Source et copyright à la fin du texte

 

Paru in Audigier, F. & Baillat, G. (dir.), Analyser et gérer les situations d’enseignement-apprentissage, Paris, INRP, 1992, pp. 339-354. Repris dans Perrenoud, Ph. (1994) La formation des enseignants entre théorie et pratique, Paris, L’Harmattan, 1994, chapitre VII, pp. 147-173.

 

 

Formation des maîtres et recherche
en éducation : apports respectifs

Philippe Perrenoud

Faculté de psychologie et des sciences de l’éducation
Université de Genève
1992

 Sommaire

I. Apports de la recherche en éducation à la formation des maîtres

II. Apports de la formation des maîtres à la recherche en éducation

III. Un exemple, la transposition didactique

Références


J’ai traité ailleurs du rôle de la recherche dans la formation de base des enseignants, à propos de la mise en place des IUFM (Perrenoud, 1991). Je n’y reviens pas, sinon pour résumer très brièvement mon propos. Je distinguais trois raisons d’impliquer les maîtres en formation initiale dans des activités de recherche :

1. C’est une démarche active de formation en sciences humaines. Faire émerger, négocier, préciser, puis réaliser un objectif de recherche est une démarche d’apprentissage privilégiée, parce qu’elle oblige à mettre en œuvre des connaissances, des concepts, des procédures analytiques dans une logique de conduite d’un projet ou de résolution d’un problème ; autrement dit, la recherche est, parmi d’autres, un mode d’appropriation active de connaissances de base et d’outils conceptuels.

2. C’est un mode pratique d’initiation à l’usage de la recherche. Au vue du développement des sciences de l’éducation, tout au long de leur carrière, les enseignants auront à mettre à jour leurs connaissances, donc à assimiler régulièrement les problématiques et les résultats de la recherche en éducation. Une initiation à la recherche dès la formation initiale peut favoriser le développement des attitudes et des savoir-faire facilitant cette assimilation. De plus, une fraction croissante des enseignants auront, au cours de leur vie professionnelle, l’occasion d’être associés de près ou de loin à des innovations, des recherches-actions, voire des recherches fondamentales ; certains deviendront enseignants-chercheurs ; une initiation à la recherche peut les préparer à jouer un rôle actif et critique dans l’interaction entre chercheurs et enseignants, entre monde de la recherche et monde de l’école.

3. C’est un modèle d’articulation théorie/pratique. Dans la mesure où elle se caractérise par un va-et-vient permanent et discipliné entre l’observation et la construction théorique, la recherche peut servir de paradigme - un parmi d’autres - à une pratique réfléchie, conçue comme moteur majeur de l’évolution personnelle et professionnelle des enseignants.

J’insistais, en marge de ces trois fonctions, sur une idée simple, mais que l’on a très souvent envie d’oublier pour concilier l’inconciliable : les activités et les situations de recherche conçues pour optimiser la formation initiale des enseignants ne donneront pas nécessairement lieu à des recherches présentables et valorisables dans le monde scientifique. Développer les activités de recherche en formation ne garantit donc nullement un statut scientifique ou académique aux formateurs d’enseignants. Et si les activités de recherche sont détournées dans ce sens, elles risquent fort, comme dans beaucoup d’universités, de transformer la participation des étudiants à la recherche en un service rendu… à la carrière des professeurs.

Il n’est certainement pas impossible de concevoir des recherches qui soient à la fois originales, intéressantes et légitimes dans le champ scientifique et utiles à la formation des étudiants (ici les maîtres en formation initiale) qu’on y associe. Mais cela ne va pas de soi, car la logique didactique et la logique scientifique sont sur certains points contradictoires. Pour être formatrice, une recherche dans laquelle on engage les étudiants n’a pas besoin d’être originale. Il n’est pas nécessaire de la publier. Elle peut s’accommoder du temps et des ressources disponibles. Sa légitimité est de contribuer à la formation professionnelle des enseignants, plutôt qu’à la création de savoirs nouveaux. La recherche scientifique au contraire doit satisfaire à des critères spécifiques d’originalité, de validité et de publicité, et rendre des comptes à la communauté scientifique, aussi bien sur ses résultats et ses méthodes que sur l’usage qu’elle fait de ressources qui pourraient être mieux utilisées dans d’autres projets.

Mieux vaut donc traiter de la participation des formateurs d’enseignants à la recherche sans supposer a priori qu’ils la font avec et pour leurs étudiants. Il me semblerait au contraire plus clair, au moins pour poser les problèmes, de distinguer deux moments dans le temps de travail d’un formateur d’enseignants :

C’est à ce second volet que je vais m’intéresser désormais ici.

Je n’entrerai pas dans le débat sur les institutions, Université, CNRS, INRP, IUFM et j’en passe. Il y a là des enjeux propres à la France et évidemment des luttes de pouvoir, de territoires, de légitimité qui ne laissent personne tout à fait serein.

Dans un tel contexte, aucune clarification conceptuelle ne saurait faire l’unanimité ou régler tous les problèmes. Néanmoins, il n’est pas inutile d’y voir plus clair en prenant un peu de distance, sachant d’avance que chacun sélectionnera dans toute construction conceptuelle à la fois ce qui conforte ses propres certitudes et lui donne des armes dans la négociation.

Parler des apports respectifs de la recherche et de la formation, c’est poser d’emblée le problème en termes de réciprocité. Je ne crois pas en effet que, par rapport aux sciences de l’éducation ou à la didactique, les formateurs soient de purs consommateurs. D’une part parce qu’une fraction d’entre eux participent à la production des savoirs. Mais, plus fondamentalement, parce que les développements et les problématiques des sciences de l’éducation sont en partie alimentés par les questions et les réactions des praticiens, par les évolutions qui s’opèrent dans les classes et dans les instituts de formation des maîtres. L’école en général et la formation des maîtres en particulier peuvent enrichir les sciences de l’éducation et les stimuler à condition qu’elles sachent saisir cette chance. Attention : dire qu’il y a des apports réciproques n’est pas dire qu’ils sont tous bénéfiques. À la formation des maîtres, la recherche en éducation apporte des éléments constructifs, mais aussi déstabilisateurs. À l’inverse, la formation stimule la recherche, mais peut aussi l’égarer.

Je parle ici de la recherche en éducation en général, toutes sciences humaines pertinentes prises en compte. La recherche sur la formation des maîtres entretient évidemment des rapports particuliers avec les pratiques et les praticiens qu’elle prend pour objet. Ici, l’accent est mis plutôt sur les rapports entre deux fractions de la noosphère (Chevallard, 1985), qui pensent chacune à leur façon les pratiques pédagogiques et les processus d’apprentissage : les chercheurs, dont la tâche est de décrire et d’expliquer, les formateurs dont la tâche est de rendre les enseignants capables de maîtriser le mieux possible ces pratiques et ces processus. Objet commun de théorisation et de discours, logiques différentes : quels apports respectifs ?

