Source et copyright à la fin du texte

 

Perrenoud, Ph. (1993) Travailler en équipe pédagogique : résistances et enjeux, Genève, Faculté de psychologie et des sciences de l’éducation. Repris dans Perrenoud, Ph. Enseigner : agir dans l’urgence, décider dans l’incertitude. Savoirs et compétences dans un métier complexe, Paris, ESF, 1996, chapitre 5.

 

 

Travailler en équipe pédagogique :
résistances et enjeux

Philippe Perrenoud

Faculté de psychologie et de sciences de l’éducation
Université de Genève
1993

 

Sommaire

I. L’équipe pédagogique entre coordination des pratiques et team teaching

II. Les enjeux pour les établissements et le système éducatif : une nouvelle culture professionnelle

III. Les enjeux pour les personnes ou comment partager sa part de folie ?

IV. Conclusion

Références


Qu’est-ce qu’une équipe pédagogique ? Peut-on parler d’équipe dès qu’il y a vague association entre enseignants pour partager quelques ressources ? Ou faut-il réserver ce statut à un groupe de professionnels qui coordonnent leurs pratiques, voire collaborent de façon intensive dans l’action pédagogique quotidienne ? Je tenterai dans un premier temps de distinguer pseudoéquipe, équipe lato sensu et équipe stricto sensu.

Dans un second temps, j’analyserai les enjeux pour le système éducatif et les établissements.

Dans un troisième temps, je décrirai les enjeux pour les personnes, en identifiant notamment certaines résistances au travail en équipe et en essayant de montrer qu’elles ne sont pas " irrationnelles ".

Voici donc les trois volets de cette réflexion :

  1. L’équipe pédagogique entre coordination des pratiques et team teaching.
  2. Les enjeux pour le système et les établissements
  3. Les résistances ou comment partager sa part de folie ?

I. L’équipe pédagogique entre coordination
des pratiques et team teaching

Équipe : " Groupe de personnes qui agissent ensemble " (Petit Robert) ou " Groupe de personnes collaborant à un même travail " (Dictionnaire Hachette de la langue française). Qui pourrait être pour ou contre le travail en équipe si l’on en reste à une définition aussi abstraite, sinon quelques individualistes ou collectivistes inconditionnels ? Les autres acteurs se situent en fonction du mode de formation d’une équipe particulière, et notamment de la liberté qu’on leur reconnaît ou qu’on leur dénie d’y entrer ou d’en sortir à leur guise, de donner aux autres une large prise ou une influence plus limitée sur leurs idées et leurs pratiques. Ce qui importe en fin de compte, c’est ce que chacun croit perdre ou gagner en fonction d’un mode de travail, de décision, de réunion, de partage des ressources et des responsabilités, de division des tâches, de renouvellement du groupe. Les enjeux et des résistances se structurent en fonction d’un fonctionnement spécifique, réel ou fantasmé, plutôt que d’une idée générale.

Dans le travail salarié, deux extrêmes

Alors que les équipes sportives, les orchestres amateurs, les groupes de touristes, les clubs de jeu se constituent en général sur une base volontaire, dans les milieux de travail, les équipes de salariés se situent entre deux pôles :

Les situations intermédiaires sont multiples : certaines organisations, sans imposer formellement le travail en équipe, pénalisent ou marginalisent de façon plus ou moins subtile ceux qui tiennent à travailler seuls, les écartant par exemple de lieux de concertation ou de possibilités de promotion. Quant à la composition des groupes, il existe toutes sortes de cas de figure entre le libre choix de chacun par chacun et la " mise en équipe " autoritaire de gens qui se connaissent à peine. Souvent, les choix sont à demi contraints par la prise en compte des exigences du travail, des compétences, des horaires, des vœux des uns et des autres, de certaines pressions ou incitations de l’autorité.

On ne saurait avancer les mêmes hypothèses quant aux résistances et enjeux lorsque l’équipe est constituée d’en haut ou résulte au contraire d’un contrat entre égaux. Une sociologie du travail en équipe devrait également rendre compte des variations en fonction de la structure et du mode de gestion des organisations, aussi bien que du niveau de qualification des salariés. Ainsi, on peut supposer que les équipes constituées de façon autoritaire regroupent avant tout des salariés peu qualifiés et que les degrés de liberté sont d’autant plus restreints que le travail se trouve fortement soumis à des exigences de productivité, à des règles très strictes et à des technologies contraignantes. A l’inverse, on peut imaginer que les métiers les plus qualifiés, en particulier s’ils sont orientés vers les relations et la prise en charge de personnes, laissent aux professionnels davantage de choix quant aux modalités et au principe même du travail en équipe.

Et dans l’école ?

Les établissements scolaires ne sont pas des usines. Peut-on dire cependant qu’une équipe pédagogique est toujours formée d’enseignants qui ont adopté volontairement ce mode de travail et se sont choisis mutuellement ? Non, parce que, dans certains systèmes éducatifs, l’administration scolaire a cru bon de considérer comme une équipe, quels que soient les rapports entre les gens, le corps enseignant d’une école ou le groupe des professeurs enseignant dans la même classe. L’appellation n’est pas protégée, on ne peut empêcher des abus de langage ! On peut cependant soutenir que de telles équipes sont des artefacts administratifs qui peuvent décourager plus qu’encourager la collaboration et qui suscitent diverses stratégies de fuite, comme chaque fois qu’une organisation impose une coopération contre le gré des salariés.

