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In European Journal of Teacher Education, 1992, Vol. 15, n° 1/2, pp. 96-106.

 

 

 

 

La recherche en éducation et
la formation des enseignants :
le cas de Genève, en Suisse
*

Philippe Perrenoud

Faculté de psychologie et des sciences de l’éducation
Université de Genève
1992

Sommaire

A. Recherche et formation initiale des enseignants

B. Recherche et formation continue des enseignants

C. Instances et partenaires dans la promotion de la recherche en éducation

D. Recherche en éducation, sa dissémination et son impact sur la politique et la pratique

E. Priorités et nouvelles tendances dans la recherche en éducation

F. La recherche et le statut des enseignants et des formateurs de formateurs

Pour conclure

Références


En Suisse, l’éducation relève des cantons ou demi-cantons. Il y a donc vingt-six systèmes éducatifs, chacun formant les maîtres à sa manière. Pour les maîtres de l’enseignement secondaire postobligatoire, le schéma est assez constant : études universitaires jusqu’à la licence, suivies d’une formation pédagogique en un ou deux ans, en général en emploi, qui se compose d’ordinaire de cours de didactique d’une part, de cours de psychopédagogie, psychologie et sciences sociales d’autre part. Pour l’enseignement secondaire obligatoire, le même schéma est valable dans les cantons romands (parfois une demi licence suffit). Du côté alémanique, certaines universités offrent des cursus spécialisés de formation des maîtres secondaires, à la fois académique et didactique. Les maîtres des écoles professionnelles sont formés par un institut fédéral implanté dans les trois régions linguistiques du pays.

Pour l’enseignement primaire, la plupart des cantons forment encore les maîtres dans les écoles normales, où l’on entre à l’issue de la scolarité obligatoire et qui assurent à la fois une formation de culture générale et une préparation pédagogique. Dans certains cas, le diplôme obtenu est reconnu équivalent au baccalauréat et donne accès à l’université, dans d’autres cas, c’est un diplôme professionnel. Dans d’autres cantons, les maîtres primaires en formation sont recrutés après la maturité (titre national certifiant une formation de culture générale, obtenu en trois ou quatre ans de scolarité postobligatoire ; ce titre, équivalent du baccalauréat français, ouvre la porte des universités). Les futurs maîtres primaires suivent alors une formation professionnelle (pédagogique et didactique) en deux ou trois ans, avec certains compléments de culture générale dans quelques domaines particulièrement pertinents pour l’enseignement primaire, comme la musique, l’histoire ou les langues nationales, le dessin ou l’éducation physique.

Tous les cantons ne disposent pas d’une université et, dans les cantons universitaires, l’importance des sciences de l’éducation est très variable. Même lorsqu’il existe une université, elle ne contribue pas nécessairement à la formation initiale ou continue des enseignants. Il y a de grandes différences également en ce qui concerne la recherche en éducation à l’intérieur des départements de l’instruction publique (équivalents des ministères nationaux de l’éducation). Dans certains cantons, il n’y a ni université, ni centre de recherche pédagogique, alors que d’autres cantons ont plusieurs services ou dispositifs de recherche, qui collaborent éventuellement avec l’université.

Une étude de la Suisse entière ressemblerait donc largement à la réunion de vingt-six études de cas, une par canton ou demi-canton, avec quelques comparaisons. Ce travail n’est pas dans nos moyens. C’est pourquoi il a paru plus intéressant de ne parler ici que du canton de Genève. Non parce qu’il est représentatif. Il est au contraire parfaitement déviant par rapport à la moyenne helvétique. Mais peut-être parce qu’il représente, par sa singularité, un exemple intéressant de collaboration entre l’université, les centres de recherche et les centres de formation.

