Source et copyright à la fin du texte

 

In Mesure et évaluation en éducation, vol. 13, n° 4, 1991, pp. 49-81. Repris dans Perrenoud, Ph. : L’évaluation des élèves. De la fabrication de l’excellence à la régulation des apprentissages, Bruxelles, De Boeck, 1998, chapitre 7.

 

 

 

Pour une approche pragmatique
de l’évaluation formative

Philippe Perrenoud

Faculté de psychologie et des sciences de l’éducation
Université de Genève
1991

Sommaire

I. Faire feu de tout bois !

II. Didactique et régulation des apprentissages

III. Une régulation par défaut : l’évaluation formative

IV. Régulation de l’apprentissage ou de l’activité ?

V. Stratégies des acteurs et contrat didactique

VI. Espaces de jeu et qualification des maîtres

VII. Une évaluation économique et praticable

VIII. Le pragmatisme est une doctrine…

Références


L’idée d’évaluation formative se prête à des débats spécialisés sur des questions très pointues. Mais il importe, périodiquement, de retrouver une vue d’ensemble et de se demander : les praticiens et les chercheurs se posent-ils les bonnes questions ? Quels sont aujourd’hui les acquis et les incertitudes ? Les impasses et les pistes fécondes ? Entre l’abstraction un peu creuse et la technicité bornée, entre l’autonomie et la fusion dans la didactique, l’évaluation formative cherche encore sa voie. Sur la conception des objectifs, la nature de l’instrumentation, les rapports entre évaluation formative et pédagogie, nul ne peut prétendre détenir des vérités définitives. Sur la façon d’intégrer l’évaluation à la pratique, sur les stratégies de changement ou de formation des maîtres, diverses conceptions s’affrontent également.

Je ne prétends pas faire ici œuvre de synthèse, mais plutôt présenter de façon condensée ce qui me paraît la voie la plus féconde pour orienter aussi bien la recherche que la formation au cours des années qui viennent.*


I. Faire feu de tout bois !

Est formative toute évaluation qui aide l’élève à apprendre et à se développer, autrement dit, qui participe à la régulation des apprentissages et du développement dans le sens d’un projet éducatif. Telle est la base d’un approche pragmatique. Il importe bien sûr de savoir comment l’évaluation formative aide l’élève à apprendre, par quelles médiations elle rétroagit sur les processus d’apprentissage. Mais au stade de la définition, peu importent les modalités : ce sont les effets qui comptent. Des effets attendus sur le processus d’apprentissage, il reste à remonter à l’intervention régulatrice qui les produit, et, en amont encore, aux observations et aux représentations qui guident cette intervention.

L’évaluation formative a été longtemps associée à l’image d’un test critérié intervenant après une période d’apprentissage, test suivi d’une séquence de remédiation pour les élèves ne maîtrisant pas les acquis visés.

Depuis une dizaine d’années, les chercheurs francophones s’efforcent d’élargir ce modèle, d’en retenir l’inspiration globale plutôt que des modalités peu compatibles avec les théories de l’apprentissage ou les didactiques de référence.

On peut donc espérer aujourd’hui n’avoir plus à plaider longuement pour l’élargissement :

Une conception large de l’observation

Mieux vaudrait parler d’observation formative davantage que d’évaluation, tant ce dernier mot est associé à la mesure, aux classements, aux carnets scolaires, à l’idée d’informations codifiables, transmissibles, comptabilisant les acquis et les lacunes.

Observer, c’est construire une représentation réaliste des apprentissages, de leurs conditions, de leurs modalités, de leurs mécanismes, de leurs résultats. L’observation est formative lorsqu’elle permet de guider et d’optimiser les apprentissages en cours, sans souci de classer, certifier, sélectionner.

L’observation formative peut être instrumentée ou purement intuitive, approfondie ou superficielle, délibérée ou accidentelle, quantitative ou qualitative, longue ou brève, originale ou banale, rigoureuse ou approximative, ponctuelle ou systématique. À priori, aucun type d’information n’est exclu, aucune modalité de saisie et de traitement de l’information ne doit être écartée.

Sans doute pourra-t-on avancer qu’une observation médiocre a peu de chance de guider une intervention efficace. Qu’on se garde cependant d’assimiler la qualité d’une observation à sa conformité à des standards méthodologiques développés dans le domaine de la mesure. Une mesure digne de ce nom doit être valide, fidèle, précise, exempte de biais, stable. Une évaluation formative ne doit se plier à aucun de ces critères par pur souci de respectabilité. Sa logique est différente, seuls comptent ses effets.

Quant au champ des observables, il est aussi divers et complexe que les processus d’apprentissage et de développement et leurs conditions (Cardinet, 1983, 1986 b). Rien n’interdit d’évaluer des acquis, de pratiquer des bilans. Pour réorienter l’action pédagogique, il faut en général avoir une idée du niveau de maîtrise déjà atteint. Mais on peut s’intéresser aussi aux processus d’apprentissage, aux méthodes de travail, aux attitudes de l’élève, à son insertion dans le groupe, autrement dit à tous les aspects cognitifs, affectifs, relationnels, matériels, de la situation didactique. Pour comprendre certaines erreurs de lecture à partir d’une interprétation psychanalytique à la manière de Bettelheim et Zélan (1983), il faut évidemment observer tout autre chose qu’un niveau de performance.

Ce qui compte le plus, dans l’observation, c’est moins son instrumentation que les cadres théoriques qui la guident et gouvernent l’interprétation des observables. Mais ici encore, évitons les normes a priori : certaines théories savantes et explicites de l’apprentissage et du développement guideront certaines formes d’observation et d’évaluation formative ; mais des théories plus naïves, des paradigmes plus vagues, des représentations plus personnelles des processus et des causalités en cours pourront se révéler tout aussi efficaces. En l’état actuel des sciences humaines, on ne peut espérer disposer de modèles théoriques fondés et partagés pour tous les apprentissages prescrits par le curriculum. Existerait-il de tels modèles qu’on ne pourrait espérer ce que tous les maîtres les comprennent, les acceptent et les intériorisent au point de les faire fonctionner avec rigueur dans toutes les situations didactiques.

Une conception large de l’intervention

Il n’y a aucune raison d’associer l’idée d’observation formative à un type particulier d’intervention.

Le développement et l’apprentissage dépendent de mille facteurs, souvent enchevêtrés. Toute évaluation qui contribue à optimiser, si peu que ce soit, l’un ou plusieurs d’entre eux peut être considérée comme formative. On ne voit pas pourquoi on s’en tiendrait à la définition de la tâche ou aux consignes, à la démarche didactique et à ses supports, au temps accordé à l’élève ou à l’appui qu’on lui prodigue. Tout ce qui agit sur le climat, les conditions de travail, le sens de l’activité, l’image de soi importe autant que les aspects matériels ou cognitifs de la situation didactique.

On peut aider un élève à progresser de mille façons. En expliquant plus simplement, plus longuement ou autrement. En l’engageant dans une autre tâche, qui soit plus mobilisatrice ou proportionnée à ses moyens. En allégeant son angoisse, en lui redonnant confiance. En lui proposant d’autres raisons d’agir ou d’apprendre. En le plaçant dans un autre cadre social, en dédramatisant la situation, en modifiant la relation ou le contrat didactique, en modifiant le rythme de travail et de progression, la nature des sanctions et des récompenses, la part d’autonomie et de responsabilité de l’élève.

L’élargissement de l’intervention suit plusieurs axes complémentaires :

Les pédagogies de soutien suivent le même chemin. Reste évidemment à trouver les ressources (temps, énergie, disponibilité), les méthodes et les règles déontologiques qui permettront d’aller dans ce sens. L’intervention devient problématique lorsqu’elle relève du travail social, de la thérapie familiale ou de la prise en charge clinique autant que de la pédagogie, fût-ce au sens large. Cet élargissement de l’intervention, fondé en théorie puisqu’il répond à la complexité du réel et adopte une approche systémique, rencontre en pratique d’innombrables obstacles : rôle et formation des maîtres, division du travail entre enseignants et entre eux et d’autres intervenants (psychologues, assistants sociaux notamment).