Je traiterai d’abord des apports de la recherche en éducation à la formation des maîtres (bénéfiques ou maléfiques), puis des apports de la formation des maîtres à la recherche en éducation (bénéfiques ou maléfiques). Je conclurai par l’étude d’un cas, celui de la transposition didactique.


I. Apports de la recherche en éducation
à la formation des maîtres

Volontairement, je ne parle pas des apports de la recherche aux formateurs, pris individuellement ou collectivement. Non qu’il n’en existe aucun : au contraire, ce sont les apports les plus visibles, que ce soit en termes de carrière, d’influence, de compétence théorique ou de savoir-faire de formateurs d’adultes.

L’apport de la recherche à la formation n’est évidemment pas indépendant de son apport aux formateurs, mais je voudrais retenir ses effets consolidés sur les dispositifs et les contenus de la formation des maîtres, par delà les formateurs eux-mêmes.

 

A. Apports bénéfiques

Ils sont de diverses natures, théoriques, mais aussi épistémologiques, méthodologiques, voire philosophiques.

1. Des théories mieux fondées

Pour former des enseignants, on puise dans différentes théories spécifiques (du développement de l’enfant et de l’adolescent, de l’apprentissage, de l’interaction et de la communication, de la transposition didactique, du fonctionnement des systèmes éducatifs), et dans les théories psychologiques et sociologiques plus générales. Sans oublier es savoirs savants dont se réclament les disciplines enseignées, mathématique, biologie, etc.

Avec Durkheim, et plus récemment avec Bourdieu, la sociologie a insisté sur l’existence de théories naïves aussi bien du monde physique que du monde psychologique et social. Un formateur d’enseignants qui n’aurait aucune culture savante en sciences humaines ne serait pas dépourvu de toute théorie. Il puiserait simplement ses théories spontanées dans son expérience personnelle ou dans le sens commun et les savoirs flous véhiculés par les corps de métier, la sagesse populaire, les médias, les conversations quotidiennes.

L’apport le plus évident des sciences humaines à la formation des maîtres, c’est de substituer aux savoirs naïfs et intuitifs, des savoirs mieux fondés. Avec un risque, celui de la prétention et de l’impérialisme : il y a des domaines où les sciences humaines ne sont pas très avancées, où leur jargon masque les incertitudes et les vides du savoir savant. Leur apport aux théories des formateurs sera donc d’autant plus pertinent qu’il est modeste, qu’il n’y a aucun terrorisme intellectuel, qu’on accepte que dans beaucoup de domaines les théories intuitives et artisanales sont pour l’instant au moins aussi convaincantes que le savoir savant incertain et lacunaire d’aujourd’hui. On commence maintenant à savoir comment les enfants apprennent à lire, encore qu’il y ait beaucoup d’inconnues et de controverses. Il serait donc absurde qu’en formation d’enseignants, on ne tienne pas compte de ces acquis. En revanche, sur la façon d’apprendre l’orthographe ou le vocabulaire, la recherche est beaucoup moins avancée et il serait peu raisonnable de vouloir à tout prix substituer des théories savantes, mais fausses ou très fragiles, à des théories naïves qui, faute de mieux, sous-tendent encore légitimement certaines méthodologies d’enseignement.

2. Privilégier l’approche descriptive et explicative

Le second apport des sciences humaines, c’est de proposer une posture intellectuelle qui rompt avec la tradition normative de la pensée pédagogique.

Certes, l’éducation est en dernière instance une question de valeurs et de finalités, qui ne sont décidables en vertu d’aucune science. En revanche, les sciences humaines proposent de rompre avec la posture prescriptive ou normative dans tous les domaines où l’on substitue sans raison les préjugés et les jugements de valeurs à l’observation patiente du réel. Les enfants de maternelle ont-ils une sexualité ? Y a-t-il une part de séduction dans le rapport pédagogique ? Une fraction des enseignants éprouvent-ils un plaisir sadique à noter et à brimer ? Y a-t-il des élèves qui ne s’intéressent à rien et qui sont rebelles aux démarches les plus actives ? Y a-t-il des connaissances longuement travaillées à l’école qui n’ont aucun usage dans la vie ? Apprend-on à l’école la soumission, l’hypocrisie, l’indifférence ? La scolarisation développe-t-elle un rapport instrumental et cynique à la connaissance ? Les professeurs sont-ils plus attirés par les lycées confortables que par les défis pédagogiques ? Toutes ces questions, dont on tranche souverainement dans la conversation, n’appellent en tant que telles aucun jugement de valeur : il suffit d’y aller voir.

L’apport des sciences de l’éducation est alors non pas nécessairement de donner d’emblée une réponse indiscutable à de telles questions, mais de proposer une démarche empirique pour en savoir plus, sans juger a priori et sans pervertir la construction de la réalité par des préférences ou des tabous.

3. Relativisme et doute méthodique

En sciences humaines, la dimension historique et la dimension comparative sont essentielles. Même les catégories fondamentales de l’entendement, le temps, l’espace, la causalité, diffèrent d’une culture à l’autre. Ce qui semble évident ou naturel ici est inconnu ou arbitraire ailleurs.

Pour découvrir la diversité, point n’est besoin de remonter à l’antiquité ou de suivre Lévi-Strauss chez les Bororo. L’inconnu est à notre porte, toutes les familles ne fonctionnent pas selon le même paradigme, tous les établissements selon la même logique, tous les maîtres ne partagent pas les mêmes évidences, le même rapport à la normalité, au savoir, à la communication, à l’autre, etc.

Le relativisme importe dans la formation à la fois parce qu’il sera assimilé par les formés et parce qu’il nuancera et assouplira les idées des formateurs. Par exemple, la réflexion pédagogique sur l’indiscipline ou la déviance sera transformée par une approche plus relativiste, qui prendra en compte la diversité des codes de comportement et des conceptions de l’autorité dans les familles et aboutira très normalement à la conclusion qu’il n’y a pas une seule façon d’obtenir l’adhésion et d’assurer la régulation des conduites dans un groupe, que divers groupes sociaux inventent diverses stratégies de maintien de l’ordre et de contrôle social, que les modèles qui ont cours en classe ne sont pas les seuls concevables.

4. Objectiver la subjectivité

Nul n’aurait plus l’idée aujourd’hui de construire une théorie astronomique sur des bases introspectives ou à partir de l’intime certitude que les étoiles suivent des principes philosophiques. En matière de comportement humain et de processus d’apprentissage, nous n’en sommes pas encore là. En partie parce que chacun fait fonctionner constamment de tels processus, et croit donc les connaître de l’intérieur. Ce qui caractérise les théories spontanées, lorsqu’elles portent sur l’être humain, c’est leur apparente évidence, au point qu’on ne les pense pas comme des théories, des produits de constructions personnelles et collectives, objets possibles d’une critique et d’un remaniement, mais comme de simples " reflets " de la réalité.

