intraorganisationnels et d’actions collectives moins organisées mais qui jouent un rôle décisif dans la genèse de certaines crises et les restructurations du système qui s’ensuivent.

Devant tant de complexité, il serait prématuré de chercher des schémas. À un niveau élevé d’abstraction, on pourrait certes trouver des mécanismes communs, des enjeux semblables, des acteurs qui, sous des noms divers, occupent des positions homologues dans des systèmes différents. Pour l’heure, il nous semble moins important de généraliser que de restituer, à travers de multiples approches monographiques, la diversité et la complexité des jeux qui se jouent dans les systèmes scolaires contemporains. Nous renoncerons donc à proposer des modèles assez généraux pour rendre compte à la fois de ce qui se passe entre les familles et l’école, entre l’école et le monde du travail, entre usagers et décideurs, entre centre et périphérie, entre autorités instituées et mouvements contestataires.

Une question transversale se pose cependant : quel modèle des actions et pratiques individuelles se donne-t-on dans de telles approches ? N’ont-elles, pour les sociologues, de sens que dans le cadre d’actions collectives concertées ou dans la mesure où leurs effets agrégés produisent des effets systémiques ? Ces pratiques et stratégies n’obéissent-elles qu’à une logique de perpétuation qui les dépasserait, les acteurs se soumettant aux stratégies de domination des groupes au pouvoir ? Ou les acteurs ne sont-ils qu’une variante un peu moins rationnelle de l’homo oeconomicus ? À ces questions, nous n’avons aucune réponse définitive. Les réflexions qui suivent proposent simplement un contrepoint à l’insistance mise jusqu’ici sur les institutions et les acteurs collectifs : en dernière instance, ce sont des individus qui composent ces " systèmes ".


Les pratiques des acteurs : entre habitudes et stratégies

Les chercheurs, on le voit bien dans cet ouvrage, préfèrent, suivant leurs choix théoriques, suivant les champs empiriques dans lesquels ils travaillent, parler de pratiques en un sens large, ou parler de stratégies.

À nos yeux le concept de stratégie se réfère à des actions plus ou moins rationnelles, plus ou moins cohérentes, plus ou moins conscientes, dont l’insertion dans un contexte donné, conduit le chercheur à prêter aux acteurs un projet relativement conscient et une part de calcul à partir d’une analyse plus ou moins perspicace de la situation et des possibilités d’action. Cette définition minimaliste des stratégies n’a évidemment de sens qu’à condition de tenir compte de tout ce qui peut déterminer les projets et les calculs des acteurs, ainsi que de leur capacité de choix et de négociation. Elle n’exclut pas la prise en compte du rôle joué par les contraintes structurelles, mais elle relativise leur impact. On peut alors se passer d’analyses qui, tout en étant intellectuellement très séduisantes, partent de prémisses fonctionnalistes douteuses et collent mal avec le vécu des acteurs. On peut faire l’économie d’interprétations trop absolues en termes d’homologies, d’arbitraires culturels, de violence symbolique, d’individus dont les actions seraient, à leur insu, parfaitement orchestrées par une main invisible.

L’analyse en termes de stratégies a sans doute ses limites (Perrenoud, 1986). Nous sommes loin encore d’une vision claire sur ces problèmes conceptuels fondamentaux en sociologie de l’éducation. Cet ouvrage permet toutefois de les illustrer et de les poser d’une manière nouvelle qui pourrait s’avérer féconde à long terme. À travers les différents cas présentés par les chercheurs on voit se préciser les similitudes et les différences des jeux stratégiques inter et intra-institutionnels, plus ou moins organisés, dans une multitude de contextes empiriques.

On voit aussi que les actions ne sont pas toutes " stratégiques ", même au sens minimal retenu ici, pourtant bien éloigné des modèles formels de la théorie de jeux. Dans la vie quotidienne, chacun suit des routines, fait des choix qui relèvent davantage de l’habitus que du calcul stratégique. C’est vrai non seulement des acteurs les plus nombreux et les plus faibles pris individuellement - les élèves, les maîtres, les parents - mais aussi des acteurs détenant un pouvoir formel important, comme leader syndical ou directeur d’établissement, comme expert ou membre d’une autorité de gestion.

