Source et copyright à la fin du texte
Mieux vaut enseigner à pêcher
que de donner un poisson

 

 

 

La formation continue comme
vecteur de professionnalisation
du métier d’enseignant

Philippe Perrenoud

Faculté de psychologie et des sciences de l’éducation
Université de Genève
1994

 

Sommaire

1. Le sens et les enjeux de la formation continue

2. La professionnalisation du métier d’enseignant

3. Le rôle de la formation continue dans la professionnalisation

4. L’articulation aux autres fonctions de la formation continue

5. La professionnalisation du métier de formateur

Références


Faut-il mettre la formation continue des enseignants au service du changement en éducation ? C’est à coup sûr l’une de ses fonctions, en particulier lorsqu’elle relève du ministère de l’éducation ; elle est alors un instrument de la politique de l’éducation et en particulier de la modernisation du système éducatif. Cela justifie-t-il qu’on l’ajuste étroitement aux objectifs et au contenu des réformes décidées par le pouvoir national ou régional ? Faut-il au contraire la constituer en simple ressource, laissée à la discrétion et à la responsabilité des enseignants ?

Je plaiderai ici pour une position nuancée. Il reste indispensable à la fois de répondre à la demande et de soutenir les réformes. Ces deux fonctions sont légitimes, mais devraient faire une large place à ce qui me paraît l’essentiel à long terme : faire de la formation continue l’un des vecteurs privilégiés de la professionnalisation du métier d’enseignant. J’espère même démontrer que ces trois fonctions ne sont pas contradictoires et qu’une conception claire de la professionnalisation peut éviter à la fois l’injection massive, mais sans lendemain, de savoirs et savoir-faire liés à une rénovation particulière de curriculum ou de structures aussi bien que le saupoudrage, la formation continue comme consommation individuelle.

Je traiterai successivement :

  1. du sens et des enjeux de la formation continue pour les enseignants et les organisations, en tentant de montrer qu’ils sont multiples et que rien ne garantit, d’un point de vue sociologique, la cohérence des politiques et des actions de formation ;
  2. de la professionnalisation comme processus à long terme de transformation structurelle du métier d’enseignant ;
  3. du rôle possible et souhaitable de la formation continue dans ce processus ;
  4. de son articulation avec les autres fonctions, liées aux réformes aussi bien qu’à la demande individuelle.

1. Le sens et les enjeux de la formation continue

La formation continue est une auberge espagnole, une notion floue qu’on peut définir de mille façons et nommer aussi : formation continuée, formation permanente, recyclage, perfectionnement, développement professionnel, Fortbildung, Weiterbildung, in service training, aggiornamento (mise à jour), autant d’expressions dont le sens et les connotations diffèrent d’une organisation, d’une société, d’une aire linguistique, d’une époque à une autre.

On peut essayer de standardiser les définitions, on n’empêchera pas les acteurs de réinvestir dans ces expressions toutes sortes de significations, de rêves, d’enjeux. La complexité des organisations traverse tous les débats sur la formation continue et ses dispositifs. À travers la formation continue, on se parle de bien d’autres choses : de la vie, du travail, de la carrière ; de l’avenir des personnes ; du fonctionnement et du développement des organisations ; de la conception des compétences et des qualifications ; d’efficacité, de rationalité du travail ; d’autonomie et de responsabilité des membres de l’organisation ; de pouvoir et de conformité ; de modernité ; du métier, de son évolution, de sa professionnalisation ; de tout ce qu’il est difficile ou interdit de dire ouvertement à propos du travail et de l’organisation.

La formation continue est un champ en développement, sur lequel on peut encore projeter des rêves et des peurs ; c’est aussi un champ de forces où s’affrontent toutes sortes d’intérêts et d’idéologies, donc aussi de stratégies individuelles ou collectives. Tout effort pour imposer une conception uniforme ou officielle de la formation continue provoque des résistances, des dissidences, des contre-stratégies de ceux à qui profite le flou ou qui défendent une autre conception de la formation. Si l’on n’entend pas ce que les acteurs disent d’eux-mêmes, de leur réalité, de leurs peurs, de leurs rêves, de leurs besoins à propos de formation continue, une démarche logique ou normative est vouée à l’échec. On peut néanmoins tenter de comprendre ce qui se joue.

En quoi la formation continue est-elle un enjeu pour les acteurs ? Et pour l’organisation qui les emploie ? Elle peut avoir des sens très divers, qu’on présentera dans un tableau synoptique, pour mettre en évidence certaines correspondances entre ce qui fait sens pour les personnes et les organisations.

1.1 Enjeux pour les personnes et pour l’organisation

Pour les personnes
Pour l’organisation

1.

Accroître ses propres compétences et qualifications, donc sa maîtrise professionnelle, son plaisir, sa confiance en soi.