L’apport des sciences humaines est alors de donner une discipline et des outils pour mettre à distance les processus mentaux et psychosociaux, pour rompre avec la fausse familiarité, passer derrière le miroir, traquer l’inconscient dans les pratiques et les paroles, le caché dans le curriculum et l’évaluation, le non-dit dans le fonctionnement des établissements.

B. Apports maléfiques

Je ne retiendrai pas l’argument classique de l’ineffable ou du désenchantement du monde. Je crois pas qu’il faille protéger certains domaines de la pratique ou du savoir quotidien du regard de la recherche, sous prétexte qu’il risque de dépoétiser le monde, de vider les pratiques de leur sens, ou d’accroître l’emprise des bureaucraties. Les sciences humaines sont aussi des sciences de l’irrationnel, de l’inconscient, du fantasme, du mythe, de l’imaginaire, de la liberté, de l’innovation. Elles ne sont nullement, en tant que telles, entièrement du côté du pouvoir, de la planification, de l’ordre, de la maîtrise technique du monde. La psychanalyse, l’anthropologie, la psychosociologie, la sociolinguistique sont au contraire constamment en train de dévoiler des mécanismes de pouvoir, de communication, de coexistence qui ne se laissent pas enfermer dans des schémas matérialistes ou réducteurs. S’il y a des apports maléfiques, ce ne sont pas ceux de la connaissance scientifique comme telle, mais de ses excès ou de ses mauvais usages.

1. Pourquoi faire simple ?

Les sciences humaines ont des rapports assez ambigus avec la complexité. Leur vocation est évidemment de l’affronter jusqu’au bout, pour tenter de rendre compte le mieux possible du réel. Cela oblige-t-il à sacrifier autant au jargon, aux formules hermétiques, au langage d’initiés ? Il y a là une double tentation :

Alors que leur vocation est d’aider à mieux connaître la réalité, les sciences humaines, dans un premier temps, peuvent fonctionner comme un rideau de fumée, substituant un arsenal de concepts et d’abstractions à l’observation rigoureuse du réel. S’il écrivait aujourd’hui, Molière ne s’en prendrait pas à la médecine mais à la cuistrerie d’une partie des psychologues, sociologues, politologues, économistes et autres linguistes.

2. Les effets de mode

Une mode a pour principale vertu d’être différente de celle qui l’a précédée : " Écoutez la différence, observez la nouveauté ". Même si les modes novatrices font souvent retour à des usages oubliés, cela n’a guère d’importance, puisque les acteurs ont la mémoire courte.

Les sciences, et en particulier les sciences de l’homme, ne sont pas à l’abri de la mode. Surtout dans les pays où, de par l’histoire et la structure universitaire, il y a une forte interpénétration entre le monde académique, le monde des intellectuels, le monde des médias. Le structuralisme ou l’individualisme, par exemple, ont été en France des mots fétiches qui tentaient de résumer la pensée dominante d’une époque.

Dans des champs plus limités, les modes intellectuelles suscitent moins d’écho dans les médias, du moins ceux qui s’adressent au grand public. Mais on retrouve des phénomènes voisins : l’émergence de la pragmatique en linguistique, ou des grammaires et des théories du texte ; la vogue des pédagogies par objectifs ; le succès des notions de transposition et de contrat didactique aujourd’hui. Ce sont autant d’exemples de problématiques à la mode qui, à force d’être " mises à toutes les sauces ", deviennent des outres vides.

Les modes infléchissent partiellement le travail des chercheurs, parce qu’elles rendent certaines recherches plus légitimes que d’autres : si tout le monde parle des rythmes de l’enfant, mieux vaut, pour obtenir de l’argent, s’inscrire dans cette mouvance plutôt que d’aller à contre-courant. Mais en réalité, notamment parce qu’une partie des entreprises scientifiques sont de longue haleine, les modes ne représentent que la partie visible de l’iceberg. Une partie des chercheurs creusent leur vie durant le même sillon, relativement indifférents aux sujets à la mode.

Les formateurs sont peut-être plus vulnérables, plus dépendants des modes intellectuelles que les chercheurs eux-mêmes. Parfois, leur perception des tendances de la recherche se réduit à ce qui se discute le plus visiblement dans les congrès et les revues ; ils sont donc plus sensibles aux effets de mode, plus portés à croire, dans les années 60-70, que tout tient à l’audiovisuel, et à faire de même dans les années 80-90 pour l’informatique, en attendant mieux…

3. L’illusion théorique

Il serait excessif de prétendre que les sciences humaines visent d’abord à comprendre. Historiquement, l’économie, la science politique, la démographie, la psychologie sont des sciences appliquées, qui ont partie liée avec le pouvoir et la gestion des sociétés ou des individus. Ce n’est qu’assez tardivement que les sciences humaines ont construit une certaine autonomie épistémologique, s’efforçant de distinguer clairement recherche fondamentale et recherche appliquée.

Vouloir mettre en œuvre, dans une pratique, les savoirs théoriques des sciences humaines n’est donc nullement une absurdité. C’est peut-être au contraire un retour aux sources. Reste à identifier les conditions auxquelles le savoir théorique devient utilisable en pratique. Le risque majeur d’un apport mal compris des sciences de l’éducation est de multiplier les cours et discours théoriques à l’usage des formateurs ou des enseignants en formation, comme s’il suffisait d’assimiler intellectuellement les savoirs pour en faire bon usage dans une pratique de formation, que ce soit avec des adultes ou des élèves de l’école primaire ou secondaire.

Ici encore, les " responsabilités " sont partagées :


II. Apports de la formation des maîtres
à la recherche en éducation

Même la recherche fondamentale la plus pointue est, à sa façon, dépendante des préoccupations de l’époque. Sauf à passer pour un savant fou, le chercheur a besoin que les questions qui orientent son travail soient comprises et acceptées par une partie au moins de ses collègues. Cette légitimité signifie que la recherche est à la fois acceptable moralement - elle ne pose pas des questions scandaleuses pour son époque - et utile globalement - elle ne gaspille pas les deniers de la collectivité dans des domaines sans intérêt ou inaccessibles à une démarche de recherche empirique. Or la communauté scientifique n’est pas seule juge de la pertinence des recherches fondamentales, ne serait-ce que parce que le financement des postes et des travaux dépend de budgets publics ou privés contrôlés par d’autres acteurs qui, s’ils sont prêts à financer une connaissance gratuite, ne soutiendront pas en revanche une connaissance absurde ou malfaisante. Dans un état totalitaire ou théocratique, ou dans une conjoncture de crise, le contrôle idéologique et financier de la recherche fondamentale sera plus fort encore.

