Source et copyright à la fin du texte

 

In L. Allal, D. Bain et Ph. Perrenoud (dir.) Évaluation formative et didactique du français, Neuchâtel et Paris, Delachaux et Niestlé, pp. 31-50. Repris dans Perrenoud, Ph. : L'évaluation des élèves. De la fabrication de l’excellence à la régulation des apprentissages, Bruxelles, De Boeck, 1998, chapitre 6.

 

 

Vers des démarches didactiques
favorisant une régulation
individualisée des apprentissages

Philippe Perrenoud

Faculté de psychologie et des sciences de l’éducation
Université de Genève
1993

 

Sommaire

De l’évaluation formative à la régulation

Pour des démarches didactiques " tout terrain "Dans la réalité, la diversité est la règle

Dans la réalité, la diversité est la règle

Parier sur l’autorégulation

La communication comme moteur de la régulation

L’intervention du maître comme mode de régulation interactive ou rétroactive

Un réalisme surréaliste ?

Références


Depuis plus de vingt ans, tous ceux qui luttent contre l’échec scolaire se soucient de différenciation de l’action pédagogique (Allal, Cardinet & Perrenoud, 1989 ; Haramein, Hutmacher & Perrenoud, 1979 ; Meirieu, 1989, 1990 ; Perrenoud, 1992 b) et d’individualisation des parcours de formation (Favre & Perrenoud, 1985 ; Bautier, Berbaum & Meirieu, 1993 ; Perrenoud, 1993 b). Mais, en raison de la division du travail, tant dans le monde de la recherche qu’entre les formateurs, ces préoccupations restent relativement étrangères à ceux qui élaborent des curricula ou des démarches d’enseignement pour telle ou telle discipline, qui s’en tiennent encore, très souvent, à des activités et des progressions didactiques destinées à des apprenants abstraits, sortes de cousins germains du sujet épistémique piagétien. Sans doute s’intéressent-ils alors non au développement opératoire global, mais à l’appropriation de savoirs ou savoir-faire particuliers. Cela ne les invite pas nécessairement à reconnaître la diversité des apprenants, dans leur héritage culturel, leur niveau de départ, leur rapport au savoir, leur façon d’apprendre, leurs attitudes. Et même lorsque cette diversité est reconnue &emdash; qui pourrait véritablement l’ignorer ? &emdash; cela ne conduit pas les concepteurs de programmes ou de méthodes à en penser toutes les implications didactiques.

Les modèles de pensée qui sous-tendent massivement la formation des maîtres et l’élaboration des recueils d’exercices, des manuels, des livres du maître et autres guides méthodologiques font, aujourd’hui encore, une place fort marginale au thème de la régulation individualisée des apprentissages et à ses instruments : mode de gestion de classe et de groupement des élèves, observation formative, dispositifs pédagogiques souples et diversifiés. Tout se passe alors comme si l’on s’en remettait aux tenants des approches transversales pour penser les différences et leur traitement, pour concevoir des dispositifs d’individualisation des parcours et des stratégies de différenciation des interventions, pour développer des procédures d’observation et d’évaluation formative, pour organiser la régulation personnalisée des processus d’apprentissage.

Dans cet état, encore largement dominant, de la division du travail, il appartient en fin de compte aux praticiens, du moins à ceux qui se mobilisent contre l’échec scolaire, de " se débrouiller " avec ces apports cloisonnés. Ils doivent, d’une part, planifier leur enseignement en fonction de modèles didactiques qui ne tiennent pas vraiment compte des différences entre élèves, et d’autre part faire face à ces différences en s’inspirant de modèles de différenciation et d’évaluation formative qui ne tiennent pas vraiment compte des contenus spécifiques des savoirs et savoir-faire disciplinaires. Comment s’étonner, dans ces conditions, que les pratiques pédagogiques s’en tiennent à des régulations assez frustes des apprentissages ?

Pour en finir avec cette division du travail, pour rendre les méthodologies disciplinaires moins évasives sur la gestion des différences et la régulation individualisée des apprentissages, suffit-il d’en appeler à la prise en compte de l’évaluation formative dans l’élaboration des méthodes d’enseignement et à la prise en compte symétrique des contenus disciplinaires dans les travaux sur la pédagogie différenciée et l’évaluation formative ? Je ne le crois pas. Il faut à mon sens repenser de façon plus radicale la place même des concepts de différence et de régulation dans l’élaboration même des dispositifs et démarches didactiques. Certains chercheurs en didactique du français langue maternelle, ceux qui collaborent à cet ouvrage et d’autres (Groupe EVA, 1991 ; Mas, 1989 ; Nunziati, 1990 ; Turco, 1989) travaillent depuis plusieurs années sur les régulations et l’évaluation formative des apprentissages. Il serait imprudent, cependant, de faire comme si le problème était presque résolu. Pour en finir totalement avec les méthodes d’enseignement muettes sur la régulation individualisée des apprentissages, il ne suffit pas que quelques chercheurs de pointe aillent dans ce sens.

On pourrait se borner à inviter les formateurs et autres auteurs de manuels ou de guides à élargir leur discours, de sorte à couvrir non seulement les méthodes d’enseignement, mais les méthodes d’évaluation, en particulier d’observation ou d’évaluation formative, dans un champ disciplinaire particulier. Ce serait un progrès. Il me paraît cependant plus prometteur de faire un pas de plus et de se situer en amont, pour réfléchir à la place de la régulation des processus d’apprentissage dans les dispositifs didactiques, en connexion non seulement avec les idées d’évaluation formative, mais aussi d’individualisation des parcours de formation et de différenciation des traitements pédagogiques. L’émergence d’une didactique théorique, à laquelle nous assistons depuis dix à quinze ans, rend possible cette jonction dans le cadre d’une conception globale de la régulation des apprentissages s’opérant au gré d’interactions didactiques diverses, parmi lesquelles l’évaluation formative.