Stratégies ou pratiques ? En fait nous proposons de considérer la part de réflexivité qu’il y a dans l’habitus et d’admettre " qu’on peut concevoir qu’un comportement réflexif se consolide en habitus, que celui-ci fasse l’objet d’un contrôle réfléchi, que ce réflexif devienne à son tour réflexe et ainsi de suite " (Héran, 1987). Le sociologue du terrain constate assez vite que routines et réflexivité, habitus et stratégies sont imbriquées et que son analyse des situations concrètes est bien incomplète s’il privilégie de manière unilatérale soit les déterminismes soit la liberté.

Les politiques d’institutions proposent, les acteurs disposent, pourrait-on dire. Parfois en mettant en œuvre des stratégies individuelles, parfois en s’associant à d’autres, mais souvent par le jeu des habitudes et des préférences les plus simples. En effet les pratiques des acteurs débordent le cadre de l’action stratégique orientée par un projet et un calcul. Elles expriment donc aussi d’autres déterminismes, pas nécessairement ignorés par les acteurs, qui tiennent à l’appartenance de classe, d’âge, de sexe, à l’histoire de vie, à la trajectoire professionnelle autant qu’à des intérêts catégoriels.

Dans plusieurs des articles réunis ici, on apercevra cette " épaisseur " des pratiques, cette difficulté de réduire l’action quotidienne à des jeux stratégiques, qui constituera certes pour longtemps encore un défi pour la sociologie.


Plan de l’ouvrage

Le livre est divisé en trois parties principales, qui n’épuisent pas la réalité des faits éducatifs mais en présentent néanmoins trois facettes majeures :

Les textes réunis dans la première partie examinent l’évolution de l’insertion de l’école et des processus éducatifs en général dans leur environnement local. Chacun à son tour analyse le rôle important que jouent les pratiques, les motivations et les stratégies des acteurs extérieurs aux divers systèmes d’enseignement, que ce soit pour faciliter ou obstruer leur développement et leurs objectifs. Trois textes s’inspirent du contexte français. Dans " L’école et ses nouveaux partenaires : enjeux locaux et zones d’éducation prioritaires ", Agnès Henriot-van Zanten met en scène l’action des différents groupes concernés, parents et autres acteurs locaux, face à la politique des zones d’éducation prioritaires, qui visait la réduction des échecs scolaires. Avec le texte de Régine Sirota et Jacqueline Eidelman, " Autonomie et dépendance des pratiques culturelles enfantines en bibliothèque ", on découvre comment la politique " multimedia " de la bibliothèque Pompidou, dont le but était de construire chez ses jeunes usagers des habitudes de lecture indépendantes de l’héritage familial ou scolaire, réussit à susciter chez eux des stratégies de lecture qui transgressent les clivages sociaux. Jacques Testanière, qui parle " Des militants d’éducation nouvelle dans les zones d’éducation prioritaires ", montre comment la politique du Groupe français d’éducation nouvelle (GFEN), dont le but était d’instaurer des pratiques pédagogiques censées rompre avec des méthodes d’enseignement engendrant l’échec des élèves, s’est heurtée aux stratégies de carrière et autres préoccupations des enseignants.

Trois textes concernent le système scolaire genevois. En décrivant " Les relations entre les familles et l’école dans l’enseignement primaire genevois ", Cléopâtre Montandon et Bernard Favre présentent les multiples acteurs qui se heurtent à propos de l’ouverture de l’école primaire genevoise : groupements de parents, enseignants, inspecteurs, autorités scolaires. Jean-Jacques Richiardi dans " L’orientation postobligatoire : négociations et stratégies dans deux catégories de familles ", montre comment les familles construisent leurs choix face aux structures et aux politiques mises en place au niveau du cycle d’orientation genevois. Le texte de Pierre-Yves Troutot et Cléopâtre Montandon, " Systèmes d’action familiaux, attitude éducatives et rapport à l’école : une mise en perspective typologique ", s’intéresse plus particulièrement à ce qui sous-tend les stratégies des familles, notamment les logiques d’action familiales. Les auteurs pensent que c’est une manière d’aborder l’analyse des stratégies familiales et leurs réactions face aux politiques d’enseignement.