Sur cette toile de fond, qui vaut pour les sciences les moins engagées, les plus distantes de l’action quotidienne, les sciences humaines, et parmi elles les sciences de l’éducation, occupent une place à part. Historiquement, je l’ai dit, les sciences humaines sont en partie issues de l’art de gouverner, de prévoir, de gérer des populations et des personnes, des savoirs et des institutions. Quant aux sciences de l’éducation, elles ont été, dès leur naissance même, explicitement orientées par des valeurs humanistes et vers le progrès culturel, ou même, plus étroitement, vers le progrès de la pédagogie et le développement des institutions éducatives. Moins encore que les autres, les chercheurs en éducation ne peuvent vivre dans une tour d’ivoire. Ils sont dépendants des pouvoirs organisateurs, des politiques, des associations professionnelles, des groupes de pression, de l’opinion publique. Non pas constamment et pour chaque décision, mais globalement, pour l’orientation générale de leurs travaux, leurs publications, l’obtention de ressources importantes.

L’apport ne prend pas seulement la forme d’une demande sociale, avec des phénomènes de censure, d’encouragement sélectif, de sollicitation abusive. C’est une contribution, positive ou négative, à la construction même des problématiques et des objets de recherche. Ici encore, je distinguerai apports bénéfiques et maléfiques.

A. Apports bénéfiques

Ils sont de divers types.

1. Légitimité et médiation

La recherche en éducation ne s’adresse pas seulement aux formateurs d’enseignants, mais aux enseignants eux-mêmes et à l’ensemble des acteurs du monde scolaire, au premier rang desquels les décideurs de divers niveaux. Dans ce monde, les formateurs ne détiennent pas le pouvoir institutionnel. Mais ils ont un pouvoir symbolique non négligeable, parce qu’ils façonnent les représentations à l’intention des enseignants en formation initiale ou en exercice, mais aussi à l’intention des décideurs et des autres acteurs du système éducatif.

Dans le système éducatif, les formateurs d’enseignants peuvent à la fois légitimer les travaux de recherche et les faire connaître. Un formateur peut jouer à la fois un rôle de gate-keeper et un rôle de go-between. Une partie des théories psychologiques, pédagogiques, sociologiques, linguistiques s’infiltrent dans les systèmes scolaires et le corps enseignant à travers les formateurs et les instituts de formation, même si ce n’est pas la seule source possible (les mouvements pédagogiques, certaines associations professionnelles, certains cadres, s’approprient et diffusent eux aussi des savoirs issus des sciences de l’homme).

En formant des enseignants par la recherche ou à la recherche, les formateurs contribuent plus encore à en consolider la légitimité et l’usage dans le corps enseignant.

2. La validation indirecte

Ceux qui gèrent un fichier le savent très bien : la meilleure façon de valider leurs données, c’est de les utiliser intensivement. Tous les envois qui n’arrivent pas à bon port sont des occasions de corriger une adresse, toutes les opérations qui modifient une fiche permettent d’en détecter les erreurs et les manques.

La formation, et plus généralement la pratique pédagogique, offrent aux sciences de l’éducation une validation de nature semblable. Certes, il ne s’agit pas alors de simples erreurs matérielles à corriger. Mais le principe reste le même : des théories dont on ne sert jamais ne sont validables que par les moyens traditionnels de la recherche scientifique. Ils ne sont pas minces, mais en sciences humaines, il faut bien reconnaître que la nature des concepts et de la mesure, aussi bien que la complexité des phénomènes et la pauvreté des modèles, rendent la validation bien difficile.

On ne le dit pas suffisamment. Une partie des chercheurs s’appliquent au contraire à masquer ces faiblesses, à grand renfort d’instrumentation sophistiquée et de signes extérieurs de scientificité. Je crois plus intéressant de reconnaître qu’en sciences humaines une partie des connaissances théoriques sont fragiles, peu sujettes pour des raisons déontologiques ou pratiques à la vérification strictement expérimentale ; la recherche est parfois limitée à des démarches qualitatives ou exploratoires, soit parce que les événements sont singuliers, soit parce qu’il est impossible de réunir un corpus suffisant, soit encore parce que la multiplicité des variables et des processus d’interaction ne permet aucune certitude sur des relations en jeu.

Certes, le sens commun n’est pas une garantie de validité. Le fait que les formateurs ou plus globalement les enseignants soient d’accord avec les théories des psychologues ou des sociologues pourrait même jeter un doute sur leur validité. C’est pourquoi je ne parle pas de la validation des théories par le consensus, mais par la mise en œuvre des connaissances dans des situations concrètes de formation et de gestion des dispositifs de formation.

On peut regretter que ce mode de validation n’ait pas de statut plus explicite et que les feed-back soient si peu organisés. Dans de très nombreux instituts de formation des maîtres, on travaille à partir de publications scientifiques et de résultats de recherche sans penser ni à inviter les chercheurs (même s’ils travaillent à deux cents mètres de là !) ni à leur communiquer à la fois les confirmations et les doutes que suscite la confrontation de leurs théories avec les expériences réunies dans un groupe en formation. Certains chercheurs, en contribuant directement à la formation des maîtres, en multipliant les interventions, en favorisant la recherche impliquée ou la recherche-action, ou en fonctionnant comme experts, se donnent les moyens d’être régulièrement confrontés aux utilisateurs des savoirs théoriques. Beaucoup de chercheurs n’ont pas l’occasion ou la volonté de susciter eux-mêmes cette confrontation et elle ne se fait pas spontanément, faute des réseaux et des habitudes de communication. C’est dommage.

3. Favoriser un renouvellement exogène des problématiques

La réalité est un puits sans fond, la quête de connaissance n’a pas de limite. Lorsqu’ils fonctionnent " en circuit fermé ", les chercheurs ont donc la tentation de s’installer dans une problématique et une méthodologie pour des années sauf, mais alors ce n’est pas un progrès, s’ils doivent pour vivre accepter n’importe quel contrat, virevolter d’un sujet à un autre.

Une science très avancée a peut-être moins besoin des apports des praticiens pour se développer. Par leur nature même, les théories les plus axiomatisées, les plus denses, suscitent de nouvelles questions et dessinent un programme de recherche pour les dix années ou les cinquante années qui viennent. C’est loin d’être aussi évident en sciences humaines, parce que les connaissances ne sont pas encore suffisamment cohérentes et cumulatives pour que la prochaine étape soit toujours discernable.

L’implication des chercheurs dans la problématique de la formation des maîtres et plus globalement du progrès de l’école est une source d’inspiration, de reconstruction périodique des questions, voire des paradigmes théoriques. Je ne pense pas ici qu’on puisse parler d’une dynamique tout à fait autonome des praticiens, par exemple les formateurs d’enseignants, qui amèneraient régulièrement une nouvelle question aux chercheurs, comme sur un plateau. C’est plutôt de l’interaction régulière que naissent les avancées. Souvent, d’ailleurs, ce sont les chercheurs qui prennent des initiatives, par exemple dans le domaine de la pédagogie par objectifs, de l’évaluation formative, de l’école active, des didactiques nouvelles. Mais ces problématiques ne " décollent " vraiment et ne donnent lieu à un sérieux effort de recherche que si elles sont investies par une partie des formateurs ou des praticiens, renvoyées aux chercheurs avec le message " Oui, c’est une idée intéressante mais encore bien abstraite et utopique. Comment aller plus loin ? ". Faire participer les parents à la gestion de l’école et à l’enseignement, soit, mais comment clarifier la division du travail éducatif ? La question nourrit actuellement de nombreux travaux de recherche. Inscrire la régulation dans les situations didactiques plutôt que dans l’intervention du maître, soit, mais comment ? Décloisonner les savoirs, privilégier les compétences transversales et les situations ouvertes, soit, mais est-ce réaliste dans le cadre des programmes et des horaires actuels ?