On peut parfaitement concevoir qu’au nom de l’efficacité, compte tenu de la nature des tâches à accomplir, une organisation impose à son personnel de travailler en équipe. Ce qui est absurde, c’est qu’une administration institue formellement le travail en équipe sans être capable d’infléchir les attitudes et les comportements. Ce n’est pas la décision de principe qui fait problème, c’est son irréalisme, le fait qu’on espère imposer par décret une coopération et un dialogue qui, dans ce métier, et compte tenu du fonctionnement des établissements et de l’autorité scolaire, resteront en général lettre morte si les intéressés n’y adhèrent pas librement, parce qu’ils ont largement les moyens de faire illusion, voire de narguer ouvertement les règlements. C’est une variante de ce que Hargreaves (1989) appelle contrived collegiality, collégialité forcée. Cette fiction de travail en commun peut prendre ses sources dans des textes qui s’imposent à tous les établissements. Elle peut aussi naître d’une décision plus locale du chef d’établissement. Dans les deux cas, on parle d’équipe sans se soucier de savoir ce qu’en pensent les intéressés.

Pour schématiser, je distinguerai trois situations-types, selon la nature des contraintes :

  1. L’équipe imposée : les professeurs sont censés travailler ensemble, l’équipe existe " sur le papier ". Les résistances ne se manifestent pas alors à l’endroit d’une idée séduisante ; elles ne répondent pas davantage aux propositions de collègues en train de constituer une équipe par libre association ; elles prennent distance à l’égard d’une règle administrative et de l’autorité censée en contrôler l’application.
  2. L’équipe autorisée/encouragée : les professeurs ne sont pas obligés de travailler ensemble, mais ils y sont invités, encouragés, parce que l’organisation prévoit, formellement ou informellement, un statut pour les équipes pédagogiques, et parce qu’elle les valorise comme forme moderne de collaboration professionnelle.
  3. L’équipe prohibée/découragée : les professeurs sont censés ne pas travailler en équipe ; s’ils y tiennent vraiment, ils se heurtent à mille complications administratives au stade de l’attribution des postes, des horaires, des charges d’enseignement, des lieux de réunion et se voient ouvertement découragés par la direction ou le reste du corps enseignant.

On voit bien que ces trois situations produiront des dynamiques assez différentes : la première et la dernière induisent un combat contre le système et brouillent les cartes. Dans le premier cas, ce n’est pas au travail en équipe qu’on résiste d’abord ou seulement, c’est à un mode autoritaire de gestion des relations entre professeurs. Dans le troisième cas, les résistances personnelles peuvent être provisoirement mises entre parenthèses : il s’agit de convaincre l’administration de reconnaître l’équipe et de lui faciliter la tâche, bonne raison de taire les divergences internes et les doutes de chacun.

Entre ces trois situations-types, sans doute trouve-t-on certains points communs. Je ne tenterai pas cependant de les amalgamer. Je concentrerai mon analyse sur la seconde formule, l’équipe autorisée/encouragée, sans être imposée, ni par des règles générales, ni par une décision du chef d’établissement. Pourquoi ce choix ? Il a trois raisons bien distinctes : a. je n’ai pas observé de près les autres situations ; b. elles mettent l’accent sur le système de règles administratives et de pouvoir plus que sur la coopération proprement dite ; c. seule la voie médiane me semble porteuse d’avenir.

Je vais donc désormais me situer dans le champ limité de la coopération volontaire, pour montrer qu’on y découvre encore de nombreuses ambiguïtés.

Coopérer oui, mais jusqu’où ?

Certaines agences de voyage traitent comme des " groupes ", pour bénéficier des tarifs ad hoc, des ensemble de gens qui se rencontrent pour la première fois de leur vie dans l’avion et n’ont qu’un intérêt matériel à feindre de voyager ensemble. Certaines " équipes pédagogiques " se constituent pour les mêmes raisons : se partager un crédit ou des espaces supplémentaires, les forces d’un maître d’appui ou d’un spécialiste, etc. Ce ne sont que des arrangements, l’équipe est une devanture sans substance. Je parlerai alors de pseudoéquipe.

Certaines équipes pédagogiques vont au-delà de cette association intéressée, mais s’en tiennent à des échanges sur les idées ou les pratiques des uns et des autres. Elles ne n’imposent rien à leurs membres. Par rapport à l’isolement total, ce type de communication est déjà un grand pas ; mais on ne saurait parler d’un " groupe de personnes qui agissent ensemble ", ni d’un " groupe de personnes collaborant à un même travail ". Ce sont des groupes de réflexion et d’échanges. Je parlerai alors d’équipe lato sensu. Le groupe n’est pour chacun de ses membres qu’un écosystème, un environnement stimulant, qui donne des idées, du courage, des envies, des pistes concrètes, de l’aide. Tout cela n’est pas rien, mais laisse chacun seul devant ses responsabilités et ses tâches concrètes (Perrenoud, 1993 g).

Je limiterai ici mon propos aux équipes pédagogiques stricto sensu, celles qui, au-delà des arrangements matériels ou des pratiques d’échanges, sont formées de personnes qui agissent véritablement ensemble, collaborent à un même travail, bref, se constituent en un système d’action collective, chacun renonçant volontairement (sinon sans ambivalence) à une part de son autonomie.

La question est alors de savoir quelle est la part de l’action pédagogique assumée en équipe. On pourrait - en spécifiant le niveau d’enseignement, le type d’établissement et la discipline - dresser une liste de tâches constitutives du métier d’enseignant et établir, pour chaque équipe pédagogique, un profil, distinguant les tâches qui relèvent du groupe et celles dans lesquelles chacun conserve son autonomie. Encore faudrait-il distinguer divers degrés de concertation : certaines tâches sont décidées, planifiées et réalisées en commun, dans leur détail, alors que d’autres sont discutées en équipe au plan des principes, chacun retrouvant sa liberté de manœuvre dans la planification et la réalisation.

