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Favoriser le renouveau pédagogique :
routine ou travaux d’Hercule ?

Philippe Perrenoud

Faculté de psychologie et des sciences de l’éducation
Université de Genève
1993

 Sommaire

I. Le rôle indirect du système éducatif

II. Identité et formation personnelles du chef d’établissement

III. Une coopération incertaine

Références


Contrairement aux innovations et aux grandes réformes, le renouveau se présente comme un processus local, continu, diffus. C’est, d’une certaine manière, le changement dans la continuité, la régulation ordinaire de l’action pédagogique et du fonctionnement des établissements vers plus d’efficacité et de cohérence. En un sens, le renouveau est la routine d’un système vivant, qui meurt s’il ne reconstruit pas en permanence ses énergies et ses façons de faire. Le renouveau participe de la nature même des systèmes vivants, donc aussi des établissements scolaires. Mais voilà : ce renouveau spontané n’est pas toujours à la hauteur des défis auxquels l’école est confrontée. D’où l’idée, volontariste, de favoriser le renouveau, c’est-à-dire, sans en changer fondamentalement la nature, de le rendre plus intensif, plus cumulatif, plus cohérent tant à l’intérieur de l’établissement qu’à l’échelle du système éducatif. Alors que certains types de changements s’apparentent aux interventions de la chirurgie ou de la médecine allopathique de choc, la stimulation du renouveau pédagogique est sans doute plus proche d’une approche homéopathique : il s’agit de renforcer les mécanismes spontanés de changement plus que de s’y substituer.

Est-il possible de stimuler des dynamiques endogènes ? Est-ce le rôle du chef d’établissement ? Certes, il fait partie du système local et, en ce sens, contribue à ses dynamiques. Mais y a-t-il quelque raison de penser qu’il peut renforcer des processus spontanés de renouveau sans les capter ni les dénaturer, les mettre en synergie sans les mettre en ordre ? Oui, s’il accepte de fonctionner comme catalyseur du changement davantage que comme gestionnaire, d’être présent sans être insistant, cohérent sans être dogmatique, incitateur sans être prêcheur, compréhensif sans être complaisant.

Pour cela, il a besoin de trois types de ressources :

  1. le statut, les moyens et la légitimité qui lui viennent du système éducatif ;
  2. sa propre identité et sa formation ;
  3. la coopération des autres acteurs de l’établissement, la légitimité qu’ils lui reconnaissent dans un rôle de garant du renouveau.

Sur les deux premiers points, je tenterai de définir quelques pistes. Le troisième est plus problématique, la coopération ne se décrète pas !

 

 I. Le rôle indirect du système éducatif

Pourquoi se soucier de l’ensemble du système si le renouveau est conçu comme un processus essentiellement local, à la dimension de l’établissement ? Parce qu’il dépend dans une large mesure, parfois à l’insu des intéressés, de conditions et d’incitations définies à l’échelle du système éducatif pris dans son ensemble.

J’envisagerai le problème selon cinq perspectives complémentaires :

  1. Les modèles et les politiques de changement légitimes au sein du système éducatif.
  2. Le statut des établissements et la structure politico-administrative dont ils dépendent.
  3. Le statut, le cahier des charges et l’identité des chefs d’établissements.
  4. La formation, la sélection et la culture professionnelle des chefs d’établissements.
  5. Le statut, la formation et la culture professionnelle des enseignants comme acteurs au sein de l’établissement.

Dans ces cinq domaines, on dispose de leviers stratégiques qui, selon la façon dont on s’en sert, peuvent rendre le renouveau à l’échelle de l’établissement extrêmement difficile, donc improbable, ou au contraire relativement évident, parce que le système l’encourage sans l’organiser, lui offre des conditions favorables sans le téléguider.

A. Une politique du renouveau

Aujourd’hui, les systèmes éducatifs prétendent maîtriser le changement, donc le penser et l’organiser de façon volontariste. Cette maîtrise est fortement dépendante des théories et des idéologies du changement qui occupent le devant de la scène en éducation. Divers modèles ont aujourd’hui pignon sur rue. Il ne s’excluent pas nécessairement, mais chacun est, comme Michel Develay le suggère, l’affaire privilégiée d’une partie des acteurs :

Comme Develay le souligne, aucune de ces trois entrées n’est, en première instance, l’affaire des établissements. Sans doute une innovation locale ou une recherche-développement ont-elles d’ordinaire pour cadre un ou plusieurs établissements ; sans doute, les réformes de structures et les rénovations de programmes touchent-elles en général une série d’établissements comparables. Mais ces derniers n’offrent alors qu’un cadre, un lieu d’application de changements pensés ailleurs.

Le renouveau pédagogique pourrait s’analyser comme une quatrième voie vers le changement, qui donne à l’établissement un statut d’acteur collectif ayant sa propre politique de rénovation. En France, le développement du projet d’établissement va dans ce sens et tente d’organiser le renouveau à l’échelle locale, en encourageant chaque école à définir sa politique et ses priorités propres dans le cadre des finalités globales tracées par le système éducatif (Obin, 1992). La thématique du renouveau n’entre pas en contradiction avec la notion de projet d’établissement, elle est seulement un peu plus générale et accepte l’idée que le renouveau peut prendre diverses formes, sans nécessairement regrouper tous les changements en un seul projet cohérent pour l’ensemble d’un établissement. Favoriser le renouveau, en ce sens, ne se limite pas à développer un projet d’établissement. C’est une stratégie plus large, dont le projet est une modalité possible.

Il serait exagéré de prétendre que les innovations pédagogiques d’inspiration militante, les recherches-développements d’inspiration scientifique et les réformes de structures ou de programmes d’inspiration ministérielle ou technocratique sont des genres de changement à la fois tout à fait cohérents et distincts. Néanmoins, ces trois types de changement sont relativement familiers aux acteurs du système éducatif, qui en ont souvent une expérience personnelle, choisie ou subie.

Le renouveau, comme changement décentralisé, stimulé et construit à l’échelle de l’établissement, a aujourd’hui encore une image plus floue. Nous n’avons encore ni langage, ni concepts communs pour nommer et penser ce type de changement. Le vocabulaire du projet d’établissement est trop lié à un contexte national et à une conception précise du changement pour aider à penser globalement le renouveau. Il y a donc un important travail de construction conceptuelle à faire, dans tous les lieux qui s’y prêtent (associations, ministères, universités, mouvements pédagogiques, et bien sûr établissements) pour donner un statut théorique plus clair au renouveau. C’est à cette condition, nécessaire mais pas suffisante, qu’il deviendra une forme légitime de changement, qui complète les autres plutôt que de s’y opposer, et parfois les prépare ou les prolonge.

B. Le statut des établissements et leur structure
politico-administrative

Il n’y a pas de renouveau sans une marge d’autonomie, sans un pouvoir à prendre et à partager à l’échelle de l’établissement. Certes, chaque professeur a une sphère d’autonomie professionnelle à l’intérieur de laquelle il peut, dans le respect des programmes et des grandes orientations didactiques, renouveler ses méthodes d’enseignement et d’évaluation. Le renouveau pédagogique peut, en partie, se nourrir de cette autonomie, à supposer qu’une culture de coopération autorise et encourage chacun à sortir de sa bulle et à confronter ses pratiques à celles de ses collègues. On peut douter cependant que le renouveau à l’échelle de l’établissement aille très loin s’il se fonde sur la simple juxtaposition des processus individuels de renouvellement des pratiques.

Pour qu’il y ait professionnalisation interactive (Gather Thurler, 1991) et double spirale (Gather Thurler, 1992), il faut certes une culture de coopération, un fonctionnement facilitant la mise en commun des idées et la concertation des pratiques. Mais ces dynamiques seront d’autant plus probables qu’on reconnaît à l’établissement une certaine compétence (au double sens d’une qualification et d’un pouvoir) dans l’adaptation des programmes nationaux, des structures, des cahiers des charges, de la division du travail. Sinon, on peut craindre que la réflexion commune débouche rapidement sur des impasses administratives et statutaires. Comment, par exemple, constituer des équipes pédagogiques cohérentes et durables si la gestion du personnel les ignore ? Si la recomposition des équipes dépend de mutations décidées sans se soucier de savoir qui peut et veut travailler avec qui ? Comment favoriser des décloisonnements interdisciplinaires et des évaluations communes si chacun doit rendre des comptes à des autorités didactiques distinctes ?

