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La crise, mode demploi
Philippe Perrenoud
Faculté de psychologie et des sciences de
léducation
Université de Genève
1992
Une crise budgétaire, cest dabord une menace pour le système éducatif quelle affecte. Un rêveur humaniste voudrait croire quelle stimule limagination, la lucidité critique et la coopération dans la recherche de solutions permettant de préserver lessentiel avec moins de moyens. Il se dirait quune crise, cest loccasion ou jamais de faire le point, de redéfinir les finalités, daccélérer les changements nécessaires, de se " désengluer " de fausses querelles, de faire progresser léducation.
Si le rêveur humaniste est aussi un sociologue réaliste, il sera fort divisé : comment ne pas voir aussi que la crise, souvent, encourage la pensée magique, nourrit la mauvaise foi, accroît les conflits, autorise toutes sortes de règlements de comptes, enferme dans une logique rigide et égoïste, stimule la quête dun bouc émissaire, affaiblit les solidarités, marginalise plus encore les déshérités ?
Pour que le pire ne soit pas le plus probable, mieux vaudrait que les acteurs se reprennent, cessent de dire nimporte quoi et voient un peu plus loin que le bout de leur nez. Est-ce possible ?
Un peu de décence ne saurait nuire
Dans létat actuel de la planète et de lEurope, la crise des systèmes les plus riches fonctionne comme un révélateur de lépaisseur de notre égoïsme et de notre bonne conscience. Pour sauvegarder le moindre droit acquis, la moindre ressource, une partie des nantis sont prêts à jouer aux damnés de la terre, à faire pleurer dans les chaumières sur leur condition désespérante. Lorsque Jeremy McDuck (alias Oncle Picsou), qui a tellement dargent quil ne sait pas le montant de sa fortune, geint lorsquon lui prend un dollar, le lecteur trouve quil exagère. Lorsque les enseignants défendent le moindre sou comme si lavenir de la culture et de léducation en dépendait, font-ils autre chose ?
Il serait temps douvrir les yeux et de mesurer nos privilèges. Certes, en passant de 18 à 20 élèves par classe (ou de 20 à 22), on rend certaines prises en charges individualisées plus difficiles. Cela nautorise ni la mémoire courte - il y a vingt ou trente ans, les effectifs quon trouve aujourdhui intolérables étaient à la pointe du progrès - ni la cécité : il y a dans le monde développé des systèmes où 40 élèves par classe apparaît raisonnable, sans parler des 60 à 100 quon confie à un enseignant dans les pays du Tiers Monde qui ont à peine les moyens de scolariser 10 % des classes dâge.
Quant à lemploi, à la progression des salaires, aux conditions de travail, qui ne voudrait les défendre ? Mais est-ce une raison de se fermer les yeux sur nos privilèges, en regard de la situation de la planète en 1992 ? Et même de lEurope et de la Suisse ?
Lunion sacrée
Comme toute bureaucratie qui se respecte, lécole met les mêmes ressources à la disposition de tous les enseignants ayant le même cahier des charges, et dote identiquement les établissements confrontés à des tâches semblables. Or on sait parfaitement que de ces ressources comparables, tous ne font pas le même usage. Il y a des maîtres qui font rejaillir sur leurs élèves tout allégement des effectifs, toute amélioration des conditions de travail. Et à lautre extrême, des maîtres qui enseignent à vingt élèves comme ils enseignaient ou enseigneraient à trente, de façon frontale et traditionnelle, et qui tirent de conditions plus favorables un bénéfice strictement personnel : moins de copies à corriger, moins de stress pour maintenir la discipline par exemple. Entre ces deux pôles, toutes sortes dattitudes intermédiaires.
Dire que les restrictions budgétaires menacent les pédagogies actives et différenciées, cest feindre de croire que ces pédagogies sont généralisées. La réalité est plus complexe : les enseignants et les établissements qui font le meilleur usage des ressources disponibles, et pour qui les restrictions représentent effectivement une régression, protègent les privilèges et le confort dune partie de leurs collègues moins engagés. Cela, tout le monde le sait, mais qui oserait le dire ?
Vive lopacité !
Le plus sûr moyen de protéger une pratique, une organisation, cest de navoir aucun moyen dévaluer son efficacité. Au nom de la lutte contre léchec scolaire et les inégalités, de louverture sur le monde, des droits de lhomme, du pluralisme et de la tolérance, de léducation au sens le plus large, on fait des choses très séduisantes. Mais pourquoi ne pas tenter dévaluer ces pratiques ? Le soutien pédagogique, les demi classes, léducation à la santé ou la sensibilisation à lenvironnement, fort bien. La générosité de lintention ne démontre pas à elle seule lefficacité des programmes et des pratiques.
Et surtout, toutes ces modernisations se présentent comme des ajouts. Faute doser mettre en question les pédagogies peu différenciées, on développe lappui. Comme sil était impossible de prendre en charge les élèves en difficulté lorsquon a une classe. Ce qui nempêche pas de dire quil faut maintenir des effectifs allégés pour soccuper des élèves qui ont de la peine. Ce quon ne veut pas mettre en question, cest lefficacité des façons les plus répandues denseigner et dévaluer. Le système éducatif coûte cher parce que les acteurs refusent de porter sur leurs pratiques un regard critique et délèguent à des structures nouvelles les problèmes non résolus, feignant de croire quen classe, on fait tout ce quon peut, quon atteint les limites de ce quon peut humainement demander.