On pourrait multiplier les exemples. Chacun montre qu’à partir d’une utopie partiellement soutenue par les chercheurs en sciences de l’éducation, une partie des praticiens obligent les chercheurs à aller plus loin, à se confronter à la complexité et aux résistances du réel, à créer de nouveaux paradigmes, à différencier leurs théories et leurs concepts.

B. Apports maléfiques

Il y en a plusieurs, qui sont pour certains la contrepartie de l’interaction forte entre praticiens, formateurs et chercheurs en éducation.

1. Objets préconstruits et rupture épistémologique

L’une des rançons de la collaboration suivie avec des formateurs et plus généralement des praticiens du terrain, c’est qu’on ne sait plus très bien si les concepts, les problématiques, les hypothèses relèvent du sens commun ou des sciences humaines. Pour être compris, trouver un terrain de rencontre, les chercheurs vont à la rencontre des praticiens, simplifient partiellement les théories, font l’économie des méthodes les plus sophistiquées et des formalismes les plus hermétiques.

Parfois, c’est une simplification bien venue. À d’autres moments, on perd en rigueur des hypothèses, en stabilité des définitions. Le risque est d’autant plus réel que les choses se passent subtilement. La plupart des formateurs qui collaborent avec des chercheurs ont eux-mêmes un culture de base en sciences humaines, parfois une certaine expérience de la recherche. Ils ont donc acquis le langage et les habitudes qui leur permettent de travailler avec des psychologues, des linguistes ou des sociologues, sinon sur un pied d’égalité, du moins à un niveau relativement élaboré d’échanges. Il est donc beaucoup plus difficile pour les chercheurs de se rendre compte que, de glissements progressifs en redéfinitions implicites, les problématiques théoriques deviennent des problématiques idéologiques. Lorsqu’on travaille avec des parents, des élèves, des maîtres sans expérience de contact avec la recherche, des acteurs syndicaux, la confusion est difficilement possible ; elle l’est avec les formateurs qui sont, parmi les gens d’école, les plus proches de la recherche par leur formation et leur posture intellectuelle.

Je ne parle même pas ici des alliances stratégiques qui conduisent à l’autocensure ou à l’infléchissement de la recherche en fonction d’intérêts institutionnels ou personnels. C’est vraiment de rupture épistémologique qu’il s’agit, autrement dit de la capacité de la recherche et des chercheurs de se dégager des schémas de pensée et des questions qui ont cours dans l’institution scolaire, soit pour mieux les objectiver, soit, simplement, pour avoir la liberté de poser des questions différemment et donc de voir ce que les acteurs ne peuvent ou ne veulent pas voir.

2. L’inertie des représentations partagées

Pourquoi Dieu a-t-il pu créer le monde ? Parce qu’Il n’avait pas de base installée ", disent en plaisantant les informaticiens. Dans leur jargon, une base installée, c’est l’ensemble des équipements déjà vendus aux particuliers et aux entreprises. Une base installée est un atout commercial d’envergure, mais en même temps un frein considérable au changement, car les utilisateurs, qui n’ont pas les moyens de renouveler du tout au tout l’ensemble de leurs équipements et de leurs logiciels, veulent ménager une compatibilité ascendante, une cohérence, des communications entre leurs machines. C’est pourquoi il est très difficile de faire table rase, de reconstruire à partir de zéro. Seuls des francs-tireurs, comme Macintosh au début ou Next aujourd’hui, ont pu prendre ce risque, repenser tous les problèmes sans bricoler à l’infini des solutions qu’on sait dépassées, mais qui ont le mérite d’être compatibles avec les équipements installés.

Dans le domaine des sciences humaines et des sciences de l’éducation, on peut observer quelque chose d’analogue. En diffusant des travaux, des résultats de recherche, des instruments d’observation ou d’évaluation, les chercheurs ont créé des attentes et des habitudes. Lorsqu’on a passé plusieurs années à vendre l’idée d’objectifs pédagogiques et les instruments correspondants, il est difficile de faire volte-face et d’expliquer d’un jour à l’autre que ce n’était pas une bonne idée. Lorsqu’on a affirmé pendant des années que l’enseignement était avant tout une affaire relationnelle et qu’il fallait s’armer d’instruments d’analyse de l’inconscient, des phénomènes de communication et de pouvoir, on a quelque peine à expliquer que, réflexion faite, tout cela n’est pas aussi important qu’on le disait et que l’essentiel, c’est le statut des savoirs, la transposition et le contrat didactiques, une approche épistémologique et cognitiviste plutôt que psychoaffective…

Si les producteurs de savoir fonctionnaient dans un véritable marché, certains seraient condamnés à vendre des théories auxquelles ils ne croient plus pour la simple raison que ce sont elles qu’on veut leur acheter. Les chercheurs ne sont pas aussi dépendants du client que les marchands de micro-ordinateurs, mais ils ne peuvent pas non plus faire complètement abstraction des préférences et des habitudes de leurs destinataires.

D’où un certain décalage entre les problématiques que les chercheurs définissent comme les plus pertinentes et celles dans lesquelles les enferment encore leurs lecteurs, au nombre desquels les formateurs d’enseignants. C’est pour une part un facteur de stabilité et de cohérence. Il n’est pas indispensable que les chercheurs se lancent tête baissée dans n’importe quelle piste qui s’ouvre. Mais il y a des moments où la rupture pure et simple serait préférable, où il faudrait reconnaître qu’on s’est trompé, par exemple à propos d’évaluation formative ou de didacticiels, sur les méthodes non directives ou l’audiovisuel, en prenant le risque de décevoir et de déconcerter ceux qui viennent d’adhérer à des théories déjà dépassées…

3. Les phénomènes de captation

La division du travail s’accentue au sein du système éducatif. On assiste notamment à l’émergence d’un corps de spécialistes sans pouvoir hiérarchique, mais qui prétendent incarner une forme de compétence dans des champs didactiques ou pratiques particuliers. Ces spécialistes forment la " noosphère ", la sphère " où l’on pense les pratiques ". Les formateurs d’enseignants en font partie, même s’ils ne sont pas dans le même temps auteurs de manuels scolaires, concepteurs de didactiques ou d’instruments d’évaluation, planificateurs ou constructeurs de curricula.