Tant dans l’imaginaire que dans la réalisation, le renouveau sera d’autant moins brimé que les établissements disposeront d’une véritable autonomie. Certes, chaque établissement à de fait une politique (Perrenoud & Montandon, 1988). Mais elle est souvent clandestine, illégitime, en contravention avec les mythes administratifs. Mieux vaudrait que le système éducatif mette en forme cette autonomie et lui fasse correspondre une véritable responsabilité, dans le cadre de contrats explicites. Dans le secteur privé, certains établissements peuvent fonctionner comme des entreprises, n’ayant de compte à rendre qu’à leurs actionnaires et à leurs usagers. Dans l’école publique, il en va autrement. L’autonomie des établissements n’est concevable qu’à l’intérieur de lois et de cadres administratifs nationaux ou régionaux. Un établissement ne peut donc prétendre à l’autonomie d’une entreprise indépendante, régie seulement par le droit commun. Il fonctionne plutôt comme une filiale d’une grande entreprise, qui doit des comptes à la maison mère et dont l’autonomie n’est pas un droit, mais une modalité de travail plus efficace (Koumrouyan & Perrin, 1992).

Pour aller dans ce sens, le système éducatif doit avancer dans deux directions complémentaires :

Sur ces deux points, le concept français de projet d’établissement amène à des éléments de réponse. Il reste beaucoup de questions ouvertes, comme le montre Obin (1992). Ainsi, on ne sait pas jusqu’à quel point le projet d’établissement peut être une véritable politique locale d’éducation ou s’il est simplement une liste de priorités ou d’accents mis dans la réalisation d’objectifs nationaux ou régionaux. Par ailleurs, la doctrine et les méthodes en matière d’évaluation des politiques ou des projets d’établissement sont encore dans une phase de tâtonnements et de recherche. Dans d’autres pays, les choses sont moins avancées encore et il reste beaucoup à faire pour donner à l’autonomie de l’établissement un statut clair et acceptable dans le cadre de l’école publique.

En contrepartie, il reste à aménager l’ensemble des structures politico-administratives dont dépendent les établissements : d’une bureaucratie classique, qui gère elle-même les budgets, l’engagement et la formation des enseignants, la rénovation des programmes, des grilles horaires, des didactiques, il faut progressivement passer à une administration centrale capable de conclure des contrats avec des établissements partiellement autonomes et d’en vérifier le respect. D’où des changements importants :

On le voit, tant à l’échelle des établissements que de l’administration centrale dont ils dépendent, de grands changements seront encore nécessaires pour favoriser vraiment un renouveau pédagogique décentralisé. Il y a cependant de fortes raisons de croire cette évolution possible : comme le note Lise Demailly (1992) les méthodes classiques de mobilisation et d’encadrement des enseignants sont en crise, faute d’un consensus social sur les finalités et les formes de l’éducation scolaire, et faute de mythes professionnels partagés. Les administrations centrales sont en train de fonder des espoirs sur l’autonomie des établissements et les initiatives locales parce qu’elles n’ont pas d’alternative !

C. Statut et identité des chefs d’établissements

Aujourd’hui, s’il est acquis au principe du leadership coopératif, de l’autorité négociée, un chef d’établissement peut, jusqu’à un certain point, infléchir son rôle dans ce sens. Mais il agit à l’intérieur d’un cahier des charges qui ne met guère l’accent sur sa responsabilité dans le renouveau pédagogique et la création d’une culture d’établissement. Il y a donc des limites à ce qu’on peut attendre d’un chef d’établissement " moyen " agissant dans le cadre de son statut et de son cahier des charges actuels. Certes, quelques pionniers peuvent s’affranchir des textes officiels et prendre des risques. Certains y sont même encouragés par l’administration, soit parce qu’ils s’avancent en éclaireurs et préparent des redéfinitions de la fonction, soit parce qu’ils sont aux prises avec des conditions tellement déviantes et difficiles qu’on leur demande de réussir par n’importe quel moyen plutôt que de respecter les formes. Mais, statistiquement, on ne peut à terme faire comme si la réorientation du rôle du chef d’établissement pouvait se faire à l’intérieur des textes et des statuts existants.

Le cahier des charges et le statut ne suffisent pas, il reste à habiter le rôle et à le tirer concrètement du côté du leadership coopératif plutôt que de la gestion administrative. C’est une affaire d’identité collective, d’organisation des formations, de culture professionnelle des chefs d’établissements.

Tout professionnel doit une partie de son identité à l’effort que consent sa corporation pour clarifier une éthique, un projet, une image du métier, des tâches principales, des compétences, des responsabilités. Même si le cahier des charges des chefs d’établissement insistait sur leur responsabilité dans le renouveau pédagogique et la construction d’une culture de coopération au sein de leur école, il leur resterait à investir dans les textes des représentations développées et partagées dans au moins trois réseaux :

1. Les associations et organisations professionnelles et syndicales de chefs d’établissements ; ce sont des lieux essentiels pour discuter et redéfinir leur identité professionnelle, notamment sous l’angle du rapport au changement et des responsabilités dans l’animation pédagogique, la construction d’un climat, d’une culture, d’un mode de concertation, etc.

2. Les conseils et conférences de chefs d’établissements réunis à l’échelle du système éducatif régional ou national ; alors qu’ils pourraient être des lieux forts de réflexion sur le métier et de construction d’une identité, ces conseils sont souvent stérilisés par l’autoritarisme des uns et la docilité des autres, par le peu de courage des chefs d’établissements à mettre sur la table leurs véritables problèmes et à décrire sans fard la situation de leur établissement ; ces lieux administratifs de concertation pourraient jouer un rôle déterminant dans la construction d’une identité professionnelle si les acteurs refusaient plus souvent de se plier à des fonctionnements hérités d’un autre âge.

3. Les liens à l’intérieur des associations professionnelles ou des structures administratives ne remplaceront jamais les contacts informels ; l’identité professionnelle se développe aussi par des rencontres plus amicales, plus conviviales, à plus petite échelle, entre quelques chefs d’établissements qui se voient régulièrement, se racontent leurs problèmes, leurs expériences, leurs itinéraires, s’offrent un accompagnement mutuel, voire une supervision dans les moments difficiles. Il serait absurde de vouloir organiser d’en haut des rencontres informelles. On peut au moins multiplier les occasions et donner du temps pour que se nouent des liens personnels et des conversations autour du rôle professionnel au sein des associations et des conférences de cadres, aussi bien que des moments de formation continue.

D. Formation et culture commune des chefs d’établissements

La façon dont les chefs d’établissement conçoivent et habitent leur rôle dépend naturellement de leur formation, au sens d’un capital d’idées, de valeurs, de connaissances (psychopédagogiques, psychosociologiques, administratives), de savoir-faire, de savoir-être. Ce qui renvoie à l’organisation de la formation des cadres du système éducatif, tant initiale (au moment de la première prise de fonction) que continue. On peut déplorer que cette formation soit encore, ici et là, laissée au hasard. Certes, on accède en général à ces fonctions à partir d’une expérience plus ou moins longue de la condition enseignante, donc de la vie dans un établissement scolaire. Cette familiarité ne prépare pas à elle seule à ce nouveau métier, et peut même fonctionner comme un obstacle. Dans le meilleur des cas, avant de devenir cadre, un enseignant a manifesté un certain intérêt pour l’ensemble de son établissement, a pris en charge certains dossiers, a fait preuve d’une certaine aptitude à prendre des responsabilités. Comme l’indique Michèle Garant (1992), c’est loin d’être le seul cas de figure : nombre d’enseignants se trouvent appelés à changer de métier sans vraiment mesurer le pas qu’ils franchissent, sans s’y être préparés, sans même le vouloir vraiment : l’occasion, la pression, l’engrenage, etc.

