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De quelques tentations auxquelles
mieux vaudrait résister si l’on veut
enseigner un certain temps…

Philippe Perrenoud

Faculté de psychologie et des sciences de l’éducation
Université de Genève
1993

Cet essai s’adresse à des pasteurs et des laïcs protestants qui pratiquent la catéchèse, qui tentent, autrement dit, d’initier des adolescents à la foi et à la culture de l’Église réformée. Il est difficile, pour un sociologue de l’éducation qui n’a pas observé directement ces pratiques, d’avancer à leur propos quelques réflexions sensées. C’est pourtant ce que je vais tenter ici, pour provoquer le débat. Aux formateurs de dire s’ils reconnaissent leur réalité…

Dans un premier temps, je rappellerai, de façon très succincte, quelques tentations auxquelles mieux vaudrait ne pas succomber si l’on veut enseigner. Dans un second temps, je prendrai le risque de faire quelques suggestions en adoptant un instant une hypothèse audacieuse : si j’étais catéchète…

I. De quelques tentations

Rien n’est plus difficile que l’action pédagogique. Il s’agit d’amener l’autre à apprendre, à changer. Or cela ne peut se faire contre son gré, sans sa coopération active. On peut à la rigueur soigner, nourrir, enfermer ou déplacer quelqu’un de force. En utilisant tout l’éventail des moyens de pression, on peut contrôler, censurer au moins, ses gestes et ses paroles. Pour transformer ses idées, ses attitudes, ses façons de penser, on peut aussi exercer une violence physique ou symbolique, et les totalitarismes ne s’en privent pas, sans pour autant arriver entièrement à leurs fins.

Lorsqu’on s’interdit l’endoctrinement, la propagande, le chantage affectif, la terreur, on se trouve moins condamnable sur le plan éthique, mais bien démuni pratiquement. Pendant des siècles, les sociétés n’ont guère pris de gants pour amener les générations nouvelles à partager les valeurs et les opinions des adultes. Les enfants et les adolescents subissaient la pression d’un milieu homogène, peu soucieux des droits de la personne et de la liberté d’expression ; les rebelles étaient réprimés de mille manières énergiques. La propagation de la foi ne faisait pas exception, on s’interrogeait davantage sur le contenu du catéchisme que sur la relation pédagogique censée en favoriser l’appropriation.

L’interrogation pédagogique est essentiellement moderne, liée à la fois à un respect nouveau des personnes, enfants et adolescents compris, et de leur liberté, et à l’affaiblissement des consensus qui fondaient la socialisation, donc à la nécessité, aujourd’hui, de convaincre, de séduire, d’intéresser, puisque la contrainte pure n’est plus acceptable, ni d’ailleurs applicable dans les sociétés pluralistes.

Même à l’école obligatoire, la partie n’est pas gagnée d’avance, elle se rejoue constamment. Dans les formations moins ancrées dans la loi et moins instituées, l’action pédagogique est encore plus incertaine, sauf si elle prend le parti de ne s’adresser qu’à ceux qui y adhèrent tout à fait volontairement. Or l’ambiguïté de la formation d’enfants ou d’adolescents, en catéchèse comme dans les autres domaines, c’est de faire intervenir, en contrepoint du désir des intéressés, la volonté d’adultes raisonnables qui leur " veulent du bien " et font pression, plus ou moins subtilement, pour que les jeunes soient raisonnables.

Cette ambiguïté, chaque formateur la pressent, mais il a en même temps la tentation de l’oublier. Les neuf tentations qui suivent sont en somme neuf formes complémentaire d’angélisme, neuf manières de retrouver assez d’innocence pour enseigner sans trop douter. Démarche paradoxale : en pédagogie, l’angélisme ne paie pas ! Ou plutôt, il assure des profits immédiats - une certaine économie de fonctionnement, une certaine bonne conscience - mais à terme, il empêche d’évoluer, d’analyser les malaises ou les fictions.