De l’évaluation formative à la régulation

Aucune pédagogie, aussi frontale et traditionnelle soit-elle, n’est totalement indifférente aux questions, aux réponses, aux essais et aux erreurs des apprenants. Même lorsqu’un cours suit " à la lettre " une progression planifiée dans le détail, même lorsqu’une séquence didactique se développe selon un scénario très précis, il y a place pour des ajustements, des remaniements en cours de route, en fonction d’événements partiellement imprévisibles, notamment les attitudes et les conduites des élèves, qui manifestent leur intérêt, leur compréhension, mais aussi leurs résistances ou leurs difficultés à suivre le rythme ou assimiler le contenu. Il y a donc toujours un minimum de rétroaction affectant les interventions de l’enseignant, souvent certaines activités concrètes ou mentales des apprenants et dans le meilleur des cas leurs processus d’apprentissage.

L’idée d’évaluation formative

L’idée d’évaluation formative systématise ce fonctionnement, en invitant l’enseignant à observer plus méthodiquement les apprenants, à comprendre mieux leurs fonctionnements, de sorte à y ajuster de façon plus systématique et individualisée ses interventions pédagogiques et les situations didactiques qu’il propose, tout cela dans l’espoir d’optimiser les apprentissages : " L’évaluation formative est donc centrée essentiellement, directement et immédiatement sur la gestion des apprentissages des élèves (par le maître et par les intéressés) " (Bain, 1988 b, p. 24). Cette conception se situe ouvertement dans la perspective d’une régulation prise en charge par l’enseignant, dont la tâche serait d’estimer à la fois le chemin déjà parcouru par chacun et celui qui reste à parcourir, aux fins d’intervenir pour optimiser les processus d’apprentissage en cours.

Dès le moment où l’évaluation formative se définit clairement comme source de régulation, une question surgit : est-ce la seule ? Ou une source de régulation parmi d’autres ? Ne faut-il pas reconnaître que la régulation des processus d’apprentissage peut naître des interactions entre élèves, telle qu’elle est permise et contrainte par le dispositif et la séquence didactiques, ou encore surgir de l’activité métacognitive de l’apprenant, lorsqu’il prend conscience de ses erreurs ou de sa façon d’affronter les obstacles ? La conception de plus en plus explicite de l’évaluation formative comme intervention délibérée du maître induisant une régulation anticipée, interactive ou rétroactive d’un apprentissage en cours (Allal, 1988 a) conduit à un paradoxe : le concept d’évaluation formative, aussitôt construit, tend à se fondre dans une approche plus globale des processus de régulation des apprentissages à l’œuvre dans un dispositif, une séquence ou une situation didactiques.

L’idée de régulation

J’appellerai ici régulation des processus d’apprentissage, dans un sens assez large, l’ensemble des opérations métacognitives du sujet et de ses interactions avec l’environnement qui infléchissent ses processus d’apprentissage dans le sens d’un objectif défini de maîtrise. Il n’y a en effet pas de régulation sans référence à un état ou à un processus optimal. La régulation participe d’une causalité téléonomique, avec des boucles qui modifient le présent en fonction d’une référence à l’avenir. Dans l’action humaine, la capacité de former des projets, de définir des objectifs et d’agir en conséquence rend la régulation moins mystérieuse qu’en biologie ou en physique, où " tout se passe comme s’il y avait une finalité ", alors qu’on a affaire à des systèmes sans conscience, donc sans intentionnalité. Cette évidence d’un sujet capable de représentation et d’anticipation ne dispense pas les sciences humaines de dire en référence à quelle norme ou quelle finalité, et à travers quels acteurs la régulation s’opère. Ni d’envisager des régulations qui ne doivent rien à l’intentionnalité et à la conscience des acteurs et mobilisent des structures causales aussi involontaires que dans les sciences physiques.

Le concept de régulation, dans ses variantes les plus simples, rend compte du maintien d’un état stable. Mais il s’applique aussi bien à l’optimisation d’une trajectoire, et plus globalement d’un processus dynamique finalisé. Ainsi, en astronautique, la régulation passe-t-elle par une action (ou une suspension de l’action) qui a pour effet de maintenir ou de replacer un mobile dans la trajectoire censée le conduire au but. La comparaison a évidemment des limites, mais elle nous suggère déjà quelques précautions :

Cette complexité s’accroît, bien entendu, dès qu’on parle d’apprentissage :

Parler de régulation à propos d’un processus d’apprentissage conserve donc un sens métaphorique, dans la mesure où il est difficile d’identifier à coup sûr les opérations et interactions favorables, de comprendre exactement pourquoi elles optimisent l’apprentissage ou encore de le piloter avec précision. Pourtant, penser en termes de régulation du processus d’apprentissage est indispensable pour mettre l’évaluation formative à sa juste place, pour la situer dans un ensemble de régulations partiellement prévues ou du moins autorisées par le dispositif didactique.


Pour des démarches didactiques " tout terrain "

Il est difficile aujourd’hui de dégager une définition de la didactique qui fasse l’unanimité. Dans son sens traditionnel, elle est l’art d’enseigner, art qu’on peut tenter de codifier, de rationaliser, de rendre méthodique. Les didacticiens sont alors des méthodologues de l’enseignement, qui adoptent une posture normative, pour répondre à la question de savoir comment enseigner telle discipline, telle notion, tel savoir-faire. Selon la façon dont on redéfinit aujourd’hui la didactique, on prend plus ou moins radicalement ses distances à l’égard de cette posture traditionnelle.

Discipline d’action ou discipline fondamentale ?