L’administration scolaire feint encore, trop souvent, de croire qu’un nouveau chef d’établissement dispose de toutes les armes nécessaires, sauf peut-être en matière de gestion budgétaire ou d’organisation du secrétariat. On sous-estime le fait que devenir chef d’établissement oblige à changer complètement de regard sur l’ensemble de la maison et à changer aussi de logique d’action ; il n’est plus de mise, notamment dans le secondaire, de s’exprimer comme un spécialiste d’une discipline, ou comme le porte-parole d’une seule fraction du corps enseignant. Il n’est ni possible ni nécessaire de tout maîtriser, d’avoir des idées personnelles dans chaque domaine : il faut savoir faire confiance, déléguer, mobiliser des personnes-ressources, pacifier, consulter, faire travailler ensemble, arbitrer des conflits, etc. Toutes choses auxquelles le métier d’enseignant ne prépare pas et que les nouveaux chefs d’établissements découvrent, parfois lentement et à leurs dépens !

Il serait tout aussi utile de mettre en place une formation continue dans les mêmes domaines, même si elle prend surtout la forme d’un échange sur les pratiques et d’une formation mutuelle. Pour l’instant, je n’insisterai pas davantage sur les contenus, il m’importe plutôt de souligner l’importance, à l’échelle du système éducatif régional ou national, de lieux, de curricula et de pratiques de formation des chefs d’établissements, qui peuvent être l’affaire de l’administration ou des universités, mais surtout des associations professionnelles de chefs d’établissements ; même si elles n’ont pas les moyens et la vocation d’assumer l’ensemble de la formation, elles ont au moins le pouvoir et la responsabilité d’en définir les orientations et d’en proposer la mise en place.

Autre point épineux, sur lequel une politique plus cohérente à l’échelle du système éducatif favoriserait le renouveau à l’échelle des établissements : le choix des nouveaux chefs d’établissements. On peut imaginer qu’un chef d’établissement recruté il y a vingt ou trente ans l’ait été sur des critères tout à fait étrangers aux notions de renouveau pédagogique, de leadership coopératif, d’animation, de gestion de projet. Jusqu’au années 1970-80, sans doute pouvait-on, en toute bonne conscience, préférer les gestionnaires sérieux aux leaders coopératifs. Peut-être même pouvait-on considérer que les chefs d’établissements n’étaient pas là pour avoir des idées pédagogiques, des stratégies d’animation ou des projets de changement. Il est beaucoup moins pardonnable de nommer aujourd’hui des chefs d’établissements sans se soucier de leurs intérêts, compétences, attitudes en matière de projet d’établissement et de leadership coopératif. Or certains cadres fraîchement nommés sont à des années-lumière de cette conception du rôle, certains y sont même ouvertement opposés. Ce qui signifie qu’aujourd’hui encore règne un assez faible consensus, dans l’administration et même la corporation, sur le profil d’un nouveau chef d’établissement.

C’est pourtant un aspect important d’une politique d’ensemble favorisant le renouveau local : le leadership coopératif passe par des savoir-être et des savoir-faire qu’il est difficile de développer à partir de zéro : présence, écoute, charisme, décentration, confiance, capacité de rassurer, de donner envie. La formation ne peut que renforcer, développer des valeurs et des attitudes préexistantes, qui se manifestent par exemple dans un certain type de pédagogie, de rapport avec les élèves, de contrat didactique, dans un goût et une pratique de la coopération avec les collègues et les parents, une certaine ouverture sur le monde extérieur, dans une expérience militante. Comment peut-on espérer amener au leadership coopératif un enseignant qui rêve d’être un gestionnaire efficace sans contact avec les élèves et les enseignants, un gourou pédagogique ou un chef autoritaire ? Ou encore : pourquoi nommer chef d’établissement quelqu’un qui a visiblement beaucoup de mal à construire son identité et à communiquer ? La formation ne peut faire de miracles ! Tout s’apprend, mais, selon le point de départ, quel chemin…

Le rôle des associations professionnelles et des chefs d’établissements en place pourrait, dans ce domaine, être très important. Les unes et les autres n’ont guère de pouvoir formel dans le traitement des dossiers de nomination, mais peuvent exercer une action indirecte, par exemple :

Au-delà de la formation, les associations peuvent travailler de façon plus intensive à la création et à la mise à jour d’une culture commune des chefs d’établissements novateurs. C’est une stratégie identitaire en même temps qu’une stratégie de formation. Elle ne passe ni par des déclarations fracassantes, ni par des apprentissages techniques, mais plutôt par un patient travail d’échange autour du métier et des difficultés du changement. Dans ce domaine, les thèmes et l’organisation des congrès professionnels ont une grande importance. Les organisateurs des congrès ont souvent le souci légitime de ne pas " lasser " ; ils raisonnent un peu comme les médias : un dossier traité est un dossier " brûlé ", qu’on ne peut reprendre que quelques années plus tard. À cette logique médiatique du renouvellement permanent des sujets, j’opposerai une logique professionnelle de la continuité et de l’approfondissement. Aucun colloque, aussi intensif soit-il, ne réunit toute la profession et ne fait avancer tout le monde d’un même pas. Il faut sans cesse remettre l’ouvrage sur le métier et donc considérer que les rencontres, quel qu’en soit le cadre et la nature, sont autant de moments d’un processus plus global de professionnalisation du métier de chef d’établissement, de création ou de consolidation d’une culture professionnelle commune. Même si l’on change le titre des colloques, les intervenants, la nature des ateliers, il importe que les thèmes fondamentaux soient régulièrement repris, actualisés, assimilés et travaillés par les uns et les autres. Et aussi que ces moments intenses de professionnalisation fassent l’objet d’une préparation extrêmement sérieuse, et trouvent ensuite un reflet dans des publications. Il est judicieux également qu’on se donne, à l’intérieur du temps des congrès, colloques et autres rencontres, du temps de conversation en petits groupes, formels et informels. Ces temps sont d’une importance considérable dans un processus de professionnalisation, parce qu’on peut y discuter plus librement de sa pratique personnelle, mais aussi parce qu’ils familiarisent avec des modèles de communication et de travail que les chefs d’établissements pourront ensuite, dans une certaine mesure, importer et transposer dans les structures administratives où ils se retrouvent plus régulièrement, leur propre école et les conseils de cadres !

En résumé, on pourrait dire que la meilleure façon de se former et de participer au développement d’une culture commune est de s’engager dans une conversation ininterrompue sur les métiers et les fonctionnements, avec des collègues chefs d’établissements, mais aussi avec d’autres partenaires, à commencer par les enseignants.

E. La professionnalisation du métier d’enseignant

Le renouveau pédagogique à l’échelle de l’établissement est dépendant de l’évolution globale du métier d’enseignant vers plus de professionnalisation. En effet, il est illusoire de croire qu’on peut faire durablement des avancées considérables à l’échelle d’un seul établissement :

Sur tous ces points, il est possible de reconstruire à l’échelle d’un seul établissement un contrat social différent, une culture de participation et de coopération. Mais quel travail de Titan ! À terme, si l’on veut aller dans ce sens, il faut agir aussi sur les processus de professionnalisation et de rénovation du métier d’enseignant. Les chefs d’établissements acquis au leadership coopératif auraient donc de bonnes raisons de s’intéresser :

On peut en effet difficilement concevoir que l’évolution des établissements vers plus d’autonomie, d’autorité négociée et de coopération professionnelle ne fasse pas l’objet d’un minimum de consensus, au niveau du système éducatif, entre tous les partenaires concernés. Aussi longtemps qu’une fraction des enseignants verront le chef d’établissement comme un transfuge, un " petit chef ", un pédagogue peut convaincant, un infirme relationnel, un gestionnaire obsessionnel, un enseignant raté, un solitaire content de l’être, un kamikaze, un ambitieux, etc., il est peu probable que les rapports de travail évolueront dans le sens de la coopération et de l’autorité négociée…