Certes, nul formateur ne voudrait avoir en face de lui des robots dociles. Il aspire à rencontrer des sujets autonomes, dotés d’une forte identité et sachant ce qu’ils veulent. Mais comme ce serait reposant s’ils voulaient ce que veut le formateur, si leur liberté les conduisait à choisir la coopération…

Les tentations qui suivent, certains y succombent par réelle méconnaissance, vraie naïveté, absence d’expérience ou aveuglement. Mais le plus souvent, le formateur sait tout cela. Il sait et il oublie. Il sait et il agit comme s’il ne savait pas. Il sait et fonctionne au mépris de ce qu’il sait. Parce qu’en situation pédagogique, la lucidité constante est insupportable ! On ne peut donc, au mieux, qu’espérer un mouvement de balancier entre céder et résister à la tentation. Là aussi…

1. La tentation de croire que
l’apprenant ne sait rien et a tout à apprendre

Sur n’importe quel sujet, chacun a des connaissances, parfois floues ou erronées, ou en tout cas des images, des préjugés, des questions, des blocages. Aucun enseignement ne tombe sur une table rase, ni ne s’adresse à un sujet neutre, qui ne demanderait qu’à s’instruire. Ainsi, un enseignement de diététique se heurte d’emblée à des théories naïves mais bien ancrée de la nutrition, à des valeurs, des préjugés, des préférences, des croyances fortes.

En ignorant ce que pense, croit, redoute ou espère l’apprenant, on ne peut que perdre toute maîtrise du sens qu’il va donner aux informations et explications qu’on lui propose. L’enseignant restera alors sans accès au combat qui se livre dans la tête de l’apprenant entre ses représentations préalables et celles qu’on lui propose. De ce combat incertain, les schèmes anciens sortent souvent vainqueurs, éventuellement composés, de façon imprévisible, avec quelques éléments nouveaux susceptibles de s’y intégrer sans les perturber.

Au contraire, faire s’exprimer les représentations préexistantes permet de les travailler et de comprendre les résistances, les déformations, les erreurs des apprenants. Le formateur ne peut s’en remettre à sa seule imagination ou à sa mémoire :

Il importe donc de prendre du temps et d’ouvrir un espace de parole pour savoir d’où l’on part.

2. La tentation de penser que
le sens du savoir va de soi pour l’apprenant

Pour l’enseignant, le sens de ce qu’il veut transmettre est constitutif de son rôle, parfois de son identité, de sa vocation, de sa foi. Autant dire qu’il a du mal à se mettre à la place des apprenants, qu’il lui en coûte d’imaginer que pour certains, la situation est confuse, contrainte, dénuée de sens. Il semble d’ailleurs plus prudent de " faire comme si " le sens des savoirs et de la situation didactique étaient clairs, en s’abritant derrière l’institution. Accepter le questionnement et le doute, c’est ouvrir une crise, c’est prendre le risque de devoir remonter très loin dans la chaîne du raisonnement, de devoir assumer des arbitraires ou de revenir à des affirmations dont la seule force est de réduire l’apprenant au silence : " Tu comprendras quand tu seras grand ou quand tu aura appris ".

Pourtant, si l’on sauve la situation dans l’immédiat en entretenant la fiction d’un sens clair et partagé, on affaiblit beaucoup l’efficacité de l’action pédagogique : de semaine en semaine, certains apprenants viendront la mort dans l’âme, en contestant ouvertement, en chahutant ou en s’endormant, parce qu’ils ne savent pas où on veut en venir, pourquoi cet enseignement les concerne, où il est censé les mener. Il ne suffit pas, pour faire face à ce problème, d’énoncer une liste d’objectifs. Il faut être en mesure de les expliquer, de les justifier par référence à la vie, l’avenir, d’autres valeurs. Et être prêt, aussi, à les négocier en partie !

