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La division du travail
pédagogique
à lécole primaire
Philippe Perrenoud
Faculté de psychologie et des
sciences de léducation
Université de Genève
1990
La division du travail nest pas une invention récente à lécole primaire, puisquau XIXème, certaines écoles organisées sur le modèle de Lancaster plaçaient le maître à la tête dune équipe dauxiliaires, de " sous-régents ", parfois de grands élèves. Lécole maternelle a perpétué cette tradition en entourant la maîtresse dun personnel dappoint qui la décharge des tâches supposées moins qualifiées. Dans le reste de lenseignement primaire, cependant, on sest, au XXe siècle, habitué à imaginer linstitutrice et linstituteur seuls face à une classe, leur classe, composée de leurs élèves. Cest limage de la porte fermée sur un groupe-classe dont la vie échappe largement aux autres adultes, quils soient collègues ou parents.
Allant de pair avec cette solitude, il y a traditionnellement labsence de spécialisation. Contrairement aux professeurs du secondaire, les instituteurs sont des généralistes, réputés capables denseigner toutes les disciplines classiques à ce stade du cursus : la langue maternelle avec ses diverses facettes (lecture, composition, orthographe, grammaire, etc), larithmétique, puis la mathématique " moderne ", lhistoire, la géographie, les sciences naturelles, rebaptisées plus tard disciplines déveil ou denvironnement, mais encore les travaux manuels, le dessin, le chant et un peu de musique, léducation physique.
Troisième caractéristique, corollaire des deux premières : linstitutrice ou linstituteur passent toute la semaine ou presque au sein du même groupe délèves, leur classe.
On pourrait ajouter une quatrième caractéristique, mais elle est plus tardive et moins générale : la tendance à regrouper les élèves en groupes homogènes du point de vue de lâge et/ou des acquis scolaires. Devenue la norme dans les régions urbaines, du moins en Suisse, cette organisation laisse encore la place aux classes à degrés multiples dans les zones à faible densité dhabitation, pour des raisons évidentes.
Pendant des décennies, ces caractéristiques ont paru immuables. Certes, on a pu observer des tendances au décloisonnement et au travail déquipe. Dans certains établissements, des maîtres ont, à certains moments de la semaine et pour certaines activités, mis des espaces, des activités et des élèves " en commun ", avec portes ouvertes, libre circulation et prise en charge dun plus grand groupes denfants par plusieurs enseignants. Il y a eu par ailleurs, à larticulation de lécole primaire et de lécole secondaire, des essais de semi-spécialisation, un enseignant prenant en charge, par exemple, lensemble des branches mathématiques et scientifiques, un second les autres disciplines. Enfin, dans certains systèmes, on a vu apparaître des professeurs spécialisés pour certaines disciplines, par exemple léducation physique. Malgré ces amorces de division du travail, le schéma un maître/une classe paraissait une formule durable. Il reste dominant dans la plupart des systèmes scolaires.
À Genève, cependant, depuis une dizaine dannées, la profession se transforme rapidement dans le sens dune division accrue du travail pédagogique :
Pour donner la mesure de lévolution, quelques ordres de grandeurs. Début 1990, lenseignement primaire genevois compte 1510 classes, ce qui représente autant de postes de généralistes, 37 dentre eux étant partagés entre deux personnes dans le cadre dun duo pédagogique. Or on compte en tout 2210 postes denseignants primaires, à lexclusions des postes de cadres et des emplois administratifs. Parmi les 700 postes denseignants non titulaires de classe, il faut distinguer schématiquement trois catégories :
a. Les maîtres de disciplines spéciales (dessin, éducation physique, travaux manuels, musique) occupent 267 postes pour 380 personnes (taux moyen dactivité de 70 %). De formation différente, les MDS sont " condamnés " à les rester.
b. Les " enseignants détachés " : ils occupent une centaine de postes, exerçant des fonctions de formateurs (formation initiale ou continue des maîtres primaires), de méthodologues, de créateurs de moyens denseignement et de didacticiels, de chercheurs. Ces maîtres " détachés " ne travaillent pas tous les jours dans des classes, quelques uns ny mettent plus guère les pieds. Ils ne sont pas attribués à un établissement ou à une circonscription scolaires, mais à des services de formation, de didactique, ou de recherche. Dans leurs grande majorité, ces postes sont occupés par des personnes travaillant à plein temps. Le détachement, possible jadis pour toute la carrière, est désormais en principe limité dans le temps, du moins pour certaines fonctions.
