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(Genève), 1990, n° 25, pp. 23-27. |
Décentralisation, mode demploi !
Philippe Perrenoud
Faculté de psychologie et des
sciences de léducation
Université de Genève
1990
Avec le " redéploiement ", lécole primaire genevoise sapprête à changer de fonctionnement. Il est question de décentraliser, au moins partiellement, la gestion des ressources et donc aussi les modes dorganisation sur le terrain.
On ne peut évidemment que sen réjouir. Même si cette décentralisation sopère sur le territoire exigu dun canton ville, la diversité des quartiers et des écoles justifie des solutions souples adaptées aux possibilités et aux besoins locaux.
Les esprits chagrins sétonneront sans doute quon découvre la décentralisation vingt ans après Mai 1968. Mieux vaut tard que jamais. Mais ce retard a deux conséquences importantes :
Pour réussir la décentralisation, il ny a pas de recette miracle. Mais il y a un atout : la lucidité. Or la lucidité consiste à reconnaître que cest une entreprise difficile, de longue haleine, coûteuse en temps de concertation, qui demande des changements dattitudes chez tous les partenaires. La décentralisation dun système ne se juge pas sur la première année, mais sur cinq ou dix ans. Et elle ne saurait, surtout dans une administration publique, se juger à la seule satisfaction des premiers intéressés. Il est rare quun pouvoir centralisé fasse progresser lécole, même lorsquil défend une politique progressiste. Car il ne sait pas mobiliser les énergies. Mais aucune décentralisation ne garantit par elle-même la démocratisation de lenseignement, le développement des pédagogies actives ou lefficacité de lécole. Il ne sagit donc pas seulement de fonctionner de façon plus harmonieuse ou satisfaisante pour chacun des adultes engagés dans lorganisation scolaire, mais de mieux atteindre les objectifs pédagogiques, de mieux résoudre les problèmes que posent les enfants en échec ou la diversité culturelle des publics scolaires.
Tous les écueils ne sont pas imprévisibles. Il ne suffit pas de les mentionner pour quils soient évités, mais cela peut aider. En voici quatre, la liste nest pas exhaustive.
Décentraliser, cest donner à chaque sous-système davantage de pouvoir. Mais que se passe-t-il si chaque sous-système est lui-même hiérarchisé, comme cest le cas dune circonscription et jusquà un certain point dune école ? En dautres termes : qui profite de la décentralisation ? Linspecteur, responsable de la circonscription ou lensemble des enseignants ? Le maître principal, responsable administratif dune école, ou lensemble de ses collègues ? Une décentralisation administrative néquivaut nullement, ipso facto, à une participation accrue de la base. On peut parfaitement imaginer que tout le pouvoir délégué aux circonscriptions soit confisqué par linspecteur à son profit. Cest la tentation bien normale de quiconque reçoit un pouvoir nouveau : son premier réflexe est rarement de le partager. Sa tentation est plutôt dutiliser la marge daction accrue quon lui laisse pour atteindre ses propres objectifs et mener sa propre politique. Si cette politique consiste à décentraliser à léchelle de la circonscription, le redéploiement la favorisera. Mais si laspiration de linspecteur est de reconstituer à son échelle une direction centralisatrice, qui len empêchera ? La raison me direz-vous. Mais elle suppose lexpérience et une certaine capacité de décentration.
On se heurte ici à un paradoxe : dans une organisation, quiconque nest pas au centre sait à quel point les directives centralisées empêchent parfois de trouver des solutions rapides et raisonnables à des problèmes spécifiques. Chacun sait quavec une relative autonomie, on pourrait être plus efficace. Cette analyse critique du pouvoir quon subit, pourquoi est-il si difficile de la transposer au pouvoir quon exerce ? Parce que chacun est juge et partie, bien entendu. Subordonné à un pouvoir centralisateur, on en dénonce le schématisme, lautoritarisme, la distance aux vrais problèmes du terrain. Mais dès quon a soi-même loccasion dexercer un tel pouvoir, le langage change : on parle vue densemble, cohérence, lutte contre le gaspillage, équité, autant de bonnes raisons de ne pas laisser à chacun " la bride sur le cou ".
Sil a fallu si longtemps pour que se décentralise lenseignement primaire genevois, croyez-vous que ce soit parce que la direction générale ny avait pas pensé ? Ou parce quelle avait tout bonnement le goût du pouvoir sans partage ? Cest plus compliqué que ça : ce qui a empêché pendant longtemps la décentralisation, cest limpression que les circonscriptions et les écoles partiraient dans tous les sens, que plus personne ne parviendrait à contrôler la marche et les dépenses de lensemble. La centralisation est souvent pavée de bonnes intentions.
