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La double face du
syndicalisme enseignant
Philippe Perrenoud
Faculté de psychologie et des sciences de
léducation
Université de Genève
1991
Un syndicalisme pas comme les autresNe plus savoir ce qui est juste
S'engluer dans la complexité des dossiers
Dans la mesure où les enseignants sont des salariés comme les autres, leurs syndicats sont des syndicats comme les autres, des associations classiques de défense des professionnels face aux employeurs et aux usagers, des instruments de négociation des conditions de travail, des salaires, des qualifications, de lemploi, des règles régissant les vacances, le statut, la carrière, la formation continue, la retraite, la solidarité sociale, etc. Certes, dune profession à lautre, selon le niveau de formation, la sécurité de lemploi, le statut privé ou public, les enjeux ne sont pas les mêmes, mais on reste dans la logique de laffrontement ou de la concertation entre salariés et employeurs, ou entre professionnels de diverses branches. Les problèmes du syndicalisme sont alors universels : dans les moments de crise, chacun attend des permanents quils défendent efficacement des intérêts de la base. Lorsque la situation se détend, chacun revient à une adhésion lointaine et peu active à la politique de lorganisation. On ne lit guère la presse syndicale, on laisse les militants se démener dans une certaine solitude - " puisquils aiment ça ! " -, on se promet dassister à lassemblée " la prochaine fois ". Ce sont les paradoxes de laction collective : les salariés sont toujours prêts à sindigner, voire à se mobiliser lorsquon attaque visiblement leurs intérêts, mais tout se passe comme si, entre les moments chauds, il ny avait rien à faire. Que ceux qui se dévouent sans compter dans les comités soient parfois amers, quils vivent mal lingratitude et lincohérence dune partie de leurs troupes, on peut aisément le comprendre. Comme on peut comprendre la tentation paresseuse de tous ceux pour lesquels " la vie est ailleurs ", qui nont ni les clés ni lénergie pour comprendre véritablement les dossiers et ne se mobilisent que lorsquil y a péril en leur demeure.
Le syndicalisme enseignant nest pas toujours, cependant, un syndicalisme comme les autres. Même dans le secteur privé le plus mercantile, léducation nest pas un business banal, on prétend concilier profit et humanisme. Quant à lécole publique, elle ne répond pas à une demande solvable sur un marché, elle applique une loi censée répondre à un besoin fondamental de la société et des individus : préparer les générations nouvelles à sinsérer dans le système tout en contribuant à lépanouissement de chacun LÉtat nest pas un patron comme un autre, il impose parfois une réserve ou des sacrifices quon ne saurait demander à une profession moins orientée vers le service public. Dans lenseignement public, les dirigeants sont des élus ou des fonctionnaires, il ny a aucun profit, on travaille pour le bien public ou pour celui des élèves. On demande volontiers aux enseignants de limiter la défense de leurs intérêts corporatifs : ainsi, le temps de travail des maîtres ne peut-il être réduit ou aménagé, comme dans dautres secteurs, dans la pure perspective dacquis sociaux progressifs ; il faut tenir compte des programmes, des rythmes des élèves et des familles.
Aujourdhui, toute multinationale un peu moderne rêve de rendre le dernier de ses salariés responsable du succès de lentreprise. Mais ce nest quune technique de gestion. Dans lenseignement, une partie des salariés, sans se sentir manipulés ou floués par une habile rhétorique patronale, ne se bornent pas à défendre leur statut personnel. Ils peuvent choisir de lutter pour des idées et des causes qui les dépassent : pour une plus grande ouverture sur la vie, des programmes plus modernes ou adaptés ; contre léchec scolaire et les discriminations raciales ; pour un dialogue avec la famille, des structures plus souples, une évaluation plus formative ; pour une meilleure formation des professionnels.
Sur chacun de ces points, les organisations syndicales denseignants sont dans une position difficile, parce quelles sécartent des modèles les plus classiques de la négociation entre partenaires sociaux, courant le risque dapparaître comme des " syndicats-maisons ", trop impliqués dans la gestion du système scolaire pour défendre vraiment, en même temps, les intérêts des salariés.