c. Les généralistes non titulaires, au sens large, occupent un peu moins de 300 postes pour 460 personnes ; les GNT travaillent quotidiennement dans les écoles pour faire du soutien pédagogique, prendre en charge des élèves non francophones ou faiblement scolarisés, faire lappoint dans une équipe pédagogique (cest le rôle de lenseignant dit " complémentaire ") ou animer un atelier du livre. Il y a quelques années, ces fonctions étaient clairement différenciées. Aujourdhui, les GNT sont en principe polyvalents, dans le cadre du redéploiement des ressources à léchelle des établissements et des circonscriptions. Une partie des GNT travaillent dans plusieurs écoles, dautres exercent leur fonction dans un seul établissement, à temps plein ou partiel (taux moyen dactivité de 65 %).
Les maîtres détachés et les GNT ont en principe reçu la même formation de généraliste que les titulaires de classes ; sur le papier, en cours de carrière, un maître primaire genevois peut passer dune fonction à une autre.
Quantitativement, une telle évolution reste propre à Genève, petite collectivité de 350000 habitants, à dominante urbaine et tertiaire, jouissant dun niveau de vie et de scolarisation très élevé. Les autres cantons suisses restent beaucoup plus proches du schéma un maître/une classe. Cependant, les mécanismes qui sous-tendent cette dynamique de division du travail peuvent éclairer quelques aspects généraux des transformations du corps enseignant primaire. De même, les effets de cette évolution sur lorganisation pédagogique des établissements mettent en évidence des tendances générales des systèmes scolaires.
Alors quau XIXe siècle, la division du travail pédagogique était la rançon de la pauvreté, il est évident que lévolution genevoise suppose une certaine opulence. Leffectif moyen des classes est inférieur à 19 (sans les classes spécialisées), mais le rapport global nombre délèves/nombre de postes dintervenants dans les classes est bien plus favorable encore. On compte environ un GNT pour 7 classes. Pourquoi ces dotations impressionnantes ? Bien sûr parce quon a voté le budget requis, manifestant la volonté politique daccorder une priorité à lenseignement. Ces conditions sont nécessaires, mais pas suffisantes :
Il y a donc dautres facteurs en jeu. Je men tiendrai à quelques hypothèses.
1. Féminisation et temps partiel
Du début du siècle à nos jours, la profession sest fortement féminisée, si bien quaujourdhui plus de 80 % des postes denseignants sont, dans lenseignement primaire, occupés par des femmes.
On ne peut dissocier ce fait de la pression qui sest manifestée dans les années 70 en faveur dun travail à temps partiel. Pendant longtemps, toutes les personnes qui ne pouvaient ou ne voulaient pas travailler à plein temps, notamment les mères de familles, navaient dautre choix que dabandonner le métier, provisoirement ou définitivement. Doù une longévité professionnelle très faible. Pendant longtemps, les intéressées se sont adaptées sans révolte apparente à ce qui paraissait une loi éternelle de lenseignement primaire : il faut travailler à plein temps pour tenir une classe.
Avec lévolution des moeurs et des idées, cependant, il a paru moins légitime de sacrifier les intérêts des femmes aux impératifs supposés de lorganisation du travail. À Genève, cela nest pas allé jusquà une mise en cause ouverte du système du plein temps. Mais cela a certainement contribué au succès de formules proposées pour dautres raisons.
La formule des duos pédagogiques aurait pu devenir la façon dominante de concilier travail à temps partiel et enseignement, de plus sans mettre en cause lorganisation traditionnelle des classes. Or, contrairement à dautres cantons suisses, qui favorisé les duos dautant plus volontiers que cette formule permettait déviter des licenciements et de répartir le travail en période de baisse démographique, le canton de Genève sest montré très réticent, au nom des intérêts de lenfant et peut-être, moins ouvertement, parce quon pressentait que la multiplication des duos transformerait fortement la vie des écoles : syndicalisation moindre, difficulté de trouver des temps de concertation, affaiblissement possible de limplication et de lidentité professionnelles, complexité accrue de la formation des classes et de la gestion du personnel. Si bien que les duos pédagogiques ont été fortement contingentés et leur généralisation éventuelle soumise à un période dexpérimentation. Huit jusquen 1980, une trentaine par la suite, 37 duos aujourdhui, ce serait bien peu si cétait la seule façon de permettre le travail à temps partiel.