Une conception large de la régulation

Historiquement, l’idée d’évaluation formative s’est développée dans une logique de l’après-coup. On peut (contre les connotations les plus spontanées) tenter de débarrasser l’idée de remédiation de ses connotations orthopédiques ou curatives, considérer qu’elle fait partie des régulations ordinaires de l’apprentissage, qu’elle intervient bien avant l’échec et qu’elle concerne tout élève qui n’apprend pas spontanément. Il reste que la remédiation est de l’ordre de la réaction, de la rétroaction à l’issue d’une ou de plusieurs séquences d’apprentissage, compte tenu des acquis et difficultés observables.

Dès 1978, Linda Allal, à propos d’évaluation formative (1979, 5ème réédition 1989) puis plus généralement de pédagogie de maîtrise (1988 a), a distingué trois types de régulations :

Ces trois modalités peuvent se combiner. Nulle ne devrait être associée à une procédure stéréotypée. La régulation rétroactive peut prendre la forme d’une remédiation, mais ce n’est pas la seule possibilité. Et la remédiation doit elle aussi être entendue dans un sens large : " remédier " ne veut pas dire nécessairement retravailler les mêmes notions et savoir-faire, fût-ce avec de nouvelles explications, plus de temps, un matériel différent. Une remédiation large peut amener à reconstruire des éléments bien antérieurs, en renonçant provisoirement aux apprentissages problématiques. Elle peut aussi conduire à agir sur d’autres dimensions de la situation didactique, voire de la carrière scolaire. Intervenir après coup ne signifie pas ipso facto : refaire immédiatement le même chemin dans de meilleures conditions.

La régulation " proactive " se situe aux limites de l’évaluation formative. Linda Allal la définit d’ailleurs comme une forme de régulation, pas nécessairement d’évaluation. Avant d’enseigner, il paraît raisonnable de se demander à qui on s’adresse, ce que les élèves savent déjà, quelles sont leurs dispositions d’esprit et leurs ressources, quelles difficultés ils risquent de rencontrer. On ne se trouve pas alors dans une logique de l’orientation, ni même de l’attribution à des niveaux ou des traitements pédagogiques séparés, mais de l’ajustement des tâches et des situations à la diversité des élèves.

Quant à la régulation interactive, il faut l’apparenter à une modalité de gestion de classe et de différenciation de l’enseignement. Certes, en définissant des microséquences de travail, sinon d’enseignement, on peut ramener toute régulation interactive à une régulation proactive ou rétroactive et se retrouver dans une logique de l’anticipation ou de la remédiation. Mais l’intérêt du concept est justement de faire basculer l’évaluation formative du côté de la communication continue entre maîtres et élèves (cf. Cardinet, 1988). Dans cet esprit, mieux vaudrait considérer les régulations proactives et rétroactives comme des formes un peu frustes de régulation interactive, des concessions aux conditions de travail qui, dans la plupart des classes, empêchent une interaction soutenue avec tous les élèves. Sans tout miser sur la régulation interactive, elle est à mon sens prioritaire, parce que seul véritablement capable de mordre sur l’échec scolaire.

Les limites de l’élargissement

L’élargissement de l’observation, de l’intervention, des moments et des modalités de régulation va dans le sens non seulement d’une autre évaluation, mais d’une pédagogie plus efficace.

Aussi réjouissante soit-elle, cette évolution pose cependant des problèmes conceptuels importants, liés à la représentation de la régulation et à la définition même de l’évaluation formative comme pratique identifiable, distincte des autres facettes de l’action pédagogique.

Cette tendance s’accentue à la faveur des apports les plus récents de la recherche sur l’intégration de la perspective formative à la didactique, sur le rôle de la métacognition et de l’autoévaluation, sur les régulations inscrites dans les interactions didactiques,

Peut-être le moment est-il venu de reconstruire plus explicitement les problématiques autour du concept de régulation des apprentissages, en considérant l’évaluation formative comme une forme parmi d’autres de régulation. Je proposerai même de la concevoir comme une régulation par défaut, n’intervenant qu’en dernière instance, lorsque d’autres formes de régulation ont (provisoirement) épuisé leurs vertus. Non pour minimiser le rôle du maître et de son travail d’observation et d’intervention, mais pour ne pas gaspiller cette ressource rare ! Toutes les régulations qui fonctionnent sans le maître sont à la base d’une pédagogie différenciée.


II. Didactique et régulation des apprentissages

On peut considérer que tout feed-back, d’où qu’il vienne et quelle qu’en soit l’intention, est formateur dès lors qu’il contribue à la régulation de l’apprentissage en cours. Faut-il pour autant parler d’évaluation ou d’observation formatives ? Ne risque-t-on pas de dissoudre le " formatif " à force de l’élargir ?

Dans son esprit, cet élargissement est dans la ligne d’une approche pragmatique : si l’on s’intéresse à l’efficacité de l’enseignement, il est indispensable de s’intéresser à tout ce qui contribue à la régulation du développement et des apprentissages. L’évaluation n’est donc qu’une pièce d’un dispositif plus vaste. Faut-il pour autant, par glissements successifs, étendre la notion d’évaluation formative pour désigner l’ensemble du dispositif de régulation ?

Mieux vaut reconnaître que les recherches sur l’évaluation formative conduisent partiellement à en sortir, à constituer ou à développer des théories plus générales des interactions et régulations didactiques, théories qui n’a pas encore trouvé leur unité et leur ancrage, mais qui s’organisent autour d’une question fondamentale : comment concevoir des dispositifs didactiques favorables à une régulation continue des apprentissages ?

Ne pas dissocier l’évaluation formative de la didactique

Participant de la réflexion sur l’efficacité de l’enseignement, l’évaluation formative devait être pensée dans le cadre d’une didactique. Cela devrait être évident, mais la tendance à la spécialisation des recherches et des formations tend à réserver aux uns le territoire de l’évaluation, aux autres celui des didactiques disciplinaires.

Au cours des dernières décennies, les rénovations de curricula et de didactiques n’ont pas manqué. Souvent en rupture avec les didactiques traditionnelles (et implicitement avec leurs formes d’évaluation sommative, l’épreuve papier-crayon ou l’interrogation orale), les nouvelles didactiques n’ont en général pas été très imaginatives en ce qui concerne l’évaluation. Peut-être parce que, dans l’esprit des rénovateurs, l’évaluation reste du côté des contraintes, de l’institution, de la tradition et qu’ils aspirent à " s’en débarrasser ". Ou alors, ils anticipent avec résignation un " retour du refoulé ", comme si les pratiques traditionnelles d’évaluation avaient suffisamment de force pour survivre aux rénovations et s’imposer aux maîtres contre l’esprit de toute pédagogie nouvelle.

Peut-être ce raisonnement est-il valable en ce qui concerne l’évaluation certificative ou sommative, notamment les notes et les carnets scolaires traditionnels. Même là, on peut suggérer que c’est une politique à courte vue que d’ignorer ces formes d’évaluation lorsqu’on veut renouveler la didactique de la mathématique ou de la langue maternelle par exemple. De toute façon, le raisonnement ne s’applique pas à l’évaluation formative, qui devrait être prise en compte dans toute rénovation didactique. Mais cette façon de penser est encore loin d’être partagée. C’est pourquoi les enseignants les plus soucieux d’efficacité sont souvent pris entre deux modèles : un modèle didactique séduisant (pédagogies des situations mathématiques, du projet, de la communication), mais qui ne dit pas grand chose de l’évaluation et un modèle d’évaluation formative transdisciplinaire, inspiré par la pédagogie de maîtrise ou d’autres théories de l’apprentissage et de la régulation, qui s’est développé indépendamment de la didactique et du curriculum spécifique d’une discipline. L’exemple le plus évident, à l’école primaire, est la confrontation entre les pédagogies nouvelles inspirées des principes de l’école active, mais muettes sur l’évaluation, et des modèles d’évaluation formative étroitement inspirés des premiers travaux de Bloom. La didactique parle alors le langage des situations de communication, des activités-cadres, des problèmes ouverts, des recherches, des enquêtes sur le terrain, de l’engagement du groupe classe dans diverses entreprises ambitieuses. Alors que les modèles d’évaluation formative parlent le langage d’objectifs précis, de tests formatifs, de séquences de remédiation.

