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Différenciation de
lenseignement :
résistances, deuils et paradoxes
Philippe Perrenoud
Faculté de psychologie et des sciences de
léducation
Université de Genève
1992
1. Faire son deuil
Toute situation didactique proposée ou imposée uniformément à un groupe délèves est inévitablement inadéquate pour une partie dentre eux. Pour quelques uns, elle est trop facilement maîtrisable pour constituer un défi et provoquer un apprentissage. Dautres élèves, au contraire, ne parviennent pas à comprendre la tâche, donc à sy impliquer. Même lorsque la situation est en harmonie avec le niveau de développement et les capacités cognitives des élèves, elle peut leur sembler dénuée de sens, denjeu, dintérêt et nengendrer aucune activité intellectuelle notable, donc aucune construction de connaissances nouvelles, ni même aucun renforcement des acquis.
Doù une définition possible de la différenciation de lenseignement : différencier, cest organiser les interactions et les activités de sorte que chaque élève soit constamment ou du moins très souvent confronté aux situations didactiques les plus fécondes pour lui.
Comment atteindre cet idéal ? Distinguons dabord deux cas de figures, selon quon vise ou non les mêmes types de maîtrises chez tous les élèves :
Jai discuté ailleurs (Perrenoud, 1991 d) des limites de la diversification des formes dexcellence. Je men tiendrai ici à la problématique de la différenciation restreinte, dans le cadre dobjectifs communs. En soulignant cependant demblée :
La différenciation de lenseignement doit rester un paradigme général, donc assez abstrait, détaché de telle ou telle modalité de réalisation. Sil fallait le caractériser globalement, on pourrait dire quil sagit de rompre avec lindifférence aux différences analysée par Bourdieu (1966), donc de neutraliser lun des principaux mécanismes de fabrication de léchec scolaire (Perrenoud, 1989 c).
Bloom (1972, 1979) a proposé un modèle particulier de pédagogie différenciée, la pédagogie de maîtrise (cf. Huberman, 1988). On peut discuter des théories de lapprentissage, de lévaluation, de lenseignement qui sous-tendent les premiers travaux de Bloom. Avec Allal (1988), je plaiderai pour un élargissement de la pédagogie de maîtrise, avec Rieben (1988) pour une approche plus constructiviste de lapprentissage. Ces divergences théoriques nautorisent pas à rejeter le paradigme général dune régulation individualisée des processus et itinéraires dapprentissage.
Selon les moyens dont on dispose, le niveau du cursus où on travaille, les degrés de liberté consentis par linstitution, léchelle à laquelle on agit (classe, équipe, établissement, système), le credo pédagogique et les théories dont on se réclame, on peut tenter de concrétiser la différenciation de lenseignement de manières très diverses. On connaît des tentatives très " technicistes " (objectifs, grilles critériées, régulations précises), dautres proches de lécole active (autoévaluation, autonomie, pédagogie du projet) ; des tentatives qui se réclament de la pédagogie de maîtrise ou des pédagogies par objectifs, dautres qui sen démarquent vigoureusement ; des tentatives marginales, dautres cautionnées à large échelle par linstitution.
Une partie des résistances et des paradoxes que suscitent les pédagogies différenciées ne portent pas sur le paradigme général, mais sur son incarnation dans un dispositif, des didactiques, des disciplines particulières. Lorsquon veut différencier " lenseignement " de la poésie, de la philosophie ou de lexpression orale, se heurte au statut noble, indicible ou personnel de ces apprentissages, qui rend leur " rationalisation " partiellement illégitime, alors que des disciplines plus scientifiques semblent mieux faites pour une approche en termes de maîtrise. On ne différencie pas de la même façon selon quon vise un apprentissage court (maîtriser quelques phonèmes et leur transcription) ou un long cheminement (apprentissage de la lecture, de la rédaction de textes, par exemple). Lapprentissage de lanalyse de variance au premier cycle universitaire appelle dautres stratégies que lapprentissage de la soustraction à huit ans. Ainsi de suite.