Accroître les compétences et les qualifications des collaborateurs, donc l’efficacité et l’efficience de l’organisation.

2.

Apprendre les règles en vigueur pour mieux s’intégrer (fonction de socialisation).

Assurer la conformité de chacun aux règles en vigueur (fonction de socialisation).

3.

Contribuer à sa propre professionnalisation, devenir plus responsable et autonome.

Contribuer à la professionnalisation, à la responsabilisation des collaborateurs.

4.

Participer à la construction d’une identité collective, d’une culture partagée.

Développer une identité collective, une culture partagée.

5.

Contester la légitimité du pouvoir en place, savoir négocier.

Asseoir la légitimité du pouvoir en place sans pour autant réduire chacun au conformisme.

6.

Devenir expert, personne-ressource dans l’atteinte d’objectifs nouveaux ou ambitieux.

Mobiliser les collaborateurs sur des objectifs nouveaux ou ambitieux.

7.

Donner une bonne image de soi à l’intérieur et l’extérieur de l’organisation (collaborateur motivé, consciencieux).

Donner une bonne image de l’organisation à l’intérieur et l’extérieur (modernité).

8.

Se donner les moyens d’une mobilité interne ou externe (horizontale ou verticale).

Favoriser la mobilité interne des collaborateurs (horizontale ou verticale).

9.

Ajuster ses qualifications personnelles à son emploi/poste de travail lors de l’arrivée dans l’organisation ou lors d’un changement de poste.

Ajuster les qualifications aux emplois/postes de travail lors de l’arrivée de nouveaux collaborateurs dans l’organisation ou lors d’un changement de poste.

10.

Compenser les manques éventuels de sa formation initiale avant qu’ils ne créent des problèmes.

Compenser les manques ou les biais structurels ou occasionnels de la formation initiale des collaborateurs (décalage temporel, niveau d’abstraction).

11.

Participer à la réflexion sur les pratiques et les qualifications, et plus globalement sur le changement dans l’organisation.

Constituer une noosphère (groupe d’experts élargi aux formateurs et à certains formées) pour penser les pratiques et les compétences, et plus globalement le changement dans l’organisation.

12.

Se donner les moyens de participer au changement en général ou à des innovations spécifiques.

Stimuler le changement en général ou des innovations spécifiques (par ex. informatisation des tâches).

13.

Rencontrer des formateurs ou des formés d’autres secteurs ou organisations.

Ouvrir l’organisation à des apports externes en invitant des experts ou en envoyant des collaborateurs se former ailleurs.

14.

Accéder à une formation continue comme récompense, reconnaissance d’un mérite personnel.

Disposer d’une source de récompense (la formation continue comme reconnaissance d’un mérite) ou de sanction (comme stigmatisation d’un manque).

15.

Trouver un point de chute, un secteur loin du front si l’on est un collaborateur inefficace, fatigué, mal aimé ou trop créatif…

Avoir un secteur où mettre hors circuit des collaborateurs inefficaces, fatigués ou trop créatifs…

1.2 La nécessité d’une politique à long terme

Cette diversité d’enjeux et de fonctions a une conséquence : si elle n’est pas guidée par une doctrine claire et négociée avec les principaux partenaires, la formation continue peut aller dans tous les sens, se disperser pour satisfaire toutes sortes de besoins des établissements et des enseignants et aussi pour s’adapter aux intérêts et démarches des formateurs en place.

Certains services de formation continue font penser à ces serveurs de restaurant qui, pour ne dire non à personne, accordent à chaque client une petite partie de ce qu’il demande. Personne n’est satisfait, mais personne n’est assez mécontent pour que le système explose. Cette façon de faire a eu sans doute quelques vertus tactiques durant les phases d’implantation de la formation continue dans les systèmes éducatifs. Aujourd’hui, sa nécessité n’est plus mise en cause. Le temps est venu de s’engager sur une ligne plus claire, tant par rapport à l’évolution du métier d’enseignant qu’aux politiques de l’éducation, aux réformes ministérielles ou aux projets d’établissements.

Je défends ici une politique à longue échéance de contribution de la formation continue à la professionnalisation du métier d’enseignant. Peut-être n’est-ce pas la seule cohérence possible. N’en avoir aucune, en revanche, garantirait la vanité des efforts de formation, pour une raison simple et fondamentale : la formation continue n’a d’effet qu’à long terme, elle ne peut faire véritablement évoluer les représentations, les compétences et les pratiques qu’en poursuivant avec obstination quelques objectifs prioritaires. À faire un peu de tout, à suivre les modes, voire à les créer, elle se condamne à l’impuissance.