3. La tentation de croire que
les apprenants savent pourquoi ils viennent

Une partie du sens tient à la décision personnelle de l’apprenant. Même en formation d’adultes, la liberté n’est jamais totale : pressions de l’entourage, de l’employeur par exemple. S’agissant d’enfants et d’adolescents, l’ambiguïté domine. Il y a l’école obligatoire, où la liberté de choix est formellement absente. Pourtant, une partie des élèves adhèrent assez volontairement au projet scolaire et iraient probablement à l’école de leur propre chef, au moins quelques années ou quelques heures par semaines.

À l’inverse, les formations non obligatoires (sportives, religieuses, artistiques, artisanales), qui paraissent des domaines de libre choix, sont en fait soumises à des pressions considérables des parents, de la famille élargie, des proches, des moniteurs, entraîneurs, catéchètes et autres professeurs qui ont besoin d’élèves pour des raisons alimentaires ou pour remplir leur mission.

Il serait donc raisonnable de considérer que tout public d’enfants ou d’adolescents est en partie captif, réuni devant un formateur du fait de décisions qui ne sont pas toutes des choix libres, mais des compromis négociés ou des obéissances pures et simples. Même ceux qui décident librement peuvent le faire par simple conformisme, peur d’assumer leurs préférences devant leurs proches.

Il s’ensuit que le formateur ne peut, sauf s’il est très naïf, imaginer qu’il s’adresse à des volontaires qui savent pourquoi ils sont venus et sont prêts à se mettre au travail. Ici encore, il peut " faire comme si " et assumer plus tard les conséquences de cette fiction, ou tenter de reconstruire des raisons de participer, en acceptant que certains s’en aillent, voire en choisissant de les défendre face à leurs parents…

4. La tentation de sous-estimer
la distance entre formateur et apprenants

Une différence d’âge de dix ans, de nos jours, peut être immense, du point de vue du rapport aux media, à la musique, à l’argent, à la réussite scolaire, au travail (et au chômage !), à la consommation, à la sexualité, à l’informatique, aux voyages, à la patrie, à l’Europe. Il y a dix ans, le mot SIDA n’évoquait rien pour les adolescents et leur crainte majeure, c’était la grossesse… Que dire alors lorsque le formateur a trente ans de plus que les adolescents qu’on lui confie ? Il n’y a aucune fatalité, l’âge ne condamne pas, en tant que tel, à tout ignorer ou à ne rien comprendre de la culture, des goûts, des modes de vie de jeunes. Encore faut-il ne pas croire qu’on sait " parce qu’on a eu leur âge ", sans s’informer activement, sans prendre le temps de parler avec eux, de les écouter, de les observer et donc d’accorder quelque crédit à leurs valeurs et leurs modes de vie.

Au principe de la distance culturelle, outre l’âge, on trouve aussi des différences de statut dans les organisations et de position dans le cycle de vie : le formateur est un adulte, inséré dans les institutions, qui a une formation, des titres, une carrière, un revenu, des certitudes, de l’expérience. En face, un apprenant, enfant ou adolescent en transition, dont l’identité est en construction, dont les attaches sont moins fortes, qui a moins à perdre face à l’incertitude et au changement.

La diversité des origines et des appartenances sociales joue évidemment un rôle essentiel : un formateur instruit - n’est-ce pas pour cela qu’on l’a choisi ? - et qui appartient donc plutôt aux classes moyennes supérieures face à des apprenants de diverses conditions, dont les uns ont un tout autre héritage culturel, rapport au savoir, au langage, à l’abstraction.