Dans un sens plus moderne, la didactique se présente soit comme une discipline d’action (de critique et de proposition) fondée sur les sciences de référence (mathématique, biologie, linguistique, etc.) et les sciences de l’éducation (Bronckart & Schneuwly, 1991), soit comme la science des faits didactiques, de la mise en forme, de la transposition, de la négociation, de l’appropriation ou de l’évaluation des savoirs dans le système didactique (" triangle " maître-élèves-contenus), ou encore la science du contrat et des interactions didactiques (Chevallard, 1991). Cette dernière approche se veut non prescriptive, descriptive et explicative avant tout.

Selon la perspective adoptée, la rupture est plus ou moins forte avec les approches traditionnelles : elle est totale lorsqu’on oppose aux didactiques prescriptives une science des faits didactiques. Elle est moins forte lorsqu’on plaide pour une discipline d’action, une technologie, une ingénierie fondées sur des savoirs savants relevant d’autres disciplines. Mais dans les deux cas, on accorde une importance décisive et nouvelle aux connaissances scientifiques sur les savoirs, leur transposition didactique et leur appropriation par des apprenants. Et on espère fonder sur ces connaissances des méthodes et des démarches rationnelles d’enseignement, voire de définition des objectifs, des curricula, des progressions.

Cette évolution, en cours, peut être ralentie par divers facteurs. Certains tenants purs et durs d’une conception de la didactique comme science fondamentale ne sont pas pressés de s’engager dans des " applications " qui les détourneraient de la recherche de pointe. Par ailleurs, le monde des formateurs, conseillers pédagogiques, auteurs de manuels et de méthodologies d’enseignement se divise : certains ont les titres et le parcours qui les autorisent à se présenter comme didacticiens au sens moderne, d’autres, qui ont moins de capital symbolique à faire valoir, voient leur expérience dévalorisée et leur dépendance accrue à l’égard de champs scientifiques émergents, la science ou l’ingénierie didactiques, qui occupent très activement le terrain. En dépit de ces ambivalences, je ferai le pari que les nouveaux savoirs didactiques seront, demain, parmi les fondements obligés de la formation des maîtres aussi bien que de l’élaboration des moyens et des méthodes d’enseignement.

Faire avec les zones d’ombre

La didactique du français langue maternelle propose notamment de fonder les démarches d’enseignement sur un double modèle (Bain, 1988 b ; voir aussi le chapitre 2 dans ce volume) :

Lorsque ces deux modèles s’ancrent dans des recherches solides, la conception des démarches didactiques peut s’appuyer sur de véritables fondements théoriques. Mais, dans l’élaboration d’un curriculum, on ne tient pas compte des zones d’ombre et des zones de lumière dans la recherche fondamentale. Si bien que, comme le souligne Allal (1988b), on ne dispose, pour certaines composantes du curriculum, d’aucun modèle satisfaisant du fonctionnement de l’expert ou de l’apprenant. Alors la didactique, faute de modèles des opérations achevées et des processus d’apprentissage, ne pourra guère éclairer les pratiques professionnelles mieux que les méthodologies traditionnelles. Pourtant, ni les enseignants, ni leurs formateurs, ni ceux qui leur proposent des moyens et des méthodes, ne peuvent ignorer une partie du curriculum sous prétexte que les connaissances fondamentales font défaut. Que penserait-on d’une médecine qui refuse de s’intéresser à certaines maladies sous prétexte qu’on n’en a pas encore bien compris les causes ou les évolutions possibles ? On peut admettre que les sciences biologiques fondamentales soient impuissantes à décrire ou à expliquer certains mécanismes. Cela ne dispense pas la médecine de " faire ce qu’elle peut ", autrement dit de tenir un discours minimal, pragmatique et fondé sur la tradition, le bon sens ou les " remèdes de bonne femme " lorsqu’il n’y a pas de fondements scientifiques suffisants pour faire autrement. Si la recherche en didactique fondamentale peut se permettre d’être sélective et de n’avoir rien à dire sur une partie du curriculum, la didactique d’orientation praxéologique, comme composante d’un bagage professionnel, doit prendre le risque de traiter l’ensemble du curriculum, en reconnaissant ouvertement qu’on ne sait pas encore vraiment comment s’acquiert, par exemple, la maîtrise du vocabulaire et qu’on est donc, dans certains domaines, beaucoup moins armé que dans d’autres pour fonder une pédagogie rationnelle. Peu importe, l’ingénierie didactique doit prendre le risque de combiner l’art et la science de l’enseignement, en révisant le mélange au gré des progrès de la recherche. C’est en ce premier sens qu’on peut parler d’une didactique tout terrain.

Elle devrait l’être aussi par rapport aux conditions concrètes de mise en œuvre du curriculum dans les classes et les établissements. Autrement dit, ce devrait être une didactique réaliste, que trois quarts des enseignants ne pourront ignorer du simple fait qu’elle ne convient manifestement pas à leurs élèves. Une didactique pour groupes peu nombreux, élèves curieux et coopératifs et écoles vivant dans l’ordre et la paix au sein d’un quartier prospère et tranquille, ne serait qu’une " didactique de rêve ", faite pour un monde qui ne ressemble guère à celui que connaissent la plupart des enseignants. Car la réalité des classes de français est faite souvent d’effectifs chargés, de conditions de travail précaires, d’élèves de niveaux d’acquisition très divers, d’origines ethniques, linguistiques, culturelles multiples, et qui ont des attitudes variées face à l’école, allant de la curiosité active à l’apathie, de l’adhésion à la contestation permanente et au sabotage systématique, de la communication coopérative au mutisme ou à l’imprécation.