Je m’en tiendrai ici à une dichotomie simplificatrice entre :

  1. Les équipes pédagogiques qui coordonnent des pratiques, chacun conservant ses élèves.
  2. Les équipes pédagogiques dont les membres partagent collectivement la responsabilité des mêmes élèves.

Le critère déterminant est ici la responsabilité d’un groupe d’élèves. Aussi longtemps qu’elle reste individuelle, une équipe ne coordonne que les pratiques, même si elle va très loin dans ce sens. Lorsque la responsabilité devient collective, on change de registre, car les élèves ont alors affaire à un acteur collectif.

Évitons à ce propos une confusion : dans l’enseignement secondaire, plusieurs professeurs interviennent dans la même classe, et semblent donc se partager des élèves. Il n’y a pas pour autant véritable coresponsabilité : chacun dispose tour à tour du groupe-classe, selon une grille horaire immuable pour l’année ; il n’y a, statutairement, pas grand chose à négocier avec les collègues, sauf en cas de fortes difficultés ou au moment des conseils de classe, pour décider de la sélection et de l’orientation. Et chaque professeur n’est responsable que des conduites et des apprentissages qui surviennent durant " ses " heures. Un " maître de classe " assure en général une harmonisation minimale, souvent au gré de conversations bilatérales avec tous les professeurs intervenant dans la même classe, plus rarement en les réunissant pour une brève concertation. Cette organisation du travail ne favorise pas a priori le passage au partage des responsabilités ; elle peut aussi bien y inviter qu’en protéger définitivement…

Coordonner des pratiques

Ce modèle ne remet pas en cause la division classique du travail : chacun travaille dans sa classe avec ses élèves. Il reste " maître chez soi ", personne n’interfère directement dans la relation qu’il construit avec ses élèves. Autrement dit, il conserve une marge de manœuvre dans l’interaction et une marge d’interprétation des décisions de l’équipe.

On peut envisager une coordination des pratiques qui se diversifie selon deux axes : le nombre d’aspects de la pratique sur lesquels portent la coordination et le degré de cohérence visé.

Extension

Intensité

Faible extension
Forte extension

 

Faible

intensité

Les membres de l’équipe se mettent d’accord sur peu d’aspects de leurs pratiques et laissent à chacun une large autonomie dans l’interprétation et la réalisation.
Les membres de l’équipe se mettent d’accord sur de nombreux aspects de leurs pratiques, mais laissent à chacun une large autonomie dans l’interprétation et la
réalisation.

 

 

Forte

intensité

Les membres de l’équipe se mettent d’accord sur peu d’aspects de leurs pratiques, mais ne laissent à chacun, dans ces domaines, qu’une faible autonomie dans l’interprétation et la réalisation.
Les membres de l’équipe se mettent d’accord sur de nombreux aspects de leurs pratiques et ne laissent à chacun qu’une faible autonomie dans l’interprétation et laréalisation.

On s’en doute, une coordination extensive est d’autant plus facile à vivre qu’elle laisse une large autonomie dans l’interprétation et la réalisation. De même, une faible autonomie est plus facilement supportable si la coordination ne touche qu’à des domaines limités de la pratique, chacun retrouvant sa liberté dans les autres.

Chaque équipe pédagogique navigue à vue entre deux excès :

L’autorité du groupe sur ses membres est un phénomène d’autant plus complexe que l’équipe réunit des égaux, qu’il n’y a pas de chef pour incarner le pouvoir. Chacun est donc partagé entre deux logiques : s’identifier au groupe, et donc adhérer aux décisions communes, fût-ce au prix de certains sacrifices ; ou suivre ses propres préférences et se désolidariser, au risque d’avoir mauvaise conscience ou de subir les griefs des autres. Tous les membres de l’équipe n’exercent pas le même leadership, tous n’ont pas les mêmes ressources pour concilier allégeance et indépendance, tous ne font pas la même balance entre influence et autonomie, action collective et action individuelle. Si bien qu’il s’en trouvera toujours pour incarner plus volontiers l’orthodoxie doctrinale, le projet, l’institution interne, la mémoire collective, la fidélité aux décisions prises, alors que d’autres joueront les individualistes, en rupture avec un collectif qu’ils ont pourtant aidé à construire ou rejoint de leur plein gré… Tels sont les paradoxes de l’action collective.

Ces contradictions feraient exploser maintes équipes si chacun, dans l’enseignement, ne restait dans une large mesure maître de l’image que se font les autres de son travail. Certes, à travers ses propos, ses contributions, les rumeurs, les aveux volontaires ou involontaires, les aperçus accidentels, les collaborations épisodiques en classe, chaque membre d’une équipe peut " se faire une petite idée " de la façon dont ses coéquipiers agissent face à leurs élèves. Mais cela reste parcellaire, incertain, et il n’est guère légitime d’en faire état dans le travail collectif. Cette protection s’effondre lorsqu’on pratique un véritable team teaching.

Assumer ensemble la responsabilité d’un groupe d’élèves

On va alors au-delà de la coordination des pratiques ; il ne s’agit plus seulement de se parler, de prendre des décisions, de les consigner, d’élaborer en commun du matériel, des situations didactiques, des instruments d’évaluation, des règles de vie et de fonctionnement. Il s’agit de gérer collectivement un groupe d’élèves. Certes, tous les enseignants vivant dans le même bâtiment scolaire gèrent à leur façon un groupe d’élèves, dans la mesure où ils organisent la vie en commun. Mais du point de vue didactique, c’est " chacun pour soi ", nul ne se sent comptable des élèves des autres professeurs, nul ne souhaite que les autres interviennent dans la relation pédagogique qu’il entretient avec ses élèves.

