|
|
Philippe Perrenoud
Faculté de psychologie et des sciences de
l'éducation
Université de Genève
1994
Instituée il y a 25 ans par un concordat entre les cantons romands et le Tessin, la coordination scolaire a pour principal mérite davoir harmonisé les programmes et les didactiques des disciplines denseignement pour les six premiers degrés de la scolarité obligatoire. CIRCE, commission romande chargée dès 1970 décrire le nouveau plan détudes, a proposé un programme unique qui facilite la mobilité des élèves et donc des familles dun canton à lautre, du moins en début de scolarité. Dans la mesure où cétait, à la fin des années 1960, lun des motifs de la coordination, on peut estimer lopération réussie : la mathématique, la grammaire ou la géographie enseignées à Sion, à Genève ou à Delémont sont en gros les mêmes. Résultat positif aussi sur le plan de lédition scolaire : les écoliers romands travaillent en partie avec les mêmes livres et les mêmes brochures dexercices. Le plus important est sans doute ailleurs : lharmonisation a permis une réelle modernisation des plans détudes et des démarches denseignement, notamment avec lintroduction de la mathématique dite moderne et dun enseignement du français centrée sur la communication et la maîtrise pratique de la langue.
Cette harmonisation appelle cependant quelques nuances. Demblée, on a fait le deuil dune approche coordonnée de lenseignement de la lecture ; les particularismes cantonaux étaient trop forts ; et chaque système restait attaché à sa méthode denseignement et à sa conception de lécole enfantine. Pour des raisons semblables, lenseignement de lallemand à lécole primaire na pas été coordonné. Quant aux autres disciplines, si elles ont, pour les six premiers degrés de la scolarité obligatoire, un programme identique, assorti de méthodologies et de moyens denseignement romands, encore faut-il relever :
Ce dernier phénomène est fortement amplifié pour les trois dernières années de la scolarité obligatoire (7 à 9). Compte tenu de la disparité des structures scolaires et des politiques de sélection, la Suisse romande na adopté quun programme-cadre, qui laisse aux cantons une large marge dinterprétation, en fonction notamment de la nature et du niveau des filières.
Lharmonisation des programmes nest donc pas totale, mais cest un enjeu aujourdhui secondaire. Le débat essentiel est de savoir sil faut aller vers - ou revenir à - une vision plus large, plus ambitieuse de la coordination, celle qui en appelait à une école romande. Là, on est loin du compte. Mais comment sen étonner ? Un ouvrage de synthèse récent (Cardinet Schmid et al., 1994) raconte diplomatiquement les déboires de la coordination et le repli sur les logiques cantonales. Je serai ici moins prudent : lidée dune forte coordination, dune politique de léducation intégrée, suscite le genre de Oui que le dessinateur Pierre Reymond prête à Radovan Karadzic :
Autrement dit : oui au principe - qui pourrait dire ouvertement non au moment où les continents sorganisent en communautés ? -, mais en freinant des quatre fers dès quil sagit de limiter les prérogatives des cantons. Il nexiste même pas de volonté affirmée de mettre en synergie les politiques cantonales. On pourrait dire que la coordination sarrête là où commence lessentiel, autrement dit au seuil de la politique de léducation, là où se décident ses finalités, sa façon de sarticuler à la culture et à léconomie de la société globale, la nature et lintensité de la sélection à lentrée des études longues, léquilibre entre démocratisation et élitisme. Sur tous ces points, depuis 1970, les cantons nont pas cédé un pouce. En 1971, sur mandat des Chefs des départements romands de linstruction publique, un Groupe de réflexion sur les objectifs et les structures, présidé par le Prof. Samuel Roller, alors directeur de lIRDP, a pris le problème à bras le corps. Las, au vu des conclusions, les mêmes responsables ont refusé le rapport du GROS, suspect datteinte au fédéralisme. Il na eu aucune suite et nul ne sest risqué à faire une nouvelle tentative. Aujourdhui, il passe même pour provocateur de parler dune école romande. Lexpression ne figure dans aucun texte officiel. Lécole est cantonale. Seule la coordination est romande, et on ne laccepte à condition quelle ne porte pas le moindre ombrage à la sacro-sainte autonomie des cantons. Sous couvert de génie propre et de fédéralisme, on fait la part belle aux conservatismes, immobilismes et égoïsmes de tout poil. En allant vite, on pourrait dire que seuls les enseignants primaires ont cru et ont travaillé sans relâche à une école romande, notamment à travers leur organisation faîtière, la Société pédagogique romande. Ajoutons, pour faire bonne mesure, quelques chercheurs et quelques hauts fonctionnaires égarés dans le camp des naïfs. Et peut-être, avec la prudence qui sied à une telle instance, la Conférence romande des chefs de service de lenseignement primaire.