Pour poursuivre la métaphore, pensons à la médecine tropicale aujourd’hui. Certes, il faut si possible qu’elle mette à disposition des théories, des modes de diagnostic et de thérapie portant sur les maladies qui ont effectivement cours dans une région donnée du monde. Mais il faut aussi qu’elle fasse avec les conditions locales de vie, de nutrition, d’hygiène, avec les conduites des patients et le mode gestion ou le dénuement des ressources hospitalières. Il faut, dans ces régions, savoir soigner lorsque les conditions d’asepsie ne sont pas réunies, lorsqu’on ne dispose pas des instruments d’analyse ou de soins qui paraissent élémentaires dans les hôpitaux universitaires des sociétés développées.

D’une certaine manière, l’enseignement du français, à l’intérieur de la même société, révèle d’aussi profondes diversités entre les lieux où sont pensés le curriculum et les didactiques, et les lieux où ils doivent être mis en vigueur. Il arrive hélas souvent que ni les conditions matérielles, ni les relations de travail, ni l’implication des acteurs ne permettent vraiment d’approcher les conditions de mise en œuvre d’une didactique idéale.

Certes, il est tentant de mettre ces problèmes sur le compte soit de la pédagogie générale, soit de la gestion du système éducatif et de concentrer le discours didactique sur la langue et son apprentissage, en feignant de considérer que les conditions de travail et de communication ne sont que des préalables. Un tel découpage est tentant dans la logique de production d’un savoir didactique fondamental soumis à l’approbation de la communauté scientifique. Mais si l’on veut une didactique dont les maîtres puissent se servir sur le terrain, son réalisme est décisif. Elle doit partir et parler d’une réalité qu’ils reconnaissent comme la leur, y compris et surtout lorsqu’elle ne correspond pas aux conditions idéales. Les maîtres confrontés à des classes composées d’une majorité d’enfants non francophones, ou d’adolescents en rupture avec le savoir et le monde des adultes, n’ont que faire des didactiques pensées pour des enfants et des adolescents qui n’existent pas dans leur monde.

Le réalisme d’une didactique a divers visages. Il touche aux savoirs, au pouvoir, à l’inconscient dans la relation, aux conditions et au cadre institutionnel de l’interaction didactique, aux stratégies et aux capacités de négociation des acteurs. Je m’en tiendrai ici à la reconnaissance et au traitement des différences.


Dans la réalité, la diversité est la règle

Il ne s’agit pas ici de la diversité des facettes de la langue ou des textes dignes d’être enseignés ou valorisés à l’école. Ce problème, important (cf. Schneuwly, 1991), relève du curriculum et donc d’une politique de l’éducation : veut-on, à l’école secondaire, préparer aux textes littéraires, aux textes théoriques ou au contraire aux lettres commerciales, à l’usage des tracts ou des modes d’emploi, des contrats ou de la documentation technique ? La réponse qu’on donne à cette question n’est évidemment pas étrangère à la distance qu’on crée entre les expériences de vie et les héritages culturels d’une part, les normes scolaires de l’autre. En diversifiant les formes d’excellence, on module la fabrication de l’échec scolaire (Perrenoud, 1991c ; 1992a). Ici, toutefois, c’est la diversité des élèves qui m’intéresse.

Reconnaître la diversité des apprenants

Aucune didactique ne devrait l’ignorer. Aussi sélectionné soit-il, aucun groupe n’est totalement homogène du point de vue des niveaux de maîtrise atteints au début d’un cycle d’étude ou d’une séquence didactique. Et, aussi " neutre " soit-il, aucun programme n’est également distant de l’héritage culturel de chaque élève.

Pour la langue maternelle, l’hétérogénéité est plus forte encore, à la fois parce que la part des apprentissages scolaires est importante et parce que la langue participe de la diversité des cultures, des modes de vie et de communication, des registres de langue et des normes. Le professeur de français est confronté à une autre diversité que le professeur de biologie et aucune didactique du français ne devrait tenir ce phénomène pour marginal, puisqu’il est au contraire central dans l’expérience de n’importe quelle classe.

La prise en compte de la diversité peut et doit déboucher, naturellement, sur des techniques d’individualisation et de différenciation des tâches, des évaluations, des prises en charge, etc. Mais je voudrais insister ici, plus encore, sur les aspects les moins pratiques.

a. Tous les élèves n’ont pas le même rapport à la langue et à la communication comme instrument de pouvoir, d’intégration dans le groupe, d’action sur le réel ; or ces différences sont constamment réinvesties dans les situations scolaires (Perrenoud, 1991a).

b. Tous les élèves n’ont pas de raisons de s’impliquer dans les mêmes débats, de s’intéresser aux mêmes romans et aux mêmes contes, d’avoir envie de lire ou d’écrire les mêmes types de textes ; les rapports à la fiction, à la narration, à la théorie, à l’argumentation relèvent en partie des différences culturelles entre classes sociales ou entre familles, mais aussi de la diversité des personnalités et des manières d’être au monde.

c. Enfin, il n’y a pas de raison de postuler une seule façon d’apprendre à lire, à argumenter, à élaborer un texte ; si une didactique du français se réclame d’un modèle de référence en matière de fonctionnement du discours et en matière d’apprentissage, ce modèle doit être pluriel et envisager au minimum la possibilité que les mêmes maîtrises se développent par des cheminements et à des rythmes différents, et qu’elles recouvrent pour une part des savoir-faire et des opérations diverses, mais également efficaces. Pour écrire un texte, tout le monde n’a pas besoin de faire un plan. De même, certains locuteurs ne maîtrisent une conversation téléphonique que s’ils l’ont planifiée et anticipée alors que d’autres sont capables d’improviser. Sur ce seul axe, il y a de fortes différences culturelles et individuelles, si bien que des individus différents ne mobilisent pas les mêmes ressources pour résoudre les mêmes problèmes.