Il existe cependant des résistances assez communes pour quil soit possible de les analyser sans entrer dans le détail dune situation concrète. Je ne parlerai donc pas ici dune variante particulière de la pédagogie différenciée. Par ailleurs, même si mon terrain privilégié dobservation, reste lenseignement primaire, nombre des idées qui suivent me semblent pertinentes au-delà.
Je distinguerai deux types de résistances : les deuils et les paradoxes. Dans le premier cas, il y a résistance parce que quelquun doit (ou croit devoir) renoncer à quelque chose à quoi il tient, en faire son deuil. Dans le second cas, on se heurte aux contradictions fondamentales de lacte pédagogique lui-même, cest en quelque sorte la réalité des processus dapprentissage qui résiste, plutôt que des acteurs identifiables.
Je me place ici dans le cadre de lécole publique, avec sa structure et ses programmes. Cest là que la différenciation est un enjeu majeur. Quune école privée, une école pilote, une école alternative investissent dans la différenciation de lenseignement, fort bien. Mais sil sagit de lutter à large échelle contre léchec scolaire, cest des écoles et des classes ordinaires quil faut parler.
Les innovateurs feignent souvent de croire que tout ce qui leur résiste relève dune rigidité pathologique, dun attachement irrationnel à la tradition. En réalité, les résistances sont souvent très intelligibles si lon veut bien adopter le point de vue des acteurs concernés.
Je ne parlerai ici que des enseignants. Non pour suggérer que les administrateurs, les parents, les élèves ne manifestent pas de résistances. Mais parce que celles des professionnels sont décisives. Si on ne les comprend pas, inutile de sattaquer à celles des autres : la différenciation ne progressera pas contre les maîtres, et ce sont eux qui seront ensuite en première ligne pour convaincre parents, élèves ou collègues conservateurs du bien fondé dun changement.
Différencier son enseignement, cest faire son deuil de représentations et de pratiques fort commodes. Sans doute les réformateurs disent-ils toujours que cest pour le bien des élèves. À lencontre de langélisme pédagogique, reconnaissons quassez souvent les intérêts des élèves heurtent de front les intérêts des enseignants. Il ne suffit donc pas den appeler au sens du devoir ou de labnégation, dinviter les enseignants à renoncer " pour le bien des élèves " à des représentations et des pratiques vitales pour leur propre équilibre, voire pour leur survie dans le métier. Il est plus réaliste de les aider à reconstruire des satisfactions professionnelles à un autre niveau de maîtrise. Donc à assumer le travail du deuil, sans le minimiser. Ce qui ne se fait pas en un jour, ni dans la solitude. Les stratégies de changement passent donc par des dynamiques déquipes pédagogiques, détablissements ou de réseaux qui aident chacun à évoluer, en plusieurs années.
Lanalyse des divers deuils, dont je dresse ici une liste ouverte, ne suggère pas à elle seule les moyens damorcer et de soutenir un processus de changement. Il serait absurde de jeter cette liste à la tête des maîtres en espérant quelle facilitera les choses. En revanche, cet inventaire peut aider les animateurs et agents de changement à mettre de lordre dans des intuitions et des représentations qui émergent naturellement dans tout processus dinnovation, ou simplement de formation, si lon crée le climat voulu pour que chacun ose dire ce qui lui fait vraiment peur et ce quil a vraiment à perdre
1.1 Faire son deuil du fatalisme de léchec
Cest commode, de penser quil y des enfants doués et dautre pas. Pour être tenté dy croire, pas besoin dêtre conservateur, innéiste, élitiste, raciste. Même ceux qui luttent contre léchec scolaire passent par des moments de doute : il est très difficile de faire apprendre, de donner envie, de créer des conditions de développement, destime de soi, dactivité.