2. La professionnalisation du métier d’enseignant

Dire que la formation continue est un vecteur de " professionnalisation du métier d’enseignant " n’est pas encore dire grand chose, puisque le sens de cette expression est assez flottant. Je dirai dans un premier temps pourquoi elle est aujourd’hui mise " à toutes les sauces ". Je tenterai dans un second temps d’en donner une définition rigoureuse, à l’intérieur de laquelle je me tiendrai dans la suite de cet essai. Enfin, je soulignerai qu’on parle alors d’un processus lent, qui prendra plusieurs décennies, qui exige mais qui dépasse de loin les initiatives des personnes et des établissements.

2.1 Une expression mise à toutes les sauces

En français, métier et profession ont des sens très proches. Mais on peut construire sur profession toutes sortes de verbes ou de substantifs dérivés, comme professionnaliser, professionnalité, professionnalisme, professionnalisation, alors que métier ne s’y prête pas. On parle donc de professionnalisation, en général, pour parler d’une qualité ou d’une évolution spécifique d’un métier. Il reste alors plusieurs sens possibles.

Dans un premier sens, le plus élémentaire, la professionnalisation désigne l’accession progressive d’un travail au statut de métier ou de profession. C’est ainsi qu’on peut parler de la professionnalisation des soins infirmiers, tâches pendant longtemps assumées par les religieuses à titre pratiquement bénévole. Dans les sociétés marchandes, le métier se caractérise le plus visiblement par le revenu qui s’y attache, salaire ou honoraires. En réalité cette vision est un peu étroite. Le Petit Robert donne une définition plus large du métier comme " Tout genre de travail déterminé reconnu ou toléré par la société, et dont on peut tirer ses moyens d’existence ". C’est ainsi que les élèves exercent un véritable métier, dont ils tirent leurs moyens d’existence, matériellement et symboliquement (Perrenoud, 1994 a).

Accéder à un métier, c’est non seulement être rétribué matériellement et/ou symboliquement pour ce que l’on fait, mais reconnu comme qualifié, traité comme " expert " dans un domaine particulier de la division sociale du travail. Cette accession est en général assez lente et passe par une évolution des représentations sociales, avant d’être codifiée dans des règles et des institutions. Elle aboutit en général, du moins pour les métiers rémunérés, à une formation certifiée, qui donne le droit d’exercer, protège des concurrences déloyales ou garantit au moins une certaine qualification professionnelle aux yeux de tiers. Aujourd’hui encore, nombre de gens pensent encore que, s’ils avaient le temps, ils pourraient facilement faire le travail de l’instituteur de leurs enfants. Ils ne reconnaissent donc pas l’enseignement comme un véritable métier. Cependant, la société dans son ensemble leur donne tort et reconnaît qu’enseigner est un métier, même si, selon la formule de Freud, c’est un métier impossible, un " métier de l’humain " qui échappera toujours à une totale rationalité (Cifali, 1994).

Dans un second sens, assez fortement lié au précédent, on peut parler de professionnalisation du métier d’enseignant simplement pour dire qu’il fait progressivement l’objet d’une formation de plus en plus spécifique, pédagogique, didactique, technique, d’une formation proprement professionnelle, alors que pendant longtemps, la maîtrise des savoirs à enseigner et quelques talents personnels paraissaient suffire.

Dans un troisième sens, on peut appeler professionnalisation le processus de socialisation spécifique à un métier, de passage progressif d’une formation générale à une formation professionnelle. C’est ainsi qu’on peut parler de certains modules offerts dans les universités comme modules de " préprofessionnalisation ", des IUFM comme " lieux de professionnalisation des enseignants " et de la première classe et des premières années comme temps fort de la professionnalisation : c’est l’époque où le métier " entre ". La professionnalisation est alors l’affaire des personnes ou d’une génération entrant ensemble dans le métier.

Dans un quatrième sens, la professionnalisation peut être entendue comme un processus de qualification, une évolution progressive vers une façon de plus en plus rigoureuse, efficace, consciencieuse, sérieuse de pratiquer son métier. Dans cette acception, la professionnalisation peut caractériser l’évolution d’une personne à l’intérieur d’un métier, au gré de son cycle de vie. Dans la mesure où de nombreux enseignants suivent parallèlement la même évolution, elle est évidemment un enjeu pour le système. Cela signifie qu’on peut, parmi les praticiens d’un métier, distinguer des degrés de " professionnalisme " ou de " professionnalisation ", allant des " amateurs rémunérés " aux " vrais professionnels ", censés présenter davantage de qualifications et de garanties que les autres. La professionnalisation peut aussi être pensée comme l’évolution globale d’un métier, par exemple celui des chauffeurs de taxis ou des hôteliers, vers plus de sérieux, de rigueur, d’efficacité. La formation continue est alors une importante source potentielle de professionnalisation, puisqu’elle offre aux gens engagés dans un métier l’occasion de mettre à jour leurs connaissances, de se perfectionner, de maîtriser de mieux en mieux les qualifications et les règles éthiques à mettre en œuvre pour atteindre des objectifs de façon efficace et satisfaire des usagers.