D’où l’importance de rechercher, avec Linda Allal (1988 a), un élargissement de la pédagogie de maîtrise. Il s’agit d’inventer des régulations adaptées aux pédagogies nouvelles, à leurs objectifs et à leurs théories de l’apprentissage, plutôt que de faire régresser ces pédagogies pour les faire entrer dans le moule classique enseignement - tests - remédiations.

Peut-être faut-il aller plus loin.

En 1987, à Dijon, dans le cadre des rencontres francophones sur l’évaluation, Daniel Bain affirmait : " L’évaluation formative fait fausse route " (Bain, 1988 a). Refusant que l’évaluation formative soit constituée en champ autonome, il plaidait pour une " entrée par la didactique ", autrement dit pour une problématique de l’évaluation formative construite à partir des contenus et des structures spécifiques du savoir aussi bien que des mécanismes d’apprentissage correspondants. Prenant l’exemple de la pédagogie de l’expression écrite, il montrait qu’une évaluation formative dans ce domaine suppose une théorie du texte et de la production de texte et doit s’inscrire dans une démarche didactique cohérente, avec des hypothèses précises sur la façon dont se construisent les compétences et sur la nature des erreurs ou des errements probables des élèves.

Cette mise en garde provoquait, un an plus tard à Fribourg, une amicale confrontation entre Daniel Bain (1988 b), qui développait sa thèse, et Linda Allal (1988 b), qui, sans s’opposer à toute entrée par la didactique, affirmait néanmoins la valeur d’une approche transdisciplinaire de l’évaluation formative, à partir de théories générales des objectifs, de l’apprentissage et de la régulation.

Il y a en fait deux débats distincts. L’un touche à la spécificité relative de chaque type de connaissances et d’apprentissages : on n’acquiert pas la maîtrise d’une langue étrangère comme on construit un savoir mathématique. Les régulations, au sens le plus large, et notamment celles qui relèvent de l’évaluation formative au sens plus étroit retenu ici, ne devraient être conçues que dans un premier temps, parce que c’est heuristique, comme des processus généraux. Dans un second temps, il importe de les spécifier. Il me semble sur ce point possible et nécessaire de ménager un va-et-vient entre des théories de l’apprentissage relativement indépendantes des contenus, qui proposent des paradigmes généraux, et des théories de la connaissance, de la transposition didactique et de la construction des savoirs à l’intérieur de champs délimités, qu’ils correspondent ou non au découpages actuels du curriculum scolaire.

Le second débat me semble plus complexe. Il porte sur les rapports entre évaluation formative et didactique. Dans le mesure où l’on définit l’évaluation formative par sa contribution in fine à la régulation des apprentissages, on ne peut esquiver la question : qu’est-ce qui distingue l’évaluation formative de la pédagogie tout court ? La question se pose d’autant plus qu’on conçoit la didactique, au sens le plus large, comme un dispositif de régulation des apprentissages dans le sens d’objectifs affirmés.

La didactique comme dispositif de régulation

Concevoir la didactique comme dispositif de régulation, c’est rompre avec une distinction classique, sinon toujours explicite, entre un temps de l’enseignement, au sens large, et un temps de la régulation. Ce schéma suppose qu’on peut à bon droit dissocier deux moments successifs dans l’action pédagogique :

Cette dissociation convient sans doute à certaines actions techniques fondées sur une science de référence solide et formalisée. Lorsqu’on lance une fusée, on peut calculer l’essentiel de la trajectoire. Le calcul fonctionne alors comme une régulation anticipée. La régulation en temps réel devient une régulation résiduelle, qui permet de faire face aux perturbations mineures de l’environnement.

La pédagogie aspire à s’approcher de ce modèle. Mais en a-t-elle les moyens ? Est-il raisonnable d’investir essentiellement dans la construction d’un curriculum, d’un cours, de séquences didactiques bien faites, dans l’espoir qu’à ces conditions, l’apprentissage " ira tout seul " ? Tout auteur d’un manuel ou d’une méthode aimerait croire que la démarche d’enseignement qu’il propose est si " bien pensée " qu’elle anticipe les questionnements de l’élève, ses perplexités, ses doutes, ses découvertes, ses cheminements. Ce qui devrait permettre de faire l’économie de toute régulation forte en cours d’apprentissage. Dans les ouvrages méthodologiques, on trouve à foison des séquences et des situations didactiques exemplaires, censées produire des effets d’apprentissage très importants. La question de l’échec ou de l’aboutissement partiel de la démarche, du moins pour une partie des élèves, semble relever d’un autre registre, celui de la vie quotidienne avec ses imperfections. Le discours didactique se meut encore très souvent dans un monde de fiction où les élèves veulent apprendre, maîtrisent les prérequis et ne résistent pas au génie de la méthode…

Peut-être en arrivera-t-on un jour à ce degré de maîtrise anticipée des processus sociaux et mentaux. Aujourd’hui, les didactiques les mieux conçues n’assurent d’avance que les apprentissages d’une fraction des élèves, les meilleurs, ceux dont on dit volontiers qu’ils apprennent en dépit de l’école et s’accommodent de toutes sortes de pédagogies. Parmi les autres, des nuances s’imposent : certains apprennent juste assez pour s’en tirer honorablement et progresser de degré en degré. D’autres n’apprennent rien ou presque en se trouvent rapidement en échec grave. Par delà la diversité des destins scolaires, on saisit un seul phénomène : l’impuissance des pédagogies à engendrer chez la majorité des élèves, du moins dans les temps impartis, des apprentissages à la hauteur des ambitions déclarées de l’école.

On peut analyser cette impuissance de diverses manières, insister sur le curriculum, les moyens d’enseignement, la méthode, les supports audiovisuels, la relation pédagogique, etc. Sans écarter totalement ces facteurs, il me semble qu’ils passent à côté de l’essentiel : le succès des apprentissages se joue dans la régulation continue et la correction des erreurs davantage que dans le génie de la méthode. On le sait fort bien pour la lecture : il y a toutes sortes de manières d’enseigner et d’apprendre à lire. Sans les renvoyer dos à dos, on ferait mieux de chercher ce que les apprentissages efficaces ont de commun. Et on trouverait sans doute un dénominateur constant : des régulations fortes tout au long de l’apprentissage.

D’où la conception de la didactique défendue ici : un dispositif favorisant une régulation continue des apprentissages. Au jeu d’échecs, les premiers coups sont importants. Mais à eux seuls, ils commandent rarement l’issue de la partie. Un bon joueur se soucie de choisir une bonne stratégie initiale, mais plus encore de l’ajuster en permanence au comportement de l’adversaire, en allant au besoin jusqu’à en changer du tout au tout. Un entretien de recherche approfondi ne se joue pas davantage sur les trois premières questions. L’essentiel est la capacité de l’interviewer de faire face à l’imprévu, d’improviser, de décider en situation. De même, un thérapeute sait qu’il lui faudra constamment réorganiser son action pour tenir compte de l’évolution de la situation et de la relation.