Le canton de Genève est une collectivité de 380’000 habitants, essentiellement urbaine, avec 1.3 % de la population active dans le secteur agricole et un secteur tertiaire très développé, hautement qualifié et fort diversifié : banques, assurances, recherche, entreprises multinationales, organisations internationales, santé, travail social, enseignement, culture. Il n’est pas étonnant, dans ces conditions, que les taux de scolarisation après quinze ans soient très élevés et que 10 % seulement des jeunes entrent dans la vie active sans diplôme postobligatoire. Le système éducatif public accueille 90 % des 60’000 jeunes scolarisés. La scolarité obligatoire compte neuf années, dont six d’école primaire (tronc commun) et trois de Cycle d’Orientation (école moyenne intégrée différenciée). Ensuite s’ouvrent diverses voies de formation postobligatoire. Deux jeunes sur cinq s’engagent alors dans un apprentissage professionnel en emploi, un tiers se dirigent vers une formation gymnasiale conduisant en quatre à la maturité ou un titre équivalent. Les autres suivent des voies intermédiaires. Orientation continue, démocratisation et différenciation de l’enseignement sont à l’ordre du jour depuis le début des années 1960.

Sur chacun des points suggérés dans les documents préparatoires de la rencontre, je tenterai d’esquisser un état de situation, puis de dire, dans un encadré, quels sont, à mon sens, les enjeux actuels dans ce domaine.


A. Recherche et formation initiale des enseignants

La formation des professeurs de l’enseignement secondaire obligatoire ou postobligatoire suppose une licence universitaire dans une faculté de lettres, de sciences ou de sciences sociales (sans composante didactique), suivie de deux ans d’études pédagogiques en emploi, avec formation didactique dans une deux disciplines et formation en sciences humaines (pédagogie, psychologie, sociologie).

La formation initiale des enseignants primaires est plus originale, puisque dès les années 1930, sous l’impulsion de Robert Dottrens, c’est une formation de niveau " bac plus trois ". Au sortir de la maturité, les étudiants suivent un parcours essentiellement professionnel de trois ans, dont un an d’université. Ce parcours est encadré par deux institutions : d’une part les " Études pédagogiques ", un centre de formation rattaché à l’enseignement primaire, qui accueille les futurs maîtres durant leur première et leur troisième année de formation initiale ; d’autre part la Section des sciences de l’éducation de la Faculté de psychologie et des sciences de l’éducation de l’Université de Genève, qui accueille les mêmes étudiants lors de leur deuxième année de formation.

Cette collaboration, qui était à l’avant-garde il y a soixante ans, reste une formule intéressante et atypique pour la Suisse. Cependant, les États-Unis, le Canada et plusieurs pays européens sont allés depuis nettement plus loin dans le sens d’une participation de l’université à la formation des professeurs de l’enseignement primaire, parfois jusqu’à une filière de formation entièrement universitaire. Depuis 1986, Genève envisage une restructuration de la formation initiale dans ce sens. On s’interroge actuellement sur la forme à donner à un institut de formation des maîtres capable de proposer un parcours de formation de trois ou quatre ans inspiré des principes suivants :

  1. privilégier une formation de type clinique, autrement dit fondée sur l’articulation entre pratique ET réflexion sur la pratique.
  2. permettre aux enseignants en formation d’acquérir des bases théoriques solides, conçues non comme des savoirs abstraits ou des modèles prescriptifs, mais comme des ressources et des " grilles de lecture " de l’expérience sur le terrain ;
  3. faire en sorte que la mise en responsabilité soit progressive, que l’autonomie se construise à travers expériences et stages gradués ;
  4. former des professionnels disposant d’une gamme étendue de méthodes et de modes d’animation de la classe ;
  5. favoriser une approche intégrée de la didactique, articulant maîtrise des contenus, méthodologie et formation pédagogique ;
  6. veiller à ce que les modalités de formation des maîtres soient cohérentes avec les orientations pédagogiques qu’on leur propose.
  7. prendre en compte toutes les composantes du métier : travail en classe, collaboration avec des adultes, aspects sociaux, relationnels, culturels, institutionnels de la profession aussi bien qu’aspects didactiques au sens large (d’après Huberman & Perrenoud, 1987, p. 2).