Il est donc tout à fait indiqué d’organiser, par moments, des confrontations et des réflexions sur les rôles et fonctions de chacun, sur les rapports de travail. Si chacun réfléchit dans son coin, les divergences et les malentendus l’emporteront. Et on tardera encore à comprendre que le clivage entre l’autorité et la base n’est pas le plus déterminant dans les établissements, qu’il en masque un autre, celui qui sépare ceux qui trouvent leur compte dans un modèle autoritaire, quel que soit leur statut, et ceux qui sont à la recherche d’un fonctionnement plus professionnel et coopératif. Il y a entre certaines fractions du corps enseignant et certaines fractions du corps des cadres davantage de points de convergence qu’à l’intérieur des corporations respectives…


II. Identité et formation personnelles
du chef d’établissement

Une dynamique de renouveau à l’échelle de l’établissement passe par l’activation de la double spirale décrite par Monica Gather Thurler (1992). De cette dynamique, le chef d’établissement ne peut être que la catalyseur. Facile à dire. Mais quelles sont les représentations et les compétences requises ? Je distinguerai trois volets :

A. Des représentations et des modèles

Les représentations, ça n’a l’air de rien… Des idées, des images, des rêves, certes, il en faut, mais à quoi bon s’y arrêter ? N’est-il pas plus important de décrire des méthodes, des savoir-faire concrets ? Par exemple de dire comment développer, conduire ou évaluer un projet d’établissement ? Ou comment animer la concertation et mettre en place des instance de participation ? Ou encore comment favoriser des réseaux et des échanges ?

Pourtant, les méthodes ne servent à rien si l’acteur n’est pas capable d’en reconstruire constamment les fondements et de les adapter aux circonstances. Rien n’est aussi pratique qu’une bonne théorie, disait Kurt Lewin. Aucun " truc " ne dispense d’une bonne analyse des situations, des forces en présence, des enjeux, des degrés de liberté, des stratégies des uns et des autres. Chacun agit en fonction de sa propre construction de la réalité. Cette construction est sans cesse à reprendre, à actualiser en situation. Mais elle se fonde aussi sur des modèles théoriques plus ou moins savants du fonctionnement des organisations et des systèmes sociaux. En voici quelques éléments très simples à propos du renouveau.

Nul n’est totalement maître du jeu

Aucun chef d’établissement ne saurait créer de toutes pièces une coopération dont les enseignants ne veulent pas, encore moins l’imposer en décidant qu’ils doivent coopérer. Il ne peut pas davantage coopérer à la place des acteurs, jouer tous les rôles, faire les questions et les réponses, animer les séances, rédiger les procès-verbaux, faire naître, conduire et évaluer les projets. Certes, s’il ne manque pas d’énergie, un chef d’établissement peut entretenir un certain temps l’illusion - y compris à ses propres yeux - qu’il est à la tête d’une école dynamique. Le jour où la fatigue stimulera sa lucidité, il comprendra qu’il est le seul à y croire, que son activisme, ses circulaires, ses réunions, ses initiatives masquent un grand vide collectif, une profonde indifférence de la majorité silencieuse, voire un certain cynisme : puisque ça lui fait du bien et que ça ne nous engage à rien…

En réalité, la directrice ou le directeur d’école ne peuvent que renforcer ce qui est en germe, encore fragile, parce que confus, conflictuel, risqué. Ou soutenir ce qui est engagé, mais menace de s’enliser en raison de la lassitude, du découragement, de la division ou du renouvellement du corps enseignant, ou de turbulences externes (changements politiques, crise budgétaire, réforme administrative) qui interfèrent avec les dynamiques locales.

Le renouveau ne se décrète pas

Michel Develay disait que le renouveau évoquait le printemps, une forme de re-naissance. À Genève, un fonctionnaire est chargé d’observer la floraison d’un vénérable marronnier de la Vieille Ville : le jour où la première fleur apparaît est le début officiel du printemps ! Charmante tradition ? Qui illustre notre constante tentation, qu’exprime bien cette maxime de Cocteau : " Puisque ces mystères nous dépassent, feignons d’en être l’organisateur ". A-t-on, en éducation, assez d’humilité pour ne pas prétendre maîtriser le cycle des saisons ? On peut en douter !

Parfois, dire, c’est faire. Dans le monde administratif, il suffit de déclarer qu’une séance est ouverte pour qu’elle le soit. Dans le monde scolaire, il suffit de déclarer un élève en échec pour qu’il soit traité comme tel. Le renouveau n’est pas de cet ordre, il ne s’annonce pas à grands renforts de tambours et trompettes. Est-ce à dire qu’il échappe, autant que le printemps, à la volonté humaine ? Certainement pas. Et le discours importe autant que les actes. Mais pas pour faire du renouveau un slogan, un mot d’ordre, l’emblème d’un établissement, voire un argument publicitaire dans le cadre de la concurrence sur le marché scolaire. La parole des uns et des autres n’a pas pour sens premier d’annoncer le renouveau, de le promettre, de le planifier, de le glorifier. Elle passe plutôt par l’identification concrète des besoins, des projets, des problèmes des uns et des autres et de l’ensemble, par l’échange sur les élèves, les pratiques pédagogiques, les conditions de travail, les finalités.

En somme, le renouveau est de l’ordre de la santé, de la vie, du bonheur : on peut les espérer, les favoriser, les observer et les nommer a posteriori et de façon synthétique, ce ne sont pas des projets qu’on peut gérer dans ce langage.

Une histoire sans fin

Qu’y a-t-il de plus rassurant qu’une année scolaire, une séance, une leçon ? Voire qu’une bonne réforme qui surgit, dont on parle et dont on s’occupe intensivement quelques temps et qui passe à la trappe une fois entrée dans les mœurs ou oubliée ?

Le renouveau est une histoire sans fin. Il ne s’inscrit pas dans le calendrier scolaire, n’éclôt pas à chaque rentrée pour s’achever avec les grandes vacances. Il y a des temps forts et des temps faibles, des accélérations et des léthargies, on peut après coup identifier des phases et ponctuer le processus. Mais il n’y a pas de début et de fin, sinon avec la création ou la dissolution d’un établissement. Même alors, une partie des acteurs viennent d’ailleurs ou essaiment dans d’autres écoles, emportant avec eux d’autres dynamiques.

Ce qui veut dire que le renouveau est fortement lié à la diversité des cycles de vie des personnes (Huberman, 1989) et des institutions, qu’il est dépendant de leurs énergies et synergies, de la disparité et de la synchronisation des rythmes et des parcours professionnels. Et donc que la stimulation du renouveau implique de la patience, un rapport détendu au temps, une reconnaissance explicite du rôle de la fatigue, de la lassitude, de l’impatience des uns de passer à l’acte et de voir les choses avancer, de l’angoisse des autres de n’en avoir jamais fini…

Non seulement, le renouveau est à jamais en cours, mais il faut accepter que les étapes franchies ne soient pas définitivement acquises. Tout ce qui ne progresse pas régresse, les systèmes vivants ne favorisent guère l’absolue stabilité, on peut à bon droit associer au renouveau l’image du rocher de Sisyphe ou du tonneau des Danaïdes… Ou plus prosaïquement l’image du métabolisme : notre organisme conserve sa structure et son identité par delà le renouvellement incessant de ses composants. Rien n’est donc mis en place une fois pour toute, et la simple reproduction des structures comporte un risque de régression, en même temps qu’une chance de progression.