Enfin, une distance inscrite dans le rapport pédagogique : on peut dire que tout le monde cherche, que le formateur ne fait qu’accompagner la quête de l’apprenant, qu’il apprend et tâtonne lui aussi. Personne n’est dupe : l’un est là en raison de sa maîtrise, de son avance, l’autre de son ignorance, de son immaturité. On ne se trouve pas entre égaux : l’un est à l’intérieur d’un monde symbolique, l’autre en voie d’y accéder, s’il en est jugé digne. Et s’il en a vraiment envie…

Sans doute faudrait-il ici introduire diverses nuances, et distinguer notamment les pasteurs et les laïcs. Les premiers ont une licence universitaire et des connaissances théologiques, donc un rapport au savoir construit au gré d’une longue formation intellectuelle. Les seconds se disent souvent sans compétences pédagogiques, sans connaissances théologiques. Pour suggérer parfois que ce n’est pas nécessairement un handicap, qu’un excès de science peut éloigner de la réalité des adolescents…

5. La tentation de sous-estimer la diversité des apprenants

Aucun groupe d’apprenants n’est homogène, même après une sélection drastique. À fortiori lorsque le hasard réunit devant un formateur des adolescents dont le seul point commun est d’habiter le même quartier et d’appartenir à la même communauté. Pour le reste, des filles et des garçons, des enfants de milieux bourgeois et d’autres de milieux populaires, des cancres et des forts en thème, ceux qui poursuivent des études et ceux qui sont déjà dans le monde du travail, ceux qui découvrent la vie et ceux qui on déjà vécu des expériences personnelles très fortes, ceux qui viennent volontiers et ceux qu’on a obligé, ceux qui comprennent tout en un clin d’œil et ceux qui se retrouvent rapidement dépassés par le discours du formateur. Diversité des personnalités, des trajectoires, des attentes, des héritages culturels.

Face à ces différences, souvent, un discours peu différencié, dont chacun attrape ce qu’il peut ; les uns s’ennuient, d’autres peinent ; les uns voudraient discuter, les autres écouter ; les uns sont prêts à s’impliquer, d’autres se protègent. Peut-on leur proposer à tous les mêmes contenus, la même démarche ? Mais pour faire autrement, il faudrait que les formateurs travaillent en équipe, identifient les besoins, réorganisent leur dispositif. Décourageant !

6. La tentation de penser que le contrat pédagogique va de soi

Puisqu’on vient " volontairement ", c’est qu’on connaît la règle du jeu : écouter, participer activement, travailler, accepter de dire ses doutes, contribuer au bon fonctionnement du groupe. En réalité, aucun contrat pédagogique n’est aussi clair que l’enseignant l’imagine, il est toujours à renégocier, à réexpliquer, à réinventer. L’apprenant ne sait pas d’emblée s’il a droit à l’erreur, à l’hésitation, à l’humour, à la dérision, à la contestation, au bavardage, à la paresse, au mouvement, à l’absentéisme. Il sait d’expérience que cela varie d’un formateur à un autre et qu’il devra se renseigner ou tâtonner pour identifier les règles non écrites autour de la présence, du travail, de l’attention, de l’erreur. Autant de temps perdu en rounds d’observation, chacun cherchant ses marques. Et si on mettait les cartes sur table ?

C’est d’autant plus indiqué que le contrat pédagogique en catéchèse est beaucoup moins balisé que dans le cadre scolaire. Peut-être fut-il un temps où la tradition donnait des clés suffisantes pour savoir à quoi ressemblait le catéchisme. Aujourd’hui, il se cherche et les catéchumènes se trouvent confrontés à toutes sortes de conceptions et de pratiques, parfois hésitantes. À la posture classique du maître chargé de transmettre un savoir se juxtapose d’autres figures, celle par exemple de simple médiateur entre l’adolescent et Dieu, qui n’a guère a se soucier du fonctionnement didactique. Peut-être le champ du spirituel dispense-t-il souvent le formateur de se demander s’il est efficace, alors que dans un domaine technique, on ne peut se cacher derrière aucune foi censée aplanir les difficultés pratiques.