Dans cette perspective, les relations entre la recherche en éducation et la formation des maîtres sont encore plus cruciales. Non seulement dans le sens d’une diffusion des connaissances, mais d’une implication Une fraction croissante des formateurs d’enseignants primaires ont une licence ou un doctorat en sciences humaines et ont donc reçu eux-mêmes une certaine initiation à la recherche, notamment à la recherche en didactique (en mathématiques, en français langue maternelle ou en sciences), ou encore à la recherche sur les processus d’apprentissage, les pratiques pédagogiques, l’évaluation, les relations famille-école, l’échec scolaire ou les phénomènes interculturels.

Pendant l’année qu’ils passent à l’université, les maîtres primaires en formation initiale sont évidemment confrontés au résultat de la recherche en sciences de l’éducation tels qu’ils sont présentés dans les cours et séminaires de premier cycle. En outre, tous suivent pendant cette année un séminaire de recherche qui leur est spécialement destiné. Il s’agit d’une recherche conduite encadrée en groupe restreint par un ou plusieurs assistants, supervisée par un professeur ; elle doit à la fois permettre d’approfondir certains thèmes théoriques et initier à la recherche en éducation. L’université organise également une activité appelée Le journal, qui conduit les étudiants à rendre compte de leurs expériences de remplacements et de stages et à les théoriser sous la forme d’une recherche personnelle.

Une partie des maîtres en formation ont l’occasion de faire des stages dans des classes actives, des écoles expérimentales ou des équipes pédagogiques collaborant avec des chercheurs. Mais ce n’est pas une règle générale.

Peut-être importe-t-il de dire que l’Université conçoit de plus en plus clairement son rôle dans ce domaine comme une contribution des sciences de l’éducation et des sciences humaines en général à la formation professionnelle des enseignants. Certes, leur passage à l’université équivaut presque à un premier cycle de sciences de l’éducation et leur donne la possibilité de poursuivre ou de reprendre leurs études jusqu’à la licence. Mais la priorité ne consiste donc pas à en faire des chercheurs, ni à les initier d’abord à la méthodologie de recherche. C’est plutôt de les préparer à une pratique réfléchie, à une conduite de résolution de problèmes et d’analyse de l’expérience, à une alternance théorie - pratique tout au long de leur carrière. Il apparaît de moins en moins suffisant d’informer les enseignants des résultats de la recherche. L’important est de les introduire à une démarche active leur permettant de s’approprier les acquis des sciences humaines mais surtout de réfléchir par eux-mêmes, dans le cadre d’équipes pédagogiques, d’établissements ou de réseaux d’échanges.

On peut considérer cette orientation comme un résultante directe d’une vingtaine d’années de recherche sur le cycle de vie des enseignants, la professionnalisation du métier, la diffusion des résultats de la recherche, la formation initiale et continue, l’innovation, le fonctionnement des établissements, le rôle des cadre, les pratiques pédagogiques, la gestion de classe, la différenciation de l’enseignement, l’évaluation formative, la relation pédagogique. D’une certaine façon, la formation initiale des enseignants, du moins du côté de l’université, est à la fois un terrain d’observation et un champ qui se transforme en fonction des acquis de la recherche en éducation.

L’enjeu actuel n’est pas d’abord de mieux diffuser la recherche, mais de construire sur la base des acquis des sciences de l’éducation, un cursus de formation préparant à une pratique réfléchie et à une recherche personnelle tout au long du cycle de vie professionnel.


B. Recherche et formation continue des enseignants

Au cours des vingt dernières années, plusieurs centaines d’enseignants primaires genevois ont poursuivi leurs études universitaires jusqu’au niveau de la licence en sciences de l’éducation. Comme ce titre n’est pas indispensable pour enseigner et ne conduit pas, la plupart du temps, à une promotion professionnelle (quand bien même il devient presque nécessaire pour accéder aux fonctions de formateur d’enseignants ou de cadre), on peut considérer qu’il s’agit de formation continue. Tous les enseignants qui viennent ou reviennent en sciences de l’éducation pour y faire une licence reçoivent une formation minimale à la recherche, notamment en présentant un mémoire de licence et une recherche personnelle.

