Source et copyright à la fin du texte
in Éducateur, n° 7, octobre 1992, pp. 18-19.

 

 

 

 

La crise, mode d’emploi

Philippe Perrenoud

Faculté de psychologie et des sciences de l’éducation
Université de Genève
1992

Une crise budgétaire, c’est d’abord une menace pour le système éducatif qu’elle affecte. Un rêveur humaniste voudrait croire qu’elle stimule l’imagination, la lucidité critique et la coopération dans la recherche de solutions permettant de préserver l’essentiel avec moins de moyens. Il se dirait qu’une crise, c’est l’occasion ou jamais de faire le point, de redéfinir les finalités, d’accélérer les changements nécessaires, de se " désengluer " de fausses querelles, de faire progresser l’éducation.

Si le rêveur humaniste est aussi un sociologue réaliste, il sera fort divisé : comment ne pas voir aussi que la crise, souvent, encourage la pensée magique, nourrit la mauvaise foi, accroît les conflits, autorise toutes sortes de règlements de comptes, enferme dans une logique rigide et égoïste, stimule la quête d’un bouc émissaire, affaiblit les solidarités, marginalise plus encore les déshérités ?

Pour que le pire ne soit pas le plus probable, mieux vaudrait que les acteurs se reprennent, cessent de dire n’importe quoi et voient un peu plus loin que le bout de leur nez. Est-ce possible ?

Un peu de décence ne saurait nuire

Dans l’état actuel de la planète et de l’Europe, la crise des systèmes les plus riches fonctionne comme un révélateur de l’épaisseur de notre égoïsme et de notre bonne conscience. Pour sauvegarder le moindre droit acquis, la moindre ressource, une partie des nantis sont prêts à jouer aux damnés de la terre, à faire pleurer dans les chaumières sur leur condition désespérante. Lorsque Jeremy McDuck (alias Oncle Picsou), qui a tellement d’argent qu’il ne sait pas le montant de sa fortune, geint lorsqu’on lui prend un dollar, le lecteur trouve qu’il exagère. Lorsque les enseignants défendent le moindre sou comme si l’avenir de la culture et de l’éducation en dépendait, font-ils autre chose ?

Il serait temps d’ouvrir les yeux et de mesurer nos privilèges. Certes, en passant de 18 à 20 élèves par classe (ou de 20 à 22), on rend certaines prises en charges individualisées plus difficiles. Cela n’autorise ni la mémoire courte - il y a vingt ou trente ans, les effectifs qu’on trouve aujourd’hui intolérables étaient à la pointe du progrès - ni la cécité : il y a dans le monde développé des systèmes où 40 élèves par classe apparaît raisonnable, sans parler des 60 à 100 qu’on confie à un enseignant dans les pays du Tiers Monde qui ont à peine les moyens de scolariser 10 % des classes d’âge.

Quant à l’emploi, à la progression des salaires, aux conditions de travail, qui ne voudrait les défendre ? Mais est-ce une raison de se fermer les yeux sur nos privilèges, en regard de la situation de la planète en 1992 ? Et même de l’Europe et de la Suisse ?

L’union sacrée

Comme toute bureaucratie qui se respecte, l’école met les mêmes ressources à la disposition de tous les enseignants ayant le même cahier des charges, et dote identiquement les établissements confrontés à des tâches semblables. Or on sait parfaitement que de ces ressources comparables, tous ne font pas le même usage. Il y a des maîtres qui font rejaillir sur leurs élèves tout allégement des effectifs, toute amélioration des conditions de travail. Et à l’autre extrême, des maîtres qui enseignent à vingt élèves comme ils enseignaient ou enseigneraient à trente, de façon frontale et traditionnelle, et qui tirent de conditions plus favorables un bénéfice strictement personnel : moins de copies à corriger, moins de stress pour maintenir la discipline par exemple. Entre ces deux pôles, toutes sortes d’attitudes intermédiaires.

Dire que les restrictions budgétaires menacent les pédagogies actives et différenciées, c’est feindre de croire que ces pédagogies sont généralisées. La réalité est plus complexe : les enseignants et les établissements qui font le meilleur usage des ressources disponibles, et pour qui les restrictions représentent effectivement une régression, protègent les privilèges et le confort d’une partie de leurs collègues moins engagés. Cela, tout le monde le sait, mais qui oserait le dire ?

Vive l’opacité !

Le plus sûr moyen de protéger une pratique, une organisation, c’est de n’avoir aucun moyen d’évaluer son efficacité. Au nom de la lutte contre l’échec scolaire et les inégalités, de l’ouverture sur le monde, des droits de l’homme, du pluralisme et de la tolérance, de l’éducation au sens le plus large, on fait des choses très séduisantes. Mais pourquoi ne pas tenter d’évaluer ces pratiques ? Le soutien pédagogique, les demi classes, l’éducation à la santé ou la sensibilisation à l’environnement, fort bien. La générosité de l’intention ne démontre pas à elle seule l’efficacité des programmes et des pratiques.

Et surtout, toutes ces modernisations se présentent comme des ajouts. Faute d’oser mettre en question les pédagogies peu différenciées, on développe l’appui. Comme s’il était impossible de prendre en charge les élèves en difficulté lorsqu’on a une classe. Ce qui n’empêche pas de dire qu’il faut maintenir des effectifs allégés pour s’occuper des élèves qui ont de la peine. Ce qu’on ne veut pas mettre en question, c’est l’efficacité des façons les plus répandues d’enseigner et d’évaluer. Le système éducatif coûte cher parce que les acteurs refusent de porter sur leurs pratiques un regard critique et délèguent à des structures nouvelles les problèmes non résolus, feignant de croire qu’en classe, on fait tout ce qu’on peut, qu’on atteint les limites de ce qu’on peut humainement demander.