La noosphère tient sa légitimité de son accès aux savoirs savants, des fonctions de médiation qu’elle assume entre le monde de la recherche et le monde de l’enseignement primaire ou secondaire. Il s’ensuit des besoins stratégiques forts : pour asseoir ou améliorer leur position dans l’institution, les membres de la noosphère ont besoin d’être alimentés et soutenus par la recherche. Cette dernière y trouve son compte, mais se trouve aussi prisonnière d’acteurs individuels ou collectifs qui adhèrent à la connaissance savante d’autant plus vivement qu’elle conforte leur longévité et leur pouvoir dans les institutions de formation.


III. Un exemple, la transposition didactique

Pour illustrer et étayer les éléments qui précèdent, il faudrait examiner de près plusieurs épisodes de l’histoire des sciences humaines dans leur rapport avec l’éducation et la formation des maîtres au cours des vingt ou trente dernières années. J’ai donné ici ou là un exemple, mais le tableau reste très impressionniste.

Je vais essayer d’aller un peu plus loin à propos de la transposition didactique. Insistons d’abord sur les effets bénéfiques de cette approche pour la formation des maîtres.

A. Apports bénéfiques

J’en retiendrai trois principaux :

1. L’approche descriptive et explicative : les didacticiens, comme Chevallard ou Brousseau, ont plaidé d’emblée pour une approche analytique des mécanismes à l’œuvre dans les situations didactiques telles qu’elles sont, rompant de la sorte avec le discours normatif des méthodologies traditionnelles d’enseignement. Il y a un fonctionnement didactique, heureux ou malheureux, et ses régularités ne sont pas le fait des qualités ou des défauts des personnes, mais d’un certain nombre de contraintes systémiques et épistémiques. Les travaux sur la transposition et le contrat didactiques ont contribué à orienter différemment le regard des praticiens, et notamment des formateurs d’enseignants, en les obligeant à reconnaître que " ça fonctionne " souvent à l’insu des intéressés et au mépris des modèles professés par les formateurs ou les manuels. Tout simplement parce que les programmes, les manuels, les démarches d’apprentissage idéal rencontrent une réalité qui résiste, le temps, les élèves, la structure du savoir, la division du travail, le rapport de force, etc.

2. La réintégration des savoirs dans la relation pédagogique. Pendant longtemps, les gens préoccupés de méthodologie d’enseignement ont dû trouver leurs références dans un double registre : d’une part des sciences de l’éducation assez interdisciplinaires, centrées sur les processus d’apprentissage ou d’interaction et qui ne donnaient guère au savoir de statut particulier ; d’autre part les traditions didactiques plus ou moins normatives qui tentaient de répondre à la question : comment enseigner l’histoire, la mathématique, l’allemand ou la statistique ? Les didacticiens, autour des notions de contrat et de transposition notamment, ont reconstruit un système didactique plus complet qui, sans éliminer le maître et l’élève, qui restent les acteurs principaux, ont insisté sur le fait que leurs relations se nouent à propos des savoirs, de leur validité, de leur assimilation progressive, de leur contrôle continu et final et qu’on ne peut donc analyser les interactions didactiques comme des relations humaines banales. Aux côtés des phénomènes de pouvoir, de communication, d’empathie, de négociation, la place et le traitement du savoir caractérisent la relation pédagogique.

3. Les situations d’enseignement insérée dans une chaîne de transposition : alors que les méthodologies traditionnelles d’enseignement disciplinaire prennent pour acquis les contenus et s’appliquent à en faciliter la transmission ou l’appropriation, l’approche en termes de transposition didactique insiste sur les transformations que l’apprêt didactique fait subir aux savoirs, aussi bien en amont de la salle de classe, au moment de l’écriture des programmes et des manuels que dans l’interaction didactique proprement dite. Les thèmes des précédentes Rencontres sur les didactiques de la géographie, de l’histoire, des sciences sociales montrent bien l’enrichissement qui s’ensuit dans les problématiques, puisqu’on se centre successivement sur le passage des savoirs savants aux savoirs à enseigner, des savoirs à enseigner aux savoirs effectivement enseignés et finalement de ces derniers aux savoirs appris, construits dans la tête des élèves.

Ces apports constructifs de la recherche en didactique et en sciences de l’éducation ont été largement payés de retour du côté des formateurs d’enseignants et plus largement de ceux qui pensent les pratiques pédagogiques. S’appropriant les notions de système didactique, d’interaction didactique, de contrat ou de transposition, les formateurs ont certainement contribué à généraliser leur portée, à amener de l’eau au moulin d’un certain nombre de thèses, par exemple la création pure et simple d’objets didactiques ou encore à valider ou à nuancer les théories.

B. Apports maléfiques

Je voudrais cependant montrer que les apports ne sont pas tous bénéfiques, de part et d’autre. D’un côté, les didacticiens, pour avoir droit à l’existence et imposer leur point de vue à des psychologues, psychosociologues ou pédagogues qui n’accordaient guère d’importance aux savoirs, ont été obligés d’introduire dans leur discours une forte clôture, au point de constituer la didactique, dans certains cas, comme une science humaine supplémentaire, définie par un objet spécifique. Nous verrons dans une décennie ou deux que cette guerre de territoires, que ces affrontements sur la construction des objets et des frontières, ont été des péripéties dans le développement des sciences de l’éducation, que ces clivages étaient à la fois nécessaires et arbitraires. Ce qu’on ne verra peut-être pas, c’est que pendant ces années-là, ces oppositions ont été prises au sérieux par les formateurs d’enseignants, avec un double risque :

Les formateurs d’enseignants me paraissent particulièrement vulnérables à la magie des mots. Ce qui se passe dans une classe ou dans un établissement est irrémédiablement complexe ; l’analyse doit faire appel à tous les registres des sciences humaines, faire la part de toutes les dimensions du réel, du plus didactique au moins didactique, du plus rationnel au plus inconscient, du plus consensuel au plus conflictuel, du plus effervescent au plus institué. Aucune discipline ne peut prétendre faire à elle seule le tour du fait éducatif, ni lui donner un sens complet. Il est normal que, tour à tour, différents paradigmes ou différentes approches tiennent le haut du pavé. Cela devient grave lorsqu’elles repoussent dans les ténèbres extérieures tout ce qui s’est fait avant ou à côté sous prétexte qu’aujourd’hui on voit les choses différemment.

À l’inverse, la vogue des concepts de transposition didactique et des notions parentes ne rend pas nécessairement service à la recherche en didactique et en sciences de l’éducation.

1. Le risque de rationalisation

Au départ, le concept de transposition didactique est une création non pas de didacticiens, mais d’un sociologue de l’éducation, Michel Verret (1975) qui a essayé de comprendre la logique particulière du temps des études, et notamment du temps des étudiants. Il n’y a alors aucune perspective pragmatique ou rationalisante : il s’agit de comprendre comment l’école traite les savoirs pour pouvoir les enseigner comme elle le fait, par petites unités, à la faveur d’un horaire régulier et d’un découpage extrême des connaissances. Verret ne se préoccupe aucunement d’efficacité ou de pertinence de la transposition didactique, il cherche seulement à comprendre ce que l’école fait aux savoirs pour les enseigner et les évaluer. Dans ce cadre, il construit une problématique qui dépasse de très loin la salle de classe et même l’écriture des programmes, et qui l’amène à faire une typologie des connaissances qui ont cours dans une société et à identifier, parmi elles, celles qui se prêtent, pour différentes raisons, à une transmission de type scolaire par opposition à des savoirs ésotériques, magiques, initiatiques ou aristocratiques dont la transmission, même aujourd’hui, passe par d’autres voies.