Comment éviter de retrouver le même mécanisme à léchelle des circonscriptions ? Les inspecteurs sauront-ils ne pas mettre vingt ans avant de se rendre compte quune partie du pouvoir qui leur est remis doit être lui-même partagé plus largement ? On peut regretter sans doute que la conception générale du redéploiement ne soit pas assez explicite sur ce point. Mais peut-être est-ce en définitive une chance pour les inspecteurs, la chance de décider et dassumer par une démarche personnelle la décentralisation à léchelle de leur propre circonscription. Centraliser la marche de la décentralisation, nest-ce pas dune certaine manière, la vider de son sens ?
On entend dire souvent, sur le ton du dépit, que la décentralisation est un leurre si on ne met pas à la disposition des circonscriptions et des écoles davantage de moyens. Réaction quon peut fort bien comprendre : ayant à faire face à de nouveaux problèmes dorganisation, avec ce que cela suppose de temps de concertation et de travail en commun, de tâches danimation et de coordination jusqualors assumées à un niveau différent du système, la tentation première est de dire : donnez-nous des postes et des moyens financiers et on se débrouillera.
On ne peut pas suivre ce raisonnement jusquau bout. Dabord parce que nous vivons dans un système scolaire très largement doté de moyens. Faut-il investir encore et encore dans le fonctionnement du système éducatif ? Il y a certainement des situations locales qui appellent des ressources supplémentaires pour faire face à des problèmes nouveaux ou aggravés. Ces ressources devraient dailleurs être disponibles même dans un système centralisé, car la centralisation nest pas en elle-même synonyme duniformité de traitement.
Ce qui est en cause, cest lidée que la décentralisation justifie partout une augmentation immédiate et substantielle des ressources de fonctionnement. Il est facile de dire : on nous fait miroiter des promesses et ensuite, au moment de passer à la caisse, plus rien !
Certes, dans un système politique par exemple, la décentralisation pose le problème des ressources locales, de la part que prélève létat central à son propre usage par rapport à ce quil rétrocède aux régions ou aux communautés locales. Dans lécole, le problème nest pas comparable. Toutes les ressources viennent de limpôt et il ny a donc pas de recettes décentralisées. On ne peut pas par conséquent reprocher au pouvoir central de priver chaque sous-système de ressources qui lui appartiendraient en propre.
Par ailleurs, il serait fort dommage dappauvrir la notion de décentralisation au point de la rendre synonyme daccroissement des ressources locales. La décentralisation, cest dabord un pouvoir local - à léchelle de la circonscription ou de lécole -, pouvoir qui est une ressource en lui-même, même sil sagit de gérer des postes et des budgets stables. Dire que la décentralisation sans ressources supplémentaires est un marché de dupes est dire en définitive quon a pour seul enjeu le confort de fonctionnement, non la maîtrise de lorganisation.
Quun fonctionnement décentralisé soit plus coûteux, au moins dans un premier temps, voilà qui paraît dans lordre des choses. Mais ici encore, la lucidité oblige à faire le départ entre de bonnes et de mauvaises raisons daccroître les ressources de fonctionnement. Les bonnes, il y en a beaucoup : réaliser des projets nouveaux, atteindre mieux des objectifs anciens, obtenir les ressources qui permettent réellement la concertation et la décision à léchelle locale. Mais il y a de mauvaises raisons. Jen mentionnerai deux : les stratégies de distinction et la pacification au prix fort.
Stratégies de distinction : dès le moment où on décentralise un système, chaque sous-système entre dune certaine façon en compétition avec les autres. Il affermit son identité en se distinguant, il cherche à obtenir la plus grande part possible des ressources à partager, il cherche aussi à influencer la politique globale du système. Pour faire parler de soi, montrer quon est la pointe de la pédagogie, faire la preuve quon utilise au mieux le pouvoir et les responsabilités quon a reçus, on est évidemment tenté de mettre sur pied des innovations ou des initiatives dont on parle dans le système, et qui sait dans le journal
Pacification au prix fort : en donnant à chacun les moyens de faire ce quil veut, sans trop chercher à savoir si cest légitime ou prioritaire, on évite les conflits. Dans toute organisation, les tensions naissent en partie de la rareté des moyens, qui obligent à choisir, donc à exclure certaines possibilités dactions. Si lon peut donner à chacun les moyens de réaliser son projet, on réinventera la vieille règle selon laquelle chacun surveille ses plates-bandes et se garde dempiéter sur celles des autres.