Cette politique restrictive aurait sans doute conduit à une épreuve de force si, au cours des années 1970, nétait apparue une autre façon de travailler à mi-temps sans quitter lenseignement : lappui pédagogique. Il sagissait bien entendu dabord de lutter contre léchec scolaire et de faciliter les passages dun degré au suivant sans redoublement. La formule genevoise, qui sest rapidement généralisée dans lenseignement enfantin et élémentaire (de 4 à 8 ans), a largement ouvert la porte au travail à mi-temps, quand bien même ce nétait pas son but déclaré. En effet, les maîtresses de soutien cessaient davoir leur propre classe, pour intervenir environ quatre fois par semaine, à raison de 20 minutes chaque fois, auprès dun ou de quelques élèves en difficulté signalés par leur maîtresse de classe. Ce travail nexigeait pas quon sy consacre à plein temps : selon leur temps de travail, les maîtresses dappui collaborent avec deux ou quatre classes. La formule a évolué au cours des années : au début, les élèves sortaient de classe pour se rendre dans un local ad hoc ; par la suite, les maîtresses de soutien ont travaillé souvent en classe et leur collaboration avec la maîtresse titulaire sest élargie. Mais demblée, le soutien pédagogique sest présenté comme une formule idéale pour un travail à temps partiel. Idéale pour les institutrices en quête dun mi-temps, mais peut-être aussi pour lécole, qui trouvait là une souplesse nouvelle dans la gestion du personnel, en une période de turbulence démographique.
Contrairement au duo, le soutien impliquait une certaine division du travail pédagogique. Non pas, comme dans le secondaire, en fonction des découpages disciplinaires, mais avec une spécialisation en fonction dun certain type de problèmes ou délèves. Cétait là un précédent essentiel, sur le modèle duquel dautres tâches allaient se différencier.
Toutes sortes de raisons pédagogiques et politiques expliquent que le soutien pédagogique se soit développé et ait pris cette forme durant une période marquée encore par le souci de démocratisation des études et de différenciation de lenseignement. Il serait absurde de prétendre quon a inventé le soutien pour favoriser le travail à temps partiel. En revanche, il est sûr que cette conjonction entre une forme de lutte contre léchec scolaire, une forme de division du travail et une forme dinstauration du temps partiel à large échelle a créé un fait irréversible.
2. La complexification des tâches
Genève est un pays de forte immigration. Pendant une longue période, la moitié des élèves de lenseignement primaire étaient de nationalité et souvent de langue étrangère. Certes, une partie étaient nés à Genève de parents établis depuis quelques années. Mais presque tous les enseignants étaient confrontés à des élèves non francophones. Dans certains établissements, trois quarts des élèves dune même classe sont étrangers.
Avec lévolution de limmigration et la multiplication des réfugiés, il est devenu courant, dans certains quartiers, davoir affaire à des élèves arrivant à 8 ou 10 ans sans avoir été véritablement scolarisés dans leur pays dorigine.
Dès les années 70, on observe un double mouvement :
Tout cela sur un arrière-fond idéologique qui insiste sur la fluidité des passages de degré en degré, sur la lutte contre léchec et la différenciation de lenseignement. De fortes attentes pèsent donc sur le corps enseignant.
Au cours des mêmes années, lécole sort de son isolement : les parents deviennent des interlocuteurs présents et organisés et obligent les maîtres à composer avec de nouveaux partenaires (cf. Montandon & Perrenoud, 1987).
Parallèlement, et ce nest pas la moindre des charges, les cantons romands ont adoptent en 1972 un plan détudes commun. Cette coordination, sous légide de lécole romande - est le prétexte de rénovations massives de curriculum : introduction de la mathématique moderne, enseignement de la langue maternelle axé sur lobservation et la communication, regroupement de la géographie, de lhistoire et des sciences en une nouvelle discipline, lenvironnement. Enfin, introduction de lallemand à lécole primaire. Linnovation entre en vigueur discipline par discipline, degré par degré, si bien que de 1972 à maintenant, un nombre impressionnant denseignants romands suivent des recyclages puis une formation continue, doivent se familiariser avec de nouveaux programmes, de nouvelles méthodes, de nouveaux moyens denseignement et dévaluation, dans un climat souvent polémique.
Enfin se fait jour une tendance au travail déquipe et à la concertation dans les établissements. Un nombre croissant denseignants primaires sont confrontés, parfois pour la première fois dans le cadre professionnel, à un travail avec dautres adultes, ce qui ne va pas sans angoisses ni tensions.