Le thème de la transposition didactique est donc d’abord un thème d’anthropologie culturelle et de sociologie de la connaissance. L’école est un des lieux où les savoirs sociaux ont un statut et un traitement particuliers et la tâche des sciences sociales est d’en rendre compte, comme elle rend compte du statut des savoirs dans les administrations, dans l’enceinte politique ou dans la vie quotidienne.

Dès le moment où la transposition didactique devient un outil d’analyse à l’intérieur du système scolaire, et notamment en formation des maîtres, cette curiosité anthropologique se rétrécit terriblement et l’on est fortement tenté de ne retenir qu’une seule question : comment maîtriser la transposition didactique ? Autrement dit de réinvestir dans cette nouvelle terminologie les préoccupations d’antan, orthodoxie et efficacité de l’action pédagogique.

Dans la mesure où il y a collaboration entre chercheurs et formateurs, cette dérive des usagers peut conduire à une dérive de même type des recherches, parce que ce qui intéresse le " terrain " ce n’est pas, par exemple, le statut de la connaissance informatique avant sa scolarisation ou les méandres par lesquels cette scolarisation s’est développée, mais la question d’aujourd’hui : comment animer les ateliers d’informatique dans les écoles primaires ou secondaires, à quoi sert Logo, faut-il apprendre le traitement de texte ou la programmation, que penser de l’EAO, etc. Alors que l’informatique pose un problème fondamental de transposition didactique dans une perspective sociologique, on risque fort de s’approprier dans le concept ce qu’il a de moins intéressant, à savoir une problématique méthodologique. Et de la renvoyer aux chercheurs, parce qu’il y a là, manifestement, des enjeux et des crédits.

2. Le risque d’enfermement dans les savoirs savants

Bien peu de formateurs soucieux de transposition didactique ont pris la peine de lire le texte de Verret, d’ailleurs difficile à trouver. C’est Yves Chevallard (1985) qui a fait connaître ce concept, tout en l’enrichissant fortement. Didacticien des mathématiques, comment pourrait-on lui reprocher d’avoir retenu chez Verret ce qui convenait le mieux à sa discipline de référence, la mathématique, autrement dit la transposition d’un savoir savant, la mathématique des mathématiciens, à un savoir enseigné, la mathématique des " profs de math ". Aujourd’hui, pour la majorité des gens qui donnent un sens à la notion de transposition didactique, elle est associée à cette image : il y a des savoirs savants hors de l’école, notamment les savoirs universitaires classiques en mathématique, biologie, physique, sciences humaines. Ce sont ces savoirs qu’on retrouverait, appauvris, dépassés, réorganisés à des fins didactiques, dans les programmes, dans les manuels et dans les classes. D’où une double illusion qui semble aujourd’hui largement partagée :

On voit bien l’intérêt de cette approche plus étroite : d’une part, il est beaucoup plus facile de penser la transposition à partir d’une discipline universitaire constituée qu’à partir de savoirs diffus ou de pratiques sociales qui ne sont que des savoirs en actes, sans théorie ni discours. Du savoir savant au savoir enseigné, on peut suivre à la trace une notion, un raisonnement, une terminologie et, par l’étude des filiations, croire qu’on a saisit l’essentiel du processus de transposition comme appauvrissement ou travestissement de la science savante. Si l’on voulait au contraire étudier la transposition didactique d’autres savoirs, ou de " non savoirs ", il faudrait un défrichage conceptuel beaucoup plus exigeant, parce que la source même de la transposition ne se donnerait pas à voir de façon aussi construite et identifiable.

Par ailleurs, on peut soupçonner cette approche de conforter les hiérarchies en place, le savoir savant valant mieux que les autres, les savoirs étant supérieurs aux savoir-faire, aux savoir-être et aux autres dispositions qu’on acquiert à l’école.

Enfin, cette conception de la transposition didactique est celle qui heurte le moins les intérêts acquis des formateurs et des enseignants. Elle ne met pas en cause le découpage disciplinaire, elle permet de rester dans le monde des idées et des connaissances sans aller voir de plus près les pratiques sociales et l’usage des savoirs dans la société.

Ici encore, ces rétrécissements ne sont pas définitifs et rien n’empêche les chercheurs d’élargir la problématique. Mais on sent bien que leur public résiste et que le schème savoir savant/savoir enseigné a acquis une prégnance qui rend tout autre discours un peu étrange, voire carrément hétérodoxe par rapport aux notions qui ont été comprises et assimilées par le plus grand nombre. Lorsque je dis que la transposition didactique peut s’opérer à partir de toutes sortes d’éléments de culture, on me répond parfois que j’ai mal lu Chevallard, que sorti du savoir savant on ne peut plus parler de transposition didactique. Ce qui illustre bien une forme de sacralisation des mots et des concepts, qui les fige.

3. Le risque de sous-estimer la part de l’école

Le modèle de transposition à partir des savoirs savants suggère que la source de la culture enseignée à l’école se situe hors de l’école, encore qu’on puisse évidemment se demander si les universités, qui sont des lieux centraux de production et de mise en forme du savoir savant, sont bien à l’extérieur du système scolaire.

Ce n’est pas par hasard que les travaux les plus développés sur la transposition didactique sont partis de la mathématique et se sont étendus à d’autres sciences " dures ", biologie, physique, chimie par exemple. Là, il est relativement clair que le rôle de l’école n’est pas d’élaborer le savoir, mais qu’elle en hérite, dans une logique de vulgarisation.

Chevallard souligne maintes fois qu’à l’intérieur des mathématiques, l’école a créé des objets qui n’ont pas d’existence ou pas d’importance pour les mathématiciens et qui sont devenus des objets essentiels dans les programmes et l’enseignement de la mathématique dès l’école élémentaire. À l’intérieur du thème de la transposition didactique, il y avait donc dès les travaux de Chevallard place pour l’invention didactique. Mais c’était à l’intérieur d’une discipline.

Lorsqu’on s’intéresse à la géographie par exemple, on peut se demander si ce modèle convient et s’il ne faut pas au contraire parler de la géographie comme d’une invention purement scolaire, à des fins civiques et nationalistes plus que scientifiques, le savoir savant se constituant dans un second temps et la transposition didactique à partir du savoir géographique savant n’étant que la caution après coup d’une discipline qui s’est instituée selon une autre logique.