La demande de ressources supplémentaires traduit parfois simplement la peur davoir à choisir, donc de mécontenter les uns ou les autres, voire tout le monde. Or le propre dune décentralisation nest pas de tout permettre, sans concertation ni arbitrage, mais de favoriser la transparence et la concertation entre les intéressés, et une répartition des ressources et des contraintes qui tienne compte des conditions du terrain plus que de règles bureaucratiques (statut, ancienneté, équité formelle, etc.). Il est facile de sunir dans la grogne contre une lointaine bureaucratie, il est plus difficile dassumer sur place des arbitrages, ne serait-ce que parce quil faut continuer à vivre ensemble. La tentation est donc forte de ne pas choisir et de se battre contre le système pour obtenir des ressources pour tout faire. Si lon ne maîtrise pas ce mécanisme, on se voue à une perpétuelle frustration et lon passe à côté de lessentiel, lapprentissage du pouvoir de gestion à léchelle de lécole ou de la circonscription.
Les conflits, inévitables, ne porteront pas seulement sur lattribution des ressources, mais sur la nature des interventions des uns et des autres, les temps de travail en commun, le décloisonnement ou le cloisonnement de certaines interventions. Sont donc en jeu des postes dans les écoles, des emplois du temps, des contenus dactivités, des collaborations à des tâches déquipes. Que devient alors le droit des personnes ?
Jusquici, chacun était protégé par un cahier des charges et un statut. Ses collègues navaient rien à dire sur sa façon denseigner, sa conception du soutien, des relations avec les parents, de la sélection, de la discipline, etc. Avec la décentralisation, on va vers la mise en cause dun certain nombre dhabitudes et de privilèges personnels. Sans doute est-ce souvent pour une bonne cause. Cela ne justifie pas tout.
On se trouvera inévitablement, ici ou là, dans des situations très délicates : une dynamique collective se heurtera à la résistance dune ou deux personnes qui ne veulent rien savoir du nouveau système et qui se retranchent derrière leurs droits acquis, droit denseigner dans telle école, droit de travailler sans collaborer avec personne, droit de maîtriser son emploi du temps à lintérieur de la semaine, droit de ne faire que ce pourquoi on a été engagé et formé. La redistribution des tâches, le décloisonnement des interventions se heurtera ici ou là aux droits des personnes. Que faire alors ?
Il est possible que les groupes porteurs dun projet nacceptent pas ces résistances quils qualifieront dindividualistes, dégoïstes, de conservatrices. Le risque nest pas nul quon entreprenne, ici ou là, dexclure ou de marginaliser tel ou tel qui nest pas dans le ton, qui ne veut pas entrer dans une équipe pédagogique, qui veut garder ses élèves, etc. Cela peut à lévidence susciter des drames personnels, aussi bien chez ceux qui se défendront, suscitant des affrontements violents, que chez ceux qui se sentiront rejetés et quitteront lécole, mais peut-être aussi la profession.
La tentation de tout groupe innovateur est de bousculer les enseignants immobilistes (ou simplement individualistes), ou du moins de ne pas leur permettre dempêcher le changement ; doù parfois des ségrégations, des exclusions, des pressions morales, des coups de force ; on en a un exemple, dans le système actuel, lors de lattribution des degrés.
Une gestion commune devrait passer par un choix mutuel. Les gens qui travaillent dans des équipes pédagogiques se sont en principe acceptés comme partenaires et ont conclu un contrat, qui peut être modifié dannée en année. Rien de tel dans les écoles. On se retrouve souvent dans un bâtiment sans avoir choisi ses collègues, qui nont pas davantage de prise, en général, sur le choix des nouveaux arrivants. Peut-être cela va-t-il changer. Mais ce sera précisément une source de conflits si on veut anticiper, faire partir contre leur gré ceux qui dérangent, faire venir à leur place ceux qui sintégreraient mieux. Pendant longtemps encore, on vivra dans lhéritage dune politique du personnel qui a réuni dans les écoles des gens qui, a priori, navaient en commun quun cahier des charges et une formation. Il ny avait entre eux aucun contrat, ni formel, ni moral. Il ne faudrait pas que la décentralisation apparaisse soudain comme un contrat rétrospectif, qui imposerait aux enseignants en place des obligations inconnues au moment où ils se sont engagés dans la profession ou dans une école particulière. On peut souhaiter sans doute que les personnes réfractaires à tout travail en commun se rendent compte quelles peuvent bloquer certaines évolutions ; peut-être cette réflexion les conduira-t-elle à changer dattitude ou à chercher une porte de sortie. Mais si cela ne se passe pas spontanément, la responsabilité des équipes pédagogiques et des groupes est de ne pas faire passer leur projet avant le droit des personnes. La décentralisation se jouera en partie sur la tolérance et la capacité de convaincre plutôt que dexclure.