7. La tentation de méconnaître le besoin de reconnaissance

Rares sont les apprenants qui ont une identité personnelle si forte qu’il aient pour principal enjeu, dans une relation pédagogique, d’apprendre avant tout. Dans la relation, on cherchera d’abord à s’éprouver, à travers une rencontre, des sentiments, des affrontements. Le besoin de reconnaissance prime sur le besoin de connaissance.

Les adolescents, en particulier, cherchent des interlocuteurs, des personnes entières, avec leurs doutes, leurs zones d’ombre, leurs convictions, leur complexité. Les savants incollables dans leur discipline qui s’éclipsent lorsque sonne la cloche, qui ne donnent aucune prise, sinon aux fantasmes, ils en ont vu beaucoup.

Bien sûr le formateur a un " programme " à faire passer, des contenus à faire maîtriser. À trop se fixer sur cet objectif, il le manque, car nul ne peut investir dans un apprentissage difficile sans être d’abord reconnu comme une personne, sans exister dans le groupe et dans la relation avec le formateur.

8. La tentation de nier la séduction, le pouvoir, l’inconscient

Dans une situation éducative, qu’on le veuille ou non, on travaille avec des schèmes relationnels construits dès l’enfance, on ravive donc des sentiments, des pulsions, des peurs anciennes en même temps qu’on transpose à la relation pédagogique des fonctionnements issus d’autres contextes, familiaux, associatifs, etc. C’est vrai du formateur comme de l’apprenant.

Pour ces derniers, on veut bien admettre aujourd’hui qu’ils ont des émotions, des désirs, des pulsions destructrices, des stratégies de séduction, des failles narcissiques. Reste à faire le même chemin pour les formateurs. Toute l’énergie mise à nier la réalité ne fait que la rendre plus difficile à affronter. Question de maturité du formateur. Il importe certes de prendre conscience de ses désirs et pulsions, et d’en maîtriser les effets destructeurs ou inhibiteurs des apprentissages. Encore faut-il que le moi du formateur n’en sorte pas à ce point diminué qu’il perde son identité et son énergie…

9. La tentation de sauver les apparences

Dans une situation pédagogique, il est tentant de masquer les vrais problèmes parce qu’on pressent qu’en les posant on tire sur un fil qui, en se dévidant, pourrait bien mener à des abîmes. Dans les institutions de formation, on investit donc une bonne partie de son énergie à faire semblant de dominer la situation, à ne pas mettre en cause les savoirs ou le rapport pédagogique ; ce qui n’interdit pas de se plaindre du système ou de la société : ce sont les autres !

Pourtant, surtout en dehors de l’école, on ferait mieux de cesser de fonctionner lorsque le sens n’est plus évident, lorsque les conditions de la communication pédagogique ne sont plus réunies. Et de prendre le temps de l’analyse et du dialogue.

Ce qui aiderait à mesurer la part des ambiguïtés qui ne doit rien à la qualification ou à la bonne volonté des formateurs, mais qui est inscrite dans le rapport pédagogique lui-même, ou qui relève d’une crise de la société que les crises de l’enseignement ne font que manifester. Charles Péguy écrivait en 1904 :

" La crise de l’enseignement n’est pas une crise de l’enseignement ; il n’y a pas de crise de l’enseignement ; il n’y a jamais eu de crise de l’enseignement ; les crises de l’enseignement ne sont pas des crises de l’enseignement ; elles sont des crises de vie ; elles dénoncent, elles représentent des crises de vie et sont des crises de vie elles-mêmes ; elles sont des crises de vie partielles, éminentes, qui annoncent et accusent des crises de la vie générale ; ou, si l’on veut, les crises de vie générales, les crises de vie sociales s’aggravent, se ramassent, culminent en crises de l’enseignement qui semblent particulières ou partielles mais qui en réalité sont totales parce qu’elles représentent le tout de la vie sociale ; c’est en effet à l’enseignement que les épreuves éternelles attendent, pour ainsi dire, les changeantes humanités ; le reste d’une société peut passer, truqué, maquillé ; l’enseignement ne passe point ; quand une société ne peut pas enseigner, ce n’est point qu’elle manque accidentellement d’un appareil ou d’une industrie ; quand une société ne peut pas enseigner, c’est que cette société ne peut pas s’enseigner ; c’est qu’elle a honte, c’est qu’elle a peur de s’enseigner elle-même ; pour toute humanité, enseigner, au fond, c’est s’enseigner ; une société qui n’enseigne pas est une société qui ne s’aime pas, qui ne s’estime pas ; et tel est précisément le cas de la société moderne.