Les textes figurant dans la seconde partie du livre traitent des changements des pratiques pédagogiques et du curriculum et analysent à leur tour le jeu des interactions complexes entre ceux qui proposent et ceux qui disposent. En examinant, dans le cadre genevois, " Les transformations du curriculum de français ", Bernard Favre soulève la question du pilotage d’une politique de changement. Il analyse les problèmes que pose, face à des groupes d’acteurs de la base, une politique qui manque de cohérence et qui face aux difficultés rencontrées essaye de donner des réponses techniques à des questions qui demandent des réponses d’un autre ordre. Philippe Perrenoud nous fait découvrir le rôle d’un acteur souvent ignoré lorsqu’on parle de politiques d’institutions : dans " Nouvelles didactiques et stratégies des élèves face au travail scolaire ", on voit pourquoi les maîtres n’acceptent pas toujours avec enthousiasme les nouvelles politiques éducatives qui, en élargissant l’espace de jeu des élèves, les placent devant des conduites qu’ils craignent de ne pas toujours pouvoir maîtriser. Mais les nouvelles politiques n’ont pas toujours autant de peine à s’imposer. En traçant l’historique de " La scolarisation de l’informatique et ses promoteurs " à Genève, Dominique Felder nous rend attentifs au fait qu’il n’est pas toujours nécessaire d’opposer politiques d’institutions et pratiques des acteurs, qu’il n’est pas toujours possible de distinguer entre un niveau politique et un niveau stratégique : il existe des situations où la politique vient de pionniers et de promoteurs au départ minoritaires, voire marginaux.

Trois textes situent l’impact des changements dans les pratiques éducatives dans le contexte français. Dans " Le travail en équipe dans l’école primaire ", Martine Kherroubi interprète l’émergence des équipes pédagogiques comme l’expression de réactions collectives des enseignants à leur isolement relatif, à leur commune impuissance face à l’échec scolaire ou aux difficultés d’ouvrir l’école sur son environnement. Qu’arrive-t-il lorsque ces stratégies sont " récupérées " par l’institution, qui tend à constituer formellement en " équipes " des enseignants dont le seul lien est de travailler dans la même école ?

En sociologie de l’éducation se développe un courant de recherche centré sur l’établissement scolaire, à la fois acteur collectif menant des stratégies dans le système et lieu de confrontation d’équipes et d’individus ayant des projets, des statuts, des pouvoirs différents. Dans " Le fonctionnement de l’établissement scolaire : l’innovation garante de l’équilibre ? ", Marie-Odile Nouvelot-Gueroult analyse les projets d’innovation dans un lycée professionnel agricole, montrant qu’ils jouent, paradoxalement, parce que dans une certaine mesure chacun y trouve son compte, un rôle stabilisateur.

Les politiques d’institution consistent notamment à transformer des structures, plaçant alors certaines catégories d’acteurs ou d’établissements dans une situation nouvelle, voire menaçante. Ont-ils d’autre choix que de tenter d’infléchir à leur profit les transformations du système ? Le texte de Lucie Tanguy, " Action des enseignants et changements structurels dans l’enseignement professionnel ", analyse l’action des enseignants de technologie et d’atelier dans le cadre de la scolarisation progressive de la formation des ouvriers en France.

La troisième partie de l’ouvrage traite des stratégies d’orientation et de l’articulation entre l’école et le monde du travail. Les deux premiers chapitres ne nous éloignent pas du monde de la formation professionnelle. Dans " Les dispositifs d’insertion professionnelle et sociale des jeunes : enjeux et perspectives ", Jeanne Lamoure Rontopoulou montre justement que la scolarisation de la formation professionnelle n’est pas sans limite. Depuis les années 70, face à la crise, au chômage des jeunes, aux décalages entre la demande et l’offre de qualifications, de nouvelles instances de formation se mettent en place dans les régions françaises ; elles ne relèvent ni de l’entreprise ni du système scolaire public mais de l’initiative d’associations ou d’organismes de formation qui répondent à des besoins spécifiques.