Lensemble de ces transformations concourent à accroître considérablement la complexité du métier et la variété de ses conditions dexercice. Beaucoup denseignants ont le sentiment dêtre dépassés, davoir à résoudre des problèmes trop nombreux et divers pour quune personne seule soit à la hauteur. La division du travail se présente alors comme une réponse possible à la complexité : pour aider un élève en difficulté, enseigner le français à un enfant non francophone, animer un atelier du livre, il faut avoir, semble-t-il, des qualifications et une expérience quon ne peut attendre de tous.
Certes, on appauvrit dans le même temps la fonction du titulaires de classe. Mais dans un premier temps, il se laisse faire : si des maîtres spécialisés prennent en charge le dessin, la musique, les sports, si les maîtresses dappui soccupent des élèves en difficulté, les maîtres titulaires pourront se concentrer sur les disciplines principales, les élèves ordinaires, les relations avec les parents, la collaboration en équipe pédagogique, ce qui nest pas une mince affaire compte tenu de lévolution des méthodes et des programmes, des mots dordre de différenciation, des attentes des familles.
3. Le modèle de rationalité scientifique
Avec Ferrière, Claparède, Dottrens, Piaget, les sciences de léducation ont à Genève une longue histoire. La Faculté de psychologie et des sciences de léducation est lune des plus importantes du pays. Depuis le début des années 1960, le Département de linstruction publique dispose en outre de ses propres services de recherche pédagogique et sociologique.
Les chercheurs jouent un rôle actif dans la rénovation des plans détudes et des méthodologies, dans le renouveau progressif de lévaluation, dans la réflexion sur léchec scolaire et les inégalités, dans la sensibilisation aux phénomènes migratoires et interculturels, dans la scolarisation de linformatique. Ils sont présents dans la formation continue. La Faculté de sciences de léducation assure un tiers de la formation initiale des maîtres primaires.
La formation des maîtres est depuis des décennies de niveau para universitaire (bac + 3 ans de formation professionnelle rémunérée et à plein temps, dont un an en Faculté). Une part importante des enseignants et des cadres de lenseignement primaire continuent ou reprennent des études conduisant à une licence en sciences de léducation.
Un nombre important décoles et de maîtres sont impliqués dans des expériences pédagogiques, des recherches-actions, des enquêtes.
Pour ces diverses raisons, les sciences humaines ne sont pas un corps étranger dans le système scolaire. Les représentations du réel quelles proposent ne font pas lunanimité, il y évidemment des conflits de territoires ou de pouvoirs, mais de nombreux praticiens sont familiers du langage et des théories des chercheurs ; inversement, ces derniers sont moins éloignés quailleurs de ce qui se passe dans les classes.
Cette situation favorise la division du travail, qui présuppose une représentation organisée et différenciée de la complexité. La théorisation isole des problèmes ou des domaines passibles dune action spécifique. La division du travail de recherche propose une construction de la réalité qui se diffuse dans le système scolaire. Autour de problématiques réputées distinctes (par exemple " évaluation ", " interculturel " ou " situations mathématiques "), se constituent des réseaux spécialisés, réseaux de recherche, de formation, dintervention, dinnovation. Ainsi, le service de didactique du français de lenseignement primaire travaille-t-il avec les didacticiens de luniversité, le service de lévaluation avec les spécialistes de la faculté des sciences de léducation. On voit même un service de recherche pédagogique assumer complètement lintroduction de la mathématique moderne, puis amorcer celle de linformatique pédagogique.
4. La course à la noosphère
Entre les cadres et les enseignants au travail dans leurs classes se constitue peu à peu un tissu social dun genre nouveau, qui forme ce que Chevallard a nommé la " noosphère ", sphère où lon pense lenseignement. Dès linvention de lécole, il a bien sûr existé des lieux où se préparaient les programmes, les manuels, où se pensait la transposition didactique à lusage du plus grand nombre. Mais ce sont longtemps les inspecteurs et directeurs détablissements qui ont assumé ces tâches, à la manière dune extension naturelle de leur rôle hiérarchique. Sans doute faisaient-ils appel à quelques experts de luniversité ou à certains enseignants de confiance, mais en gros les choses se passaient dans la hiérarchie.