(…) Comment enseigner quand tout le monde ment ; je sais que l’on ment beaucoup dans l’enseignement ; mais tout de même, l’enseignement répugne plus au mensonge que les autres opérations sociales ; l’enfance et la jeunesse ont, dans les sociétés les plus endommagées, une certaine force d’innocence propre qui résiste aux empiétements de la fraude ; c’est pour cela que la pédagogie réussit moins que les autres formes de la démagogie ; et c’est pour cela que les maladies sociales venues du mensonge apparaissent d’abord en symptômes pédagogiques. "*

Une partie des éducateurs d’aujourd’hui ne font qu’observer les effets d’une crise qui n’est pas celle du contrat pédagogique, mais de la culture, des savoirs, des fois à transmettre. Cela peut décourager. Cela peut aussi déculpabiliser et offrir en même temps un formidable terrain d’expérimentation et de réflexion.

II. Si j’étais catéchète…

Curieuse hypothèse pour un sociologue qui n’a pas la foi. Et qui, s’il l’avait, douterait profondément de la nécessité d’organiser à l’adolescence, en écho à la formation scolaire, une formation religieuse de base…

Jouons le jeu cependant. Si j’étais catéchète, je crois que je suivrais trois intuitions :

  1. Ne pas scolariser la catéchèse.
  2. Construire des démarches actives et des pédagogies contractuelles.
  3. Viser l’essentiel : le mouvement.

Je vais reprendre brièvement ces trois thèmes, puis en tirer quelques conséquences pour la formation des formateurs.

1. Ne pas scolariser la catéchèse

L’école, à ses débuts, notamment dans les premiers collèges, tant protestants que catholiques, s’est inspirée du catéchisme. Depuis, sous l’impulsion des mouvements d’école moderne et des sciences de l’éducation, elle n’en finit pas de rompre avec cette vision statique et archaïque de la connaissance comme liste toute faite de questions et de réponses. Construire des savoirs, ce n’est pas s’approprier un répertoire, c’est frayer son propre chemin, réinventer une partie des connaissances, explorer en fonction de ses besoins et de ses fonctionnements intellectuels. Aujourd’hui, l’appareil scolaire fonctionne encore selon des modes de transposition didactique très bureaucratiques, les connaissances à transmettre sont détaillées dans des plans d’études puis illustrées et exercées dans des ouvrages méthodologiques et des moyens d’enseignement qui balisent le curriculum réel. Et l’on voit où ce modèle conduit, notamment dans l’enseignement secondaire : fragmentation des savoirs, du temps, de l’évaluation, du rapport pédagogique, rapport instrumental au travail scolaire, ennui et contestation.

Pourquoi la catéchèse pourrait-elle être tentée de suivre cette pente ? Parce que la scolarisation d’une formation :

La scolarisation permet de banaliser le rapport pédagogique, de mettre le formateur dans une situation d’agent d’une institution qui n’a pas à assumer à lui seul l’arbitraire des finalités et des modalités. Elle le prive en contrepartie des degrés de liberté qui lui permettraient de construire une démarche de formation vraiment contractuelle, avec les apprenants. En mai 68, on se demandait si la certitude de ne pas mourir de faim justifie la certitude de périr d’ennui… Tel est l’enjeu de la scolarisation !