Ces quatre définitions ne sont pas illégitimes. Elles correspondent à des usages, qu’il est difficile d’exclure ou de normaliser. On n’évitera donc pas que les uns et les autres, selon les contextes et les enjeux, parlent de professionnalisation dans l’un des sens décrits, ou dans d’autres encore, voire d’une façon laxiste, juste pour reprendre l’air du temps ou se donner de l’importance. Pourtant, je vais m’attacher à construire une autre signification du concept de professionnalisation du métier d’enseignant, en opposant profession et métier, ce que les définitions précédentes ne font pas.

2.2 Tous les métiers ne sont pas des professions

Dans le sens français de ces vocables, cette opposition peut paraître absurde ; ne les utilise-t-on souvent de façon interchangeable, pour éviter par exemple les répétitions dans un même paragraphe ? Pour comprendre cette opposition, il faut se référer à l’usage anglo-saxon, qui distingue " occupation " et " profession ". Une " occupation " est un métier au sens large, une activité rémunérée et en tout cas socialement reconnue et rétribuée, telle que je l’ai définie plus haut. Dans cette mesure, les facteurs, les maçons, les travailleurs sociaux, les pharmaciens ou les architectes exercent tous un métier. Qu’est-ce alors qu’une " profession " ? C’est un métier qui présente des caractéristiques particulières, relativement rares, que Lemosse définit de la façon suivante :

  1. l’exercice d’une profession implique une activité intellectuelle qui engage la responsabilité individuelle de celui qui l’exerce ;
  2. c’est une activité savante, et non de nature routinière, mécanique ou répétitive ;
  3. elle est pourtant pratique, puisqu’elle se définit comme l’exercice d’un art plutôt que purement théorique et spéculative ;
  4. sa technique s’apprend au terme d’une longue formation ;
  5. le groupe qui exerce cette activité est régi par une forte organisation et une grande cohésion interne ;
  6. il s’agit d’une activité de nature altruiste au terme de laquelle un service précieux est rendu à la société (Lemosse, 1989, p. 57).

Ces critères ne permettent pas un classement dichotomique. On situe en général du côté des professions à part entière le médecin, l’architecte, l’avocat, le manager, l’expert, le chercheur, l’économiste, le journaliste de haut niveau, le concepteur dans divers domaines. Le professionnel est aujourd’hui presque toujours nanti d’une formation universitaire ou assimilable. Il fait partie d’une corporation qui n’est pas un syndicat, mais plutôt une organisation professionnelle qui veille à la protection de la profession, à sa reconnaissance par les autorités, à l’énoncé d’un code déontologique et au rappel à l’ordre des contrevenants, à la défense de la profession auprès des instances chargées de la formation initiale et à souvent la gestion même de la formation continue. À l’autre extrême, on trouve tous les métiers d’exécution peu qualifiés, qui ne sont en aucun cas des professions. Entre les deux, les sociologues ont pris l’habitude de distinguer des " semi-professions ", comme les soins infirmiers, le travail social ou l’enseignement. Mais en fait, il s’agit de gradations continues et partiellement indépendantes les unes des autres selon les divers critères de Lemosse et quelques autres. Si l’on peut aujourd’hui qualifier le métier d’enseignant de " semi-profession ", c’est parce qu’il est très bien situé selon certains critères, par exemple la longueur de la formation, mais beaucoup moins selon d’autres, comme la responsabilité individuelle engagée par les actes professionnels.

Contrairement à ce qu’on imagine souvent, le statut de professionnel ne suppose pas qu’on soit indépendant. Une partie des professionnels sont aujourd’hui salariés des grandes organisations. Même s’il existe toujours un exercice libéral de la médecine, de l’architecture ou du droit, on trouve des professionnels dans les entreprises, dans les collectivités publiques, dans l’État régional ou national. Le statut de professionnel est fortement lié à une forte qualification et à des études longues. Mais qu’on ne s’y trompe pas : cela ne désigne pas seulement un diplôme, un type d’institution de formation, mais un type de compétences.