Aujourdhui, la noosphère sest fortement étoffée. Dans lenseignement primaire genevois, on recense désormais une dizaine de services didactiques lato sensu, par opposition à la comptabilité, léconomat, aux services des remplacements et à dautres services administratifs. Les services (français, allemand, environnement, perfectionnement, évaluation, appui, informatique pédagogique, documentation, enfants non francophones, parascolaire, etc.) relèvent de la direction générale de lenseignement primaire et ne sont rattachés à aucun établissement en particulier. Leur personnel se compose denseignants déchargés de leurs classes, qui ont à lheure actuelle le statut denseignants détachés. Leur tâche est de former des adultes, de créer des moyens denseignement et dévaluation, de collaborer à diverses innovations, décrire des didacticiels, de fonctionner comme personnes-ressources pour les maîtres titulaires et dautres intervenants dans les classes.
Ces rôles nouveaux concrétisent une partie de la nouvelle division du travail. Mais ils alimentent aussi lensemble du processus, par deux mécanismes au moins :
5. Les nouvelles classes moyennes dans le système scolaire
Enfin, on fera la part dune évolution très générale des agents de lÉtat et de leur tendance à construire à lintérieur du service public de nouveaux besoins, de nouveaux territoires, de nouvelles catégories dusagers. La division du travail est une des ressources majeures dune stratégie de croissance aussi bien que de protection.
Cest aussi, en termes de conditions de travail, de possibilités de formation continue et de carrière, dintérêt du métier, un substitut à la revalorisation financière de la profession.
Compte Tenu des interdépendances des échelles de traitement dans la fonction publique et de limage des enseignants dans une partie de la population (horaires denfants, vacances), les gestionnaires du système peuvent difficilement plaider une revalorisation financière du métier denseignant qui soit à la mesure de la complexification des tâches. Ne pas sopposer à la division du travail évite le rapport de force, aussi longtemps que des améliorations qualitatives (ou vécues comme telles) permettent daccepter le niveau des rémunérations.
Cette évolution, lente et complexe, échappe en partie au contrôle budgétaire année après année. Le soutien, les ateliers du livre, la prise en charge des élèves non francophones, apparaissent comme des services nouveaux qui justifient une croissance du budget (ou son maintien en dépit de la diminution du nombre délève). De même, la diminution progressive du nombre délèves et laugmentation du nombre dintervenants paraissent peu à peu faire partie de lordre des choses, alors quune augmentation spectaculaire du traitement des maîtres primaires susciterait de vives oppositions.
Dans les nouvelles classes moyennes, laspiration à un travail intéressant lemporte souvent sur lattrait du gain, dautant plus que la profession est fortement féminisée et que le salaire des enseignantes mariées nest pas la source unique de revenu du ménage.
Une chose est sûre : personne dans le système na véritablement su anticiper lévolution qui vient dêtre esquissée et ses conséquences. Depuis quelques années sopère une prise de conscience de lampleur de la redistribution des emplois. Les enseignants généralistes ont exprimé un profond malaise, en termes de perte de maîtrise de la gestion de classe, de dépendance à légard de nombreux intervenants aux exigences peu négociables. En effet, les maîtres qui travaillent à temps partiel ou se partagent entre plusieurs classes et plusieurs écoles exigent des titulaires quils sadaptent à leurs disponibilités, voire à certaine de leurs exigences didactiques ou disciplinaires.
Les maîtres de classe se plaignent aussi de navoir plus tous leurs élèves en classe en même temps, dassumer des responsabilités accrues en ayant moins de prise quautrefois sur le fonctionnement de leur classe et la progression de leurs élèves. Ils reprochent encore aux généralistes non titulaires et aux maîtres de disciplines spéciales dêtre, par définition, moins impliqués dans les tâches générales : contacts avec les parents, évaluation, fonctionnement des établissements. Cette grogne leur a valu dans un premier temps une indemnité de maîtrise de classe, à lexemple de ce qui se passe dans le secondaire. En outre, pour ne pas multiplier les intervenants se retranchant chacun derrière une spécificité différente, il a été décidé de créer un nouveau statut, celui de généraliste non titulaire, et de le rendre temporaire (au plus cinq ans).
Désormais, en principe du moins, tout GNT peut être appelé, selon lécole, où il travaille, à jouer divers rôles (soutien, bibliothèque, etc.) ou à reprendre une classe. Cela ne vas pas sans grincements, ne serait-ce que parce quune partie des enseignante (s) qui se sont engagés dans une fonction spécifique (atelier du livre, enseignant complémentaire dans une équipe pédagogique ou appui, par exemple), ne se sentaient pas nécessairement la vocation et la compétence de faire tout autre chose au gré de " redéploiement " des ressources. On assiste en ce moment à une redéfinition des règles du jeu que certaines jugent à leur désavantage.