Pour l’enseignement de la langue maternelle, et notamment de la grammaire, je vous renvoie aux travaux d’André Chervel (1988), qui montre bien que la grammaire scolaire n’est en aucun cas la transposition de la linguistique savante, mais une invention purement interne à l’école, fondamentalement orientée vers l’acquisition de l’orthographe. Orthographe qui n’est pas non plus la transposition d’un savoir savant, mais la codification d’une orthographe orthodoxe et l’ensemble des exercices qui en permettent l’appropriation laborieuse pendant la scolarité obligatoire.

Appliquer le modèle de la transposition didactique à l’ensemble des programmes scolaires, c’est leur donner à tous le statut d’une traduction plus ou moins fidèle, plus ou moins à jour, de savoirs ou d’éléments de culture préexistants dans la société hors de l’école. Or l’autonomie relative du système d’enseignement, c’est aussi sa capacité de créer de la culture, non seulement à l’intérieur de disciplines académiques constituées, mais en inventant de toutes pièces des disciplines ou des branches scolaires qui n’ont pas d’équivalent hors de l’école.

Pour comprendre ces phénomènes, la notion même de transposition est inadéquate. Il ne suffit pas de la nuancer, de faire la part de l’invention didactique. Il faut se passer du mot, parce qu’il véhicule irrésistiblement l’idée d’une source externe.

* * *

Ces quelques idées mériteraient d’être approfondies. Je voulais surtout ouvrir un débat moins abstrait, à propos du thème de la transposition didactique, en montrant que les apports respectifs de la formation des enseignants et de la recherche en éducation ne sont pas toujours positifs, que dans l’alliance de ces deux mondes il y a aussi en germe des tendances à l’enfermement et à la pensée schématique.


Références

Audigier, F. (1990) Savoirs enseignés - savoir savants, Paris, INRP.

Bourdieu, P. (1972) Esquisse d’une théorie de la pratique, Genève, Droz.

Bourdieu, P. (1980) Le sens pratique, Paris, Ed. de Minuit.

Bourdieu, P. & Gros, F. (1989) Principes pour une réflexion sur les contenus de l’enseignement, Le Monde de l’Education, n° 159, avril, pp. 15-18.

Chervel, A. (1977) … et il fallut apprendre à lire à tous les petits Français, Paris, Payot.

Chervel, A. (1988) L’histoire des disciplines scolaires. Réflexions sur un domaine de recherche, Histoire de l’éducation, n° 38, pp. 59-119.

Chevallard, Y. (1985) La transposition didactique. Du savoir savant au savoir enseigné, Grenoble, La Pensée Sauvage.

Cifali, M. (1991) Caractéristiques du métier d’enseignant et compétences : enjeux actuels, Genève, Faculté de psychologie et des sciences de l’éducation.

Cifali, M. (1991) Modèle clinique de formation professionnelle, apports des sciences humaines, théorisation d’une pratique, Genève, Faculté de psychologie et des sciences de l’éducation.

Gather Thurler, M. & & Perrenoud, Ph. (1990) L’école apprend si elle s’en donne le droit, s’en croit capable et s’organise dans ce sens !, in Société Suisse de Recherche en Education (SSRE), L’institution scolaire est-elle capable d’apprendre ?, Lucerne, Zentralschweizerischer Beratungsdienst für Schulfragen, pp. 75-92.

Huberman, M. & Gather Thurler, M. (1991) Diffuser les savoirs. Éléments de base et modes d’emploi pour chercheurs et praticiens, Berne, Lang.

Huberman, M. & Perrenoud, Ph. (1987) Restructuration de la formation des enseignants primaires. Sept principes de base, Genève, Faculté de psychologie et des sciences de l’éducation.

Hugon, M.A. & Seibel, C. (dir.), Recherches impliquées. Recherches -actions. Le cas de l’éducation, Bruxelles, De Boeck, 1988.

Perrenoud, Ph. (1983) La pratique pédagogique entre l’improvisation réglée et le bricolage, Éducation et Recherche, n° 2, pp. 198-212 (repris dans Perrenoud, Ph., La formation des enseignants entre théorie et pratique, Paris, L’Harmattan, 1994, chapitre I, pp. 21-41).

Perrenoud, Ph. (1984) La fabrication de l’excellence scolaire : du curriculum aux pratiques d’évaluation, Genève, Droz (2e éd. Augmentée 1995).

Perrenoud, Ph. (1986) Vers une lecture sociologique de la transposition didactique, Genève, Faculté de psychologie et des sciences de l’éducation.

Perrenoud, Ph. (1988) La pédagogie de maîtrise, une utopie rationaliste ?, in Huberman, M. (dir.) Assurer la réussite des apprentissages scolaires. Les propositions de la pédagogie de maîtrise, Paris, Delachaux et Niestlé, pp. 198-233 (repris dans Perrenoud, Ph. Enseigner : agir dans l’urgence, décider dans l’incertitude. Savoirs et compétences dans un métier complexe, Paris, ESF, 1996, chapitre 4, pp. 87-108).

Perrenoud, Ph. (1991) Le rôle d’une initiation à la recherche dans la formation de base des enseignants, in INRP, La place de la recherche dans la formation des enseignants, Paris, INRP, pp. 91-121.

Perrenoud, Ph. (1993) Formation initiale des maîtres et professionnalisation du métier, Revue des sciences de l’éducation (Montréal), vol. XIX, n° 1, pp. 59-76 (repris dans Perrenoud, Ph., La formation des enseignants entre théorie et pratique, Paris, L’Harmattan, 1994, chapitre VIII, pp. 175-196).

Perret, J.F. & Perrenoud, Ph., éd. (1990) Qui définit le curriculum pour qui ? Autour de la reformulation des programmes de l’école primaire en Suisse romande, Cousset (Fribourg), Delval.

Schubauer-Leoni, M.L. (1988) Maître-élève-savoir : analyse psychosociale du jeu et des enjeux de la relation didactique, Genève, Faculté de psychologie et des sciences de l’éducation (thèse).

Verret, M. (1975) Le temps des études, Paris, Honoré Champion.

Sommaire


Source originale :

http://www.unige.ch/fapse/SSE/teachers/perrenoud/php_main/php_1992/1992_02.html

Téléchargement d'une version Word au format RTF :

http://www.unige.ch/fapse/SSE/teachers/perrenoud/php_main/php_1992/1992_02.rtf

© Philippe Perrenoud, Université de Genève.

Aucune reprise de ce document sur un site WEB ou dans une publication imprimée ne peut se faire sans l’accord écrit de l'auteur et d’un éventuel éditeur. Toute reprise doit mentionner la source originale et conserver l’intégralité du texte, notamment les références bibliographiques.

Début 

Autres textes :

http://www.unige.ch/fapse/SSE/teachers/perrenoud/php_main/textes.html

Page d'accueil de Philippe Perrenoud :

http://www.unige.ch/fapse/SSE/teachers/perrenoud/

Laboratoire de recherche Innovation-Formation-Éducation - LIFE :

http://www.unige.ch/fapse/SSE/groups/life