2. Démarches actives et pédagogies contractuelles

J’ai dit l’ambiguïté de la participation des adolescents à des formations qui, sans être légalement obligatoires, sont l’enjeu des rapports entre générations. On ne peut s’affranchir unilatéralement de cette ambiguïté. On peut en revanche l’atténuer en donnant aux apprenants, à l’intérieur de la situation de formation, suffisamment de prise sur les contenus et les démarches pour qu’ils ne se sentent pas entièrement piégés.

Il ne suffit pas d’adopter des démarches actives pour développer une pédagogie contractuelle : proposer aux apprenants des jeux, des enquêtes, des spectacles, des énigmes, des recherches, une forme ou une autre d’aventure pratique ou spirituelle, c’est certainement multiplier les chances de les intéresser aux situations didactiques et de les rendre actifs. C’est aussi, par la forme même de ces activités, ouvrir régulièrement des espaces d’expression et de négociation.

Il serait mieux encore de négocier l’ensemble du contrat pédagogique, la nature et l’enchaînement des activités, leur sens, leur raison d’être. Pour ce faire, le formateur doit disposer d’assez de liberté intérieure et institutionnelle pour reconstruire avec chaque volée une transposition didactique originale.

Il n’y a pas de démarche active et de pédagogie contractuelle là où l’on veut courir tous les lièvres à la fois. Si le formateur n’a pas le droit de faire des choix dans un ensemble de possibilités, sa seule tactique est de faire habilement " avaler la pilule ". D’où l’importance d’une réflexion critique sur les finalités.

Toutefois, cela ne suffit pas : si le formateur a besoin d’un rail, s’il n’ose pas improviser, saisir des occasions, répondre à des demandes, négocier, peu importe que l’institution lui donne carte blanche ; il se donnera à lui-même un corset plus rigide encore, pour se protéger. D’où la nécessité d’un lieu et d’une méthode qui permettent aux formateurs d’exprimer et de dominer progressivement leurs peurs de l’inconnu, de la contestation, de la négociation.

3. Viser l’essentiel : mettre en mouvement

Un programme encyclopédique ne se prête pas à la négociation. Il oblige le formateur à courir pour couvrir la matière. Ayant " parlé de tout ", il a rempli son rôle. Quant à savoir ce qu’il en reste dans la tête des apprenants…

Si j’étais catéchète, je militerais résolument pour limiter les ambitions à quelques apports irremplaçables, c’est-à-dire sans lesquels il ne se passera en général plus rien par la suite. Plutôt que de viser l’appropriation d’un ensemble de notions, de savoirs, de règles, je parierais sur le partage d’un ensemble de questions métaphysiques et sur la mise en mouvement des adolescents : mise en appétit, mise en recherche, pourquoi pas mise en crise, pour qu’ils perdent leurs certitudes et s’habituent à réfléchir sur le sens de l’existence, sur la mort, la souffrance, les autres. Sans taire les réponses proposées par une confession particulière, il me semblerait vain d’espérer que ces réponses soient assimilées si les questions qui les sous-tendent n’ont pas été construites par un cheminement personnel. " Enfumer la tanière des idées reçues ", tel est, à Saint-Imier, le programme de Corinne Baumann, un programme largement suffisant !

Je travaillerais donc essentiellement sur les questions, les angoisses, la solitude, l’identité, tous les thèmes qui nourrissent une réflexion métaphysique. Et je m’en tiendrais au minimum de concepts et de connaissances qui permettent d’aller plus loin, à la manière dont une carte rudimentaire permet de s’aventurer dans un territoire inconnu. Le risque est évidemment, en mettant les adolescents en mouvement sur des thèmes métaphysiques, que leur cheminement les conduise vers d’autres représentations, voire d’autres religions que celles auxquelles on voulait les initier. Mais en un temps d’œcuménisme, est-ce un véritable danger ?

