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In Continuités et ruptures. Recherches et innovations dans l'éducation et la formation, Paris, APRIEF, 1993, pp. 35-40.

 

 

 

Routines du changement…
Lecture critique des innovations présentées à la
Biennale de l'Education et de la Formation

Philippe Perrenoud

Faculté de psychologie et des sciences de l’éducation
Université de Genève
1993

Voici un résumé que vous n'avez pas encore lu :

Formation à la métadiscursion prospective par l'hypnose négociée

A la faveur d'un partenariat entre une entreprise pharmaceutique et l'Association "Santé et vie quotidienne", un contrat de formation à la métadiscursion prospective a été conclu dans le cadre d'un programme de réinsertion dynamique de cadres souffrant de stress ou de troubles identitaires dans l'organisation.

Le dispositif de formation prévoit:

  1. une anamnèse interdisciplinaire en situation, par un cheminement clinique et une mise en commun des histoires de vie, processus collectivement assumé par les acteurs, et qui fait émerger leurs désirs refoulés ;
  2. une analyse systémique et transversale des besoins personnels et professionnels de projection dans l'avenir, des représentations et des pratiques des apprenants;
  3. un jeu de simulation informatique des interactions métacognitives, basé sur une technologie multimédia;
  4. un module de réinvestissement de l'expérience quotidienne dans un projet d'orientation constructiviste et interculturelle;
  5. une sensibilisation à la pensée utopique divergente par des ateliers didactiques autogérés de fabrication d'outils de modélisation des tendances dans le domaine de la santé;
  6. une diversification en réseau des itinéraires des sujets apprenants;
  7. un tutorat de gestion mentale assistée par ordinateur (logiciel TGMAO développé dans le cadre d'une concertation interrégionale de modernisation);
  8. une cellule d'autorégulation continue du transfert et du contrat didactique formateurs/formés;
  9. enfin et surtout un stage d'hypnose négociée.

Un test critérié de métadiscursion prospective a établi une nette supériorité du groupe expérimental sur le groupe témoin.

Si nous ne savez pas encore ce qu'est la "métadiscursion prospective", vous avez une excuse: ça vient de sortir! Mais pour peu qu'on l'introduise correctement dans une banque de données, il se pourrait qu'on trouve bientôt quelques thèses passionnantes sur ce sujet.

En fait, vous l'avez deviné, je me suis simplement amusé à condenser, en un seul résumé fictif, les mots magiques qui servent aujourd'hui à décrire l'innovation éducative. Le procédé est un peu polémique, je le concède, et fort injuste à l'égard des quelques 150 innovations présentées à la Biennale, dont beaucoup sont très intéressantes sur le fond. Mais je m'intéresse ici au langage de l'innovation. Pas seulement au lexique, plutôt à la musique conceptuelle qu'on retrouve dans nombre des résumés regroupés dans l'ouvrage que chacun a reçu.

L'art ingrat du résumé

Évidemment, le résumé est un genre qui favorise la densité conceptuelle: tout dire d'un cadre théorique élaboré et d'une innovation complexe en vingt lignes, quel tour de force! Pas de place pour le récit, les exemples, la vie de l'innovation. C'est le poids des mots sans le choc des photos...

Ces résumés sont un plaidoyer pour le sérieux, la rigueur des auteurs: beaucoup d'informations, peu de promesses flamboyantes. Une forme de professionnalisme assez froid, un discours précis, presque technique, qu'on n'aurait pas imaginé dans les années 1930 ou même les années 1950-70: les valeurs humanistes et égalitaristes sont à peine suggérées, peu de grands mots, peu d'émotion, peu d'humour. Les sciences de l'éducation sortent peut-être de l'ère lyrique... Pour entrer dans une ère technocratique? Non, elle est révolue. Plutôt une ère psychosociologique, psychanalytique, didacticienne et cognitiviste, une ère à la fois théorique et réaliste, aussi étrange que ce mariage puisse paraître.

Sans doute faut-il prendre quelques précautions. Il est difficile de savoir si les innovations retenues sont représentatives. La moitié seulement touchent au système scolaire, formation professionnelle et université comprises. Les autres se dispersent entre formation des adultes, réinsertion et resocialisation, éducation de la prime enfance et éducation familiale, populaire ou sanitaire. Ce qu'on peut saluer comme une large ouverture à des formations non scolarisées.