Pourtant, différencier lenseignement, cest faire le deuil de représentations déterministes à la fois désespérantes et confortables, quelles soient dordre philosophique, scientifique, pédagogique, pratique. Cest accepter que tout ne soit pas joué " à la naissance " ou " avant six ans ". Cest, avec le CRESAS (1978), affirmer que " léchec scolaire nest pas un fatalité " ; cest croire, avec Bloom (1979), que 80 % des élèves peuvent maîtriser 80 % du programme si on les place dans des conditions adéquates dapprentissage ; cest accepter une responsabilité, parfois une culpabilité assez lourdes.
1.2 Faire son deuil du rejet sur un bouc émissaire
Il y a fatalisme et fatalisme. On ne lutte pas de la même façon contre le fatalisme génétique (" Quoi quon fasse, il y aura toujours ") et contre le fatalisme sociologique (" Ici et maintenant, je ne peux rien faire "). Dans le premier cas, les choses se jouent dans le registre des représentations de linné et de lacquis, de la nature de lintelligence, de lapprentissage, de la motivation. Dans le second cas, le fatalisme de léchec nest pas nécessairement une forme dadhésion à lidéologie du don, ce peut être un sentiment dimpuissance pratique, dans lécole et la société telles quelles sont, ou la simple rançon de résultats médiocres en regard de lénergie investie. Dautant que chaque enseignant nest quun maillon dune chaîne qui commence avec les parents et passe à travers de nombreux maîtres, au gré de la division du travail éducatif.
Ces pesanteurs sont réelles. Mais il est vrai aussi que les gens décole sy entendent pour " faire porter le chapeau " à dautres : les élèves, les parents, ladministration, les politiques, le " système ". Une partie des enseignants disent à peu près " Changez la société, changez lécole, allégez les programmes, abaissez les exigences, décloisonnez, assouplissez, abaissez les effectifs. Le reste, je men charge. " Il serait absurde de nier le poids des facteurs structurels (cf. Perrenoud, 1988 d). Mais avec " douze bons élèves trois heures par jour " (Perrenoud, 1989 b), il nest pas sûr quon sache mieux différencier. Faire son deuil de ces images en noir et blanc, cest admettre quon peut dans une certaine mesure différencier tout de suite (Perrenoud, 1986 c), sans se retrancher constamment derrière lalibi des programmes, des structures, des conditions de travail. Ce sont autant décrans qui évitent de mettre en question ses pratiques, autant de façons de refuser de voir quil y toujours des variables changeables (Bloom, 1980), à léchelle de la classe, de léquipe pédagogique, de létablissement, sans attendre " le grand soir ".
1.3 Faire son deuil du plaisir de se faire plaisir
Une partie des pratiques pédagogiques ont pour seule fonction de faire plaisir au maître : traiter de sujets quon aime bien (mais dimportance très secondaire), animer des activités collectives plaisantes (mais inefficaces et inégalitaires), improviser au gré de lhumeur, passer des heures à préparer du matériel qui sera utilisé en quelques minutes, se rassurer en faisant à perte de vue des corrections et des contrôles, essayer pour voir et renoncer au premier obstacle, osciller entre divers objectifs ou contrats didactiques sans oser choisir
On nen finirait pas de dresser la liste des gestes professionnels spectaculaires, mais inefficaces ; des moments dinteraction agréables, mais sans effets ; des tâtonnements amusants, mais déstabilisateurs ; des habitudes confortables pour le maître, mais soporifiques pour les élèves. Sans doute peut-on en dire autant de tous les métiers : il faut bien vivre, survivre, samuser un peu et changer pour lutter contre lennui, ne pas changer et faire fonctionner des routines pour ne pas dépenser trop dénergie.