Une véritable gestion collective impose une certaine coordination des pratiques et l’on retrouve donc, dans ce cas de figure, la dialectique de l’individu et du groupe évoquée plus haut. S’y ajoutent des éléments supplémentaires :

La coordination des pratiques n’est plus alors protégée par une distance bienvenue entre les principes et leur mise en œuvre : les divergences, les incohérences, les failles entre membres de l’équipe se voient. Dans la mesure où l’équipe existe publiquement comme acteur collectif et prétend à plus de cohérence que n’importe quel groupe d’enseignants formé au hasard, les élèves et leurs parents se sentent en droit de lui demander des comptes, de prier au besoin les membres de l’équipe de " se mettre d’accord ". Lorsque de telles injonctions sont adressées à des enseignants qui ne font partie d’aucune équipe, ils ont beau jeu de dire qu’ils s’en tiennent au respect de leur cahier des charges. Les membres d’une équipe pédagogique sont au contraire pris au piège de leur propre volonté de rompre avec le " chacun pour soi ".

Pour approfondir l’analyse, il faudrait à ce stade en dire davantage sur les structures qui permettent d’assumer collectivement la responsabilité d’un groupe d’élèves. Du décloisonnement désormais presque banal entre classes parallèles aux écoles à aire ouverte, de la coanimation entre égaux à la division du travail entre un maître de classe et un intervenant d’appoint (maître de soutien ou maître spécialiste, à l’école primaire), des bricolages locaux aux modules ou cycles institués à large échelle, des équipes de quatre à six personnes d’une petite école primaire aux équipes interdisciplinaires plus étoffées du secondaire, la coresponsabilité des élèves prend des significations, des intensités, des formes variées. Nous nous intéressons ici surtout aux formules où la coresponsabilité est réelle et se manifeste par un contrat pédagogique entre un groupe d’élèves et un groupe d’enseignants. Les simulacres de partage doivent cependant retenir aussi notre attention si nous voulons comprendre les enjeux et les résistances.


II. Les enjeux pour les établissements et le système éducatif :
une nouvelle culture professionnelle

Nous écartons ici les pseudoéquipes. Restent :

Faut-il, pour chaque catégorie, proposer une analyse distincte des enjeux et des résistances ? Pour aller vite, je ferai plutôt comme si enjeux et résistances étaient grosso modo du même ordre, allant simplement en augmentant lorsqu’on passe de l’équipe lato sensu à l’équipe stricto sensu, et, pour cette dernière, de la coordination des pratiques au partage d’élèves.

Parlons d’abord des enjeux pour les établissements et le système éducatif. Le travail d’équipe ne concerne pas seulement les professeurs. Les établissements et notamment les chefs d’établissement sont fortement concernés, parce que le travail en équipe modifie le fonctionnement de l’ensemble et les rapports de pouvoir. Dans quel sens ? Dans des sens contradictoires, car les établissements ont à la fois à gagner et à perdre ! Ou plus justement : ceux qui veulent que rien ne change ont beaucoup à perdre, ceux qui souhaitent revitaliser l’école ont beaucoup à gagner. Mais est-ce si simple ?

Ce que les établissements ont à perdre

Pour les gestionnaires bon teint, notamment à l’échelle de l’établissement, les équipes pédagogiques sont des sources de problèmes :

Pour ces diverses raisons, on peut comprendre que les équipes pédagogiques ne soient pas toujours encouragées par l’autorité scolaire ou les autres enseignants.

Ce que les établissements ont à gagner

A l’inverse, les équipes pédagogiques sont des sources de renouvellement et de dynamisme :

On peut donc également comprendre que certains chefs d’établissements favorisent systématiquement la création ou le maintien d’équipes pédagogiques.

Un autre fonctionnement des écoles

Cet inventaire pouvait être fait dès l’apparition spontanée des premières équipes pédagogiques dans certains établissements. Mais les gains et les pertes prennent aujourd’hui un sens nouveau, dans la mesure où les systèmes éducatifs tendent à la fois à donner aux établissements davantage d’autonomie et à leur demander en contrepartie de résoudre localement des problèmes trop spécifiques ou complexes pour être justiciables d’une solution générale. La capacité de résolution de problème des établissements est désormais un enjeu pour le système éducatif dans son ensemble.

Il en va de même lorsque, dans divers lieux (associations d’enseignants ou de cadres, centres de diffusion des innovations ou de formation continue par exemple) on raisonne en termes d’autonomie des écoles (Koumrouyan & Perrin, 1992), de projets d’établissement (Broch & Cros, 1990 ; Obin, 1992), d’innovation et de renouveau pédagogique à l’échelle locale (Gather Thurler, 1990, 1992 ; Perrenoud, 1993). Le travail en équipe pédagogique devient une nécessité, un mode de fonctionnement sans lequel le changement n’est pas possible. Et il s’intègre à une notion plus large, celle de culture de coopération, qui ne concerne pas seulement la collaboration avec des collègues proches, mais la gestion participative (Demailly, 1990), l’autorité négociée (Perrin, 1991), l’autoévaluation des établissements (Gather Thurler, 1991).

Une nouvelle culture professionnelle

Au cours des dernières décennies, le travail en équipe est resté l’affaire des personnes. Certes, certains systèmes éducatifs ont empêché ou compliqué la naissance et la vie des équipes pédagogiques, alors que d’autres, croyant sans doute bien faire, ont institué des équipes sur le papier, sans comprendre qu’une équipe efficace procède d’un contrat librement négocié entre les membres.