Du courage

" Pour commencer, il faut commencer. Et pour commencer, il faut du courage. " Michel Develay rappelait cette phrase de Jankélévitch. Ce qui amène à se demander : d’où vient le courage ? Est-ce une qualité " naturelle " de la personne ? Nullement. Le courage n’est pas donné une fois pour toute, à la manière d’Obélix tombé tout petit dans le chaudron. C’est une force fluctuante, que nous reconstruisons au gré de l’expérience et des réactions d’autrui. Le courage, ce sont dans une large mesure les autres qui nous le donnent. Dans notre enfance et notre adolescence d’abord. Mais tout au long de la vie, et aussi dans le travail. En nous permettant d’exister, d’être soi-même, d’être reconnu dans son identité, sa différence, sa complexité, ses doutes et ses ambivalences, bref comme une personne. En nous faisant confiance, crédit, en nous faisant savoir qu’ils nous tiennent pour capables. " Tous capables ! ", clame le Groupe français d’éducation nouvelle à propos des élèves. Et les enseignants ? Notre culture ne nous prédispose guère à donner spontanément un feed-back positif. Nous nous jouons volontiers la comédie des grandes personnes qui n’ont pas besoin des autres pour savoir ce qu’elles font et si c’est bien. En réalité, chacun est pétri de doutes et aimerait bien qu’on lui dise plus souvent : " Continue ! "

Il ne s’agit pas d’embellir la réalité. Mais de savoir que chacun a des possibilités d’évolution pour peu qu’on le mette en mouvement. En réfléchissant sur la recherche-action et les aléas d’un projet de lutte contre l’échec scolaire, nous avions fini par comprendre que les acteurs, chercheurs compris, étaient dans un premier temps en quête de reconnaissance plus que de connaissances (Haramein & Perrenoud, 1981). Ils voulaient - sans le savoir - qu’on leur fasse confiance, qu’on leur donne acte du fait qu’ils avaient des idées, des compétences, de l’expérience, de l’énergie. On sait l’importance des prophéties créatrices (self fulfilling prophecy, selon l’expression de Merton, 1965), phénomène plus connu en pédagogie comme " l’effet Pygmalion " (Rosenthal & Jacobson, 1971). Favoriser le renouveau, c’est donner du courage, ouvrir des possibles, renforcer des envies et des compétences naissantes.

Le renouveau n’est visible qu’à terme

À long terme, nous sommes tous morts. Notre impatience est donc compréhensible de voir les résultats de notre action et peut-être d’en bénéficier. Il faut beaucoup de patience et de foi pour travailler à des changements de longue haleine sans perdre son dynamisme.

L’école est confrontée à ce dilemme lorsqu’elle valorise des apprentissages fondamentaux, qui s’étendent sur des années : donner la maîtrise du raisonnement, de l’argumentation, de la rédaction de textes, stimuler l’imagination, la créativité, la pensée critique, la coopération, c’est l’affaire de la scolarité de base toute entière, on ne peut enfermer ces objectifs dans une programme annuel. Pourtant, si chacun n’y travaille pas dans ce cadre, comment espérer des résultats à long terme ? Ces objectifs de haut niveau taxonomique exigent assez d’humilité pour se percevoir comme simple maillon d’une chaîne, dans le cadre d’une division du travail pédagogique.

En général, l’école gère assez mal la longue durée. D’où la prédominance des acquis notionnels et techniques qu’on peut envisager de faire acquérir en un an, donc évaluer à court terme. Y a-t-il des raisons de penser qu’on saura mieux laisser du temps au temps en matière de renouveau des pratiques pédagogiques ? Accepter de faire son deuil des changements spectaculaires pour privilégier les évolutions lentes, mais sûres ? Le problème d’une politique des petits pas, c’est que le doute vous saisit tôt ou tard : est-ce qu’on avance tout de même ? À force de respecter les rythmes et d’être patient, ne risque-t-on pas, finalement, de conforter chacun dans ses habitudes ?

Il n’y a pas de parade définitive. On peut cependant, au-delà d’une théorisation du problème, telle que je viens de l’esquisser, se donner deux garde-fous :

Renouveau et désordre

Écoutons Balandier :

" L’ordre et le désordre sont comme l’avers et le revers d’une monnaie : indissociables. Deux aspects liés du réel, dont l’un, au regard du sens commun, apparaît comme la figure inversée de l’autre. (…) Les sociétés laissent toutes une place au désordre, tout en le redoutant ; à défaut d’avoir la capacité de l’éliminer, - ce qui les conduirait à tuer le mouvement en leur sein et à se dégrader jusqu’à l’état des formes mortes -, il faut en quelque sorte composer. Puisqu’il est irréductible, et encore davantage nécessaire, la seule issue est de le transformer en instrument d’un travail à effets positifs, de l’utiliser à sa propre et partielle neutralisation, ou de le convertir en facteur d’ordre " (Balandier, 1988, p. 117).

Ou encore : " Les civilisations et les cultures naissent du désordre et se développent comme ordre, elles sont vivantes par l’un et l’autre, elles les portent tous deux en elles " (ibid, p. 277). Le renouveau est presque toujours désordonné, diversifié, fragmenté, asynchrone. Il est peu probable que l’ensemble des acteurs de l’établissement puissent se mettre d’accord et avancer au même rythme. C’est un ensemble de processus, de dynamiques interdépendantes, mais partiellement autonomes. Ainsi, vouloir que le renouveau se fasse en parallèle dans toutes les disciplines et dans toutes les filières d’un établissement secondaire n’est pas une stratégie féconde. Elle risque de refroidir ceux qui sont prêts à s’engager, sans mobiliser vraiment ceux qui sont dans une phase d’autosatisfaction ou de paralysie.

Favoriser le renouveau, c’est donc accepter la diversité des rythmes et des façon de faire. Cela ne conduit pas nécessairement à la " balkanisation " : sans mettre tout le monde en mouvement en même temps, on peut informer, consulter, associer dans la mesure du possible ceux qui ne sont pas au coeur du changement. Un établissement peut apprendre à vivre en respectant divers degrés d’implication dans un changement particulier, sans qu’un " in-group " monopolise l’innovation sous le regard méfiant ou ironique d’un " out-group ". Notamment dans le secondaire, un chef d’établissement fera reconnaître, face à tout problème, l’existence de plusieurs cercles, du noyau de ceux qui portent l’innovation nuit et jour à ceux, à l’autre extrême, qui sont à peine au courant. Plus s’affirme la division du travail, plus l’implication de tous doit s’accommoder de graduations légitimes, à charge de revanche !

En un mot : la " gestion " du renouveau est aux antipodes d’une gestion bureaucratique. Si l’on tient à s’inspirer du langage et des modèles de la gestion d’entreprise, il faut prendre ses modèles dans les secteurs où la mouvance des marchés, des habitudes de consommation, des besoins, des technologies, des contraintes fiscales, douanières, légales oblige les entreprises à mener des stratégies multiples, à s’adapter à divers terrains.

Renouveau et conflit

Certes, le renouveau est en principe au service de l’école et de son progrès. cette abstraction n’engendre pas magiquement un consensus sur la nécessité de tel ou tel changement, et moins encore sur le rythme, la méthode, les ressources, les exigences.

Tout projet de changement révèle le flou des objectifs, les contradictions sur les valeurs, le poids des traditions, des institutions, du droit, la réalité des rapports de force, des stratégies des acteurs, des contraintes budgétaires. Toute routine est dépendante d’un état du monde, mais elle en autorise la méconnaissance. Le changement met au contraire en lumière l’arbitraire des construits sociaux et la diversité des façons de voir, de faire, de dire.

Le renouveau est incompatible avec la guerre civile. Mais il l’est tout autant avec le mythe de la " grande famille ", des gens de bonne volonté qui tirent à la même corde. Aucun changement important ne s’opère dans le déni de la complexité, donc du conflit et des contradictions (Perrenoud, 1992). Une culture commune, dans une société pluraliste, n’est pas une culture du consensus tous azimuts. C’est au contraire une culture qui donne un statut, une légitimité et des formes recevables aux conflits d’intérêts et d’idées, qui met en perspective et donne du sens aux contradictions que nul ne peut nier durablement, ni dépasser à lui seul.