Lenseignement primaire genevois se caractérise par une pratique constante de concertation entre la direction et la Société Pédagogique Genevoise. Cest loin dêtre la règle dans les autres ordres denseignement ou dans les autres cantons. On pourrait évidemment engager un débat de doctrine sur la question de savoir jusquoù doit aller un syndicat dans la participation à la gestion dune administration. Entre lopposition stérile et la collaboration docile, où est le juste milieu ?
À ce jour, du moins est-ce mon appréciation personnelle, la SPG ne me semble pas avoir perdu son âme en acceptant dinvestir des forces et des idées dans nombre de dossiers techniques qui, ailleurs, relèvent uniquement de ladministration, les syndicats se bornant à négocier de grandes options. La multitude des commissions paritaires, le fonctionnement des délégations, la capacité découte des hauts fonctionnaires, la maîtrise des dossiers des dirigeants syndicalistes ont sans doute favorisé, dans lensemble, la régulation du système par-delà de considérables fluctuations démographiques et une avalanche de rénovations dans le cadre de lécole romande.
La mise en place du redéploiement est le dernier exemple de cette concertation. Mais ce nest pas une innovation comme les autres : les mêmes partenaires se retrouveront certes, au cours des mois et des années qui viennent, pour faire le point sur lévolution du système et prévenir les principaux dérapages. Mais les choses leur échappent désormais en partie, puisquelles sont censées se jouer à léchelle des circonscriptions et des écoles. Quel est le sens dune concertation centralisée dans un système décentralisé ? Sûrement dêtre le garant des règles du jeu, de léquité dans la distribution des ressources, de la cohérence du tout face à lopinion publique et au système politique. Mais une partie de la substance des dossiers va se traiter ailleurs. Ce qui se discutait jusquici dans les rencontres DEP/SPG va se négocier en partie entre linspecteur et les enseignants de sa circonscription. On va de même décentraliser plus légitimement aujourdhui les politiques de formation continue, de soutien, danimation pédagogique et de sélection.
La répartition des tâches entre le centre et les circonscriptions ou les écoles est loin dêtre claire et elle va sans doute évoluer au cours des années qui viennent. Mais une chose est sûre déjà : si décentralisation substantielle il y a, il faudra trouver de nouveaux mécanismes de concertation, qui ménagent une certaine place à lassociation professionnelle.
Les inspecteurs pourraient être tentés de dire : " Je discute avec mon corps enseignant. Réunions par école, réunions de circonscription, commissions de travail, collaboration avec les maîtres principaux suffisent comme mécanismes de concertation. Gardons les mécanismes paritaires et le dialogue employeur/association professionnelle au niveau du système, il na pas sa raison dêtre à léchelle locale. " Une telle analyse nierait une dimension fondamentale de la concertation paritaire : légalité des droits des partenaires, la rencontre en terrain neutre, labsence de confusion entre la participation dans un cadre hiérarchique et la négociation entre lemployeur et le syndicat. Lexemple de lenseignement primaire genevois le montre, cette indépendance nest absolument pas synonyme de durcissement des positions, daffrontements idéologiques, de mépris de la complexité des problèmes. On pourrait même avancer lhypothèse contraire : cest parce que les mécanismes de concertation ne sapparentent pas à une participation " maison " quils fonctionnent bien. Pour une raison sociologique évidente : il est très risqué de faire reposer un mécanisme de concertation sur la bonne volonté dun seul partenaire. Lautorité scolaire peut certes, lorsquelle a confiance dans sa politique et croit à la participation, mettre en place des mécanismes de consultation. Un jour ou lautre, devant des difficultés graves, elle sera tentée de mettre en sommeil ce fonctionnement dont elle est en définitive seule garante. Par ailleurs, si elle assiste à une certaine désaffection du côté des salariés, elle sera la plus mal placée pour les convaincre quil faut participer dans le cadre dinstitution de participation qui nont pas elles-mêmes été concertées.
Il me paraît donc nécessaire, à léchelle des écoles et des circonscriptions, de ne pas réduire la concertation à une simple consultation du corps enseignant par lautorité, mais de créer de véritables lieux de négociation paritaire. Ce qui suppose sans doute non pas léclatement, mais la décentralisation de lassociation professionnelle, lémergence de structures locales fortes. Avec le risque évident dun glissement progressif vers une fédération dassociations de quartiers ou de circonscriptions. Cette évolution, qui sest produite ailleurs, a certainement affaibli le mouvement syndical. Peut-être ces expériences permettront-elles dimaginer une voie médiane entre le statu quo et le fractionnement.
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