Or, pour que se crée véritablement une école romande, il faudrait quexiste une Suisse romande politique. Il était candide dimaginer quon pourrait construire une politique commune sans se donner un gouvernement et un parlement communs. En regard des difficultés de lEurope communautaire, la Suisse romande est encore plus mal lotie. Elle existe à peine comme région. Aucune instance politique nest composée délus romands, la région nexiste quà travers des rencontres entre élus ou fonctionnaires cantonaux. Dordinaire, ces rencontres ont lieu dans le cadre de secteurs définis, santé publique, scolarité, fiscalité, aménagement du territoire, et non sur un plan politique global. Les gouvernements des États cantonaux se sont réunis pour la première fois en session de travail en 1994 ! Entre députés au Parlement fédéral, les disciplines de partis sont, en général plus fortes que les solidarités régionales. Aucune instance romande ne tient, de près ou de loin, le rôle dun parlement ou au moins dun Conseil économique et social. Dans le champ scolaire, la structure politique la plus forte est la Conférence des Chefs de Départements de linstruction publique (la CDIP), autrement dit une réunion de magistrats cantonaux dont le mandat est de défendre avant tout les intérêts de leurs gouvernements respectifs. Ils ne se sont donné que des structures assez "légères" : une conférence réunit quelques fois par an les Secrétaires généraux des Départements, une autre les directeurs de lenseignement primaire, une troisième les directeurs de lenseignement secondaire. Dans lintervalle, la coordination est entre les mains dun Délégué qui ne dispose daucune administration propre. Toutes les forces engagées dans le travail de coordination sont mises à disposition par les cantons, sous formes de décharges denseignants ou de tâches supplémentaires des cadres. Seul lInstitut romand de recherche et de documentation pédagogique dispose dun budget romand, mais ce nest pas une instance de coordination et ses initiatives sont étroitement contrôlées : chaque fois quun dossier scientifique pourrait amener à un débat politique plus global, lInstitut est invité à la plus grande réserve. Pour le politologue, le diagnostic est clair : tout est fait pour quil ny ait, en matière déducation, aucun pouvoir romand ; nul magistrat, nul haut fonctionnaire ne peut légitiment parler ou négocier au nom de la région, incarner ses intérêts et ses perspectives à long terme, sans se faire le porte-parole dune conférence. A la question de savoir qui maîtrise lécole en Suisse romande (Perrenoud & Montandon, 1988), la réponse est sans ambiguïté : ce sont les cantons, et souvent de façon fort centralisée, en dépit des pouvoirs des communes et des commissions scolaires.