Le plaisir, au sens large, nest pas un mobile inavouable. Comment espérer que des enseignants suscitent le plaisir dapprendre si eux-mêmes sennuient ou sont mal dans leur peau ? Il reste que la différenciation, cest avant tout la rigueur dans la planification, la détermination des objectifs, le contrat, les régulations, lemploi du temps. Même lorsque les conditions de travail sont acceptables, voire bonnes, le temps fait toujours défaut. Différencier, cest accepter une forte tension dans la gestion de ressources rares : les idées, les interactions formatrices, les occasions, le temps, lénergie, les erreurs fécondes, les synergies, les envies, les projets porteurs, etc. Dans cette tension, les enseignants peuvent trouver un plaisir professionnel fort, lié au sentiment de maîtrise, au défi, à lintensité de laction, à lengagement constant dans une pensée stratégique et dans de multiples décisions. Cest sans doute à ce prix - une forte professionnalisation (Huberman, 1991) - quon peut renoncer à des plaisirs moins exigeants. Cela ne va pas de soi et le pire, dans une stratégie dinnovation, serait de nier quil faille, au moins un temps, renoncer à une certaine tranquillité desprit, à un certain art de vivre sans se casser la tête ou à une certain fantaisie.
1.4 Faire son deuil de sa liberté dans la relation pédagogique
Différencier, cest accepter de se confronter plus souvent, plus intensivement, plus méthodiquement aux élèves les moins gratifiants : ceux qui résistent, " ne jouent pas le jeu ", ne veulent pas quon les aide, abusent parfois de la confiance quon leur fait. Ceux qui présentent tant de lacunes, de blocages, de handicaps quon ne sait pas par quel bout (re) constituer un minimum didentité positive et denvie dapprendre, ni sur quelles fondations (re) construire des apprentissages. Ceux encore qui sont désagréables, indisciplinés, agressifs, fuyants, paresseux, lunatiques, négligés, mal lavés
Certes, dans lenseignement public, un maître accepte les classes quon lui donne. Mais il conserve une marge importante de manuvre dans les interactions les plus individualisées. Différencier, cest mettre cette marge, intégralement, au service des élèves les plus défavorisés. Cest affronter la différence sous ses dehors les moins abstraits, distances culturelles et personnelles, conflits, rejets. Cest donc accepter de travailler sur soi, ses préjugés, ses images de lélève acceptable (Perrenoud, 1991 e).
1.5 Faire son deuil des routines reposantes
Comme les études du cycle de vie le suggèrent (Huberman, 1989), lune des questions de lenseignant est " Vais-je mourir debout une craie à la main ? " Il sagit de durer, de se ménager pour survivre encore quelques décennies dans des situations à la fois désespérément répétitives et toujours imprévisibles dans leur détail. Doù la tentation, comme dans nimporte quel métier, de se construire des routines qui fonctionnent sans exiger trop dénergie et de créativité.
Lorsquon naccepte plus que, bon an mal an, une fraction des élèves soient en échec, on se condamne à inventer constamment des solutions originales pour les élèves qui résistent aux démarches standards. On peut conserver les routines qui conviennent aux élèves qui apprennent sans peine, mais cest pour mieux réfléchir aux problèmes toujours singuliers des élèves en difficulté.
Différencier, cest donc remettre constamment en cause lorganisation de la classe et des activités, pour jongler avec les contraintes de temps et despace, pour tirer le meilleur parti des possibilités de groupement et dinteraction. Les maîtres qui pratiquent une pédagogie différenciée puisent dans des schémas de base, mais leur souci defficacité les pousse à remodeler périodiquement le fonctionnement du groupe-classe.
1.6 Faire son deuil des certitudes didactiques
Les pédagogies qui saccommodent de léchec scolaire peuvent reconduire chaque année, aussi longtemps que le programme ne change pas, des transpositions et des séquences didactiques qui ont fait leurs preuves avec les élèves moyens ou bons. Pour les élèves en difficulté, il ny a plus de méthode assurée, le rapport au savoir, le découpage des contenus, les séquences dapprentissages devraient être reconstruites en fonction dun cas concret, dans un fonctionnement inspiré dune démarche clinique.