L’emploi n’est plus une réponse à des besoins vitaux

Dans une société riche, pour avoir sa part du revenu national, une part décente, il faut avoir une qualification et un emploi stable. Le problèmes des classes moyennes est donc de développer les besoins de sorte à justifier les revenus des uns et des autres. L’extension à l’infini des services et de la prise en charge éducative, sociale, psychologique, sanitaire peut évidemment sembler la voie royale. On peut parfaitement imaginer une société qui, plutôt que d’indemniser des chômeurs, partagerait le travail et développerait l’éducation, la santé publique, les services sociaux.

Pourquoi feindre constamment de répondre à des besoins fondamentaux ? Pourquoi ne pas admettre simplement qu’une des vertus du développement de l’école, c’est de créer des emplois ? Si on expliquait tranquillement aux contribuables que leur seul véritable choix, dans le siècle qui vient, c’est de créer des emplois, notamment dans le tertiaire et les collectivités publiques, ou de vivre avec 10 à 25 % de chômeurs qualifiés, ce serait peut-être plus crédible que d’annoncer la fin du monde lorsqu’on ferme une école… S’il faut injecter des ressources dans le tertiaire pour maintenir ou créer des emplois, mieux vaut le faire dans le secteur éducatif, où on ne stimule pas des consommations inutiles, où on prépare l’avenir. Pour poser ouvertement ces problèmes, encore faudrait-il accepter de ne pas raisonner par tout ou rien, ne pas considérer que tout développement de l’éducation devient une nécessité vitale du seul fait qu’il a été envisagé. Il y a une certaine élasticité des besoins personnels et collectifs, le système ne s’effondre pas à la moindre variation et on peut investir dans l’éducation de façon pragmatique plutôt que mystique…

Sauve qui peut

Nous vivons dans une société où les groupes de pression défendent des intérêts sectoriels et où les magistrats qui tentent de parler vrai, de raisonner à l’échelle de l’ensemble et de préparer l’avenir sont vite remplacés par des politiciens plus " prudents ". La crise, c’est alors la foire d’empoigne, chacun s’efforce de sauver ses billes, de préserver ses acquis sans se préoccuper du système et des effets pervers de ses stratégies. La crise accroît les inégalités et les disparités régionales.

Lorsqu’on veut tirer son épingle du jeu, tous les moyens sont bons. Dans tous les camps, on trouve raisonnable de mentir avec aplomb, de dramatiser ou de minimiser la crise avec opportunisme, de tenir un double langage, de rejeter toutes les responsabilités sur " l’État ", " les syndicats ", " la fonction publique ", " le secteur privé ", bref : " les autres ".

Il se peut que tout cela soit dans l’ordre des choses. La nature de l’ordre social est de n’être maîtrisé par aucun acteur, sauf dans les systèmes totalitaires, qui finissent toujours par s’effondrer. En ce sens, l’affrontement des points de vue et des intérêts vaut mieux qu’une cohérence imposée à la faveur d’un rapport de force. Reste à savoir si nos sociétés sont encore gouvernables, si la force des intérêts particuliers et des analyses à courte vue n’est pas telle que nous sommes condamnés à faire de nos ressources, sans précédent dans l’histoire, un usage de plus en plus égoïste et dérisoire.

Une lueur d’espoir ?

Je ne vois pas par quel miracle on pourrait, face à la crise budgétaire, éviter totalement la mauvaise foi, le rejet de la " faute " sur l’autre, la dramatisation abusive ou les assurances lénifiantes. Peut-être y a-t-il cependant dans notre système quelques esprits un peu moins échauffés, quelques acteurs qui pressentent que nul ne peut avoir raison tout seul, quelques courageux qui oseront dire tout haut ce que chacun sait, mais qu’on ne met jamais sur la table, ce qui empêche toute discussion sérieuse sur les coûts réels et l’efficacité de l’enseignement, quelques inconscients qui diront ce qu’ils pensent et non ce que leur rôle institutionnel les oblige à dire. On peut toujours rêver…

La crise fonctionne comme révélateur des rapports de travail et du fonctionnement des établissements : là où l’autorité est négociée, les cartes mises sur la table, les gens respectés et écoutés, les décisions élaborées en commun, on peut gérer la crise presque aussi tranquillement que la croissance, en se parlant, en acceptant la complexité, en faisant de nécessité vertu, en reconnaissant ensemble, contre personne, qu’à certains égards, il était temps de remettre en question la fuite en avant vers " toujours plus ". Lorsque le climat de travail, la culture de l’établissement, les procédures de concertation renforcent les peurs et les agressivités, la crise est un explosif. Chaque système scolaire, chaque établissement récolte aujourd’hui ce qu’il a semé. Lorsque les conditions sont trop défavorables, on n’échappera pas au conflit le plus aveugle. Lorsqu’on a créé patiemment des habitudes de dialogue et de travail en commun, la crise sera moins dure à vivre. Et ici encore, il serait injuste que ceux qui ont investi depuis des années dans la concertation soient emportés dans le torrent qui charrie la mauvaise foi et le dialogue de sourds…

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