Paysage très différent en Suisse : loin d’être une réponse à la crise, la formation duale école-entreprise est instituée depuis fort longtemps, au point que les intéressés n’imaginent pas d’alternative, comme le suggère Jacques Amos dans " Cadre formel, politiques institutionnelles et stratégies d’acteurs ". Formation contractuelle gérée par des organismes cantonaux dans le cadre d’une législation fédérale, l’apprentissage s’inscrit dans un champ complexe, où s’affrontent entreprises, associations syndicales ou patronales, administrations diverses. C’est dire que les individus n’ont guère de prise sur le système et cherchent plutôt à tirer leur épingle du jeu dans le cadre qui leur est imposé.

N. Decarro-Marina étudie pour sa part un champ plus ouvert. Dans " Passé scolaire et projets d’avenir : l’orientation après une maturité commerciale ", elle s’intéresse à une filière qui conduit aussi bien aux études universitaires qu’à l’entrée dans la vie active. Tout dépend de la façon dont vie privée et carrière s’articulent dans un projet d’avenir, mais aussi du rapport à l’école, qui varie fortement selon le cursus antérieur, même à diplôme égal !

Alain Léger et Gabriel Langouët, dans " Trajectoires scolaires et recours au secteur privé ", éclairent une autre facette des stratégies d’orientation : le choix entre le secteur privé et le secteur public. Leur analyse des échanges entre secteurs suggère que les usagers ne sont pas de simples " consommateurs d’école " libres de choisir sur un marché ouvert l’école qui leur convient le mieux. Le passage dans le privé se présente plutôt comme un recours, plus fréquent en cas de difficultés scolaires dans le public et plus accessible aux classes privilégiées.

Les deux textes qu’on trouvera dans la conclusion tentent une lecture transversale des articles précédents. Michel Vuille dans " Des mutations culturelles juvéniles " montre que la sociologie de l’éducation, même lorsqu’elle " réhabilite " les pratiques et les stratégies des acteurs, a encore une certaine difficulté à faire la part de leur culture, en particulier lorsqu’elle ne renvoie pas à une expérience partagée de l’organisation mais à ce qui se passe hors de l’école. C’est particulièrement vrai pour les jeunes, qui investissent dans leur travail et leur participation scolaires des valeurs et des modes de relation qui se développent hors de l’école.

Eric Plaisance pose quelques questions " Sur l’utilisation des notions d’acteur, de jeu et de stratégie " en reprenant quelques-uns des concepts utilisés tout au long de l’ouvrage. Il rappelle notamment que la notion de stratégie s’enracine dans la théorie des jeux et qu’une utilisation rigoureuse renvoie à un modèle de la rationalité des acteurs qui, même élargi, est loin de faire l’unanimité en sciences humaines.

On le voit, la diversité des terrains et des problématiques, qui fait l’intérêt de l’ouvrage, interdit toute synthèse véritable. D’une part la nature des deux systèmes d’enseignement, français et genevois, est très différente, que ce soit au niveau de la taille, des structures ou de la conception des politiques. D’autre part, les conditions économiques, notamment en ce qui concerne le chômage des jeunes, sont loin d’être identiques. Enfin, le contexte institutionnel de la recherche et plus particulièrement les conditions d’accès et l’insertion des chercheurs dans les multiples terrains diffèrent considérablement.

Le but de cet ouvrage n’est pas de comparer de manière systématique les systèmes d’enseignement français et genevois, mais de tenter une analyse des problèmes que leur posent les innovations et rénovations en cours ou déjà mises en œuvre. L’analyse en termes d’une dialectique entre politiques d’institutions et pratiques des acteurs serait-elle une clé pour comprendre les échecs et les succès des innovations entreprises dans les systèmes scolaires ? C’est la question que soulève sur un plan plutôt théorique ce chapitre introductif. En la reprenant de manière plus concrète, les chapitres suivants contribuent, chacun à sa façon, à une meilleure compréhension de la réalité des systèmes scolaires.


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