Les acteurs sont actuellement engagés dans la prise de conscience, lappropriation et le contrôle dun changement dont la rapidité et lampleur ont pris presque chacun au dépourvu. Doù des clarifications, des règlements de compte, des conflits de personnes ou de principes et dautres épisodes classiques dans une période de transition et de remise en ordre.
Le tableau se complique dautant plus que se déroulent en parallèle :
À moyen terme, quelles seront les conséquences de la nouvelle division du travail ? Je ne puis quindiquer quelques hypothèses, en fonction de ce qui se dessine déjà :
Quant à savoir si la machine scolaire deviendra plus efficace Cest en principe la rationalité déclarée de la division du travail (gain de productivité). Mais est-ce bien ainsi que les choses se passent dans les organisations de prises en charge de personnes ?
Lun des moteurs déclarés de toute division du travail, cest daccroître lefficacité des professionnels. À la fois du fait dune formation et dune expérience plus pointues et de la possibilité de concentrer son énergie sur un seul aspect de la réalité. Les analystes du travail en miettes ont montré les limites de la division du travail : une spécialisation excessive nie la dimension systémique de certaines tâches et sous-estime la nécessité dune vue densemble pour conduire les opérations ou simplement pour leur donner un sens. Il nest aucun domaine où lon connaisse davance le seuil qui fera basculer vers des rendements décroissants. Mais du moins est-on sûr, dans les domaines techniques, quune certaine division du travail sera gage dune plus grande efficacité.
Rien de tel en pédagogie, notamment du point de vue même des acteurs. Paradoxalement, dans ce champ, la division du travail sopère sans quémergent véritablement des pratiques clairement spécialisées et encore moins des savoirs transmissibles. On pourrait penser que des maîtres confrontés intensivement à des élèves en échec ou immigrés développent, fût-ce " sur le tas ", des compétences spécifiques, gage dune plus grande efficacité dans lintervention. Or dans le système scolaire, ces compétences nont guère de statut, ne portent pas de nom, sont faiblement identifiées et reconnues. Cela devint très clair lorsque le système décréta, presque du jour au lendemain, que les généralistes non titulaires pouvaient et devaient désormais exercer toutes sortes de fonctions, au gré des besoins des établissements, et que généralistes titulaires et non titulaires devenaient interchangeables. Chaque enseignant (à lexception des " vrais spécialistes ", maîtres de disciplines spéciales) est donc, dans le nouveau régime, supposé savoir " tenir une classe ", " faire de lappui ", animer un atelier du livre, fonctionner comme complémentaire dans une équipe pédagogique, enseigner le français à des élèves récemment immigrés. On admet certes quil y aura chaque fois un temps dadaptation, on offre un encadrement ou une formation continue facilitant la transition. Mais, contre les tendances à léclatement, tant lautorité scolaire que lassociation professionnelles affirment lunité du métier.
Sans doute nest-il pas absurde de soutenir que la pédagogie est une et indivisible, que chaque forme daction est une facette différente du même métier. Cependant, tant lunité que la division des tâches relèvent de la construction de la réalité : on séparera ici ce quon réunit là, sans que la nature des tâches soit radicalement différente. Toute sociologie de la division du travail fera donc la part des représentations et des enjeux. La division du travail est souvent rêvée avant dêtre effective. Dans un premier temps, on feint de croire que chaque spécialiste sera plus efficace que les professionnels polyvalents dont il prend la place. Encore faut-il y avoir intérêt. À Genève, à lécole primaire, cest aujourdhui lidéologie inverse qui prévaut, tant du côté de la direction que du syndicat. Réalisme pour une part, mais aussi volonté de préserver une image du métier privilégiant les aspects humains et globaux plutôt que les didactiques pointues.
Ce refus dune fragmentation croissante de laction pédagogique, fondé sur la réaffirmation de valeurs mises un temps entre parenthèses (lenfant, la pédagogie générale, la relation) sexplique assez bien en regard de lhistoire immédiate et des rapports de force. Les généralistes, quelques temps bousculés, ont repris linitiative, et leur langage fait pièce au vocabulaire plus savant et moins humaniste des spécialistes. Au delà, reste une question au carrefour de la sociologie de léducation et de la sociologie du travail : quelle est, dans laction pédagogique, la part possible de la rationalité technique ? Et qui en décide ?
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