Ce risque prend de limportance lorsquil sagit de travailler avec des syndicats plus " purs et durs ", dans un conflit plus global comme celui qui a opposé à Genève lensemble des organisations de la fonction publique au Conseil dÉtat. En temps ordinaire, lorsque les enjeux sont propres à léducation, et même à un ordre denseignement particulier, les risques sont dun autre ordre. Jen vois trois qui sont permanents et importants :
Lorsquon défend les intérêts dune seule catégorie dacteurs, tout nest pas simple. Mais les incertitudes sont avant tout tactiques : jusquoù revendiquer, par quels détours, avec quelles positions de repli, quelles alliances ? Lorsquon traite les autres points de vue non comme des faits contraignants à prendre en compte, mais comme des représentations partiellement fondées, qui ébranlent les certitudes propres, on se trouve confronté à des questions sur le fond : qui a raison ? qui doit supporter les contradictions et les limites du système ? où est la justice ?
Cest ainsi quà propos de la collaboration entre les familles et lécole, la position syndicale pure et dure est assez simple : aux parents de défendre leurs intérêts, aux enseignants de marquer les limites de la participation et du pouvoir des parents, de leur présence dans la classe ou lenceinte scolaire, de leur droit de regard sur le travail des professionnels. On aura alors, par exemple, un bras de fer opposant les parents, désireux dimposer une réunion par an, et les enseignants, refusant le principe dune obligation. Si les syndicats denseignants, au nom dune politique de léducation dépassant le strict intérêt de leurs membres, pensent aux parents immigrés, défavorisés, démunis, sils prennent en compte la nécessité dune collaboration à propos des devoirs, de lévaluation, de lorientation, de la lutte contre léchec, ils sinterdisent de refuser les réunion de parents simplement parce quune majorité de leurs membres nen veulent pas. Aux intérêts corporatifs sopposent dautres valeurs, plus universelles ou altruistes.
Lécole est aujourdhui une organisation complexe, avec des niveaux hiérarchiques qui se multiplient, une division du travail accrue, une participation plus étendue des personnels, des parents, des élèves. Ses transformations saccélèrent au gré des évolutions de la société aussi bien que des dynamiques réformistes internes. Les budgets sont importants, les établissements secondaires comptent des dizaines, voire des centaines de professeurs et des centaines délèves. Quant aux dossiers, ils sont toujours plus nombreux. Aux plus anciens - laïcité, modernisation des programmes, formation des maîtres, évaluation, horaire scolaire, moyens denseignement -, qui connaissent parfois une nouvelle jeunesse sen sont ajoutés dautres, moins traditionnels : enfants migrants et non scolarisés, lutte contre léchec scolaire, demandeurs dasile, participation des parents, gestion des établissements, équipes pédagogiques, santé mentale, émergence dun corps de spécialistes, mobilité entre régions et pays européens, droits de lenfant, etc. Dans tous ces domaines, rien nest simple. Le temps est révolu où quelques idées de bon sens permettaient dy voir clair et datteindre, sinon à un consensus, du moins à une décision légitime de lautorité.
La concertation entre syndicats et autorités scolaires ne peut plus alors prendre la forme dun affrontement épisodique sur quelques problèmes majeurs. Pour avancer sur lallégement des programmes, linterdisciplinarité, le décloisonnement des degrés, la décentralisation ou lévaluation formative, par exemple, il faut travailler ensemble, poser les problèmes et chercher les solutions plutôt que de chercher simplement un compromis entre des intérêts bien définis. Le meilleur signe est que, dans de nombreux dossiers, les acteurs ne savent plus très bien, au départ, où sont leurs intérêts, tant la situation est complexe, tant les effets pervers de toute décision peuvent en changer le sens. On observe donc souvent un certain flottement, des divisions au sein de chaque camp.
Lorsque les positions se précisent, on retrouve éventuellement (avec soulagement ?) les clivages traditionnels, mais parfois on compose des " majorités didées ", des alliances ponctuelles inattendues. Un tel fonctionnement amène les acteurs (représentants de lautorité scolaire, spécialistes aussi bien que permanents et militants des organisations syndicales) à investir beaucoup dénergie dans la résolution commune des problèmes. Plutôt que de chercher dabord à lemporter dans un rapport de force, ils construisent ensemble une représentation des problèmes et des solutions. Cela nexclut pas les désaccords et les conflits. Mais ces derniers se posent à un niveau délaboration conceptuelle qui rend difficile le " retour à la base ". Le syndicat se trouve engagé dans une concertation continue avec une forte composante technique, les partenaires sociaux se muant en experts. La coupure sopère entre ceux qui ont travaillé un dossier et les autres, plus quentre positions opposées dans les rapports salariaux. Ce nest pas nécessairement la participation ou la " cogestion ", mais le sens de laction syndicale sen trouve profondément changé.