4. Quelle formation des formateurs ?

Pour suivre les trois axes esquissés plus haut, il n’est pas nécessaire d’avoir une érudition théologique sans défaut. Il importerait davantage de savoir :

On ne peut imaginer une telle formation que sous la forme d’une réflexion commune sur les finalités, les attitudes et les pratiques. Certes, il faut des bases théoriques et didactiques. Mais au-delà des méthodes actives et du constructivisme, la formation des formateurs devrait leur donner l’occasion de prendre conscience de leur rapport au plaisir, au jeu, au travail, à l’imprévu, à la différence, à l’autorité. Et renforcer leur confiance en soi et dans les groupes, leur goût de l’aventure. Pour ce faire, rien ne vaut l’échange sur les pratiques et le contact avec des formateurs plus expérimentés.

5. Rire, dérision, désespoir

Les catéchèses ne manquent pas d’humour. Mais pratiquent-ils cet humour qu’on a appelé la politesse du désespoir ? Sont-ils assez désenchantés, au moins par instants, pour communiquer avec une partie des adolescents d’aujourd’hui ? À la question de savoir pourquoi Dieu, s’il existe et s’il est tout-puissant, autorise les atrocités que la télévision nous montre chaque jour au quatre coins de la planète, les Églises donnent, aujourd’hui comme hier, des réponses qui ne satisfont que ceux qui ont déjà intériorisé son discours.

Ce que je veux dire, c’est que face à une jeunesse qui ne voit pas la vie en rose, la pensée positive peut-être un écran infranchissable. En choisissant, parmi les propositions de Barrique, les dessins les plus sages, pense-t-on d’abord rassurer les Églises ou se rapprocher des adolescents ?

Je ne vois pas d’issue à cette contradiction. Sinon, contre toute tradition, de confier la catéchèse à ceux qui, dans la communauté, doutent le plus et sauront donner quelques gages d’avoir, eux aussi, connu la révolte et le sentiment que la vie n’a pas de sens…

 Quelques lectures

Demailly, L. (1990) Le Collège : crises, mythes et métiers, Lille, Presses universitaires de Lille.

Dubar, C. (1991) La socialisation. Construction des identités sociales et professionnelles, Paris, A. Colin.

Dubet, F. (1991) Les lycéens, Paris, Seuil.

Dubied, P.L. (1992) Apprendre Dieu à l’adolescence, Genève, Labor & Fides.

Hameline, D. (1986) Courants et contre-courants dans la pédagogie moderne, Sion, ODIS.

Hameline, D. (1986) L’éducation, ses images et son propos, Paris, Ed. ESF.

Houssaye, J. (1992) Les valeurs à l’école. L’éducation au temps de la sécularisation, Paris, PUF.

Huberman, M. (éd.) (1988) Maîtriser les processus d’apprentissage. Fondements et perspectives de la pédagogie de maîtrise, Paris, Delachaux & Niestlé.

Illich, I. (1970) Une société sans école, Paris, Seuil.

Isambert-Jamati, V. (1990) Les savoirs scolaires. Enjeux sociaux des contenus d’enseignement et de leurs réformes. Paris, Editions universitaires.

Meirieu, Ph. (1988) L’école, mode d’emploi. Des " méthodes actives " à la pédagogie différenciée, Paris, Editions ESF.

Meirieu, Ph. (1989) Enseigner, scénario pour un métier nouveau, Paris, ESF.

Meirieu, Ph. (1991) Apprendre, oui, mais comment ?, Paris, ESF.

Meirieu, Ph. (1991) Le choix d’éduquer. Éthique et pédagogie, Paris, ESF.

Perrenoud, Ph. (1984) La fabrication de l’excellence scolaire : du curriculum aux pratiques d’évaluation, Genève, Droz.

Van Haecht, A. (1990) L’école à l’épreuve de la sociologie. Questions à la sociologie de l’éducation, Bruxelles, De Boeck/Université.

Woods, P. (1990) L’ethnographie de l’école, Paris, A. Colin. 

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