Lemploi nest plus une réponse à des besoins vitaux
Dans une société riche, pour avoir sa part du revenu national, une part décente, il faut avoir une qualification et un emploi stable. Le problèmes des classes moyennes est donc de développer les besoins de sorte à justifier les revenus des uns et des autres. Lextension à linfini des services et de la prise en charge éducative, sociale, psychologique, sanitaire peut évidemment sembler la voie royale. On peut parfaitement imaginer une société qui, plutôt que dindemniser des chômeurs, partagerait le travail et développerait léducation, la santé publique, les services sociaux.
Pourquoi feindre constamment de répondre à des besoins fondamentaux ? Pourquoi ne pas admettre simplement quune des vertus du développement de lécole, cest de créer des emplois ? Si on expliquait tranquillement aux contribuables que leur seul véritable choix, dans le siècle qui vient, cest de créer des emplois, notamment dans le tertiaire et les collectivités publiques, ou de vivre avec 10 à 25 % de chômeurs qualifiés, ce serait peut-être plus crédible que dannoncer la fin du monde lorsquon ferme une école Sil faut injecter des ressources dans le tertiaire pour maintenir ou créer des emplois, mieux vaut le faire dans le secteur éducatif, où on ne stimule pas des consommations inutiles, où on prépare lavenir. Pour poser ouvertement ces problèmes, encore faudrait-il accepter de ne pas raisonner par tout ou rien, ne pas considérer que tout développement de léducation devient une nécessité vitale du seul fait quil a été envisagé. Il y a une certaine élasticité des besoins personnels et collectifs, le système ne seffondre pas à la moindre variation et on peut investir dans léducation de façon pragmatique plutôt que mystique
Sauve qui peut
Nous vivons dans une société où les groupes de pression défendent des intérêts sectoriels et où les magistrats qui tentent de parler vrai, de raisonner à léchelle de lensemble et de préparer lavenir sont vite remplacés par des politiciens plus " prudents ". La crise, cest alors la foire dempoigne, chacun sefforce de sauver ses billes, de préserver ses acquis sans se préoccuper du système et des effets pervers de ses stratégies. La crise accroît les inégalités et les disparités régionales.
Lorsquon veut tirer son épingle du jeu, tous les moyens sont bons. Dans tous les camps, on trouve raisonnable de mentir avec aplomb, de dramatiser ou de minimiser la crise avec opportunisme, de tenir un double langage, de rejeter toutes les responsabilités sur " lÉtat ", " les syndicats ", " la fonction publique ", " le secteur privé ", bref : " les autres ".
Il se peut que tout cela soit dans lordre des choses. La nature de lordre social est de nêtre maîtrisé par aucun acteur, sauf dans les systèmes totalitaires, qui finissent toujours par seffondrer. En ce sens, laffrontement des points de vue et des intérêts vaut mieux quune cohérence imposée à la faveur dun rapport de force. Reste à savoir si nos sociétés sont encore gouvernables, si la force des intérêts particuliers et des analyses à courte vue nest pas telle que nous sommes condamnés à faire de nos ressources, sans précédent dans lhistoire, un usage de plus en plus égoïste et dérisoire.
Une lueur despoir ?
Je ne vois pas par quel miracle on pourrait, face à la crise budgétaire, éviter totalement la mauvaise foi, le rejet de la " faute " sur lautre, la dramatisation abusive ou les assurances lénifiantes. Peut-être y a-t-il cependant dans notre système quelques esprits un peu moins échauffés, quelques acteurs qui pressentent que nul ne peut avoir raison tout seul, quelques courageux qui oseront dire tout haut ce que chacun sait, mais quon ne met jamais sur la table, ce qui empêche toute discussion sérieuse sur les coûts réels et lefficacité de lenseignement, quelques inconscients qui diront ce quils pensent et non ce que leur rôle institutionnel les oblige à dire. On peut toujours rêver
La crise fonctionne comme révélateur des rapports de travail et du fonctionnement des établissements : là où lautorité est négociée, les cartes mises sur la table, les gens respectés et écoutés, les décisions élaborées en commun, on peut gérer la crise presque aussi tranquillement que la croissance, en se parlant, en acceptant la complexité, en faisant de nécessité vertu, en reconnaissant ensemble, contre personne, quà certains égards, il était temps de remettre en question la fuite en avant vers " toujours plus ". Lorsque le climat de travail, la culture de létablissement, les procédures de concertation renforcent les peurs et les agressivités, la crise est un explosif. Chaque système scolaire, chaque établissement récolte aujourdhui ce quil a semé. Lorsque les conditions sont trop défavorables, on néchappera pas au conflit le plus aveugle. Lorsquon a créé patiemment des habitudes de dialogue et de travail en commun, la crise sera moins dure à vivre. Et ici encore, il serait injuste que ceux qui ont investi depuis des années dans la concertation soient emportés dans le torrent qui charrie la mauvaise foi et le dialogue de sourds
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