Partir des acquis réels

Il y a des domaines du curriculum où les élèves n’amènent en classe que certaines prédispositions ou certains codes généraux, ou éventuellement, comme en physique ou en chimie, des connaissances naïves ou quelques connaissances scientifiques dépassées, qui peuvent faire obstacle à l’apprentissage plutôt que de le stimuler. Dans le domaine de la langue maternelle, c’est tout le contraire. L’essentiel de la langue orale s’apprend hors de l’école et bien avant l’âge de scolarité obligatoire. C’est moins évident pour l’écrit et pour les savoirs d’ordre métalinguistiques, mais là aussi, l’école n’a pas le monopole des situations d’apprentissage. Le véritable curriculum, c’est la vie prise dans son entier, avec ses composantes scolaires aussi bien qu’extrascolaires. Dans ce sens, une didactique du français langue maternelle devrait consacrer toute son énergie à développer des apprentissages qui ne se font pas hors de l’école, sans perdre son temps à redoubler les apprentissages qui prennent place spontanément dans d’autres cadres et souvent s’y font mieux, de façon plus conforme à cette " méthode naturelle " dont parlait Freinet.

La prise en compte systématique des acquis extrascolaires et des apprentissages parallèles pourrait modifier fondamentalement l’organisation du travail en classe. La plupart des méthodes d’enseignement font comme si tous les élèves réunis dans une même classe avaient à réaliser les mêmes apprentissages. En réalité, surtout dans le domaine de la langue, c’est une pure fiction. Une partie des élèves de première primaire savent déjà lire et prennent inutilement du temps, de la place, de l’énergie qui seraient mieux utilisés en faveur des élèves qui ont vraiment besoin d’apprendre à lire. Une partie des activités d’oral au cours de la scolarité obligatoire sont tout à fait superflues pour des élèves qui s’expriment couramment et progressent sans activité organisée.

Ce devrait être une règle dans tous les domaines, mais peut-être est-ce encore plus important dans celui de la langue maternelle : si l’école consacrait tous ses efforts aux élèves qui ont vraiment besoin d’elle, elle lutterait plus efficacement contre l’échec scolaire. Une bonne partie du temps et des énergies d’un enseignant sont utilisés au profit d’élèves qui soit savent déjà ce qu’ils sont censés apprendre, soit pourraient l’apprendre par leurs propres moyens ou dans un cadre familial, sans qu’on passe des heures à leur donner des explications, à corriger leurs textes, à alimenter leurs conférences ou leurs lectures. Il n’est pas sûr que tous les individus soient capables d’apprendre à parler, à lire, à écrire tout seuls, en dehors de tout enseignement. Mais il est sûr que dans ce domaine l’école sous-estime constamment les capacités d’autodidaxie ou d’apprentissage hors du cadre scolaire.

La régulation de base serait de ne pas faire comme si tout le monde était à égale distance de l’objectif, de partir au contraire des acquis effectifs de chacun et des ressources qu’il peut mobiliser, pour investir en fonction du chemin qu’il lui reste à parcourir, des obstacles qu’il va rencontrer, de son adhésion au projet de formation, etc. Il y a là place pour une évaluation formative " proactive " (Allal, 1988a), autrement dit pour une attribution différenciée à des situations didactiques adéquates.


Parier sur l’autorégulation

Dans n’importe quel cadre, c’est l’individu qui apprend, et pour cela il ne cesse d’opérer des régulations intellectuelles. En un sens, s’agissant de l’esprit humain, toute régulation ne peut être en dernière instance qu’autorégulation, du moins si l’on adhère aux thèses de base du constructivisme : aucune intervention extérieure n’agit si elle n’est perçue, interprétée, assimilée par un sujet. Toute action éducative ne peut, dans cette perspective, que stimuler l’autodéveloppement, l’autoapprentissage, l’autorégulation d’un sujet, en modifiant son environnement, en entrant en interaction avec lui. On ne peut donc parier, en fin de compte, que sur l’autorégulation.

Renforcer l’autorégulation

Toutes les interventions dont l’intention est régulatrice ne stimulent pas de la même façon et au même degré les mécanismes d’autorégulation du sujet. Parce qu’il existe d’innombrables voies par lesquelles on peut tenter d’influencer les processus mentaux d’autrui, en jouant sur les représentations du savoir ou de la tâche, sur la construction du sens, sur la négociation de la situation, sur la relation, l’identité, l’image de soi, le calcul stratégique, l’émotion, le courage, le goût du jeu, etc. En même temps, une bonne partie de ces tentatives sont vouées à l’échec parce qu’elle se fondent sur une mauvaise théorie soit du fonctionnement de l’autre, ici l’apprenant, soit de la communication.

Parier sur l’autorégulation, dans un sens plus étroit, consiste ici à renforcer les capacités du sujet à gérer lui-même ses projets, ses progrès, ses stratégies face aux tâches et aux obstacles. De la même manière, les médecines douces parient sur un renforcement des mécanismes d’autodéfense de l’organisme et du psychisme.

Cette tentation procède assez naturellement d’un constat : les capacités d’autorégulation cognitive des apprenants sont aussi inégales que les capacités d’autodéfense et d’autorégulation des systèmes vivants. Pourquoi alors ne pas songer à renforcer les plus faibles plutôt qu’à suppléer constamment à des régulations déficientes ?

La voie la plus ancienne a été tracée par les pédagogies du projet et plus globalement les pédagogies actives. Pour qu’il y ait autorégulation de l’apprentissage, on suppose qu’il faut à l’apprenant un moteur fort, de vrais enjeux, qui le touchent en profondeur. Si l’élève n’apprend pas " pour lui-même ", si ses incompétences et ses insuffisances en lecture ou en expression écrite ne l’ennuient pas personnellement, ne l’empêchent pas de faire ce qui lui tient à coeur, il n’avancera qu’au gré de rappels à l’ordre externes, car pour lui, il n’y a pas d’enjeu, sauf peut-être un enjeu ambigu : aller au-devant des attentes des adultes, parents et enseignants, pour leur faire plaisir, avoir la paix, être récompensé.