Ce qui se passe aujourd’hui est d’un autre ordre : il y a affrontement entre deux tendances. L’une va dans le sens de la professionnalisation du métier d’enseignant, autrement dit d’une évolution de plus en plus marquée vers des pratiques orientées par des objectifs généraux et une éthique plutôt que par des directives étroites. L’autre tendance va dans le sens d’une certaine " prolétarisation " du métier d’enseignant, de plus en plus enserré dans un corset de stratégies didactiques et de moyens d’enseignement et d’évaluation pensés par des spécialistes et livrés " clés en main ".

Rien n’est joué, chacune de ces tendances se manifeste à divers niveaux du système, dans le débats sur la formation des maîtres (Vonk, 1992 ; Perrenoud, 1993 b & c), la conception des curricula, le fonctionnement des établissements (Gather Thurler, 1993 ; Perrenoud, 1993 d & e). Elles n’ont pas les mêmes implications pour le travail en équipe. Dans le cadre de la prolétarisation/rationalisation d’un métier pensé par les spécialistes en didactique, en technologie éducative ou en évaluation, le travail en équipe n’est pas indispensable ; il peut même affaiblir le pouvoir des experts, en donnant des capacités de résistance collective aux enseignants. En revanche, la professionnalisation du métier exige non seulement de chacun des compétences de haut niveau, orientées vers l’identification et la résolution de problèmes, mais encore des capacités de coopération : quelle que soit la qualité de sa formation, il est rare qu’une personne seule puisse faire face à la complexité et à la diversité des problèmes. Coopérer, c’est alors démultiplier les forces, faire en sorte que le tout soit plus que la somme des parties.

Dans cette perspective, le travail en équipe n’est plus une conquête individuelle d’une fraction des enseignants. C’est une dimension essentielle d’une nouvelle culture professionnelle, une culture de coopération (Gather Thurler, 1993) ou collaborative culture selon Hargreaves (1992).

On pourrait penser qu’il est prématuré de se poser la question, en suggérant qu’elle ne deviendra pertinente que si la tendance à la professionnalisation l’emporte. Ce serait imaginer à tort que ces tendances se confrontent dans le monde des idées ou dans la sphère politico-administrative seulement. Elles sont à l’œuvre sur le terrain et s’opposent à travers des acteurs. Il n’y a pas de camps bien nets : une partie des chercheurs rêvent d’enseignants autonomes et partenaires, une autre partie d’exécutants intelligents mais dociles. Du côté des associations professionnelles, mêmes contradictions : les unes luttent pour la professionnalisation, d’autres favorisent la logique bureaucratique et la prolétarisation en échange d’avantages matériels. Dans les ministères, ceux qui ont peur de perdre le contrôle s’opposent à ceux qui veulent moderniser le système éducatif et savent que les réformes ne viennent pas ou pas seulement d’en haut.

Or les résistances des professeurs au travail en équipe vont peser lourd dans cette bataille. S’ils adhèrent à une culture de coopération, ils renforcent leur autonomie statutaire et les tendances à la professionnalisation. S’ils défendent avant tout leur droit à l’individualisme, ils donnent des armes à ceux qui travaillent à une rationalisation bureaucratique de l’enseignement. C’est pourquoi il importe de mieux comprendre les résistances des personnes au travail en équipe.


III. Les enjeux pour les personnes ou
comment partager sa part de folie ?

Pourquoi un enseignant refuserait-il de travailler en équipe ? N’est-ce pas une façon de mettre en commun des idées, des hypothèses, des solutions, de tirer parti des différences de points de vue et de compétences, de favoriser une division optimale du travail, de renforcer l’identité de chacun ? En première analyse, les résistances au travail en équipe peuvent paraître traduire un individualisme forcené, une peur maladive de la confrontation ou du partage, bref mobiliser des mécanismes de défense peu rationnels ou du moins peu " professionnels ".

Une telle vue des choses est un peu courte. Elle méconnaît la nature particulière du métier d’enseignant et de la relation pédagogique, la difficulté objective de coordonner des pratiques qui font aussi largement appel à la personnalité, au style de bricolage, à l’arbitraire culturel de chacun. Bien entendu, une part des résistances émanent de personnes qui auraient la même attitude dans d’autres métiers et qui n’ont ni l’envie ni les moyens de travailler en équipe. Mais il existe aussi de bonnes raisons de préserver son autonomie. J’en retiendrai trois :

  1. Il n’est pas sûr que les vertus potentielles du travail en équipe se vérifient constamment sur le terrain.
  2. Le partage des responsabilités didactiques, des territoires disciplinaires, des réseaux relationnels, des tâches d’animation, du pouvoir de décision peut affaiblir la position des professeurs dans le contrat pédagogique.
  3. Le travail en équipe peut priver d’une part essentielle de satisfaction et d’identité au travail, et donc entamer le sens du métier et les ressources qui permettent de durer au long de la carrière.

Reprenons ces trois thèmes. Non pour suggérer que les sceptiques ont raison en dernière instance, mais pour souligner que seule l’analyse lucide des résistances permettra de les affaiblir.

Une efficacité mythique ?

Pour les personnes, l’enjeu le plus constant est clair : elles souhaitent que la balance entre les profits et les pertes leur soit favorable, que le travail en équipe leur apporte assez de stimulations et de satisfactions pour équilibrer, aussi largement que possible, les peurs, les déceptions, des difficultés, les incertitudes inéluctables. Or cette balance n’est pas fatalement favorable.