Pour les enseignants secondaires, c’est plus rare, puisqu’une licence en sciences de l’éducation serait pour eux une seconde licence. Cependant, un certain nombre d’entre eux s’engagent dans cette voie, notamment pour devenir formateurs d’enseignants ; d’autres s’inscrivent dans des certificats spécifiques ou suivent une partie de leur formation continue à l’université.

Une loi récente a institué une formation continue professionnelle relativement substantielle pour tous les enseignants de l’école publique. Il s’agit d’une formation intégrée à l’emploi, de l’ordre de neuf demi-journées par année. C’est une formation " à la carte ". Dans l’enseignement primaire, les maîtres choisissent à l’intérieur d’un assez vaste catalogue d’offres émanant principalement des services de didactique (évaluation, informatique, français, environnement, allemand, appui, élèves non francophones, etc.). L’université participe à cette formation continue non certifiée, soit en offrant directement des cours et des séminaires, soit en collaborant avec ces services ou en formant les formateurs. Ajoutons que la Faculté de psychologie et des sciences de l’éducation et dans une certaine mesure les centres de recherche genevois contribuent à la formation et à l’information continue des maîtres des autres cantons romands, qui ne disposent pas tous d’une université ou de centres de recherche aussi importants.

Une partie de la formation continue tend à prendre la forme de projets d’établissements et d’équipes pédagogiques, à la faveur desquels d’autres formes de collaboration peuvent se développer entre la pratique et la recherche en éducation, sous la forme de recherches-développements, recherches impliquées, recherches-actions. Dans ce domaine, les centres, services et dispositifs de recherche (pédagogique et sociologique) du Département de l’instruction publique jouent un rôle important puisqu’ils sont, davantage que l’université, insérés dans l’administration scolaire et en situation d’établir des contrats de collaboration de longue durée avec certaines écoles ou groupes d’enseignants. De telles activités ne relèvent pas formellement de la formation continue, mais les nombreuses expériences pédagogiques, recherches-actions et recherches-développements menées dans tous les ordres d’enseignement touchent un nombre important d’enseignants en fonction et ont indéniablement d’importants effets de formation des enseignants qui s’y engagent.

Les attitudes face à la recherche, face à l’université, face aux centres de recherche, sont évidemment fort diverses au sein du corps enseignant et une partie des maîtres sont, comme ailleurs, fort sceptiques sur l’importance de la théorie ou l’apport des chercheurs à la pratique. Cependant, cette attitude est loin d’être majoritaire et les chercheurs en quête d’un terrain d’observation ou d’expérimentation trouvent assez facilement des collaborations dans le corps enseignant. À l’inverse, les équipes pédagogiques et les écoles qui souhaitent collaborer avec des chercheurs ou des formateurs universitaires n’ont en général guère de peine à trouver des interlocuteurs. On peut donc dire que la collaboration entre la recherche et la pratique pédagogique est en train d’entrer dans les moeurs. D’abord, sans doute, parce que beaucoup d’enseignants ont eu, au cours de leur formation initiale ou à travers leur formation continue ou diverses expériences pédagogiques, l’occasion d’entrer en contact avec le monde de la recherche et de collaborer concrètement avec des chercheurs, ce qui défait les préjugés les plus courants. Il y a une seconde raison, moins évidente : la plupart des chercheurs en éducation et des formateurs universitaires ont pris depuis fort longtemps le parti d’être présents dans les classes, les établissements, les lieux de formation continue et de collaborer activement avec le système scolaire à tous les niveaux, y compris les associations de parents, les associations professionnelles, les cadres. Les chercheurs en éducation considèrent que le travail sur le terrain et la collaboration avec les enseignants ne les détournent nullement de la recherche fondamentale, au contraire. Alors que dans d’autres pays, l’université regarde avec un certain mépris les praticiens se débattre avec les problèmes complexes de l’école d’aujourd’hui, et gardent leurs distances, les chercheurs genevois ont pris une attitude exactement inverse, qui a des conséquences très bénéfiques tant pour la recherche que pour la pratique pédagogique. Ces positions sont renforcées par l’ouverture des autorités scolaires à la recherche. Dans l’enseignement primaire, l’association professionnelle des enseignants manifeste également une attitude favorable à la recherche en éducation et à la participation de l’université et des centres de recherche non seulement à la formation des maîtres, mais à l’élaboration des politiques de l’éducation, à la conception des réformes et à leur suivi. Dans l’enseignement secondaire, l’attitude semble plus réservée.