On se trouve ici, une nouvelle fois, devant les promesses et les impasses des pédagogies nouvelles. On ne peut plus aujourd’hui faire comme si tous les enfants et les adolescents avaient constamment envie d’apprendre, spontanément. Ils déjouent au contraire les pédagogies nouvelles, comme les autres (Perrenoud, 1988a). Nul ne peut croire non plus qu’il suffise de proposer aux apprenants des projets ou d’en appeler à leur créativité pour que tous se mobilisent longtemps et sérieusement et prennent en charge leur propre apprentissage. Le sens des savoirs et du travail scolaire ne se joue pas seulement au plan didactique (Charlot, Bautier & Rochex, 1992 ; Favre & Zanone, 1993 ; Perrenoud, 1993a). Il reste, dans la plupart des pédagogies du français, une marge immense pour aller utilement et pragmatiquement dans le sens des pédagogies actives. Pour la plupart des élèves du monde, lire et écrire restent des tâches imposées, des devoirs, des choses qu’il faut faire pour être " en ordre " plutôt que pour des raisons personnelles. Il pourrait en être autrement si ces apprentissages avaient un sens moins scolaire…

D’une pédagogie du projet à une autorégulation maîtrisée

Une pédagogie et une didactique qui souhaitent stimuler l’autorégulation du fonctionnement et des apprentissages ne se contentent pas de parier sur la dynamique spontanée des apprenants. Il faut au contraire des contrats et des dispositifs didactiques très ingénieux, des stratégies d’animation et de construction du sens très subtiles pour soutenir l’intérêt spontané des élèves lorsqu’il existe, pour susciter un intérêt suffisant lorsque l’expérience de vie, la personnalité ou le milieu familial n’y prédisposent pas. Il n’y a pas dans ce domaine de recettes simples, qui marchent à tous les coups, pour toutes les classes ou tous les élèves, sous toutes les latitudes. Mais, si l’on mettait plus systématiquement en commun d’une part des récits d’expériences et d’activités, d’autre part des savoir-faire en termes d’élaboration et de négociation des projets, de division du travail, d’animation du processus, de relance, on donnerait à davantage de maîtres l’envie et les moyens de se lancer dans des pratiques plus actives.

Maîtrise du français (Besson et al., 1979) allait dans ce sens en proposant des activités-cadres. Mais le discours didactique, qui pourtant se voulait à l’usage des enseignants en classe, est resté extrêmement abstrait et n’a pas affronté les vrais problèmes (Favre, Genberg & Wirthner, 1991 ; voir aussi Wirthner, chapitre 4 dans ce volume). On a fait comme s’il suffisait d’avoir de bonnes idées, en suggérant quelques activités-cadres standards : faire une exposition, construire un fichier pour la bibliothèque, faire une enquête, écrire un roman ou un conte, etc. Alors que l’essentiel des problèmes ne touche pas au contenu des activités, mais aux dynamiques individuelles et collectives qui les sous-tendent et qui soutiennent l’intérêt et le projet. Dans ce domaine, une didactique du français est aussi une psychosociologie du groupe, une théorie du pouvoir, une théorie des acteurs.

L’insistance sur l’autorégulation peut aussi s’entendre dans un sens plus étroit, dans trois directions complémentaires.

  1. Une certaine insistance sur la métacognition, le pari étant que la régulation passe en partie par une prise de conscience des mécanismes langagiers, des fonctionnements discursifs, des interactions verbales.
  2. Le développement de pratiques et d’instruments d’autoévaluation et d’appropriation des critères d’évaluation des discours, par exemple dans la ligne des travaux de Nunziati (1990).
  3. Une formation proprement métalinguistique, ou en tout cas une pratique soutenue de la métacommunication en situation, si l’on fait l’hypothèse que le retour systématique ou occasionnel sur les fonctionnements permet de les maîtriser mieux et surtout donne à chacun l’occasion de situer son propre fonctionnement par rapport à celui des autres ou aux maîtrises attendues.

La communication comme moteur de la régulation

S’il y a autorégulation, c’est en partie parce que l’individu se trouve placé dans des situations de communication qui le confrontent à ses propres limites et le poussent dans le meilleur des cas à les dépasser. Les situations de communication sont, pour la langue plus que tout autre apprentissage, des pierres de touche, des occasions de tester et de manifester sa maîtrise (Cardinet, 1988).

Mais ce n’est pas dans ce sens seulement que la communication peut participer de la régulation des apprentissages. On peut soutenir qu’elle est au contraire le moteur principal des progrès. Non pas parce que la communication exercerait une régulation directe sur les apprentissages, mais parce qu’elle structurerait très fortement le fonctionnement langagier, et donc aussi, indirectement, les apprentissages.

Le modèle sous-jacent est évidemment celui de la contrainte fonctionnelle, plutôt que normative : pour arriver à se faire entendre, à se faire comprendre, à avoir gain de cause ou simplement à avoir la parole, un enfant ou un adolescent doivent résoudre un certain nombre de problèmes d’ordre langagier et communicatif.

Une didactique qui fonderait beaucoup d’espoirs sur la régulation par la communication irait dans le sens préconisé par Weiss (1979) ou par le CRESAS (1987, 1991) lorsqu’ils plaident pour les pédagogies interactives. Il s’agit de mettre aussi souvent que possible les élèves dans des situations de confrontation, d’échange, d’interaction, de décision, qui les forcent à s’expliquer, se justifier, argumenter, avancer des idées, donner ou recevoir des informations pour prendre des décisions, planifier ou se répartir le travail, obtenir des ressources, etc.