Quant aux innovations menées dans le cadre des institutions de type scolaire, elles frappent par leur échelle: dans leur immense majorité, elles sont d'ordre microsociologique, touchant à un dispositif de formation, à un fragment de curriculum, à une démarche didactique, à l'usage d'une technologie ou de jeux, méthodes, techniques ou outils de formation. Il y a très peu de projets de changement à l'échelle d'un établissement, pratiquement aucun à l'échelle d'une région ou d'un pays. Tout se passe comme si les réformes du système éducatif, celles dont on parle à la télévision, celles que les ministres décident ou annulent, n'étaient pas des innovations. Comme si, dans une réunion des entreprises, on ne trouvait que les PME, pas les firmes nationales et multinationales. Or il n'y a pas de raison de réserver le concept d'innovations à des changements locaux. Comment interpréter cette présence écrasante d'entreprises innovatrices à petite échelle? Peut-être est-ce simplement la forme de la Biennale, qui invite à des présentations personnelles. On peut imaginer que les auteurs des communications sont les mères ou pères fondateurs, ou les chevilles ouvrières, des innovations présentées, qu'ils y jouent un rôle essentiel et ont envie de faire connaître leur "enfant". Les collectifs plus vastes, établissements, ZEP ou académies, ordres d'enseignement à l'échelle régionale ou nationale, ministères, valorisent leurs innovations dans d'autres circuits.

Je risquerai une hypothèse moins rassurante: il se peut qu'en éducation, on pense encore très souvent l'innovation comme une invention, assimilable à la création originale d'un dispositif, d'une didactique, d'un outil ou d'une technologie éducative. C'est pourquoi le livre des résumés évoque un peu le salon des inventeurs: un concours de bonnes idées, un concentré d'ingéniosité didactique ou psychosociologique.

Des idées partagées

La lecture des résumés et d'une partie des communications suggère l'existence d'une assez large communauté de vue des innovateurs quant à la manière de penser les apprentissages, la formation, les interactions didactiques:

Je n'affirme ni que chacun se retrouve intégralement dans cet inventaire, ni qu'il y a consensus sur chaque point. Néanmoins, on peut considérer qu'il y a un langage commun et des évidences partagées. Peut-être, dans vingt ou trente ans, trouvera-t-on ces perspectives encore bien naïves, bien simplistes, bien idéologiques et optimistes. Aujourd'hui, on peut considérer comme un progrès la convergence de courants de pensée qui, il y a vingt ans encore, s'ignoraient mutuellement. Cela conduit à des constructions théoriques et à des dispositifs de formation assez œcuméniques et éclectiques, qui perdent peut-être en rigueur ce qu'ils gagnent en complexité. Un peu de psychanalyse, un peu de didactique, un peu de sociologie, un peu d'anthropologie, un peu de psychologie sociale, un peu d'épistémologie, un peu de technologie, un peu de théorie des systèmes, un peu de psychologie cognitive et de neurosciences, ce n'est pas encore un savoir interdisciplinaire, mais on y va tranquillement!

Suffit-il d'avoir de bonnes idées?

Il est normal que dans un résumé et une communication de quelques pages, on mette l'accent sur les hypothèses de base et le dispositif de formation, autrement dit sur ce qui fait l'originalité d'un projet. On ne sait donc pas grand chose, dans l'ensemble, des processus de genèse, de mise en œuvre, de diffusion ou de survie des innovations présentées. Certaines sont d'ailleurs encore dans une phase de conception et d'essai d'un dispositif et on ne peut rien dire de leur adoption par des praticiens.

Contrairement aux recherches fondamentales, les innovations n'ont de sens que si elles aboutissent à un changement des organisations ou des pratiques de formation. Un changement suffisamment durable pour améliorer notablement la pertinence, la qualité, le niveau ou l'équité de la formation. Or comment ne pas voir que, depuis que la réflexion sur l'éducation existe, on ne manque pas de bonnes idées. Les pédagogies actives, interactives, nouvelles, différenciées, les projets, les démarches constructivistes, les régulations individualisées, la prise en compte de la personne et du désir, de la distance culturelle, du contrat et de la transposition didactique, des philosophes, des militants ou des chercheurs en éducation en parlent depuis longtemps. Mais on tient très faiblement compte de leurs propos et ils n'influencent que très lentement les pratiques éducatives les plus courantes.