Parmi leurs collaborateurs, la Faculté des sciences de l’éducation et les services de recherche comptent des maîtres déchargés de leur classe pour quelques années, et qui font fonction d’assistants ou d’enseignants-chercheurs. Ils font partie de ce que l’on nommera, avec Chevallard, la noosphère, c’est-à-dire la sphère des gens qui pensent les pratiques pédagogiques, sphère assez substantielle à Genève puisqu’aux chercheurs proprement dit s’ajoutent de nombreux formateurs et spécialistes de didactique, de moyens d’enseignement et de technologies éducatives.

L’enjeu actuel de la formation continue est de participer au processus de professionnalisation du métier d’enseignant et de multiplication des projets d’établissement et des dynamiques de changement. L’offre de formation compte moins que ses modalités d’élaboration et de négociation, et son inscription dans un processus de développement professionnel plus large.


C. Instances et partenaires dans la promotion
de la recherche en éducation

La recherche en éducation se déroule d’une part dans le cadre universitaire de la Faculté de psychologie et des sciences de l’éducation, d’autre part dans quatre centres ou dispositifs de recherche rattachés au Département de l’instruction publique (ministère de l’éducation). Ces centres n’ont pas exactement le même statut :

Il faut faire la part de la recherche menée dans les services de didactique, notamment dans l’enseignement primaire autour de thèmes comme le français, l’évaluation, l’informatique ou l’environnement.

Il y a entre les quatre structures de recherche du Département de l’instruction publique et la Faculté de psychologie et des sciences de l’éducation, des liens multiples, qui vont de recherches conjointes à l’organisation commune de manifestations ou de publications scientifiques en passant par des échanges de collaborateurs. Contrairement à ce qui se passe ailleurs, il n’y a pas un clivage net entre une recherche fondamentale qui serait conduite à l’Université et une recherche appliquée qui serait conduite dans les centres ou dispositifs de recherche insérés dans l’administration scolaire. Au contraire, la Faculté de psychologie et des sciences de l’éducation s’est depuis longtemps impliquée dans des innovations pédagogiques et des recherches appliquées dans le cadre du système scolaire. À l’inverse, plusieurs des services de recherche sont très actifs dans les réseaux scientifiques nationaux et internationaux, et conduisent des recherches à long terme, dont certaines peuvent être qualifiées de fondamentales, sur l’échec scolaire, l’apprentissage de la lecture, l’orientation scolaire, etc.

Dans le cadre de la coordination scolaire romande, ces centres collaborent avec l’Institut romand de recherches et de documentation pédagogique et d’autres centres cantonaux. Il existe également, en sciences de l’éducation, certaines collaborations entre les universités romandes, mais elles pourraient être considérablement développées.

Les centres et dispositifs de recherche sont implantés depuis dix à trente ans dans le système et ont acquis suffisamment de crédit pour collaborer de façon ouverte et indépendante avec l’administration scolaire. Il devient rare que des mandats de recherche soient imposés d’en haut. La plupart du temps, il y a concertation, négociation à partir d’un problème, voire anticipation et prise d’initiative par les services de recherche.

Dans de nombreux domaines, les centres de recherche et l’Université travaillent avec des enseignants détachés de leur classe ou déchargés d’une partie de leur enseignement (dans le secondaire), dans le cadre d’innovations, de recherches-actions, mais aussi parfois d’enquêtes.