On peut soutenir qu’on se trouve ici dans le cadre général des pédagogies actives. Mais avec une nuance de taille : l’insistance sur la communication, la coopération. Inviter les élèves à rédiger des textes libres, même s’ils les lisent ensuite à leurs camarades, ce n’est pas créer des situations où les élèves doivent négocier un texte commun parce qu’il n’y a pas d’autre manière d’arriver à leur fin. Une didactique qui fonde des espoirs sur l’interaction devrait proposer de nombreuses pistes et savoir-faire en matière d’organisation et de structuration des échanges, sachant que le moteur n’est pas une injonction externe &emdash; comme souvent encore dans le travail d’équipe, " Mettez-vous ensemble pour… " &emdash; mais une nécessité propre à la tâche, conçue de telle sorte qu’on ne puisse la réaliser sans communiquer. La didactique est alors l’art de créer de telles situations et de les gérer, avec les problèmes de temps, d’espace, d’autodiscipline qui s’ensuivent.

Aucune situation didactique n’est entièrement sous le contrôle de l’enseignant. Les élèves sont constamment des acteurs, qui réinvestissent dans la situation des enjeux, des stratégies, des manières d’être qui viennent d’ailleurs. Mais dans une classe de français, en particulier si la communication, orale ou écrite, a une large place, le phénomène est encore plus fort. Autrement dit, une didactique du français doit préparer l’enseignant à comprendre ce qui se passe spontanément sur un marché linguistique, à analyser et en partie à neutraliser les phénomènes de pouvoir, de compétition, de lutte pour la distinction ou la différence, de classement des locuteurs et des formes d’expression, toutes choses qui se produisent spontanément entre les élèves, que l’enseignant ne peut ni ne veut empêcher totalement, mais qu’il peut anticiper, canaliser, analyser et intégrer à sa démarche. On voit ici qu’une didactique du français langue maternelle, c’est pour une part une sociolinguistique, une sociologie de la culture et de la communication (Perrenoud, 1991 a ; 1992c).

Comme Weiss le montre dans ce volume (chapitre 5), même en plaçant très régulièrement les apprenants dans des situations de communication assez fortes et contraignantes pour forcer l’implication et l’apprentissage, on peut douter que tous les acquis linguistiques requis au cours de la scolarité obligatoire puissent se faire en pariant sur la communication spontanée comme source majeure de régulation des apprentissages, ou si l’on préfère comme principal stimulus d’une autorégulation intensive. Le propre de l’école est de ne pas attendre que l’apprentissage soit nécessaire pour le susciter. On peut le regretter, mais il serait absurde de demander aux didactiques scolaires de faire oublier totalement l’arbitraire des programmes, la violence symbolique du rapport pédagogique et la marche forcée vers les savoirs qui sont l’essence même de la scolarisation obligatoire bien plus que de toute démarche particulière d’enseignement. Il serait non moins absurde de placer la communication induite par le maître dans une catégorie étanche du seul fait qu’il a l’intention de favoriser des apprentissages. Toute interaction entre le maître et les élèves qui produit des effets de régulation ne peut être assimilée à une démarche d’évaluation formative. À certains égards, l’enseignant est un locuteur comme les autres, qui produit volontairement ou non certains effets non pas en intervenant directement dans les processus de construction des savoirs, mais en induisant des attentes et des contraintes dans la communication. Même alors, cette forme de régulation n’est pas sans limite.


L’intervention du maître comme
mode de régulation interactive ou rétroactive

Une didactique orientée vers la régulation des processus d’apprentissage ne fonde pas beaucoup d’espoirs sur les remédiations massives. Elle investit plutôt dans la régulation interactive au sens où la définit Allal (1988 a) : une observation et une intervention en situation, lorsque la tâche n’est pas achevée, le maître étant capable et prenant le risque d’interférer avec les processus de pensée et de communication en cours.

D’une certaine façon, dans une classe de français, l’enseignant est un acteur comme un autre, qui " donne la réplique " et structure la communication, d’autant plus qu’il dispose d’un pouvoir et d’une compétence que n’ont pas les élèves. Le maître joue donc un rôle important dans les régulations qui passent par la communication elle-même.

Mais il peut aussi, parce que c’est son rôle et sa compétence, intervenir directement au niveau de la régulation de l’apprentissage, ce qui n’est pas du même ordre. Comme tout entraîneur sportif, le maître peut " jouer avec " ses élèves, leur servir de destinataire potentiel, de partenaire compétent, qui diffère des autres parce son but est de favoriser l’apprentissage plutôt que de gagner une partie ou de faire étalage de son habileté. Dans ce sens, l’enseignant est un partenaire spécifique, dont la logique est d’optimiser l’apprentissage de l’autre plutôt que ses propres avantages dans la situation de communication. Mais, lorsqu’on parle de régulation interactive, au sens des travaux sur l’évaluation formative (cf. notamment Allal, 1988a), ce n’est plus seulement de partenariat intelligent qu’il s’agit. C’est d’une intervention sur la construction même des connaissances, qui suppose souvent un changement de registre, une parenthèse métalinguistique ou un détour par une instrumentation ou des consolidations de notions ou de savoir-faire étrangers en partie à la tâche en cours. Travaillant avec un élève qui est en train de construire un texte, il peut non seulement lui servir de partenaire, de personne-ressource pour clarifier ses idées et les mettre en ordre, mais il peut aussi intervenir à un niveau métalinguistique, sur les organisateurs, les connecteurs, les fonctions de la ponctuation, etc.