Ce qui, en dernière instance, caractérise une profession par opposition à un métier d’exécutant, c’est qu’il est impossible de prescrire au professionnel le détail de ses gestes et de ses décisions. Tout simplement parce qu’il affronte des problèmes trop variés et trop complexes pour qu’il soit possible de les anticiper et d’en construire les solutions à l’avance. Tel est à mon sens l’axe principal qui oppose les métiers ordinaires aux professions. Tout le reste n’est que corollaires, certes importants, mais qui ne sont pas au coeur de la distinction. Dans un métier, le travail peut être pensé par d’autres, relativement normalisé, balisé, assorti de consignes et de procédures standard, la qualification consistant essentiellement à appliquer scrupuleusement les procédures au moment adéquat. À l’autre extrême, le professionnel invente des solutions à partir d’objectifs généraux et d’une éthique. Ses objectifs sont fixés par l’organisation qui l’emploie ou par le contrat qui le lie à des clients, à des usagers. Quant à son éthique, c’est pour une part un bagage personnel, donné par l’éducation, puis la formation professionnelle ; mais c’est aussi l’adhésion volontaire à des principes édictés par la corporation et dont on ne peut s’écarter sous peine de sanctions, voire d’exclusion.

2.3 Un métier au milieu du gué

La professionnalisation est, dans cette perspective, définie comme l’évolution d’un métier vers une profession à part entière ou le degré auquel il satisfait aux critères d’une profession à part entière. On voit bien qu’à cet égard, le métier d’enseignant est " au milieu du gué ". Sauf au niveau les plus élevés du cursus, à l’université ou dans certaines hautes écoles professionnelles, l’enseignant est tenu par un curriculum qui non seulement précise les objectifs, mais aussi les modalités de la transposition didactique, les méthodes, les moyens, les formes d’évaluation. Très rares sont donc, dans le monde, les enseignants auxquels on dit simplement : " Dans tant d’années, vos élèves doivent savoir ceci ou cela ; débrouillez-vous pour qu’ils le sachent, les moyens dépendent de votre libre arbitre, vous êtes les mieux placés pour savoir comment vous y prendre ". On nantit au contraire les enseignants de programmes plus ou moins détaillés, de moyens d’enseignement plus ou moins officiels, de grilles et de modèles d’évaluation, de répartition horaire standard. On ne peut donc nullement prétendre que les enseignants construisent librement leurs pratiques à partir d’objectifs généraux seulement. À l’inverse, on sait bien que les consignes et les outils qu’on leur propose ne dictent pas entièrement leurs faits et gestes, qu’ils improvisent, qu’ils bricolent, qu’ils construisent des dispositifs didactiques s’écartant toujours, peu ou prou, du programme et des méthodologies conseillées. Sans doute est-ce vrai de n’importe quel exécutant : il existe toujours une petite marge de manœuvre, d’interprétation, de création. Dans l’enseignement, c’est plus qu’une petite marge, mais elle est en partie clandestine, elle ne peut être assumée " à ciel ouvert ", car elle se retournerait contre l’intéressé en cas de difficultés : pour être " couvert ", il faut suivre les règles. Du point de vue éthique, la situation est également ambiguë. Il n’existe actuellement aucune éthique collectivement affirmée par le corps enseignant. Il revient plutôt aux administrations scolaires de fixer des règles. Cependant, les enseignants partagent un certain nombre de valeurs qui, si elles ne sont pas inscrites dans leur cahier des charges, leur permettent d’affronter de façon relativement sereine et équitable toutes sortes de dilemmes qui ne sont pas prévus par les textes officiels : protection de la vie privée, justice dans la classe, réaction à des actes de violence ou de ségrégation, limites à mettre à la compétition, etc.

Cet entre deux, cet état de semi-profession n’est pas nécessairement inconfortable, beaucoup y trouvent certains bénéfices, une forme de liberté et en même temps d’irresponsabilité dont il est difficile de sortir (Perrenoud, 1994 h). Enseigner n’est pas un métier facile, mais on y est individuellement moins exposé, par exemple, à des poursuites morales ou civiles, que dans une profession à part entière. C’est à un établissement, ou même, globalement, à l’ensemble du système éducatif que la société demande des comptes sur la qualité de l’éducation, selon des critères d’ailleurs controversés et souvent assez flous. L’idée qu’une famille pourrait attaquer l’un d’entre eux en justice pour n’avoir pas su enseigner à lire à leur enfant fait sourire les enseignants européens ; ils n’imaginent pas une seconde que cela puisse leur arriver*, alors qu’un chirurgien ou un ingénieur des ponts et chaussées peuvent à chaque instant prendre des décisions importantes dont ils auront, " en cas de malheur ", à rendre compte personnellement.

Cet état de semi-professionnalisation va difficilement résister aux pressions accrues qu’exerce la société sur le système éducatif, pour qu’il aille vers plus d’efficacité, donc une formation de plus haut niveau de l’ensemble des générations nouvelles. Le thème de l’efficience du système éducatif n’a jamais été aussi prégnant, on met en évidence les caractéristiques des écoles efficaces, on transpose au monde de l’administration scolaire et des établissements certains principes de management et d’évaluation, on envisage d’évaluer les enseignants, voire de les rémunérer en fonction de leurs performances. Ces tendances à la rationalisation - souvent maladroite et riche d’effets pervers - s’expliquent à la fois par l’ambition croissante des politiques de l’éducation et par le frein mis à la croissance des dépenses publiques dans ce secteur.