La Faculté de psychologie et des sciences de l’éducation est co-responsable de la " Maison des petits ", une école où Piaget a conduit de nombreuses observations, et qui demeure un lieu d’expérience et de recherche particulièrement sur l’apprentissage de la lecture et la différenciation de l’enseignement aujourd’hui.

Même la recherche appliquée n’est pas, en règle générale, d’abord axée vers le très court terme. Une partie des travaux s’inscrivent dans des centres d’intérêts permanents, avec une certaine spécialisation des chercheurs et des temps forts (projets, travaux de terrain) et des temps plus faibles (mise à jour de la documentation, maintien du réseau de relations scientifiques et avec les praticiens).

Les travaux des centres et du dispositif de recherche du Département sont en majeure partie financés par le budget de l’État de Genève, auquel s’ajoutent un certain nombre de subventions du Fonds national suisse de la recherche scientifique ou d’autres fondations. À l’Université, le financement est assuré par les mêmes subsides, par des contrats et par le budget de fonctionnement de la faculté qui, cependant, n’a pas un grand nombre de collaborateurs engagés à plein temps dans la recherche scientifique.

L’enjeu actuel n’est pas d’obtenir par tous les moyens davantage de postes et de ressources pour la recherche, mais de consolider les lieux et les processus de concertation entre praticiens, décideurs et chercheurs, non seulement sur les recherches à mener, mais sur les problèmes à poser et résoudre.


D. Recherche en éducation, sa dissémination
et son impact sur la politique et la pratique

Il a existé pendant longtemps une commission de la recherche regroupant les directions des centres et dispositifs de recherche et les directions des ordres d’enseignement, l’Université étant également représentée. Aujourd’hui, cette commission n’est plus très active. Néanmoins, il existe à l’intérieur du Département de l’instruction publique plusieurs instances de coordination de la recherche en éducation dans tel ou tel domaine.

La diffusion des résultats de recherche se fait à travers des documents, cahiers et ouvrages assez largement diffusés à l’intérieur du système éducatif, chaque centre et la Faculté de psychologie et des sciences de l’éducation ayant par exemple une série de Cahiers largement mis à la disposition des cadres du système éducatif et des enseignants.

La diffusion se fait également à travers l’enseignement (formation initiale et formation continue), et une série d’interventions dans les établissements ou de collaboration à des projets de réforme.

À plusieurs moments de l’histoire du système éducatif, d’importantes décisions ont été prises, du moins en partie, sur la base de travaux de recherche ; on se trouve donc très loin du divorce qu’on observe dans certains systèmes entre la recherche en éducation et la décision politique. Cela ne veut pas dire que toutes les recherches sont suivies d’effets et que les décideurs tiennent systématiquement compte des travaux des chercheurs. Cependant, globalement, l’information circule et les interactions sont relativement denses entre les chercheurs et une partie du système éducatif, à différents niveaux. Sans doute les chercheurs souhaiteraient-ils être encore mieux entendus mais, malgré l’expérience de la collaboration, il faut reconnaître qu’ils ne sont pas toujours en mesure d’apporter des éléments de décision à temps ou en tenant compte de toutes les contraintes des acteurs. Par ailleurs, en contrepartie de leur assez large autonomie d’investigation et de publication, il est normal que l’administration scolaire et les associations professionnelles ne se sentent pas liées par les observations et propositions des chercheurs. C’est à cette condition qu’un véritable dialogue s’instaure, sans dépendance ni technocratie.

La relative petitesse du système et l’importance du réseau d’interconnaissance réduit probablement le besoin de répertoires et de fichiers exhaustifs. C’est peut-être regrettable.

L’enjeu actuel est de diffuser mieux, de ne pas se contenter des publications et manifestations scientifiques classiques, mais de multiplier les formes et les occasions de communication, de renforcer les réseaux existants et d’y impliquer encore plus les chercheurs, dans le cadre de la formation, des processus de décision, des associations professionnelles.