La différenciation exige aussi un pari sur lessentiel. Souvent, il est sage de renoncer à faire porter leffort sur tout le programme. Il faut donc déterminer ce qui importe le plus pour chaque élève, en fonction certes des attentes des enseignants qui le recevront plus loin dans le cursus, mais aussi des possibilités du moment. Le maître doit donc, de cas en cas, reconstruire un curriculum et même des objectifs, donc se poser des questions qui sont en principe tranchées dordinaire à un autre niveau de lorganisation. Car il saperçoit jour après jours que les plans détudes, les manuels, les démarches méthodologiques que linstitution lui propose ne valent que pour les élèves sans histoires. Pour les autres, tout est à (re) faire
1.7 Faire son deuil du splendide isolement
Il est difficile de différencier tout seul. Au minimum, il faut négocier avec les collègues proches et ladministration pour élargir ses degrés de liberté par rapport au programme, à lévaluation, à lemploi du temps et de lespace : toute différenciation pédagogique oblige à tricher plus ou moins discrètement avec les normes de létablissement. De préférence, il faut travailler avec les parents, pour les associer à un contrat de travail ou au moins éviter les actions discordantes, par exemple répression du côté familial au moment où le maître sefforce de redonner confiance en soi à lélève (cf. Montandon & Perrenoud, 1987).
La différenciation devrait surtout être laffaire dune équipe pédagogique, pour mille raisons évidentes : division du travail, renforcement mutuel, continuité au long du cursus, décloisonnement, multiplicité des regards sur les élèves et des stratégies dintervention, accumulation et partage dune expérience, etc.
Or travailler en équipe, cest faire son deuil dune part de son autonomie, dune part de sa folie personnelle. Cest concéder aux autres, pour une bonne cause, et sans les mécanismes de défense qui tiennent la hiérarchie à distance, un droit de regard sur mes pratiques, un droit et un devoir dingérence dans ma classe. Cest rompre avec la " loi du milieu ", du milieu enseignant : " Chacun pour soi, une fois ma porte fermée, je suis maître chez moi et, à charge de revanche, je ne me mêle pas de ce que font mes collègues ". Cest affronter la différence, le conflit, les problèmes de communication et de pouvoir entre adultes. Pourtant, une différenciation efficace est à ce prix. Tous ceux qui ont lexpérience du travail en équipe pédagogique savent quils ont dû faire le deuil dune forme de liberté. Certes, ils abandonnent aussi, dans le meilleur des cas, les sentiments dimpuissance et de solitude qui laccompagnaient. Ici encore, inutile de nier le deuil. Mieux vaut travailler sur ce qui le justifie, pour les élèves dabord, mais aussi pour les adultes !
1.8 Faire son deuil du pouvoir magistral
Peut-être est-ce le deuil le plus exorbitant pour tous ceux qui ont choisi lenseignement pour donner un spectacle permanent à un groupe, pour être constamment au centre des événements, chef dorchestre, leader charismatique, plaque tournante (cf. Ranjard, 1984). Peut-être est-ce le deuil le plus facile pour tous ceux qui vivent laffrontement avec le groupe comme une menace ou un conflit ininterrompus, une incertitude toujours recommencée quant à savoir qui lemportera dans le rapport de forces. Cest probablement là où le contrat pédagogique est le plus dégradé quon acceptera le mieux de changer de rôle, de devenir organisateur, personne-ressource, maître de soutien, concepteur de moyens et de séquences didactiques gérés en partie sans lenseignant, donneur de feed-back, négociateur de contrats, inspirateur denvies et de projets, médiateur entre les élèves et dautres sources dinformation ou dencadrement, plutôt que magister seul détenteur du savoir et du pouvoir dans la classe.
La liste est ouverte : différencier, cest faire son deuil dune pratique ancienne, et ce nest jamais sans hésitations, ambivalences, retours du refoulé. Innover dans ce sens, cest donner un statut au deuil, le verbaliser, le travailler, déclarer les résistances légitimes (cf. Gather Thurler, 1991) plutôt que den appeler seulement à la rationalité et à la conscience professionnelle des enseignants. Jai avancé ailleurs (Perrenoud, 1988 a) lidée que la pédagogie de maîtrise est une utopie rationaliste, vouée à heurter les intérêts et les stratégies des acteurs (élèves et enseignants) dans lorganisation. On peut en dire autant de toute pédagogie différenciée. Et la seule solution - porte étroite, chemin de crête - est de reconnaître cette contradiction et de lélaborer avec les intéressés.