La didactique, telle qu’elle est conçue ici, devrait relever du même registre : anticiper, prévoir tout ce qu’on peut, mais savoir que l’erreur et l’approximation sont la règle, qu’il faudra constamment rectifier le tir. Dans cet esprit, la régulation n’est pas un moment spécifique de l’action pédagogique, elle en est une composante permanente.

Que devient l’évaluation formative, dans cette perspective ? Elle est une forme de régulation parmi d’autres. Avant d’y recourir, il faut, si l’on privilégie la régulation en cours d’apprentissage, fonder davantage de stratégies éducatives sur le dispositif didactique lui-même et en particulier sur deux autres mécanismes qui n’exigent pas l’intervention constante du maître : la régulation par l’action et l’interaction et l’autorégulation d’ordre métacognitif.

La régulation par l’action et l’interaction

Weiss (1979, réédition. 1989) a proposé de parler d’interaction formative, en pensant non seulement aux interactions didactiques classiques, mais à toutes les situations de communication dans lesquelles la stimulation ou la résistance de la réalité ne sont pas incarnées par le maître seulement, mais par d’autres partenaires.

Tout apprentissage n’exige pas un feed-back ad hoc. Pour une part, il se nourrit des régulations inscrites dans la situation d’interaction elle-même, qui oblige l’apprenant à ajuster son action ou ses représentations, à identifier ses erreurs ou ses doutes, à tenir compte du point de vue de ses partenaires, autrement dit à apprendre par essais et erreurs, conflits cognitifs, coopération intellectuelle ou tout autre mécanisme régulateur.

L’idée que l’apprentissage et le développement passent par une interaction avec le réel n’est pas neuve. Toute la psychologie génétique piagétienne est indissociablement constructiviste et interactionniste (Perret-Clermont, 1979, Mugny, 1985). De leur côté, toutes les pédagogies nouvelles, modernes, actives insistent sur l’importance de l’action du sujet qui veut atteindre un objectif et se heurte à la réalité. On peut évoquer aussi les travaux d’Anne-Nelly Perret-Clermont ou Marie Schubauer-Leoni (Perret-Clermont et Mugny, 1985 ; Perret-Clermont et Nicolet, 1988 ; Schubauer-Leoni, 1986, Schubauer-Leoni et Perret-Clermont, 1985) sur les conflits sociocognitifs et les interactions didactiques. Ou encore affirmer avec le CRESAS (1987) : " On n’apprend pas tout seul ! "

Certains insistent davantage sur les dimensions sociales de l’interaction, qu’elle soit conflictuelle ou coopérative. D’autres donnent à la notion d’interaction un sens plus général de confrontation avec le réel, présente dans le travail solitaire aussi bien que dans l’échange avec autrui. L’informatique et d’autres machines audiovisuelles favorisent une interaction intermédiaire, puisqu’elles confrontent l’apprenant à des mécanismes programmés par l’homme pour lui servir de partenaire. Papert (1981) parle de l’ordinateur comme d’une " machine pour penser avec ".

L’action est facteur de régulation du développement et des apprentissages tout simplement parce qu’elle oblige l’individu à accommoder, différencier, réorganiser ou enrichir ses schèmes de représentation, de perception et d’action. L’interaction sociale conduit l’individu à décider, à agir, à prendre position, à participer à un mouvement qui le dépasse, à anticiper, à conduire des stratégies, à préserver ses intérêts.

La leçon traditionnelle " modernisée " est une forme d’interaction sociale. On peut douter de son efficacité, notamment quant à la participation des élèves les plus faibles. Les pédagogies actives cherchent donc des structures d’interaction moins dépendantes du maître comme personnage central (travaux d’équipes), moins enfermées dans l’école (enquêtes, spectacles), et qui s’ordonnent à des projets, des règles du jeu ou des problèmes ayant pour les élèves davantage de sens et d’attrait que les exercices scolaires conventionnels.

Mon propos n’est pas ici de débattre des pédagogies actives et interactives dans leur détail, mais de signaler que c’est une des problématiques auxquelles conduit la perspective pragmatique, dès lors qu’on se soucie davantage des régulations que de l’évaluation.

L’autorégulation d’ordre métacognitif

L’autre voie prometteuse touche à ce que J.J. Bonniol et G. Nunziati ont appelé évaluation formatrice. Il ne s’agit plus alors de multiplier les feed-back externes, mais de former l’élève à la régulation de ses propres processus de pensée et d’apprentissage, partant du principe que l’être humain est dès la prime enfance capable de se représenter au moins partiellement ses propres mécanismes mentaux.

Se rejoignent là, ce qui n’exclut ni les différences ni le débat, divers courants de recherche partiellement indépendants au départ :

Ici encore, l’approche n’exclut nullement l’évaluation explicite faite par le maître, notamment comme incarnation d’un modèle d’objectivation des processus et des acquis et d’explicitation des objectifs et des attentes. On est très loin cependant des tests critériés suivis de remédiations. L’évaluation formatrice n’a finalement qu’une parenté limitée avec l’évaluation formative. Elle privilégie l’autorégulation et l’acquisition des compétences correspondantes.


III. Une régulation par défaut : l’évaluation formative

Les deux approches qui viennent d’être schématiquement décrites sont fort prometteuses. Elles recoupent ce que le Groupe français d’Education nouvelle appelle " auto-socio-construction des savoirs ", insistant à la fois sur l’auto-organisation du sujet et sur l’interaction sociale comme ressources majeures dans la construction des connaissances. L’inspiration est globalement la même : combattre l’échec scolaire par une pédagogie plus efficace, fondée sur des feed-back fréquents et pertinents aussi bien que sur une autorégulation.

Que les tenants de l’évaluation formative soient aussi d’actifs partisans d’une évolution de l’école vers des pédagogies plus actives et interactives d’une part, plus réflexives de l’autre, qui s’en plaindrait ? Que l’idée d’évaluation formative contribue à renouveler le débat pédagogique, tant mieux. Mais cela ne justifie pas qu’on élargisse indéfiniment le champ couvert par l’évaluation formative. Je l’ai déjà indiqué, il me semble plus clair et plus fécond de lui conserver une signification précise, renvoyant à une action de l’enseignant. Cela ne conduit pas à l’isoler, sauf si l’on tient à définir un champ de recherche par un unique mot-clé. 

Trois champs de recherche

On peut esquisser trois sous-ensembles :

1. Dans le champ le plus vaste, il s’agit de développer pour elle-même, fût-ce à partir de questions suggérées par l’évaluation, une théorie générale des régulations métacognitives et interactives des apprentissages et du développement, en général et en situation scolaire, sans vouloir sous cet angle distinguer absolument, dans l’ensemble des feed-back participant à la régulation des apprentissages, ce qui résulte d’une évaluation formative et ce qui participe d’autres logiques d’action ;

2. Dans le champ intermédiaire, l’enjeu est de construire une théorie de l’enseignement comme construction d’un dispositif didactique, pratique de création et de gestion de situations didactiques censées à la fois stimuler et réguler certains apprentissages ;

3. Dans le champ le plus restreint, on s’efforcera de mettre en évidence, à l’intérieur du système d’intervention du maître, certaines conduites dites d’évaluation formative, qui se caractérisent par des modes spécifiques de prise d’information et d’action qui, sans qu’on les dissocie complètement de l’action pédagogique, peuvent néanmoins faire l’objet d’une réflexion, d’une formation, d’une instrumentation particulières.

Reconnaître que l’évaluation formative n’est qu’une régulation par défaut n’est pas une façon de la dévaloriser, mais d’affirmer :

Est-ce une forme de hara-kiri pour les " spécialistes " de l’évaluation ? Je ne le crois nullement. Il y a maintenant plus de dix ans qu’ils tentent, dans un vocabulaire de plus en plus étroit, de retrouver l’unité des processus, tant du côté de l’apprenant que du côté de l’enseignant et du système didactique. Pourquoi ne pas en tirer les conclusions épistémologiques qui s’imposent ?