E. Priorités et nouvelles tendances dans
la recherche en éducation

Il n’y a pas, dans la recherche en éducation à Genève, de fermeture méthodologique. Les travaux sont parfois qualitatifs, parfois quantitatifs, parfois avec une forte implication dans le terrain (recherche-action), parfois très distants. Les diverses disciplines (psychologie, linguistique, pédagogie, sociologie, anthropologie, économie) sont représentées et le travail interdisciplinaire, sans être systématique, est relativement courant. La sociologie de l’éducation, du fait des travaux du professeur Girod au Département de sociologie, puis de la création d’une service de la recherche sociologique et de la présence de plusieurs sociologues à la Faculté de psychologie et des sciences de l’éducation, est certainement plus largement représentée que dans d’autres systèmes comparables. Dans beaucoup de domaines importants (échec scolaire et inégalité devant l’école, relations interculturelles, relations famille-école, intégration des enfants migrants, réformes scolaires, mais aussi didactique, évaluation, scolarisation de l’informatique), les contributions proviennent systématiquement de divers horizons disciplinaires, tant la psychologie et la pédagogie que les sciences sociales.

Dans le domaine des didactiques disciplinaires, en particulier en français, mathématique, sciences et environnement, de nombreux travaux de pointe sont menés à la Faculté de psychologie et des sciences de l’éducation ou dans les centres de recherche du Département de l’instruction publique.

Sans être d’abord orientée par les demandes des formateurs ou des institutions de formation, une bonne partie de la recherche en éducation menée à Genève est donc directement utilisable en formation initiale et continue des maîtres, parce que beaucoup de travaux portent sur la didactique, la relation pédagogique, la collaboration famille-école, les pratiques d’enseignement, le curriculum, les mécanismes de discrimination et de sélection au niveau de la salle de classe, le fonctionnement des établissements, les processus d’innovation. Tous ces travaux constituent des bases pour de nombreuses actions de formation, dans le cadre desquels les publications des chercheurs sont utilisées.

L’enjeu actuel est de reconstruire l’unité des savoirs dans une perspective systémique et interdisciplinaire, et d’articuler mieux savoirs savants et savoirs d’expérience.


F. La recherche et le statut des enseignants et
des formateurs de formateurs

Les formateurs d’enseignants, en dehors de l’Université, ne sont pas généralement des chercheurs, mais ils ont assez souvent participé à des recherches en collaboration avec l’université ou les services de recherche du Département de l’instruction publique.

Ces collaborations peuvent jouer un rôle dans la carrière des formateurs d’enseignants, mais rien n’est codifié dans ce sens.

Du côté de l’Université, qui participe directement à la formation initiale des enseignants primaires et à la formation continue des enseignants des divers degrés, plusieurs travaux de recherche portent sur le processus de formation lui-même, et notamment les problèmes d’alternance, d’articulation théorie-pratique, de démarche clinique de formation qui sont au centre de la réflexion d’aujourd’hui à la Faculté de psychologie et des sciences de l’éducation. Cette dernière comporte par ailleurs une subdivision d’éducation des adultes qui conduit des travaux plus généraux sur la formation d’adultes, enseignants ou non.

Dans la mesure où la formation des maîtres est en pleine restructuration, et la formation des formateurs en voie de s’organiser et de se codifier, il est probable que les rapports entre la formation et la recherche vont devenir plus clairs. Aujourd’hui, ils sont pas fréquents, mais dépendent beaucoup des choix personnels, qui vont d’une complète méconnaissance mutuelle à la collaboration intensive…

L’enjeu actuel est de clarifier et de renforcer les relations entre le monde de la recherche en éducation et formateurs non universitaires, à la fois quant à leur propre formation et pratique dans se domaine et quant à l’usage des résultats et méthodes de recherche dans la formation initiale ou continue des enseignants.


Pour conclure

La situation de Genève est certainement privilégiée en raison de la structure sociale, de la politique de l’éducation, de la concentration de ressources, de la tradition de la cité dans le domaine des sciences de l’éducation. C’est loin d’être un modèle, et sur de nombreux points l’état des choses n’est ni tout à fait clair, ni vraiment satisfaisant. Du moins ne part-on pas de rien !


Références

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