Les paradoxes ne sont pas des résistances attribuables aux acteurs, mais plutôt des rançons de la complexité des processus denseignement et dapprentissage.
2.1 Le paradoxe des pédagogies nouvelles
Apprendre est une activité fort capricieuse, qui exige une forte implication de la personne, qui doit donc avoir du sens, si possible au-delà de la simple conformité aux attentes de lautre. Plus les apprentissages sont de haut niveau taxonomique, plus il sétalent dans le temps, passent pas des constructions et reconstructions partiellement invisibles et imprévisibles. Toute perspective constructiviste et interactionniste le réaffirme : cest lélève qui apprend, à son rythme, en suivant ses propres modes de pensée. Les enseignants ne peuvent quaménager des situations didactiques, en espérant quelles seront fécondes, quelles se présenteront au bon moment, que lélève voudra et pourra sy investir. Cest ce que tentent les pédagogies nouvelles, les courants décole active depuis le siècle dernier.
Ces mouvements sont en général acquis à la différenciation pédagogique au plan des principes. Le problème, cest que les pédagogies les plus prometteuses sont aussi les plus difficiles à gérer de façon différenciée. Tout simplement parce que lécole active non seulement saccommode, mais se sert, dun certain désordre : une pédagogie coopérative, une pédagogie du projet, une pédagogie de la découverte, ce sont autant dentreprises incertaines, qui font une large part à la négociation, à limprovisation, à la personnalité et aux initiatives des acteurs. Comment garantir en même temps des apprentissages programmés ? On sait fort bien que les écoles actives les plus convaincantes sont celles qui ne sembarrassent pas dun programme contraignant et visent des apprentissages significatifs pour les élèves et fondamentaux pour leur développement global et à long terme, sans trop se soucier de synchroniser les parcours ou de passer par des étapes obligées à des moments déterminés. À cette condition, avec des objectifs larges et à long terme, on peut tirer le meilleur parti des occasions, de la dynamique des projets, en retombant sur ses pieds. Dans lécole publique, même si lon substitue des cycles à des programmes annuels, même si lon renoncer à des plans détudes détaillés pour privilégier des maîtrises globales, les enseignants doivent constamment tenir compte du prochain rendez-vous, de la prochaine phase de sélection, orientation ou certification à laquelle il est équitable de préparer tous les élèves. Il sensuit que la différenciation de lenseignement, comme volonté de gérer des progressions coordonnées, entre souvent en conflit avec les dynamiques des personnes et des groupes. Dans " Lécole mode demploi ", Meirieu (1988) sefforce de concilier méthodes actives et pédagogie différenciée. Je crois aussi que le paradoxe est dépassable à force dêtre analysé avec rigueur. Le plus grave serait de croire que la cohérence des intentions suffit à garantir la cohérence des pratiques.
Par ailleurs, les activités les plus fécondes sont souvent prises dans un projet collectif, quon ne peut animer et faire évoluer avec le seul souci des élèves en difficulté. Les pédagogies nouvelles peuvent être élitaires (Bernstein, 1975 ; Perrenoud, 1985), favoriser les favorisés, peut-être plus encore que les pédagogies traditionnelles. Sauf si cette dérive est envisagée et quon se donne des moyens dy parer. Autrement que par la pensée magique.
2.2 Le paradoxe de la scolarisation sans fin
Différencier, cest donner aux élèves les plus démunis davantage doccasions dapprendre, donc dagir et dinteragir. Ce nest pas nécessairement les prendre en charge individuellement, ni les placer dans une relation dassistance ou de soutien pédagogique. Mais cest sintéresser à eux dassez près, les suivre de façon continue, fût-ce de loin, les tenir sous le regard du maître, fût-il bienveillant.