Les enseignants qui ont expérimenté le travail en équipe savent que la coopération est un combat : contre soi-même, contre ses propres ambivalences ; contre les autres, lorsque ce sont eux qui se découragent ou alimentent les tendances centrifuges ; contre le système éducatif ou l’établissement (collègues aussi bien que direction) lorsqu’ils font preuve de peu de compréhension. Certains enseignants qui abandonnent le travail en équipe le disent clairement : il ne veulent plus investir autant pour d’aussi aléatoires résultats. Et il est vrai que la création et le fonctionnement d’une équipe requièrent souvent une foi et une énergie démesurées en regard des avantages visibles, tant pour les adultes que pour les élèves. Foi et énergie pour maintenir la communication sans tomber dans le bavardage ou les discussions sans fin, pour respecter les différences sans renoncer à une certain cohérence, pour surmonter les conflits sans nier les divergences, pour permettre un renouvellement régulier de l’équipe sans perdre toute continuité.

On peut associer ces difficultés à tout fonctionnement collectif, à l’inévitable tension entre les acteurs et le système social, même lorsqu’ils en sont les créateurs et les garants. On peut aussi faire la part, à mon sens très importante, d’une période de transition qui durera encore longtemps. La plupart des enseignants en exercice ont été formés dans une perspective individualiste, ils ont peut-être choisi ce métier pour ne pas travailler avec d’autres adultes, ou du moins pour être " maîtres chez eux " une fois refermée la porte de la classe. Certes, ceux qui optent pour le travail en équipe ont fait un long chemin vers une autre conception du métier. Mais ils sont souvent au milieu du gué, tiraillés entre une idéologie favorable à la collaboration et un habitus individualiste. Ce n’est pas une aventure solitaire : la culture professionnelle commune à beaucoup d’enseignants les porte à ne pas croire que le tout est plus que la somme des parties, que le temps voué à la négociation n’est pas gaspillé en pure perte, que la discussion n’est pas toujours l’expression de conflits de personnes ou de pouvoir. Ceux qui s’engagent dans le travail en équipe voudraient être optimistes, mais l’observation attentive de plusieurs équipes suggère que cet optimisme est fragile, qu’il est facilement " miné " par quelques expériences défavorables, que le retour au " chacun pour soi " n’est jamais bien loin dès lors qu’on peut dire avec une certaine bonne conscience " Vous voyez bien, ça ne marchera jamais ". Et ce pronostic est souvent fondé. Ce qu’on oublie de percevoir, c’est que la tolérance, la patience, la décentration, la résistance aux conflits, la capacité d’écouter ne sont pas des vertus personnelles, que ce pourraient être des compétences professionnelles. Si les enseignants, même ceux qui sont attirés par le travail en équipe, se retirent aussi facilement sous leur tente au moindre orage, c’est parce qu’ils n’ont pas les savoir-faire et les représentations qui leur permettraient d’anticiper les moments difficiles, de ne pas chercher un bouc émissaire, de ne pas se décourager prématurément, de ne pas se sentir intimement mis en cause par le moindre désaccord, de ne pas se sentir fondamentalement menacés dès qu’on touche à leurs zones d’incertitudes.

Ceux qui surmontent ces mécanismes de protection découvrent " sur le tas " qu’un groupe ne devient efficace que si ces membres apprennent à fonctionner ensemble et mobilisent des savoir-faire élémentaires : animation, mémoire collective, moments de régulation, clarification des enjeux et des statuts de chacun, expression des peurs et des attentes de chacun, médiation en cas de conflits graves, etc. Il y a chez les militants de l’école active, des projets d’établissement, de diverses causes une expérience considérable, hélas peu mise en forme, peu transmissible, peu incorporée à la culture professionnelle la plus courante.

On ne peut surmonter cet obstacle d’un coup de baguette magique. Mais le temps, à lui seul, ne fera guère avancer. Ce qui fait le plus défaut, c’est, dans les établissements comme dans les lieux de formation, une pratique plus soutenue d’explicitation et de légitimation des difficultés. Il est irresponsable d’inviter les enseignants à travailler en équipe sans leur dire 1) à quel point ce sera difficile ; 2) qu’il existe des méthodes, des acquis, qu’ils n’ont pas à réinventer entièrement la poudre, comme le montre par exemple l’ouvrage de Pierre Mahieu (1992).

Je ne prends qu’un exemple : une fois constituée, une équipe a son propre enjeu, qui est de durer, sans sombrer dans la routine ou le conflit endémique, l’enfermement ou le " faire semblant ", la prétention ou la conscience malheureuse. S’il est impossible de durer, l’enjeu est de dissoudre élégamment le groupe, sans vivre cette fin comme un échec, une source d’amertume, de cynisme, d’immobilisme. Or ce bon sens est fort mal partagé. Ceux qui s’engagent dans une équipe ont à coeur de se prouver qu’ils en sont capables, d’effacer les sourires narquois des sceptiques. Ils pratiquent une sorte d’acharnement qui laisse des blessures béantes et conduit au " Jamais plus ! " Pourquoi une équipe devrait-elle réussir à coup sûr ? C’est toujours un pari, on peut le perdre sans nécessairement rechercher un coupable ou en conclure que c’est impossible. Mais cette sérénité ne se conquiert pas en situation. Si l’échec n’est pas anticipé, banalisé, dédramatisé au moment où rien n’est joué, il est normal qu’on se le jette à la tête ou qu’on le nie contre tout évidence lorsque les choses tournent mal. Les représentations, les schèmes d’analyse ne préviennent pas tous les échecs, ils aident à leur donner un sens en leur conservant de justes proportions et en aidant à en tirer les leçons.