Certes, il importe d'avoir de bonnes théories de l'apprentissage, des interactions didactiques, du curriculum, et de concevoir de bons dispositifs de formation. Mais pour qui? Pour quelques innovateurs, concepteurs, militants, marginaux? Ou pour le plus grand nombre? Aujourd'hui, ce n'est pas le génie didactique ou psychopédagogique qui manque en éducation, c'est le génie "psychosociologique". Avec les bonnes idées qui forment le fond commun des sciences de l'éducation et dont on trouve un large usage dans les innovations présentées à la Biennale, on construirait une école magnifique, efficace, humaine et égalitaire. La question est plutôt de savoir comment passer à l'acte, comme le dit Huberman (1988) à propos de la pédagogie de maîtrise. Les apprenants sont différents, tant par leurs points de départ, leurs intérêts, leurs manières et rythmes d'apprentissage; il faut donc leur proposer des situations didactiques, des méthodes, des projets, des itinéraires diversifiés pour avoir une chance de permettre à tous d'atteindre un niveau élevé de maîtrise. Pourquoi tient-on si peu compte de ces évidences dans l'organisation du cursus et la façon d'enseigner dans nos écoles? Là est la vraie question. Il n'est pas inutile d'affiner les constats et les théories, de réaffirmer la réalité et la complexité des différences, de plaider une fois encore pour un enseignement différencié. Mais le principal effort est de comprendre les résistances, d'analyser les deuils, de comprendre les conditions du changement des pratiques et des organisations scolaires (Gather Thurler, 1991, 1992; Perrenoud, 1989, 1992).

En savoir plus sur les processus d'innovation

En bref: ce qui nous manque le plus, aujourd'hui, c'est de bonnes idées sur la façon de faire connaître, adopter, enrichir et mettre en œuvre les bonnes idées des pédagogues... Pour cela, il faut en savoir plus sur les processus d'innovation et de diffusion des savoirs (Huberman & Gather Thurler, 1991). Trop souvent, on pense encore le changement de l'école sur le mode de l'innovation technologique mise au point par des experts en laboratoire, testée à petite échelle dans le cadre d'une expérience pilote, puis largement diffusées. Or en éducation les choses ne se passent pas comme ça! Les pratiques éducatives ne se transforment pas par adoption pure et simple de bonnes idées, mais par reconstruction des représentations, des attitudes, des projets, voire de l'identité et des valeurs des acteurs, formateurs et formés, parents et responsables.

Pourquoi avons-nous tant de mal à transposer à l'innovation nos théories "intelligentes" de l'apprentissage? Pourquoi un enseignant apprendrait-il à différencier son enseignement ou à construire une pédagogie active plus facilement qu'un enfant qui doit apprendre les mathématiques?

Je ne puis ici faire le point sur nos connaissances en matière d'innovation. Peut-être la prochaine Biennale pourrait-elle accorder la priorité à une mise à plat des acquis et des doutes dans ce domaine. La question est de savoir comment l'école apprend. Or nous ne sommes pas tout à fait démunis à cet égard. Pour esquisser une réponse, je reprendrai pour finir quelques thèses développées avec Monica Gather Thurler:

1. La valeur de la diversité: l'école apprend lorsqu'elle reconnaît que la force d'un système vivant procède de sa diversité plus que de son uniformité, lorsqu'elle permet et encourage la mise en commun et la valorisation des expériences locales.

2. Le droit à l'erreur: l'école apprend lorsqu'elle adopte des procédures de résolution de problèmes, qu'elle accepte le caractère provisoire et inachevé des programmes, des didactiques, des structures, qu'elle abandonne l'esprit de système et le mythe de la réforme définitive, qu'elle substitue le tâtonnement concerté aux directives et recettes venues d'en haut.

3. Une épistémologie réaliste et critique: l'école apprend lorsqu'elle accepte les limites de la connaissance de l'enfant et de l'apprentissage, reconnaît les impasses et les impuissances de toute action pédagogique, refuse la pensée magique, se dégage des mécanismes défensifs et des effets de façade.

4. Le souci de la méthode: l'école apprend lorsqu'elle s'en donne le droit et les moyens, lorsqu'elle s'organise pour formuler les problèmes, inventorier les hypothèses, ne pas tourner en rond, identifier les variables changeables.

5. Une certaine objectivation: l'école apprend lorsqu'elle accepte de se prendre et d'être prise comme un objet d'analyse et de théorisation, lorsque les structures et les pratiques, les représentations et les attitudes peuvent être décrites, expliquées plutôt que jugées.