Pendant longtemps, les sociétés se sont satisfaites d’envoyer tous les enfants à l’école, sans rêver que chacun parvienne au niveau du baccalauréat. Cette période est révolue, même s’il y a loin de la coupe aux lèvres. Autre page qu’il faut tourner : les budgets de l’éducation n’augmenteront plus à l’avenir comme ils l’ont fait depuis la seconde guerre mondiale. Pour " faire mieux avec moins de moyens ", une seule solution, accroître l’efficacité de l’action pédagogique et du fonctionnement du système éducatif.

Avec Bourdoncle (1993) ou l’OCDE, on peut imaginer deux scénarios alternatifs : le premier conduit à davantage de professionnalisation, à une pratique plus autonome, plus responsable, plus qualifiée ; le second conduit à une prolétarisation accrue du métier d’enseignant, à sa dépendance plus forte à l’égard de spécialistes des contenus, des didactiques, de l’évaluation, des technologies éducatives. Ces deux tendances sont à l’œuvre dans les pays développés. L’OCDE les oppose en parlant brutalement d’un " modèle à livraison de service " et d’un " modèle de professionnalisme ouvert ".

Sans nier l’utilité de la recherche en éducation, ni la nécessité d’apports de matériels, de technologies, de démarches didactiques, je doute que tous ces travaux puissent être utilisés à bon escient si les enseignants n’ont pas la capacité de s’en servir intelligemment, autrement dit librement, sans réinventer la poudre, mais sans se sentir tenu par la main à chaque étape. On peut sans doute réparer une machine en se faisant le serviteur docile et scrupuleux d’une procédure pensée par un ingénieur, voire d’une technologie. On peut difficilement envisager qu’on combatte l’échec scolaire de cette manière. Il me semble donc que l’évolution du métier d’enseignant vers un statut de profession à part entière, au sens de Lemosse, est à la fois inévitable et souhaitable.

2.4 Un processus de plusieurs décennies

L’état de professionnalisation d’un métier se juge aux compétences, à l’identité, aux représentations, aux cultures, aux responsabilité et à l’autonomie des praticiens. Autant dire qu’on ne peut décréter la professionnalisation, ni la réaliser du jour au lendemain. C’est nécessairement une évolution lente, qui suppose des changements profonds des personnes et des structures. Sans doute peut-on, dans certains secteurs, transformer très rapidement la nature du travail en bouleversant les technologies. Cependant, un tel processus échoue ou ralentit considérablement dès que l’adaptation à ces technologies passe par une redéfinition radicale des compétences, du rapport au savoir, de l’autonomie, de la responsabilité des travailleurs. De la même façon, les enseignants peuvent s’habituer assez vite à fonctionner dans d’autres structures, avec d’autres programmes et d’autres modalités d’évaluation, car cela ne change pas fondamentalement leurs rapports à l’institution, au savoir, au métier. La professionnalisation n’est pas une réforme, une simple opération de modernisation, un réaménagement des contraintes et des fonctionnements professionnels. C’est une mutation lente, qui doit laisser à chacun le temps d’évoluer, et pour une part, le temps d’un renouvellement du corps enseignant.

On pourrait être tenté de pousser cette logique à l’extrême et de penser qu’une telle mutation professionnelle s’opérera d’abord par une transformation profonde de la sélection et de la formation initiale ; il faudrait alors attendre le nombre d’années requis pour que le corps enseignant en place ait été intégralement remplacé par de nouveaux venus, porteurs d’une autre identité professionnelle. Cette vue des choses est un peu naïve : d’une part, le renouvellement complet du corps enseignant prend en général des décennies, sauf dans des périodes particulières où, en dix ans, on remplace presque la moitié des enseignants en poste arrivent à l’âge de la retraite. Il ne faut évidemment pas négliger ces possibilités et jouer avec la démographie. Même lorsqu’elle est contraire, la transformation de la formation initiale est un autre vecteur privilégié de la professionnalisation du métier d’enseignant.

À s’en tenir à ce seul levier, cependant, on se condamnerait à ne pas changer grand chose, en particulier parce que les compétences et l’identité professionnelle des nouveaux enseignants s’ajusteront assez rapidement aux pratiques et à la culture des gens en place. Qu’advient-il en effet des nouveaux enseignants ? Ils sont en général dispersés dans les établissements et se trouvent seuls, éventuellement à deux, perdus dans un corps enseignant en fonction qui est rarement disposé à se laisser transformer par ces nouveaux venus, qui attend d’eux, au contraire, qu’ils s’adaptent aux valeurs et aux façons de faire ambiantes, en faisant le deuil d’une partie de leur formation et de leurs illusions.