En sciences humaines, que ce soit sur le mode descriptif ou prescriptif, nous avons affaire à des totalités complexes qui ne sont traitables que par un travail permanent d’analyse et de construction conceptuelle. L’émergence de la notion d’évaluation formative a représenté une étape importante et a permis de rapprocher évaluation et didactique. Peut-être faut-il aujourd’hui aller vers une redéfinition explicite des découpages et donc de notre vocabulaire. Si l’évaluation formative est désormais conçue comme une modalité parmi d’autres de régulation des apprentissages, mieux vaut redéfinir et renommer explicitement ce champ plus vaste que laisser durablement la partie représenter le tout.

Faut-il pour autant confier la recherche sur l’évaluation formative aux seuls didacticiens ou théoriciens de l’apprentissage ? Dans l’état actuel de la division du travail et des territoires, cela ne serait guère prudent, pour au moins quatre raisons :

1. Il subsiste des mécanismes communs et des paradigmes généraux d’évaluation formative ; il serait absurde de réinventer la roue dans chaque domaine.

2. Il faut faire la part, notamment dans l’enseignement élémentaire et primaire, des objectifs interdisciplinaires ou transdisciplinaires, et des objectifs développementaux qui exigent une régulation sans pour autant s’inscrire facilement dans le cadre des didactiques disciplinaires.

3. Une partie des situations et conditions d’apprentissage se jouent au niveau de la gestion de la classe, voire de l’établissement, en termes d’aménagement des espaces et du temps, de contrat didactique, de règles disciplinaires, de conception du travail scolaire et des savoirs, etc.

4. Enfin, une partie des didacticiens ont manifesté jusqu’ici une profonde indifférence à l’évaluation ; Daniel Bain ne saurait ignorer que sa conception de la didactique ne fait pas l’unanimité, que certains des formateurs ou méthodologues qui constituent la noosphère préfèrent ne pas se compliquer la tâche en intégrant vraiment l’évaluation, qu’elle soit certificative ou formative, à leur réflexion. Aujourd’hui encore, tant dans la formation des maîtres que dans la conception des méthodologies et des moyens d’enseignement, l’évaluation reste souvent le parent pauvre, quelle soit sommative ou formative. Cela tient à toutes sortes de traditions dans le fonctionnement de l’école et des instituts de formation des maîtres.

L’intégration de l’évaluation formative à la didactique est indispensable. Reste à savoir quand et à quelles conditions elle pourra se faire. Aussi longtemps qu’elle ne va pas de soi, cette intégration avancera d’autant mieux qu’il subsiste une réflexion multipolaire sur l’évaluation formative, de préférence avec des lieux institués de rencontre.


IV. Régulation de l’apprentissage ou de l’activité ?

Etre pragmatique, ce n’est pas tourner le dos à la théorie, ce n’est pas décider, comme certains enseignants sont tentés de le faire, de jeter aux orties les concepts compliqués et les hypothèses incertaines sur les mécanismes d’apprentissage. Ce qui menace le plus l’idée de régulation des apprentissages, c’est la confusion entre apprentissage et activité. Intellectuellement, chacun peut faire la différence entre l’activité plus ou moins visible dans laquelle un élève est engagé à un moment précis et les concepts, les schèmes, les savoir-faire que cette activité contribue, dans le meilleur des cas, à développer ou à consolider. C’est dans le vif de l’action que la distinction s’effrite. Nombre d’interventions du maître ne sont régulatrices que de l’activité en cours et du fonctionnement de la classe.

On ne peut guère espérer apprendre sans être actif. Mais toute activité n’engendre pas automatiquement des apprentissages. La confusion entre régulation des apprentissages et régulation des activités est d’autant plus forte que la régulation est interactive. Car elle intervient alors en cours d’activité et le maître doit concilier dans l’urgence au moins deux logiques :

Ces deux logiques ne se conjuguent pas facilement. Toute décision favorable à la gestion de l’activité en cours ne contribue pas nécessairement à la régulation des apprentissages. À l’inverse, certaines régulations des apprentissages peuvent être destructrices ou perturbatrices pour l’activité en cours.

Le problème serait compliqué même si la dissociation était évidente et explicite. Mais en réalité, l’apprentissage en train de se faire n’est pas observable. On en est donc réduit à des indices visibles, parmi lesquels l’implication dans la tâche, la participation aux activités collectives. L’enseignant doit donc, dans le flux des événements, conduire une double interprétation : retenir et comprendre ce qui l’aidera à animer l’activité, d’une part, retenir et comprendre ce qui l’aidera à favoriser les apprentissages, d’autre part.

Un certain nombre de rénovations didactiques peuvent accroître la confusion. Elles insistent, à juste titre, sur l’importance de la communication, des projets, des activités-cadres, des recherches, des moments de création, etc. Ces activités complexes présentent un double avantage : d’une part elles ont un sens immédiat pour une bonne partie des élèves et les mobilisent fortement, à condition d’être bien animées. D’autre part, elles font appel à des compétences de haut niveau taxonomique et favorisent en principe des apprentissages transférables : savoir anticiper, comparer, décider, raisonner, communiquer, négocier, etc.

Pour tenir leurs promesses, de telles activités exigent de l’enseignant beaucoup d’énergie investie dans la préparation, l’animation du groupe, l’orchestration des interventions et des tâches des uns et des autres. Préparer un spectacle, monter une exposition ou conduire une enquête sont des entreprises ambitieuses, qui font courir des risques sociaux, psychologiques, pédagogiques, parfois physiques (lorsqu’on sort de l’école ou qu’on travaille avec certains matériaux ou certains outils). Il arrive donc souvent que la vigilance de l’enseignant soit toute entière captée par le souci de faire fonctionner le groupe et la tâche.

Il s’agit bien de régulations, mais elles portent davantage sur l’action que sur l’acquisition de compétences. On ne peut donc alors parler d’une évaluation formative, fût-ce pour la qualifier d’implicite ou d’informelle. Le maître fonctionne comme les autres acteurs, il est centré sur la tâche à réussir plutôt que sur l’apprentissage à construire. De plus, il a souvent conscience de porter l’entreprise, et se trouve donc deux fois plus impliqué et responsable que ses élèves… Bien sûr, un maître expérimenté peut, en participant à la mise en scène d’une pièce de théâtre, à l’élaboration d’un journal ou à la préparation d’une enquête, observer toutes sortes de fonctionnements et de compétences qui motiveront plus tard une forme ou une autre d’intervention. Les situations d’interaction sont, potentiellement, des situations d’observation privilégiées. Mais sur le vif, l’action du maître consiste à incarner ou à organiser la résistance du réel à l’action, ou à s’engager aux côtés de l’élève pour la surmonter. Que lui reste-t-il alors, comme disponibilité et comme forces, pour se faire une représentation des acquis et des processus d’apprentissage en jeu ? Souvent pas grand-chose. Son action est formatrice, mais il n’y a pas pour autant " évaluation formative ".

On ne peut sans conséquences renoncer soit à des activité prometteuses, soit à une observation plus fine de ce qui s’y joue dans la tête des élèves. On se trouve donc ici dans une véritable contradiction : une pédagogie active exige, pour soutenir les interactions, des choix et un regard peu compatibles avec la posture de l’observateur attentif. Or dans la classe, il faut choisir. Par souci de réalisme, Cardinet (1986 b) propose, surtout en situation de régulation interactive, de centrer l’observation sur les conditions d’apprentissage plutôt que sur les résultats, qui n’apparaîtront clairement que plus tard. Mais ici encore, il n’est pas facile de dissocier les conditions de l’apprentissage du bon fonctionnement global du groupe-classe ou même de la situation didactique.