6. Une ouverture vers l'extérieur: l'école apprend lorsqu'elle accepte de regarder au-delà de ses murs, de chercher des hypothèses, des paradigmes, des stratégies dans d'autres organisations et d'autres champs sociaux, de s'exposer telle qu'elle est au regard extérieur. (Gather Thurler & Perrenoud, 1991).

Nous n'en savons pas encore assez sur la façon dont les organisations et les individus apprennent. En sciences de l'éducation, notre formation intellectuelle valorise le contenu des pratiques nouvelles, alors que leur genèse et leurs conditions de maintien, dans la tête des gens et dans le système, apparaissent des questions pratiques, des résistances à surmonter au stade de la diffusion. Ainsi, on a longtemps développé des modèles d'évaluation formative sans se préoccuper de leur intégration à une pratique pédagogique. Les courants d'école nouvelle ont montré l'importance, pour les enfants et les adolescents, de l'image de soi, de la sociabilité, de l'intégration dans le groupe, des institutions internes, des réseaux de communication, des projets partagés, du climat, des modes d'interaction, de la place reconnue à chacun, des zones d'autonomie. Le constructivisme a souligné le rôle actif de l'enfant dans l'appropriation des connaissances. Pourquoi avons-nous tant de mal à accepter que les mêmes facteurs jouent un rôle aussi décisif pour les adultes engagés dans une pratique éducative?

Si les inventeurs ne se soucient pas de plus en plus fortement des conditions d'assimilation et d'intégration de leurs idées aux pratiques et aux systèmes éducatifs, ils risquent l'enfermement dans un discours incantatoire, l'amertume de ne pas être entendu, l'impression de prêcher dans le désert...

Références

Gather Thurler, M. (1992) Les dynamiques de changement internes aux systèmes éducatifs : comment les praticiens réfléchissent à leurs pratiques, Genève, Faculté de psychologie et des sciences de l’éducation.

Gather Thurler, M. (1993) Amener les enseignants vers une construction active du changement. Pour une nouvelle conception de la gestion de l’innovation, Education et Recherche, n° 2, pp. 218-235.

Gather Thurler, M. & Perrenoud, Ph. (1991) L'école apprend si elle s'en donne le droit, s'en croit capable et s'organise dans ce sens!, in Société Suisse de Recherche en Education (SSRE), L'institution scolaire est-elle capable d'apprendre?, Lucerne, Zentralschweizerischer Beratungsdienst für Schulfragen, pp. 75-92.

Huberman, M. (dir.) (1988) Maîtriser les processus d'apprentissage. Fondements et perspectives de la pédagogie de maîtrise, Paris, Delachaux & Niestlé.

Huberman, M. & Gather Thurler, M. (1991) Diffuser les savoirs. Éléments de base et modes d'emploi pour chercheurs et praticiens, Berne, Lang.

Perrenoud, Ph. (1989) Échec scolaire: recherche-action et sociologie de l'intervention dans un établissement, Revue suisse de sociologie, n° 3, pp. 471-493.

Perrenoud, Ph. (1992) Différenciation de l'enseignement: résistances, deuils et paradoxes, Cahiers pédagogiques, n° 306, pp 49-55.

Perrenoud, Ph. (1993 a) Organiser l’individualisation des parcours de formation : peurs à dépasser et maîtrises à construire, in Bautier, É., Berbaum, J. et Meirieu, Ph. (dir.) Individualiser les parcours de formation, Lyon, Association des enseignants-chercheurs en sciences de l’éducation (AESCÉ), pp. 145-182 (repris dans Perrenoud, Ph., La pédagogie à l’école des différences, Paris, ESF, 1995, 2e éd. 1996, chapitre 5, pp. 129-155).

Perrenoud, Ph. (1993 b) Touche pas à mon évaluation ! Pour une approche systémique du changement pédagogique, Mesure et évaluation en éducation, vol. 16, n° 1-2, pp. 107-132 (repris dans Perrenoud, Ph., L’évaluation des élèves. De la fabrication de l’excellence à la régulation des apprentissages, Bruxelles, De Boeck, 1998, chapitre 9, pp. 169-186).

Perrenoud, Ph. (1993 c) L’organisation, l’efficacité et le changement, réalités construites par les acteurs, Éducation et Recherche, n° 2, pp. 197-217.

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