Des équilibres fragiles

Enseigner est un métier difficile, où rien n’est jamais acquis : chaque nouvelle volée est une inconnue, chaque élève en difficulté une énigme, chaque année scolaire une aventure qui n’est jouée qu’au seuil des grandes vacances. C’est vrai même dans les pédagogies frontales les plus traditionnelles. La routine didactique ne garantit pas la définition et le respect d’un contrat pédagogique de tout repos. Certes, les enseignants expérimentés ne sont pas constamment au bord du gouffre. Combien peuvent se vanter d’être constamment tranquilles ? De savoir d’avance que rien ne se produira ou qu’ils feront face à toutes les situations ?

Dans la scolarité obligatoire, le rapport pédagogique est fondé sur une contrainte légale et une violence symbolique que tous les élèves ne perçoivent pas comme telles. Parmi ceux qui la perçoivent, tous n’ont pas la force, le courage, les moyens de se rebeller. Mais chaque enseignant sait qu’il est, bon an mal an, confronté à des enfants ou adolescents qui n’aiment pas l’école, ou qui, plus simplement, ne le trouvent pas sympathique ou détestent la discipline qu’il enseigne, ou encore sa façon de faire la classe ou d’évaluer. Les jeunes qui s’ennuient, qui se révoltent, qui ne savent pas pourquoi ils sont là se tiennent " à carreau " aussi longtemps qu’on les contrôle, mais ils peuvent se déchaîner s’ils entrevoient une faille dans le système de travail et de répression. Fantasme ou risque réel ? Peu importe en fin de compte, puisque ce sont les représentations du professeur qui comptent, qu’elles soient fondées ou non. Or dans l’imaginaire de beaucoup d’enseignants, il importe que la faille ne se produise qu’exceptionnellement. Pour éviter d’être mis en difficulté, le professeur a besoin d’être un peu manipulateur, de séduire, de faire rire, d’être complice, d’être craint ou adoré, ou tout cela à la fois. Le rapport pédagogique ne peut se construire que sur des stratégies partiellement inavouables. Ces non-dits préservent l’image de soi et la respectabilité du professeur lorsqu’il cherche à asseoir son pouvoir et sa maîtrise de la situation.

Comment imaginer que d’aussi fragiles équilibres puissent se reconstruire facilement entre un groupe d’élèves et un groupe d’enseignants ? S’il s’agit seulement d’échanges, voire de coordination des pratiques, chacun a sa façon personnelle de " s’en sortir ", qu’il n’a pas besoin de légitimer, ni même de donner à voir : au sein d’une équipe dont les membres ne sont pas collectivement responsables d’un groupe d’élèves, les échanges ne portent qu’exceptionnellement sur le pouvoir, sur la manière dont chacun l’exerce, le vit, le justifie, sur le rôle de la peur, de la séduction, de l’amour, de la haine, de la culpabilité dans la relation pédagogique.

Cette protection s’effondre lorsque des enseignants se trouvent confrontés ensemble aux mêmes élèves. Alors, la maîtresse d’école maternelle qui distribue des bonbons pour obtenir le silence, qui oblige les enfants à rester des heures immobiles pour " les calmer ", qui promet des punitions terrifiantes aux rebelles, cette maîtresse travaille sous le regard de ses collègues de l’équipe, qu’elle sait ou qu’elle imagine inévitablement critique dans un monde professionnel où chacun a ses propres trucs, mais dénigre volontiers ceux des autres. De même, dans l’enseignement secondaire : le professeur qui raille les élèves en difficulté, qui fait des commentaires sexistes ou racistes, qui met à bon marché les rieurs de son côté, qui rend sadiquement les épreuves, qui met les élèves sur le gril lors des interrogations orales, qui perd son sang-froid dès qu’on le conteste, qui explose de colère ou est pris de panique dès qu’il perd pied, ce professeur n’a plus pour uniques témoins des élèves dont la crédibilité est suspecte…

Je force un peu le trait, pour aller vite. Beaucoup de routines sont moins pendables. Elles offrent cependant prise au jugement des autres membres de l’équipe. Comment ne pas se sentir facilement ridicule sous le regard d’un collègue qui vous observe au travail ? Ridicule de réagir trop vivement à une petite incartade ou au contraire de laisser faire n’importe quoi ; ridicule d’établir des barèmes trop sévères ou au contraire d’être " trop gentil " ; ridicule d’être trop rigide ou au contraire trop flexible, de trop planifier ou de trop improviser ; ridicule de s’impliquer personnellement ou au contraire de paraître distant et froid ; de trop bouger ou de rester immobile. Quelle est la norme ? Comment bien faire là où chacun fait ce qu’il peut ?

D’une certaine façon, pour collaborer face aux mêmes élèves, il faut soit être " irréprochable ", soit élaborer une culture commune à partir des non-dits de la profession, de ce que chacun cache de peur d’être jugé, parce qu’il a honte ou n’est pas très sûr d’être " dans la ligne " ou " à la hauteur ". Ce qui n’est pas impossible, mais suppose des rapports de confiance qui vont bien au-delà de la simple coopération professionnelle.

Même si cet obstacle est surmonté, il reste à reconstruire des routines d’équipes fonctionnant au jour le jour face aux stratégies individuelles et collectives des élèves. Car les " trucs " des uns et des autres ne sont pas simplement transposables à un contrat pédagogique entre un groupe d’enseignants et un grand groupe d’élèves. Ce qui fonctionne dans une relation singulière doit être réinventé à plus large échelle.

Des satisfactions très personnelles

Les plaidoyers en faveur du travail en équipe souffrent souvent d’un biais rationaliste. On feint de croire que ce qui importe à chacun dans le métier d’enseignant, c’est prioritairement et constamment d’amener un maximum d’élèves à la plus grande maîtrise possible. Dans cette perspective, chacun devrait adhérer au principe du travail en équipe dès lors qu’il est supposé accroître l’efficacité de l’action didactique.