La régulation des conduites peut évidemment, dans le meilleur des cas, entraîner une régulation des apprentissages. En gérant le groupe et ses tâches, le maître s’engage dans des interactions avec les élèves et en encourage d’autres entre eux. Reste à savoir, parmi ces interactions, lesquelles engendrent des apprentissages, par modification, différenciation, coordination des connaissances et des schèmes acquis, et lesquelles contribuent simplement au fonctionnement. C’est toute la question des pédagogies actives, des travaux de groupes, des tâches coopératives, du conflit cognitif. Comment discerner les interactions fécondes (du point de vue des apprentissages) des interactions de routine ? Et comment favoriser les premières en contenant les secondes dans les limites du nécessaire ? À ces questions pourrait répondre une méthodologie de la régulation plutôt de que l’évaluation formative stricto sensu. Mais les processus en jeu sont en partie du même ordre : identifier dans le flux et la complexité du réel les variables à la fois pertinentes et changeables…

Les pédagogies actives peuvent aussi, sous certaines conditions, stimuler les mécanismes d’autorégulation, à la fois parce qu’elles font peser sur chacun des attentes sociales plutôt que scolaires, qui invitent les élèves à prendre leurs responsabilités et à tenir leurs engagements ; et parce que la planification collective d’une enquête, d’un roman ou d’un spectacle oblige à expliciter des modèles de gestion de tâches intellectuelles, pour diviser et organiser le travail, négocier et tenir un planning, évaluer la progression.

Paradoxalement, l’élargissement de la perspective formative à divers modes de régulation tend à la fois à rendre l’action pédagogique plus efficace et plus dispersée, parce que s’accroît. le nombre d’éléments à coordonner dans la classe. La régulation devient plus clairement encore inséparable de la gestion de classe.


V. Stratégies des acteurs et contrat didactique

L’angélisme est l’un des travers de la pédagogie différenciée et de l’évaluation formative. Même à l’université, même dans l’enseignement postobligatoire, on ne peut pas faire comme si tous les apprenants avaient constamment envie d’apprendre, savaient pourquoi ils sont là et voulaient coopérer à leur propre formation.

L’évaluation formative doit constamment composer avec d’autres rationalités. Les rationalités inégalitaires des systèmes scolaires et des établissements (Grisay, 1988). Les rationalités des consommateurs d’école (Ballion, 1982), celles de tous ceux dont le souci est de se dégager du piège scolaire (Berthelot, 1983) et de triompher dans la compétition pour les titres et les postes.

Intégrer l’évaluation formative au contrat didactique

Le contrat didactique (Brousseau, 1980 ; Schubauer-Leoni, 1988) est l’arrangement implicite ou explicite qui s’établit entre le maître et ses élèves à propos du savoir, de son appropriation et de son évaluation. Ce contrat, tel qu’il fonctionne dans beaucoup de classes, ne laisse guère de place à une évaluation formative. Or le maître n’est pas libre de redéfinir le contrat à sa guise. Les attentes des élèves se sont forgées au gré de leurs expériences scolaires antérieures ; ils ont appris que le métier d’élève consiste en général à en savoir et à en montrer juste assez, au bon moment, pour avoir la paix ; que l’art consiste à travailler de façon juste assez appliquée et intensive pour que le temps passe et qu’on arrive au bout d’une période sans contentieux, autrement dit sans s’attirer un blâme, un travail supplémentaire ou une prise en charge ad hoc qui obligerait à rester à la récréation, à aller au cours d’appui, etc.

Bien entendu, dans une classe, il y a toujours certains élèves disposés à travailler plus que la moyenne, pour apprendre davantage, faire plaisir aux adultes ou mille autres raisons. Ceux-là se prêteront volontiers au jeu de l’évaluation formative, qui exige leur pleine coopération, tant au stade de la prise d’information que de la régulation.

Mais cela ne va pas de soi pour tous les élèves. Certains résistent à l’idée de donner à voir leur façon de s’organiser, de penser, de construire un texte ou un raisonnement, de faire des hypothèses. À la curiosité du maître à propos de leurs processus cognitifs, ils opposent une résistance active ou passive. Quant à l’intervention qui pourrait les aider à progresser, elle suppose de la bonne volonté, du temps, un travail supplémentaire et aussi un face à face avec le maître. Un certain nombre d’élèves n’aspirent pas à en apprendre le maximum, mais se contentent de " s’en tirer ", d’arriver à la fin de l’heure, de la journée ou de l’année sans catastrophe, en ayant gardé du temps pour d’autres activités que le travail scolaire. Tout contrat didactique est un compromis fragile : le maître doit tirer ses élèves assez loin pour qu’ils maîtrisent une partie du programme et fassent bonne figure au degré suivant, mais en se souciant de ne pas casser la dynamique par des exigences excessives, qui provoqueraient une révolte ouverte ou des stratégies de défense moins contrôlables, absentéisme, tricherie, attitude bureaucratique, absence d’initiative, etc. (Chevallard, 1986 ; Perrenoud, 1988 a).

L’évaluation formative suppose toujours un déplacement de ce point d’équilibre vers plus de travail scolaire, plus de sérieux dans l’apprentissage, moins de défenses contre l’institution scolaire. Pour l’élève, les avantages d’un investissement plus important ne sont pas toujours faciles à anticiper. L’école, en abusant du rituel " Peut mieux faire ! ", a peu à peu privé son discours incitatif de crédibilité. Les élèves peuvent se sentir piégés au jeu de l’évaluation formative et de la recherche d’une plus grande maîtrise des savoirs et savoir-faire, embarqués dans le " toujours plus ".

Autre aspect : l’évaluation formative suppose une visibilité, une transparence qui s’opposent aux stratégies de dissimulation des enfants et adolescents rompus aux ficelles du métier d’élève. Comme en témoigne le thème du congrès de Neuchâtel, les travaux sur l’évaluation formative prêtent une attention croissante aux phénomènes de communication. Mais là encore, l’angélisme menace (Perrenoud, 1990).

Le poids du contrat didactique est d’autant plus fort que l’évaluation formative et la différenciation de l’enseignement sont très inégalement pratiquées d’un maître à l’autre, d’un degré à l’autre. Chaque maître souhaitant pratiquer une évaluation formative doit reconstruire le contrat didactique, contre les habitudes acquises par ses élèves. De plus, il a affaire à des enfants ou à des adolescents enfermés, pour certains, dans une identité de mauvais élève et d’opposant. Même si l’évaluation formative va au-devant des intérêts bien compris de l’élève, cela ne suffit pas à assurer sa coopération…

Evaluation formative et course aux diplômes

L’évaluation formative et la pédagogie de maîtrise, de façon plus générale, partent du principe idéaliste et très optimiste selon lequel c’est la compétence qui compte, et qu’il faut par conséquent optimiser les processus d’apprentissage pour élargir les savoirs et les savoir-faire du plus grand nombre.

En réalité, ce qui intéresse une partie des élèves et de leur famille, c’est la position dans la hiérarchie d’excellence et le niveau formel de scolarisation atteint. Passer au degré suivant, entrer dans la meilleure filière, obtenir son baccalauréat ou tout autre diplôme enviable, tel est l’objectif. Pour cela, dans la logique actuelle du système scolaire, il n’est pas nécessaire de maîtriser l’essentiel des connaissances et des savoir-faire inscrits au programme. Il suffit d’être meilleur ou moins mauvais que les autres. L’école reste un champ de bataille où l’enjeu est le classement plutôt que le savoir (Perrenoud, 1984 ; 1986 c).

Dans une perspective stratégique, il n’est nullement indispensable de prendre au sérieux toutes les attentes de l’école. Pour réussir, sur l’ensemble d’une carrière scolaire, il faut souvent savoir en prendre et en laisser, investir dans les branches sélectives au moment décisif et se laisser vivre ou reprendre des forces dans les disciplines secondaires ou les temps faibles de l’année scolaire. Dans la compétition scolaire, survivre ne consiste pas à répondre constamment à la norme la plus exigeante, mais à doser savamment l’effort, pour tenir la distance. Or l’évaluation formative et les pédagogies de maîtrise tournent le dos à ces stratégies utilitaristes, voire cyniques. Elles postulent qu’il ne faut pas s’arrêter avant de maîtriser solidement et durablement les savoirs et savoir-faire enseignés, le fameux 80 % de Bloom. Alors que les gens qui connaissent d’expérience le bon usage de l’institution scolaire ont compris qu’à ce jeu là on perd parfois plus qu’on ne gagne.