Tout cela nest pas accidentel. Cet état des institutions témoigne du refus dune politique régionale forte. On ne peut demander à quelques spécialistes - chercheurs, auteurs de moyens denseignement - et à des commissions de milice dincarner une politique. Cette dernière ne peut avoir de sens quà léchelle dune société civile et dun État responsables de leur école. Or, cette responsabilité nexiste à lheure actuelle quau plan des cantons. La lutte contre léchec scolaire par le développement du soutien pédagogique et dune pédagogie différenciée, la formation des maîtres, celle des inspecteurs et des chefs détablissements, lintégration des enfants handicapés, laccueil des immigrés, la modernisation des carnets scolaires, le remplacement progressif des notes par une évaluation formative, la part des autorités locales et des parents dans la gestion des établissements, la création éventuelle de cycles dapprentissage, les structures de lécole moyenne sont autant de dossiers cantonaux. Influencés par les mêmes modes, placés devant des contraintes voisines, les cantons réinventent parfois la roue ou sinspirent les uns les autres sans trop lavouer. Aucun ne voudrait que le dossier soit traité à léchelle régionale, sauf peut être au stade de la documentation
Une réelle synergie des politiques cantonales, voire lémergence dune véritable politique régionale de léducation, tel est pourtant lenjeu véritable des décennies à venir. Alors quon va vers la professionnalisation du métier denseignant et lautonomie responsable des établissements scolaires partout en Europe, à quoi bon mettre une énergie considérable à coordonner encore plus les plans détudes et les moyens denseignement ? Cest face aux problèmes quil faut unir les forces, pour penser limpact de la crise sur la formation, lincidence des nouvelles technologies, la refonte de la formation des enseignants et des cadres, la modernisation des objectifs de la scolarité obligatoire, le développement des formations postobligatoires et supérieures, la création dun réseau universitaire régional, à défaut dune Université romande.
Dans ces divers domaines, la Suisse romande ne manque ni didées, ni de ressources. En regard des pays qui nous entourent, elle reste privilégiée. Ce qui lui manque ? Sans doute le courage de ne pas repousser encore et encore le moment daffronter les vrais problèmes : la fin de la croissance, la construction européenne, louverture des frontières, lavènement de sociétés multiculturelles, lexplosion des technologies et de la communication. Apparemment, courage politique et fédéralisme ne font pas bon ménage. La démocratie directe, la faible distance entre le citoyen et le pouvoir empêchent en partie la Suisse de préparer et dassumer les ruptures nécessaires, et notamment dorganiser politiquement des espaces régionaux économiquement viables. Pour 7 millions dhabitants, la Suisse est un pays trop fractionné pour faire face aux problèmes de notre époque. En matière déducation comme ailleurs, notre société est bloquée par les minorités, elle choisit souvent le consensus contre la modernité. Paradoxalement, la création de régions fortes permettrait sans doute une réelle décentralisation du système éducatif romand et accroîtrait ses potentiels dinnovation. En les éloignant du pouvoir local, on pourrait donner aux établissements scolaires davantage dautonomie et de vraies responsabilités. En reconstruisant le système éducatif à léchelle de la région, on pourrait assurer des politiques plus efficace de démocratisation, de modernisation, de répartition des ressources. Bien sûr, cela fait peur à tous ceux qui pensent avoir tout à perdre à une intégration. Mais avons nous le choix ? Nul nignore que les enjeux de lintégration européenne et du développement économique nautoriseront pas indéfiniment le statu quo : le transfert des pouvoirs se poursuivra inéluctablement, soit vers la région romande, soit vers la Confédération, sinon un ensemble politique plus vaste
Cardinet Schmid, G., Forster, S. et Tschoumy, J.-A. (1994) Le passé est un prologue. 25 ans de coordination scolaire en Suisse romande et au Tessin, Neuchâtel, IRDP et LEP.
Perrenoud, Ph. & Montandon, Cl. (dir.) (1988) Qui maîtrise l'école ? Politiques d'institutions et pratiques des acteurs, Lausanne, Réalités sociales.
http://www.unige.ch/fapse/SSE/teachers/perrenoud/php_main/php_1994/1994_09.html
Téléchargement d'une version Word au format RTF :
http://www.unige.ch/fapse/SSE/teachers/perrenoud/php_main/php_1994/1994_09.rtf
© Philippe Perrenoud, Université de Genève.
Aucune reprise de ce document sur un site WEB ou dans une publication imprimée ne peut se faire sans laccord écrit de l'auteur et dun éventuel éditeur. Toute reprise doit mentionner la source originale et conserver lintégralité du texte, notamment les références bibliographiques.
Autres textes : http://www.unige.ch/fapse/SSE/teachers/perrenoud/php_main/textes.html Page d'accueil de Philippe Perrenoud : http://www.unige.ch/fapse/SSE/teachers/perrenoud/ Laboratoire de recherche Innovation-Formation-Éducation - LIFE : |