On pourrait envisager, dans d’autres secteurs professionnels, de définir clairement deux métiers, deux niveaux de qualification, deux statuts, en se gardant de mélanger ces deux " populations ", en concentrant les nouveaux enseignants dans des établissements rénovés. C’est ce que font par exemple les armées lorsqu’elles introduisent des technologies radicalement nouvelles : elles créent de nouvelles troupes, formées à ces nouvelles technologies, à côté des anciennes, vouées à disparaître pendant que les nouvelles se développent. Entre ces deux mondes, l’ancien et le nouveau, peu de contacts. Pour toutes sortes de raisons, on ne peut gérer un système éducatif de façon aussi cloisonnée : difficulté de faire face aux besoins de scolarisation, droits acquis des enseignants en place, crainte de créer des hiérarchies entre les établissements (les " anciens " et les " nouveaux "), scission du corps enseignant, etc.

Dans l’enseignement, il n’y aura professionnalisation que s’il y a mutation progressive des compétences et des pratiques des enseignants en place, et parallèlement, mutation du mode de gestion des établissements. Lorsqu’on veut transformer des représentations, des compétences, des identités, la formation continue n’est pas la seule réponse. Mieux vaudrait multiplier les stratégies indirectes qui induisent des changements d’attitudes et des apprentissages parce que les enseignants se trouvent placés dans de nouvelles situations, qui les poussent à une forme ou une autre d’adaptation. On peut plaider notamment pour une professionnalisation interactive, en mettant l’accent sur la coopération comme facteur d’évolution des personnes aussi bien que des fonctionnements institutionnels (Gather Thurler, 1993, 1994 b). On pourrait attendre d’autres effets d’une nouvelle façon de gérer les carrières et de décider des promotions à l’intérieur du système. Pour favoriser la professionnalisation, on peut toucher par exemple :

Sans être le seul, la formation continue est un des leviers importants pour accélérer le processus de professionnalisation. Il n’est pas indépendant de tous les autres et la formation continue peut souvent préparer, accompagner ou renforcer d’autres stratégies plus indirectes.


 3. Le rôle de la formation continue
dans la professionnalisation

Plus encore que la formation initiale, la formation continue peut être faite d’une immense diversité de contenus, de modalités, de contrats de formation. Le registre en apparence le plus classique consiste à offrir des cours pour perfectionner et mettre à jour les compétences. Cependant, si l’on veut faire de la formation continue le vecteur d’une professionnalisation du métier d’enseignant, on se trouve face à un défi nouveau : comment éviter de faire " plus du même " ?

Aujourd’hui, la formation continue n’a pas explicitement reçu la mission de contribuer à la professionnalisation du métier d’enseignant. On ne saurait donc lui reprocher de se borner à moderniser les compétences, en fonction de l’évolution des didactiques, des technologies, des savoirs à enseigner, des connaissances sur le développement intellectuel et les processus d’apprentissage. Ou d’accompagner certaines réformes, voire peut-être certaines modes, en introduisant des nouveautés que les enseignants n’avaient pas côtoyées en formation initiale. Ainsi, un professeur de français formé au début des années quatre-vingts n’a-t-il pas nécessairement été initié à la théorie du texte, à la pragmatique ou à l’usage du micro-ordinateur dans la rédaction. La formation continue lui permet de s’approprier ces nouveaux concepts ou ces nouveaux outils. Mais elle ne change pas radicalement sa façon d’exercer son métier.

Pour participer délibérément à la professionnalisation du métier d’enseignant, il faudrait d’abord que les acteurs de la formation continue aient une représentation claire de cet objectif à long terme, et qu’ils travaillent en étroite collaboration avec les acteurs de la formation initiale, à supposer bien entendu que ces derniers réfléchissent eux aussi leurs programmes dans le sens de la professionnalisation.

Je distinguerai ici quelques secteurs dans lesquels la formation continue me semble pouvoir contribuer de façon décisive à la professionnalisation du métier d’enseignant. Dans certains, on peut rester proche des cadres actuels de la formation continue, dans d’autres, il faut envisager un élargissement du métier de formateur et une présence accrue sur le terrain.

3.1 Travailler sur la résolution de problèmes

Avant de se précipiter pour offrir de nouveaux contenus, en apparence plus modernes, plus au goût du jour, mieux vaudrait s’arrêter un moment pour se demander : quelles sont les offres de formation continue qui pourraient réellement changer la nature des compétences, autrement dit le type de problèmes que les enseignants sont capables d’identifier et de résoudre. Pour l’instant, cet inventaire n’est qu’esquissé, à un niveau élevé d’abstraction.