Or une partie du problème de léchec scolaire, cest le " trop décole ", cest le ras-le-bol, le refus dêtre constamment ramené à un statut dapprenant dont le seul travail serait de dépasser son ignorance (en vue dun avenir quon lui promet dautant plus rose quil sera mieux instruit). Illich (1970) avait montré à quel point nos sociétés sont scolarisées. Jai tenté ailleurs danalyser les effets pervers de " lobsession dinstruire la jeunesse pour son bien " (Perrenoud, 1985 c) ou suggéré que lévaluation formative était un avatar de lidéologie panoptique (Foucault, 1975) ou du fantasme de la Glasnost pédagogique (Perrenoud, 1991 a). On ne peut se cacher que différencier lenseignement, cest accentuer la pression sur les élèves, resserrer les mailles du filet, lutter contre les stratégies de communication (Sirota, 1988) ou les stratégies de fuite ou de faux-semblant qui permettent à tous les élèves, mais surtout aux moins heureux à lécole, de se protéger un peu (cf. Perrenoud, 1988 b). La différenciation pédagogique risque daccentuer le caractère dinstitution totale (cf. Goffman, 1968) de lécole, en cherchant à identifier et à contrôler - pour une bonne cause (?) - les processus mentaux, les angoisses, les désirs, les volontés de puissance, les dynamiques relationnelles
Plus banalement, la pédagogie différenciée entre en conflit avec le désir des élèves de faire juste ce quil faut pour avoir la paix et dans le meilleur des cas progresser sans surprise dans le cursus. Le " peut mieux faire " des carnets scolaire ne porte pas à conséquence, on sy fait. Cest autre chose de chercher de la façon la plus concrète et la plus insistante à extorquer des efforts supplémentaires à des élèves qui, même si cest une stratégie à courte vue, aspirent à rire ou ne rien faire !
2.3 Le paradoxe des pédagogies de la réussite
On ne peut apprendre sans une bonne image de soi. Il faut donc convaincre les élèves en échec quils peuvent apprendre, et pour cela mettre en valeur leurs moindres progrès. Alors quune pédagogie frontale senorgueillit souvent de la dureté des hiérarchies dexcellence quelle construit et rend publiques, une pédagogie différenciée doit constamment naviguer entre deux écueils : dire la réalité des écarts et des difficultés, donc décourager ; ou encourager, donc entretenir lillusion trompeuse que tout va bien.
Cest encore plus difficile lorsquil faut concilier une évaluation formative au service de la différenciation, dans une logique pragmatique (Perrenoud, 1991 b), et une évaluation certificative/sélective au service du système, qui exige équité formelle et transparence de hiérarchies.
Des paradoxes, on pourrait en repérer dautres. Ici encore, la liste importe moins que lintégration de la dimension paradoxale à la réflexion sur la différenciation. Il faut se faire à lidée quen allant dans ce sens, on se heurte non seulement à des conservatismes individuels ou institutionnel, mais à la complexité du réel. Apprendre et faire apprendre exigent de concilier linconciliable, la liberté et la rigueur, louverture aux autres et la concentration, la structuration et la plasticité. Pas étonnant quil y faille des conditions improbables
Il ny en a aucune qui soit une assurance de succès. Sans doute aurais-je tendance à privilégier les dynamiques déquipes et détablissements (cf. Hutmacher, 1990 ; Gather Thurler, 1991), et dans ce cadre le travail sur les représentations : aller vers une pédagogie différenciée, cest désapprendre, " déconstruire ", dépasser des pratiques anciennes, pour faire autrement. Ce ne peut être dans linconscience, le rejet ou loubli, mais seulement dans lintégration du passé et des nouvelles perspectives. Cest le sens dune analyse des résistances, des deuils nécessaires et des paradoxes inévitables : loin dêtre un discours sur les enseignants, il faut que ce soit un cheminement partagé, qui permette à chacun de se situer, didentifier ses propres blocages et contradictions, comme des obstacles absolument normaux, quon ne peut surmonter en les niant.
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