Cela ne veut pas dire que l’évaluation formative sera constamment combattue. Elle sera au contraire utilisée lorsqu’elle sert les intérêts des familles et des élèves les mieux placés, c’est-à-dire lorsque l’investissement dans le savoir paraît un bon placement. Mais, dans tous les domaines où il suffit de faire la preuve qu’on est digne de passer au degré suivant ou dans le cycle d’étude supérieur, il faut s’attendre à des stratégies beaucoup plus économiques, les familles encourageant leurs enfants à faire " juste ce qu’il faut ".


VI. Espaces de jeu et qualification des maîtres

La réflexion sur l’évaluation formative insiste en général, c’est compréhensible, sur la construction d’une représentation des acquis et des processus, sur la part de l’interprétation des observables (Cardinet, 1986 a et b) C’est évidemment un aspect décisif. Si le maître ne se construit pas une image adéquate de ce qui se passe " dans la tête de l’élève ", il y a peu de chance que son intervention soit décisive dans la régulation de l’apprentissage.

Il serait cependant fâcheux d’oublier que l’évaluation formative n’a d’effets que si elle est pratiquée en situation, par un acteur dont elle est rarement le seul souci et dont les stratégies d’enseignement sont limitées aussi bien par les contraintes environnantes que par ses propres compétences.

Pas d’évaluation formative sans différenciation

L’idée d’évaluation formative a un certain sens même dans le cadre d’un enseignement frontal totalement indifférencié. Un professeur d’université qui s’adresse à plusieurs centaines d’étudiants, têtes anonymes dans un immense auditoire, peut pratiquer une part d’évaluation formative s’il prend la peine d’ajuster le contenu et le rythme de son enseignement aux réactions ou aux acquis partiels de son public.

Mais l’évaluation formative n’est alors qu’un mot savant pour caractériser le fait qu’aucune pédagogie, aussi collective soit-elle, n’est totalement insensible aux réactions des destinataires. Il y a toujours une forme de feed-back, ne serait-ce que les signes d’attention et d’intérêt que capte le conférencier. Il n’est évidemment pas sans importance d’organiser la prise d’information en faisant de temps en temps un sondage, en laissant un temps pour les questions, en administrant quelques épreuves avant un examen final. On peut même, plus sérieusement, construire des tests critériés et évaluer périodiquement le niveau de maîtrise des étudiants.

Alors naîtra le paradoxe qui m’intéresse ici : plus l’information se précise, plus elle s’individualise. Pour adapter l’enseignement, il ne suffit plus alors de réexpliquer, de ralentir le rythme, de revenir en arrière ou d’adopter un mode plus concret d’exposition, par exemple. Tout public, aussi sélectionné soit-il, est hétérogène. Confronté au même enseignement, les élèves ou les étudiants ne progressent pas au même rythme et de la même façon. Si l’on s’attache à une évaluation formative, arrive tôt ou tard le moment où il faut se rendre à l’évidence : aucun ajustement global n’est à la mesure des besoins. La seule réponse adéquate est de différencier l’enseignement.

Que l’évaluation formative soit liée à la différenciation de l’enseignement n’est pas une découverte lorsqu’on se situe dans le cadre des pédagogies de maîtrise ou apparentées (Huberman, 1988). L’évaluation formative apparaît alors comme une composante obligée d’un dispositif d’individualisation des apprentissages et de différenciation des interventions et des encadrements pédagogiques, voire des démarches d’apprentissage ou des rythmes de progression, ou encore des objectifs eux-mêmes.

J’ai défendu ailleurs l’idée qu’il y avait une part d’évaluation formative, au moins potentielle, dans toute évaluation continue (Perrenoud, 1988 b) et qu’il ne fallait par conséquent pas réserver l’évaluation formative aux classes et aux écoles ouvertement engagées dans une expérience de pédagogie différenciée. Mais à l’inverse, il est inutile d’insister sur l’évaluation formative là où il n’y a aucun espace de jeu pour les maîtres, là où la différenciation n’est qu’un rêve jamais abouti, parce que les conditions de travail, l’effectif des classes, la surcharge des programmes, les rigidités de l’horaire ou toute autre contrainte font de l’enseignement frontal une fatalité ou presque (Perrenoud, 1988 e).

L’évaluation formative pratiquée avec une certaine constance entraîne une pression à la différenciation. Si cette pression se heurte à une résistance insurmontable, il s’ensuivra des conflits et des frustrations, donc une régression à des méthodes d’enseignement et d’évaluation plus conformes aux contraintes des maîtres (Perrenoud, 1988 d).

Il y a chez tout acteur social une volonté de ne pas savoir ce dont il ne peut rien faire. C’est une des formes de prévention de la dissonance cognitive que chacun pratique constamment. À quoi bon se heurter tous les jours aux mêmes impasses ? J’ai souligné l’importance du rêve dans la dynamique de changement des pratiques vers plus de différenciation (Perrenoud, 1986 a). Mais le rêve devient un cauchemar s’il débouche chaque fois sur un constat d’échec, " On ne peut rien faire ", " Ça ne marche pas ", " Ce n’est pas suffisant ", " Ça ne vaut pas la peine ".

Il est donc peu raisonnable, tant en théorie qu’en pratique, de plaider pour une évaluation formative sans se préoccuper immédiatement de l’espace de jeu dont disposent les maîtres de fait ou de droit dans une organisation scolaire particulière. S’ils n’ont pas ou pensent ne pas avoir de possibilités de différenciation, il n’y a aucune raison qu’ils s’engagent dans une évaluation formative qui ne leur laissera que des regrets ou des frustrations. En savoir plus sur ses élèves, ce qu’ils maîtrisent, comment ils apprennent n’est motivant que si on peut concrètement réinjecter une partie de cette information dans l’action pédagogique.

Réinventer l’évaluation formative

Il est naturel que les spécialistes de la didactique ou de l’évaluation aillent le plus loin possible dans la construction conceptuelle et le développement de modèles d’évaluation formative et de régulation. Mais il faut bien se souvenir que ce ne sont pas les spécialistes qui agissent au jour le jour dans les classes. On peut certes faire comme si des concepts clairs, des modèles prescriptifs réalistes et une formation adéquate allaient permettre aux maîtres de s’approprier l’évaluation formative et de la mettre en pratique. L’échec de nombre de réformes autorise-t-il aujourd’hui encore à conserver un tel optimisme ?

Il me semble plus raisonnable d’admettre que l’évaluation formative en classe passe par une appropriation et une reconstruction que nul réformateur ne peut entièrement " programmer " de l’extérieur. L’action essentielle porte me semble-t-il sur l’identité et la qualification des enseignants. L’identité, parce que c’est d’elle que dépendent les investissements professionnels. Aussi longtemps qu’un maître ne se conçoit pas comme quelqu’un qui peut faire apprendre tout le monde à condition de s’y prendre d’une manière adéquate, il n’y a aucune raison de s’attendre à ce qu’il s’intéresse à l’évaluation formative. Aussi longtemps qu’un maître estime que l’échec est inscrit dans l’ordre des choses, qu’il y a de bons et de mauvais élèves, que son travail est de donner un cours et non d’intervenir dans la régulation des processus d’apprentissage de chacun, les modèles les plus sophistiqués d’évaluation formative lui resteront indifférents. Mais, il ne suffit pas d’être acquis à l’idée, un maître doit encore avoir les moyens de construire son propre système d’observation, d’interprétation et d’intervention, en fonction de sa conception personnelle de l’enseignement, des objectifs, du contrat didactique, du travail scolaire. Proposer des modèles d’action qui exigeraient de l’acteur un renoncement à ce qu’il est, à ce qu’il fait volontiers, à ce qu’il croit équitable ou efficace ne peut conduire à un changement durable des pratiques.