La réalité est plus complexe (Perrenoud, 1993 f). Nous parlons d’un métier où les résultats sont assez incertains à long terme : qui pourrait dire ce qui va " rester " de toutes ces heures d’études ? Et même à court terme : tout enseignant est une fois ou l’autre " tombé de haut " en constatant que, de notions dûment travaillées et en principe acquises, il ne restait pas grand chose de solide quelques semaines plus tard ou dans une situation exigeant un transfert. On ne saurait donc, en pédagogie, construire le sens de son travail à partir des acquis visibles des apprenants résultats, qui sont soit difficiles à cerner, soit décevants, voire désespérants si l’on sort des exercices familiers. La satisfaction professionnelle se fonde donc assez largement sur des impressions liées au climat, à la participation des élèves, à la bonne marche des activités. Une " bonne journée " est une journée dont on sort avec le sentiment de n’avoir pas perdu son temps, ni commis trop d’erreurs ou d’injustice, une journée heureuse, paisible, ou au moins pas trop pesante, pas trop ennuyeuse, pas trop agitée. Le bilan exprime la balance entre tous les moments réussis, dans lesquels on a l’impression de maîtriser la situation, d’avoir du plaisir, d’être utile, aimé, apprécié, efficace, et tous les moments contraires. Le travail en équipe peut menacer ces satisfactions. Capter l’attention, impressionner, amuser, séduire, créer du suspense, mettre une bonne ambiance, faire rêver, être au centre des événements, contrôler la conversation, jouer au deus ex machina, autant de plaisirs difficiles à partager et à reconstruire à plusieurs.

Certes, travailler en équipe permet une division du travail. Est-ce un motif de satisfaction lorsqu’on aime " toucher à tout " ? Elle permet en principe de se concentrer plus efficacement sur certaines tâches, mais il faut compter avec ce que j’ai appelé l’ivresse de la dispersion (Perrenoud, 1985) : il est moins ennuyeux ou moins angoissant d’avoir mille choses à faire, lorsqu’on a tout son temps pour aider un élève en difficulté ou construire une grille d’évaluation, on risque de s’apercevoir qu’on ne sait pas trop comment s’y prendre… Les informaticiens ont cru délivrer les infirmières de montagnes de travail administratif. Ils ont eu quelque mal à comprendre que certaines aient vécu ce progrès comme une dépossession, parce qu’il les privait d’une raison de s’isoler et leur donnait la possibilité de passer plus de temps au chevet des patients… Toute rationalisation de l’enseignement produit les mêmes effets inattendus. Ainsi, l’un des plaisirs de beaucoup d’enseignants est de bricoler des fiches, des objets, des situations didactiques. C’est la partie la plus créative, la moins routinière du métier pour qui veut se renouveler (Perrenoud, 1983). A la faveur d’une division rationnelle du travail, chacun peut se trouver invité à utiliser du matériel pédagogique produit par tel ou tel de ses collègues. S’il a la liberté de s’en servir lorsqu’il convient, de l’ignorer lorsqu’il veut réinventer la poudre, fort bien. Mais au sein d’une équipe, la réciprocité des échanges et la - relative - visibilité des pratiques des uns et des autres s’opposent à une telle désinvolture. On se doit de tenir compte du travail des coéquipiers et de l’utiliser, même lorsqu’on n’est pas convaincu de sa pertinence ou qu’on est simplement frustré de ne pas l’avoir conçu ou réalisé soi-même. Comme la différenciation de l’enseignement, le travail en équipe impose un nombre respectable de deuils (Perrenoud, 1992).

***

Ces trois exemples n’épuisent pas la question. Je ne puis ici analyser toutes les facettes du métier d’enseignant comme métier impossible (Cifali, 1986), en tout cas comme métier complexe, métier de l’humain et de la relation, métier de la subjectivité et de l’imaginaire, métier difficile à partager. Je voulais seulement montrer que les injonctions rationalistes à travailler en équipe font preuve de beaucoup de naïveté. J’ai analysé ailleurs bien d’autres ambivalences (Perrenoud, 1993 g ; voir aussi Vieke, 1987 ; Hadorn, 1987)


IV. Conclusion

La chance et la malchance des temps qui viennent, c’est qu’on ne peut laisser aux seuls enseignants le soin de savoir s’il est opportun ou non de travailler en équipe. C’est une chance parce que les systèmes éducatifs vont peut-être enfin comprendre qu’ils ont intérêt à favoriser la coopération professionnelle autrement que par de vagues mots d’ordre démentis par les pratiques administratives, en aménageant concrètement les modes de gestion du personnel, les statuts et les cahiers des charges des personnes et des équipes, l’attribution des ressources, la composition des horaires et des classes, autant de paramètres qui favorisent ou empêchent la collaboration. C’est une malchance aussi parce que les administrations ont un mal fou à ne pas saboter les bonnes idées en créant une nouvelle règle bureaucratique s’imposant à tous. Inciter sans obliger, telle est la voie étroite. Elle passe par une autre gestion des établissements, une pratique d’encouragement et de suivi des équipes enseignantes qui suppose une grande tolérance du système éducatif et des établissements quant à leur taille, leur fonctionnement, leur statut. Normaliser le travail d’équipe, c’est souvent le vider de son sens et aussi créer des structures fragiles dans des terrains où il faut constamment composer avec la démographie, les mouvements des personnes, l’évolution des affinités et des inimitiés au sein du corps enseignant, les phases de doute ou d’engagement dans le cycle de vie professionnel. Inciter au travail en équipe sans y obliger, c’est admettre un certain désordre, des hauts et des bas, des disparités, des dérogations, une négociation permanente. Que de dangers si l’on confie l’école à de purs gestionnaires !


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