B. Des attitudes et savoir-être

Les théories ne servent à rien si elles ne sont pas intériorisées et mises en œuvre en situation. Ce qui suppose qu’on ait la force et la sécurité personnelles nécessaires pour les faire siennes et s’en servir. À quoi bon donner un statut théorique aux contradictions, aux conflits, à la complexité, si l’on est viscéralement attaché à l’ordre pratique et moral ? À quoi bon plaider pour les processus à long terme si l’on ne supporte pas d’attendre ? Pour prolonger cette analyse, voici quelques attitudes et savoir-être du chef d’établissement qui me semblent lui donner des moyens de favoriser le renouveau dans son école.

 Garder une forte identité personnelle

Favoriser le renouveau, c’est travailler dans l’ombre, surmonter l’ingratitude, l’injustice, l’opacité, les déceptions, les échecs sans perdre confiance en soi. Lorsqu’un chef d’établissement est dans une grande dépendance narcissique à l’égard d’autrui, il " navigue à vue " pour être aimé, approuvé et admiré sans solution de continuité. Une forte identité personnelle permet de garder son cap, de dissocier estime professionnelle et dévotion personnelle, d’accepter de ne pas être aimé à chaque instant. Le chef d’établissement qui pratique un leadership coopératif n’a pas besoin d’être une star et de s’attribuer tous les mérites de l’innovation, de se faire valoir, de faire parler de lui ; de tels comportements animent la rubrique du quotidien local, mais alimentent au sein du corps enseignant un sentiment de dérision et de détournement d’un travail collectif. Nombre d’innovations intéressantes ont été compromises pas la hâte du chef d’établissement à " se faire mousser ", par ses promesses irréalistes sur la place publique (qui le condamnent ensuite à faire pression sur son corps enseignant pour ne pas perdre la face), par l’enflure des propos, qui démobilisent les enseignants dès lors qu’ils ne reconnaissent plus " leur " projet.

Favoriser le changement, c’est laisser un espace, de la liberté, du pouvoir et des satisfactions aux autres. Si le chef d’établissement monopolise tous les profits sociaux du changement par besoin narcissique, comment s’attendre à un engagement durable de tous ?

Se protéger des conduites obsessionnelles

Il faut des projets, des objectifs, des règles, des contrats, des décisions claires, des garanties. Ce sont autant de supports du fonctionnement collectif et du changement. Et il est normal que le chef d’établissement joue un rôle actif dans la formulation et l’adoption de ces textes. De là à se les approprier, à les " fignoler " seul dans son coin, à les défendre comme le gardien du temple, il y a un pas, parfois vite franchi, que ce soit par goût du pouvoir ou par volonté de bien faire.

Il ne faut jamais jouer le projet contre les acteurs (Haramein & Perrenoud, 1981), les enfermer dans des textes au mépris de l’évolution des esprits et des circonstances. La fidélité aux décisions prises, la continuité et la cohérence ne sont pas des valeurs en soi et surtout, le rôle du chef d’établissement n’est pas d’être un Surmoi, une conscience, un père sévère ou une mère vertueuse. Il n’y a pas de changement, comme il n’y a pas de recherche, sans une part d’opportunisme, de pragmatisme, de réinvention des méthodes et même des objectifs, de révision des calendriers. Seuls les chemins connus peuvent être parcourus de façon parfaitement prévisible !

Le rapport au temps est fondamental : les processus psychosociologiques peuvent être un peu accélérés ; au-delà, on les casse. Il faut du temps pour réfléchir, essayer, parler, changer, s’approprier des idées, apprendre. Toujours plus de temps qu’on ne croit. Il est indispensable de fixer des échéances et d’essayer de les tenir. La question est de savoir comment réagir lorsque la réalité ne suit pas le plan. Si le chef d’établissement s’identifie au plan, s’il se sens personnellement blessé parce que la calendrier n’est pas respecté, il ne peut que faire le forcing, culpabiliser tout le monde ou essayer seul de sauver la situation. Autant de façon de ralentir le renouveau.

Concilier présence et détachement

Le chef d’établissement qui doit son détachement à son absence ou à son isolement ne favorise pas le renouveau. Il faut passer du temps avec les maîtres, les élèves, les parents, les autres collaborateurs de l’établissement, du temps à écouter, comprendre, parler, faire des liens. Donc s’impliquer dans la vie quotidienne, les crises, les moments de déprime ou d’enthousiasme, les deuils et les fêtes.

Cette implication a des effets pervers, elle prend beaucoup de temps et d’énergie, pousse à rester le nez collé sur l’événement, à gérer le quotidien. La présence n’est pas nécessairement l’aliénation, la fusion dans la vie collective et l’événement du jour. Mais il faut des contrepoids, des disciplines et un certain détachement, qui permet de s’intéresser à ce qui se passe sans perdre sa ligne.

Il semble par exemple utile de se ménager régulièrement du temps de travail hors de l’établissement, pour lire, réfléchir, essayer de comprendre ce qui se passe et anticiper, seul ou avec quelques collègues. Et de façon plus espacée du temps pour faire le point, définir des objectifs et des priorités. C’est le bon sens même, me direz-vous ? Certes, mais combien de cadres qui, le sachant, se laissent néanmoins manger par les urgences du quotidien et les séances administratives ? Prendre du recul, c’est affronter une angoisse, s’interroger sur son identité, ses stratégies, ses valeurs. On peut préférer la fuite dans l’activisme…

Limiter ses fantasmes de toute-puissance et de maîtrise

Comme le propose Monica Gather Thurler (1992), il importe de savoir " démocratiser la déconfiture ". Ne pas constamment " prendre sur soi ", ne pas croire qu’il faut, en même temps que le problème, apporter la solution. Accepter aussi de faire partie du problème, de chercher avec les autres, de réfléchir à haute voix, de dire ses doutes, ses ambivalences, ses hésitations, ses peurs, de reconnaître ses erreurs.

Ce bon sens va hélas à l’encontre des fantasmes de maîtrise qui sont le fond commun des enseignants. Comment, après avoir, durant des années, maintenu une façade sereine et assurée devant ses élèves, pratiquer du jour au lendemain la transparence avec les adultes ? On ne touche pas ici à un simple savoir-être personnel, mais à une attitude inégalement encouragée par les diverses cultures professionnelles. La culture enseignante ne donne guère le " droit à l’erreur ", chacun met donc pas mal d’énergie à feindre de maîtriser la situation, tout aveu de faiblesse pouvant se retourner contre lui. On ne vois pas comment un nouveau chef d’établissement pourrais se défaire de cet habitus du seul fait qu’il change de statut.

À quoi s’ajoutent les fantasmes de maîtrise et de toute-puissance du chef, fantasmes alimentés par les intéressés, mais aussi par la culture des organisations et des salariés en général. Chacun sait que nul chef n’est infaillible, mais tous craignent, s’ils avouent leurs doutes, de perdre la face et d’affaiblir leur autorité. Ils n’ont pas entièrement tort : une fraction du corps enseignant sera tentée de se servir de toute " faille " dévoilée par la hiérarchie. Sur ces thèmes, il importerait qu’une formation personnelle permette aux chefs d’établissements de reconnaître leurs fantasmes de maîtrise et de toute-puissance, d’en analyser les sources plus ou moins lointaines, de prendre du recul, d’apprécier les risques réels et les bénéfices possibles d’une plus grande transparence, d’une reconnaissance plus systématique et plus tranquille de la perplexité et des limites des chacun devant la complexité des problèmes (Perrenoud, 1992). Dire " Je ne sais pas. Je n’ai pas de solution. Cherchons-la ", pourquoi est-ce si difficile ?

Accepter de ne plus être un enseignant

Comment un chef d’établissement en difficulté tente-t-il de convaincre ? De montrer qu’il comprend, qu’il se sens proche ? De se poser en interlocuteur valable et compétent ? Souvent, il en appelle à sa propre expérience d’enseignant : je suis " comme vous ", de votre monde, nous faisons partie de la grande famille des enseignants, c’est presque " par accident " que j’exerce une autorité… Cette autorité " honteuse ", qui conduit à gommer les différences de statut et de rôle, signifie que l’identité personnelle s’ancre encore dans une identité professionnelle ancienne, que l’intéressé n’a pas conscience d’exercer un nouveau métier, ou plus gravement encore, qu’il doute de la légitimité de sa position ou de la spécificité de ses compétences. Cette incertitude se renforce lorsque le chef d’établissement conserve des enseignements, soit par obligation statutaire, soit pour se retremper dans la pratique.