Sengager sur des thèmes de politique de léducation, cest, quon le veuille ou non " faire de la politique ". Cest prendre parti sur des questions qui ne font pas lunanimité au sein du corps enseignant, parce quelles en appellent à des valeurs idéologiques, esthétiques, culturelle, morales davantage quà la qualification professionnelle. Sur limmigration, le contenu des programmes, limportance de la grammaire, la sélection, le partage des tâches avec la famille, comment les enseignants pourraient-ils être tous daccord ?
Les syndicats les moins marqués par des affiliations politiques sinterdisent généralement de prendre parti lors des élections et modèrent leur soutien à des causes politiques sans rapport avec léducation. Sur les droits de lhomme, le Tiers Monde, la démocratie, ils sortent parfois de leur réserve, au nom de valeurs fondamentales. Mais avoir un avis dans tous les compartiments de la politique de léducation, cest aller bien au-delà dun prudent humanisme. Cest sengager sur une conception de la culture, du droit à la différence, de la démocratisation, du contrôle des conduites, etc.
La profession enseignante appartient aux nouvelles classes moyennes, et se trouve donc traversée par les mêmes contradictions : goût pour lindividualisme, mais valorisation de la solidarité ; appartenance aux couches favorisées, mais formation qui rend sensible aux inégalités. Faut-il voter à gauche pour des idées ou à droite par intérêt ? Tel est le dilemme.
Aussi longtemps que le syndicat défend les intérêts statutaires et corporatifs de la majorité de ses membres, on peut mettre en parenthèses leur diversité idéologique. Ce nest plus possible en matière de politique de léducation. Une fraction des enseignants étaient ou sont encore contre la coordination scolaire, contre la création dun Cycle dOrientation, contre le soutien pédagogique, contre la mathématique moderne, contre le renouveau de lenseignement du français, contre la participation des parents. Or leurs associations ont souvent pris des positions très novatrices à léchelle de la Suisse romande ou des cantons. Les conservateurs ne se sont pas toujours manifestés, parce quils ne participent guère à la vie syndicale, nattendent pas grand chose de leur association ou nont pas le courage de leurs opinions. Il reste que les positions des associations romandes denseignants paraissent, dans de nombreux domaines, plus inspirées par le souci de changer lécole que de défendre des intérêts corporatifs. Cela ne va pas sans inconfort.
À quoi servent les syndicats denseignants ? Du fait de leur double nature, la question ne sadresse pas uniquement à leurs membres. Car tous ceux qui contribuent à faire fonctionner et évoluer le système scolaire sont dépendants des attitudes des autres acteurs.
Là où les syndicats sont fortement engagées dans la concertation sur des dossiers complexes et travaillent à la réussite de la coordination romande et des rénovations, ils prennent des risques et investissent une immense énergie. Je crois quà terme, cest un choix bénéfique pour la majorité des enseignants et pour le système. Parce que lÉtat et lécole modernes ne peuvent être quexceptionnellement gérés au gré daffrontements simplistes. La complexité, le pluralisme ne sont pas des inventions perverses de lautorité, à seule fin dimpliquer les syndicats dans le marécage des compromis et des demi-mesures. Pour paraphraser une formule connue, la gestion de lécole est trop importante pour quon la confie aux seuls gestionnaires patentés. Cest laffaire de tous, grâce à diverses structures, dont le dialogue avec les associations syndicales dans tous les domaines.
Dans cette perspective, on ne peut passer sous silence la disparité des situations en Suisse romande, selon les cantons et les ordres denseignement. Sans dresser un palmarès, on peut signaler que le dialogue et la concertation ne sélèvent, ici ou là, guère au dessus du degré zéro, alors quailleurs lassociation est devenue un acteur déterminant dans le fonctionnement et les transformations du système, qui lui doit une fière chandelle !
Avec ce constat banal : plus on donne aux salariés de prise sur les décisions, plus ils y participent de manière constructive et responsable. La démagogie et la légèreté sont les filles de la marginalisation et du mépris. Pas sûr que lautorité scolaire lait partout bien compris
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