D’où l’importance, dans cette problématique comme dans beaucoup d’autres, d’investir dans la qualification pédagogique des maîtres. " Mieux vaut apprendre à pêcher que de recevoir un poisson ". Une pratique de l’évaluation formative suppose une maîtrise du curriculum et des processus d’enseignement et d’apprentissage en général. Il ne sert à rien de vouloir implanter un dispositif sophistiqué dans une pédagogie rudimentaire.

L’évaluation formative évoluera donc, comme la différenciation de l’enseignement, avec le niveau moyen de qualification pédagogique des maîtres (Gather Thurler et Perrenoud, 1988 ; Perrenoud, 1988 c).


VII. Une évaluation économique et praticable

L’évaluation formative a, historiquement, partie liée avec la recherche, les sciences de l’éducation. C’est dire qu’elle est souvent du côté du prescriptif, de la rationalité, de l’utopie. La notion même de régulation fonctionne d’autant mieux qu’on l’utilise à un niveau élevé d’abstraction. Dans l’à-peu-près de l’action quotidienne, il devient difficile d’identifier la part de la régulation dans le flux des événements. L’évaluation formative a aussi une filiation avec la docimologie et les méthodologies de la mesure, dont elle hérite des normes d’équité et de transparence et un souci de précision et de validité.

Dans ces deux domaines, mieux vaudrait se défaire d’un excès de perfectionnisme et d’égalitarisme, pour aller vers une évaluation plus économique et réellement praticable.

Évaluer en fonction des besoins

Lorsque l’évaluation a des fonctions pronostiques, il est normal qu’elle touche tous ceux qui envisagent de suivre telle formation exigeante. Lorsqu’elle est certificative, à l’issue d’une année scolaire ou d’un cycle d’étude, l’évaluation doit s’adresser à tous ceux qui prétendent obtenir une certification. Lorsqu’elle est normative, et vise à construire un classement, des hiérarchies d’excellence, il est juste que chacun soit soumis aux mêmes épreuves dans des conditions identiques. C’est la morale de l’examen équitable.

Lorsqu’on pense évaluation formative, il faut rompre avec ce schéma égalitariste. Il n’y a aucune raison de donner à tous les élèves la même " dose " d’évaluation formative. La différenciation commence déjà avec l’investissement dans l’observation et l’interprétation des processus et des acquis de chaque élève. On peut faire un parallèle avec le diagnostic médical : l’important n’est pas d’administrer à tous les patients les mêmes tests, les mêmes analyses, les mêmes examens. C’est d’arriver à poser un diagnostic correct, à identifier une pathologie et si possible ses causes. Dans certains cas, le diagnostic crève les yeux et aucune analyse particulière n’est requise. Dans d’autres cas, il passe par une succession d’hypothèses et de vérifications qui mobilisent des équipements, des spécialistes, beaucoup d’énergie. Comme le diagnostic médical, l’évaluation formative exige des investissements différenciés.

Cette différenciation s’opérera selon plusieurs axes :

Une évaluation formative économique ne produit pas des informations et des vérifications par esprit de système ou d’équité, ni pour faire fonctionner une machine évaluative ou pour se rassurer. Elle donne au maître, ni plus ni moins, des informations dont il a besoin pour agir efficacement sur les apprentissage de ses élèves.

Il faut faire aussi la part de la routine, de l’erreur d’appréciation ou l’à-peu-près. Un maître trouve parfois plus simple d’administrer un test à toute la classe plutôt que de se demander longuement pour quels élèves il est utile et comment justifier une différence de traitement. On peut accepter, dans une perspective pragmatique, qu’on évalue un peu plus que nécessaire. Les médecins pratiquent aussi certains examens de routines, à la fois " par acquis de conscience " et pour gagner du temps. Reste à prévenir les abus et surtout à bannir tout esprit égalitariste. À terme, la seule égalité qui compte est celle des compétences acquises !

Faut-il craindre de trop évaluer ? Autrement dit, l’évaluation formative, même inutile, peut elle faire du mal ? Il faut considérer au moins trois aspects :

1. l’évaluation, qu’elle soit formative ou non, soustrait du temps et de l’énergie aux apprentissages ; certes, un test critérié ou une épreuve scolaire sont des occasions d’exercer, de réviser, de consolider ; toute évaluation n’est donc pas entièrement du temps perdu ; mais rien ne garantit qu’on fasse toujours d’une pierre deux coups.

2. l’évaluation absorbe aussi le temps et l’énergie du maître ; à en faire trop, à certains moments, dans certains domaines ou pour certains élèves, on gaspille des forces qui pourraient être mieux investies ailleurs ; souvent, mieux vaut investir dans l’évaluation formative fine de trois élèves sur vingt que dans une évaluation superficielle de toute la classe.

3. enfin, toute évaluation, même formative, est une forme de contrôle social et de contrainte qu’il ne faut pas instituer inutilement.

Dès 1977, Jean Cardinet (1977, 1979, 1981, 1982) a insisté sur la nécessité de distinguer les fonctions et de proportionner les instruments et les démarches aux visées de l’évaluation. Cette rationalité reste hélas souvent battue en brèche par la confusion théorique ou l’espoir de " faire d’une pierre deux coups ".

Il est vrai qu’aussi longtemps que l’école donnera autant d’importance aux notes et à l’évaluation formelle, les maîtres seront tentés de faire de l’évaluation formative " par dessus le marché " et d’utiliser des informations et des démarches qui leurs sont imposées par le carnet scolaire.

Allier l’intuition et l’instrumentation

Linda Allal (1983) a clairement situé l’enjeu : trouver pour l’évaluation formative une ligne médiane entre l’intuition et l’instrumentation. Cela ne veut pas dire qu’il faut pratiquer constamment une évaluation " semi-instrumentée " :

Etre pragmatique, c’est être éclectique. C’est blanchir la subjectivité (Weiss, 1986) lorsqu’elle est défendable et efficace, mais c’est aussi plaider pour l’instrumentation lorsqu’elle est indispensable en raison de la complexité ou de l’ambiguïté de la réalité. La question n’est pas théologique, mais pratique : l’instrumentation est toujours plus coûteuse que l’intuition ; elle ne se justifie donc que si ce coût est garant de représentations plus fines ou plus fiables là où elles sont utiles.


VIII. Le pragmatisme est une doctrine…

On l’aura compris, l’approche pragmatique défendue ici ne conduit nullement à tourner le dos à la théorie. Pour être efficace dans la régulation des apprentissages, il faut ne pas se payer de mots et ne pas se cacher derrière des principes inapplicables. Mais si le pragmatisme se méfie des modèles prescriptifs, il exige une lucidité constante sur les conditions et les limites de l’action pédagogique, donc une forme de théorisation de l’apprentissage et de ses mécanismes. Privilégier la régulation, c’est renoncer constamment à des activités, des moyens, des idées qui n’aident pas à apprendre, en dépit de l’attachement qu’on peut leur porter pour d’autres raisons.

Pour être pragmatique avec continuité et méthode, il faut une grande cohérence personnelle alliée à une certaine tranquillité d’esprit ; c’est pourquoi il est presque indispensable que le pragmatisme soit partagé, assumé collectivement par des enseignants se ralliant aux mêmes objectifs.

En matière d’évaluation formative, n’est pas pragmatique qui veut. Le pragmatisme coûte peut-être d’autant plus que les enseignants qui s’engagent vraiment dans une pratique régulière d’évaluation formative y cherchent une forme supérieure de rationalité didactique… 


Références

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