Dans un métier en voie de professionnalisation, comme l’enseignement (Perrenoud, 1991), il importe bien entendu que les formateurs et les responsables aient une réelle familiarité avec les pratiques des enseignants : elle leur donne des clés pour comprendre leurs difficultés et leurs propos. Mais cette familiarité doit s’enraciner dans d’autres sources que le souvenir ou la poursuite d’une pratique personnelle.

Pour faire le deuil de son identité d’enseignant et des compétences qui y sont attachées, il faut que le chef d’établissement puisse construire une autre identité professionnelle, aussi forte et satisfaisante, qui réponde clairement à la question ; si je ne suis plus enseignant, que suis-je aujourd’hui ? Les fausses pistes ne manquent pas. On peut-être tenté, par exemple, de se retrouver enseignant dans un rapport pédagogique, entre adultes cette fois, en se sentant mentor et formateur de ses maîtres. Par rapport aux enseignants débutants ou aux professionnels en crise, le chef d’établissement peut sûrement avoir un rôle formateur, surtout lorsqu’il s’agit de soutenir un développement personnel davantage que d’apporter des connaissances. Mais ce ne saurait être l’identité principale. Que le chef d’établissement se soucie de la formation continue de ses collaborateurs, l’oriente en fonction d’un projet et lui donne une forte légitimité, fort bien. Il n’est pas pour autant formateur en chef.

La spécificité du métier de chef d’établissement, c’est de travailler sur le métier des enseignants et le métier des élèves, sur leurs conditions d’exercice, les crises, les difficultés, les enjeux, les ressources en termes de formation, de clarté des objectifs et des règles du jeu, de climat, d’environnement, d’espaces, de structuration du temps, de moyens matériels, de culture commune, de lieux et de méthodes de résolution de problèmes, de lieux et de temps d’échanges. Métier de relation et d’organisation, certes. Mais on aurait tort d’oublier qu’il a une substance : le travail des maîtres et des élèves, leurs relations. Il ne suffit pas d’aider les uns et les autres à vivre en bonne intelligence. Tous ont des tâches à accomplir et le rôle du directeur va au-delà du bon fonctionnement : il est garant aussi de l’efficacité et du renouveau de l’action pédagogique. C’est une compétence professionnelle d’une autre nature. Encore faut-il la revendiquer et donc être le premier à y croire…

Etre curieux des gens

Comment exercer une profession où la relation est si importante si les gens vous font peur, vous ennuient, vous embarrassent ? Il est un peu léger de croire que l’expérience ou la formation auront raison de n’importe qui. On peut s’étonner que des personnes qui ne sont pas curieuses des gens ou les craignent se fourvoient ou soient encouragés dans une carrière de chef d’établissement…

Mais de toute façon, nul n’est sur ce terrain tout à fait dénué de peurs et de blocages. Une formation professionnelle devrait évidemment prendre au sérieux ce registre. Pas en donnant des conseils, mais en aidant chacun à identifier ses fonctionnements relationnels.

Aimer le risque et le jeu

Le renouveau est une chose sérieuse. Mais si on se prend trop au sérieux, si l’on veut maîtriser complètement les processus de communication, de concertation, de transformation, on est condamné à brève échéance au burn-out et à la dépression. Le changement est toujours lent et incertain, parce qu’il dépend des stratégies, des intérêts, des représentations de multiples autres acteurs. On peut vivre cette réalité très douloureusement comme une série d’obstacles séparant d’une Terre Promise. On peut aussi prendre goût au jeu lui-même, et considérer que le renouveau est un mode de vie, un défi, une façon de rester éveillé, une occasion de former des projets et de travailler avec des gens. Les objectifs pédagogiques - intégration des nouvelles technologies, différenciation de l’enseignement, pédagogies actives par exemple - n’en deviennent pas pour autant de purs prétextes. Mais on trouve son compte dans le présent, et pas seulement parce qu’il prépare une avenir radieux… Question éminemment philosophique, que chacun tranchera pour soi-même. Le rôle de la formation n’est pas d’apporter, sur ce point comme sur les autres, une réponse dogmatique. C’est plutôt de donner aux (futurs) chefs d’établissements l’occasion de clarifier leur rapport à l’action, à l’utopie, à la réalité.

C. Des savoir-faire et des savoirs stratégiques

Un chef d’établissement qui veut favoriser le renouveau doit maîtriser les savoir-faire qui permettent, individuellement et collectivement, un travail sur le travail, selon l’expression d’Hutmacher (1990), ou plus globalement un travail sur les pratiques, les fonctionnements en classe et dans l’établissement, les représentations qui sous-tendent les unes et les autres. Cela ne veut pas dire que le chef d’établissement fait seul ce travail. Il n’a de sens, au contraire, que partagé. Mais il faut lui donner un statut, une mémoire, forger ou s’approprier des concepts, un langage, des méthodes de travail, d’observation, de discussion, d’expérimentation. Ici encore, tout ne repose pas sur le chef d’établissement. Il est nécessaire que le souci de la méthode, de l’accumulation, de l’animation soit commun a une fraction au moins des acteurs, et les fonctions d’autorité ne prédisposent pas au monopole. Il reste que s’il veut favoriser le renouveau, le chef d’établissement doit, parmi d’autres, maîtriser les savoir-faire et les savoirs stratégiques requis.

De quelle nature sont-ils ? Je distinguerai les savoirs et savoir-faire psychopédagogiques des savoirs et savoir-faire psychosociologiques.

Savoirs et savoir-faire psychopédagogiques

Mieux vaudrait que le chef d’établissement ait une assez bonne formation psychopédagogique et didactique. Avec deux précisions essentielles :

Pour être plus clair, prenons un exemple dans un tout autre domaine : un psychosociologue qui intervient dans un service hospitalier, un centre informatique ou un opéra, par exemple pour contribuer à une transformation structurelle (réorganisation, modernisation, mutation technologique, décentralisation, etc.) ne devient pas médecin, analyste-programmeur ou chorégraphe. Il doit cependant en apprendre assez sur les techniques et les univers de ces professionnels pour comprendre ce qu’ils disent, poser les bonnes questions et participer au travail sur le travail et l’organisation.

Le chef d’établissement bénéficiera en général d’une familiarité acquise par sa pratique d’enseignant, mais elle est à double tranchant ; car ce n’est plus en tant que praticien de la pédagogie, de spécialiste d’une discipline ou de l’évaluation des élèves qu’il intervient. La confusion est encore possible, en raison à la fois d’une identité encore incertaine d’une partie des chefs d’établissement et d’une professionnalisation inachevée du métier d’enseignant. Il deviendra de plus en plus clair, au fil des années, que le directeur n’est pas un super-enseignant, ni un formateur, ni un inspecteur. Il travaille au second degré, ne donne pas des réponses aux professionnels mais les pousse à les chercher ensemble, ce qui est tout à fait différent.

Je n’envisagerai pas ici la question de l’acquisition des compétences en didactique et en sciences de l’éducation. Tout dépend de l’ordre d’enseignement, du parcours professionnel, du capital de départ et de sa mise à jour au long des années.

Savoirs et savoir-faire psychosociologiques

La façon de traiter des savoirs et savoir-faire psychopédagogique l’indique : le rôle principal du chef d’établissement est de favoriser un travail sur le travail. Il peut difficilement le faire en ignorant tout de la substance et des contraintes de la pratique pédagogique. Mais sa compétence principale est ailleurs. Elle porte sur les processus de communication et de changement dans l’organisation. Ce qui exige des compétences psychosociologiques. Derouet (1985) parle d’enseignants sociologues de leur propre établissement, c’est aussi la vocation des chefs d’établissements. Lorsque Montignies (1992) propose, pour former le directeur d’école, de questionner ses pratiques au travers de la psychologie sociale, il donne un autre éclairage disciplinaire. Sociologie ou psychologie sociale ? Les deux : favoriser le renouveau, c’est disposer de savoirs et de savoir-faire d’ordre psychosociologique.