Un tel fonctionnement suppose des compétences et peut-être des instruments, en matière d’observation et d’intervention. Mais l’essentiel, c’est la disponibilité de l’enseignant, autrement dit une organisation de classe qui ne lui impose pas de prendre trois quarts de son temps pour gérer le système et s’adresser à l’ensemble des élèves. Les régulations interactives sont inutiles si elles sont aléatoires et épisodiques. Pour les rendre denses et régulières, il faut un système de travail assez différent de ce qu’on observe dans la plupart des classes secondaires, et même primaires. Sur ce terrain, le discours didactique ne devrait pas passer commodément le relais à la pédagogie générale, sous prétexte qu’il s’agit de gestion de classe. Certes, certains maîtres appartenant à des mouvements d’école active ou d’école nouvelle peuvent puiser dans une expérience interdisciplinaire pour organiser leur enseignement différemment. Un maître primaire militant du mouvement Freinet n’a sans doute pas besoin d’une didactique du français pour savoir comment organiser sa classe de façon coopérative. En revanche, pour le plus grand nombre, la didactique ne devrait pas faire comme si tous les enseignants savaient s’organiser de sorte à n’être pas constamment au centre des échanges d’un grand groupe. En ce sens, un discours didactique conséquent ne peut rester muet sur la gestion de classe, l’organisation des espaces, le groupement des élèves, la question du pouvoir et du contrôle social, etc. Le triangle didactique maître-élève-savoir ne touche pas seulement à des personnes, mais à des acteurs collectifs, ne l’oublions pas. Les relations qui se nouent dans ce triangle ne sont pas d’ordre purement épistémologique, elles passent par une organisation du temps et de l’espace, par des habitudes et des normes de travail et de communication. Donc par de nombreux deuils en regard de l’identité habituelle des enseignants (Perrenoud, 1992b)

L’évaluation formative se présente alors surtout sous la forme d’une régulation interactive, c’est-à-dire d’une observation et d’une intervention en temps réel, pratiquement indissociables des interactions didactiques proprement dites. Y a-t-il place par ailleurs, dans une classe de français, pour une évaluation formative rétroactive ? Sans doute, et il faut alors que les modèles de compétence et d’apprentissage soient cohérents, qu’on ne produise pas des grilles critériées sans rapport avec le modèle linguistique de référence ou avec l’enseignement effectivement donné. Il y a, dans l’évaluation formative qu’on pourrait dire la plus classique, des précautions à prendre pour qu’elle ne soit pas une pièce rapportée, un ajout bâtard à l’édifice, mais qu’elle participe au contraire d’un système didactique aussi cohérent que possible. Ce qui rejoint les appels de Bain (1988b) et Allal (1988b) à une collaboration entre didacticiens et spécialistes de l’évaluation formative.

Ici, j’insisterai davantage sur une thèse déjà développée ailleurs (Perrenoud, 1991 b) : l’évaluation formative, surtout si elle est rétroactive, devrait rester dans l’enseignement du français une régulation par défaut, qui intervient lorsque les autres modes de régulation n’ont pas fonctionné ou n’ont pas suffi.

Autre façon de redire que la régulation, dans le fonctionnement langagier et l’apprentissage de la langue maternelle, ne relève qu’en partie de l’évaluation formative, y compris la régulation interactive. Autrement dit, il faut concevoir la régulation comme produit de multiples processus complémentaires, la didactique ayant pour tâche de les orchestrer et de les stimuler plutôt que de privilégier l’un d’entre eux. En ce sens, l’évaluation formative n’est qu’un rouage. Elle est entièrement du côté de la régulation, mais elle ne l’épuise pas. Elle devrait, au contraire, n’intervenir qu’en dernier recours.

Dans une pédagogie de rêve, stimulant fortement l’autorégulation et la régulation par la communication, l’évaluation formative devrait être marginale et prendre surtout la forme d’une régulation interactive en situation. Les choses étant ce qu’elles sont, tant du point de vue des conditions de travail que des programmes et de la formation des maîtres, il faut probablement accepter que, dans beaucoup de classes encore, et pour longtemps, la principale régulation à l’œuvre soit rétroactive. Si telle est la réalité, mieux vaut la reconnaître et favoriser cette forme de régulation plutôt que rien du tout. Mais ce n’est qu’un pis-aller et le développement des travaux en didactique devrait rendre cette situation exceptionnelle !


Un réalisme surréaliste ?

Il peut sembler particulièrement naïf d’en appeler à une didactique soucieuse de la régulation individualisée des apprentissages au nom du réalisme. Comment ne pas voir que pour prendre en compte les différences et penser les régulations individualisées dans le cadre d’un dispositif et de séquences didactiques, il faut affronter une complexité qui éloigne définitivement des recettes, des modèles méthodologiques livrés " clés en main ". Donc accepter de rompre avec les besoins d’une large fraction des enseignants, prendre le risque de leur proposer des démarches qui ne correspondent ni à leur image du métier, ni à leur niveau de formation. Et accepter sans doute aussi d’entrer en conflit avec une classe politique et des autorités scolaires qui n’en demandent pas tant et qui, pour une part au moins, s’accommodent même très bien de la relative inefficacité des pédagogies en vigueur.

C’est qu’il y a réalisme et réalisme. L’un conservateur, à courte vue, qui s’abrite derrière les traditions et les intérêts acquis pour se résigner aux inégalités avec un fatalisme morose ou réjoui. Ce réalisme là ne tient, paradoxalement, qu’en refusant de voir une partie de la réalité ou en inventant des fatalités biologiques ou socioculturelles qui protègent de toute remise en cause.

Il en existe un autre, un réalisme, qui se soucie de l’avenir, tant des individus que des sociétés, qui ne s’accommode pas du fait que tant d’enfants et d’adolescents passent tant d’années à l’école pour en sortir sans véritablement maîtriser leur langue maternelle, sans lire couramment et en avoir le goût, désemparés devant un texte simple, démunis de moyens d’argumentation ou d’expression des sentiments. Le réalisme didactique tel que je le défends ici consiste à prendre les apprenants tels qu’ils sont, dans leur diversité, leurs ambivalences, leur complexité, pour mieux les amener à des maîtrises nouvelles. Peut-être est-ce un réalisme utopique. Avons-nous vraiment le choix ?


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