Cela n’invite pas les chefs d’établissements à se lancer dans de longues études en sciences humaines. Cependant, une culture minimale en psychosociologie du travail et des organisations est un atout majeur : le chef d’établissement intervient sur un système d’action complexe, dont il doit maîtriser en partie, au moins intuitivement, les principes de fonctionnement et de transformation. Tout acteur est, à sa façon, psychosociologue de sa propre organisation, sans quoi il n’y survivrait pas : pour protéger son territoire et ses intérêts, infléchir les décisions en sa faveur, garantir son autonomie, accéder aux ressources et aux informations, progresser dans sa carrière, comprendre les implicites et les rapports de force, il est nécessaire de comprendre les règles du jeu institutionnel et relationnel et donc de savoir questionner, explorer, interpréter, négocier, planifier, chercher des accords.

Un acteur en position d’autorité devra a fortiori disposer de savoir-faire et de savoirs stratégiques du même ordre, à une échelle un peu plus vaste et un degré de complexité plus élevé. Pour favoriser le renouveau, repérer et faire sauter les verrous, affaiblir les résistances, encourager les dynamiques émergentes, il faut faire un pas de plus : au-delà des jeux qui se jouent dans toutes les organisations, autour du pouvoir, des espaces, du contrôle du temps et des ressources, de l’organigramme, etc., il s’agit d’intervenir dans le travail des professionnels. Un bon tacticien de l’administration peut obtenir un budget important pour la micro-informatique ou l’équipement des laboratoires de sciences. Pour infléchir les pratiques enseignantes, par exemple dans le sens de la pédagogie du projet ou de l’évaluation formative, les habituelles tactiques du pouvoir sont largement insuffisantes. Elles ne permettent pas d’entrer dans la sphère de compétence personnelle et professionnelle des enseignants, dans leur conception de la transposition et du contrat didactiques, de l’apprentissage, de la culture, du travail scolaire, de l’excellence, de la motivation, de la coopération, de l’ordre, etc.

Mon propos n’est pas de détailler les modalités d’une formation psychosociologique des chefs d’établissements. Disons tout de même qu’elle devrait :

On rejoint ici la réflexion sur les réseaux favorisant la professionnalisation des chefs d’établissements. Une partie de cette formation peut se faire dans ces réseaux, une autre en formation continue, une troisième dans l’établissement lui-même. Dans les trois cas, l’appel à des ressources externes est souvent profitable. Non pas tellement pour entendre un spécialiste tenir un discours savant sur les organisations et les pratiques. Plutôt pour autoriser et encourager les acteurs à se dire ce qu’ils savent déjà, à mettre en forme leurs expériences, leurs intuitions, à multiplier les regards sur leurs situations respectives, sur ce qui les rapproche ou les sépare.


III. Une coopération incertaine

Certes, " pour commencer, il faut commencer ", sans attendre le miracle qui transformerait d’un coup la situation. Mais ensuite, il faut durer. On peut imaginer un chef d’établissement fortement encouragé par l’administration centrale à favoriser le renouveau, doté d’une autonomie suffisante et qui disposerait par ailleurs de tous les savoirs, savoir-être et savoir-faire requis. Cela ne le rendrait pas tout puissant : pour transformer les pratiques pédagogiques et le fonctionnement de l’établissement, il a besoin des autres ! Ce qui exige un minimum de consensus sur la façon dont devraient fonctionner les établissements. À ce stade, il ne s’agit pas encore d’une culture de coopération bien substantielle, juste d’un accord sur la nécessité de travailler autrement, d’aller vers une autorité négociée, un projet d’établissement concerté, un fonctionnement en réseau.

Étudiant l’évolution des collèges en France, Lise Demailly identifie trois " agencements symboliques de mobilisation professionnelle " (A.S.M.P.), autrement dit trois systèmes de représentations offrant à la fois des possibilités de résolution :

Le premier agencement est construit autour du modernisme relationnel, au cours des années 1970. Il fait place à un agencement construit autour du modernisme technologique, notamment informatique. Plus récemment, émerge un modernisme organisationnel inspiré du courant de réflexion sur l’entreprise et l’administration : décentralisation, gestion participative, relations humaines, initiatives, professionnalisation, cercles de qualité, etc. Y a-t-il des raisons de penser que ce nouvel agencement durera plus longtemps ? Lise Demailly ne l’exclut pas, pour deux raisons (Demailly, 1990, p.289-290) :

Mais elle repère aussi des éléments de fragilité et de contradiction interne sont d’ores et déjà visibles (Demailly, 1990, p.290) :

Cette analyse mériterait sans doute d’être affinée selon les contextes nationaux. Mais elle pose le problème des modes intellectuelles au sein du système éducatif. Il est évident qu’aucun paradigme de changement, aussi fondé soit-il, ne peut produire de miracle à brève échéance. Si l’attention portée aux projets, aux dynamiques, aux cultures d’établissements se dilue avant que les premières tentatives aient porté leurs fruits, il y a fort à parier qu’on abandonnera bientôt le langage de la psychosociologie des organisations pour un autre, et pourquoi pas, à la faveur d’un éternel retour, pour un avatar du modernisme relationnel ou technologique : les possibilités de recréer un consensus et des mythes professionnels mobilisateurs ne sont pas illimitées… Il importe donc de savoir si le monde de l’éducation veut poursuivre sa fuite en avant ou se donner une fois les moyens de vérifier des hypothèses de travail prometteuses !


Références

Balandier, G. (1988) Le désordre. Loges du mouvement, Paris, Fayard.

Bourdoncle, R. (1991) La professionnalisation des enseignants : analyses sociologiques anglaises et américaines, Revue française de pédagogie, n° 94, pp. 73-92.

Crozier, M. & Friedberg, E. (1977) L’acteur et le système, Paris, Ed. du Seuil.

Demailly, L. (1991) Le Collège : crises, mythes et métiers, Lille, Presses universitaires de Lille.

Demailly, L. (1992) L’évolution actuelle des méthodes de mobilisation et d’encadrement des enseignants, Lille, Université de Lille 1.

Derouet, J.-L. (1985) Des enseignants sociologues de leur établissement, Revue française de pédagogie, n° 72, pp. 113-124.

Derouet, J.-L. (1987) Une sociologie des établissements scolaires : les difficultés de construction d’un nouvel objet scientifique, Revue française de pédagogie, n° 78, pp. 86-108.

Derouet, J.-L. (1992) École et justice. De l’égalité des chances aux compromis locaux, Paris, Métailié.

Garant, M. (1991) La gestion d’établissements scolaires : logiques d’action. Thèse de Doctorat, Université Catholique de Louvain, Belgique.

Garant, M. (1992) Le directeur d’école : rouage, grain de sable, catalyseur, moteur, Saint-Bernard, martyr, patron, cerveau ?, Université Catholique de Louvain, Belgique.

Gather Thurler, M. (1991) Amener les enseignants vers une construction active du changement. Pour une nouvelle conception de la gestion de l’innovation, Genève, Faculté de psychologie et des sciences de l’éducation.

Gather Thurler, M. (1991) L’efficacité des établissements ne se mesure pas : elle se construit, se négocie, se pratique et se vit, Genève, Faculté de psychologie et des sciences de l’éducation.

Gather Thurler, M. (1992) Les dynamiques de changement internes aux systèmes éducatifs : comment les praticiens réfléchissent à leurs pratiques, Genève, Faculté de psychologie et des sciences de l’éducation.

Gather Thurler, M. (1992) Renouveau pédagogique et responsabilités de la direction de l’établissement, Genève, Faculté de psychologie et des sciences de l’éducation.

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