Si l’on fait ce travail, qu’on entre dans le détail des disciplines et des gestes professionnels, on verra que cela conduit à des ruptures avec les pratiques courante de formation continue et peut mettre en crise une partie des formateurs. Pour le dire schématiquement : il ne s’agira plus d’apporter des réponses aux problèmes professionnels, mais de proposer aux enseignants en formation le courage et les moyens de les construire eux-mêmes. Or, une partie des formateurs d’enseignants, en formation initiale comme en formation continue, trouvent aujourd’hui leur identité et parfois leur bonheur dans la légitimité qu’on leur reconnaît de maîtriser, par exemple, un modèle très avancé d’enseignement d’une langue étrangère, d’évaluation, de gestion de classe ou d’utilisation didactique de l’ordinateur. Leur pratique de formation leur permet de partager ce savoir, de faire accéder d’autres enseignants à leur expertise. Ce type de formation garde sa pertinence dans les professions à part entière : tout le monde n’y est pas expert en tout au même degré. La formation continue des médecins les met en contact avec des praticiens plus avancés dans des domaines pointus. Il reste nécessairement une certaine asymétrie entre le formateur et les formés. Ce qui devrait disparaître, progressivement, c’est la dépendance du formé à l’égard d’une façon particulière de poser et de résoudre les problèmes. Cela signifie : infléchir progressivement la formation dans un sens coopératif, sans nier les différences et les inégalités de compétence et d’expertise, mais en faisant travailler les uns et les autres à la résolution de problèmes professionnels communs. Cela peut avoir des incidences notables sur la nature des contrats et des temps de formation. Aujourd’hui, très souvent, le problème traité est implicite, il est supposé défini par l’intitulé du cours, qui consiste alors à proposer des savoirs, censés permettre des solutions ou du moins ouvrir des pistes. On peut imaginer une stratégie tout à fait inverse : partir des pratiques, des questions, des doutes, des besoins des participants pour construire avec eux, peu à peu, une problématique négociée, puis l’explorer sous la conduite d’un animateur. On voit alors que la formation continue se rapproche d’une démarche de recherche-action ou de recherche-développement. Le formateur n’est plus celui qui détient la vérité, ou qui a une grande avance sur le plan des savoirs. C’est plutôt quelqu’un dont le rôle et la compétence consistent à aider le groupe de formation à fonctionner autour d’un problème complexe sans se diviser, s’épuiser, viser trop haut, tourner en rond, s’enfermer dans ses propres ressources. Animer une telle démarche de recherche-formation suppose des capacités d’animation au sens courant du terme, pour veiller à la mémoire collective, au partage de la parole, à l’identification des buts, à la régulation du fonctionnement, etc. Est-ce à dire que les formateurs deviendraient alors avant tout des spécialistes de la dynamique de groupe, pour n’importe quel contenu ? Nullement : pour aider un groupe de tâche à progresser, il est souhaitable que l’animateur ait lui-même une compétence pointue, tout en sachant mobiliser d’autres ressources.

Ce serait là l’une des modalités de la professionnalisation interactive, à l’initiative des organismes de formation continue, qui ont le pouvoir de mettre en place des offres, des lieux, des médiateurs, des formateurs permettant à des enseignants de travailler ensemble sur des problèmes complexes. Un tel fonctionnement exige plus de temps et amène à limiter la diversité des offres de formation, pour donner la priorité à un travail de longue haleine dans quelques domaines clés.

3.2 Favoriser la construction d’une éthique

En éducation, les discours éthiques, philosophiques, parfois moraux ne manquent pas. C’est le rôle des " grand pédagogues ", de certains mouvements pédagogiques que de dire quelles valeurs et quels droits l’éducation doit promouvoir ou garantir. Il ne manque pas, dans le système éducatif, d’institutions capables d’organiser des colloques, voire des formations sur les droits de l’homme ou les droits de l’enfant, le respect de l’environnement, le racisme, etc.

Pour mettre la formation continue au service d’un processus de professionnalisation du métier d’enseignant, cela ne suffit pas. Il n’est pas inutile que les enseignants entendent un discours éthique, souvent idéaliste. Ce n’est en général pas cela qui détermine leur pratique quotidienne, qui a d’autres urgences et d’autres contraintes. Développer une éthique professionnelle, ce n’est pas d’abord lire ou écouter des philosophes. C’est travailler sur des cas concrets, à travers une démarche clinique, d’abord pour mettre à jour ses propres préjugés, ses propres valeurs, ses propres contradictions, ensuite pour tenter de les dépasser en trouvant une ligne de conduite face à un certain nombre de dilemmes. Contrairement à la morale, qui propose des règles de conduites, l’éthique est plutôt une méthode pour réfléchir sur les règles, pour s’en donner lorsqu’elles sont nécessaires, mais aussi les changer ou les transgresser au nom de principes supérieurs. Il ne s’agit donc pas d’uniformiser les réponses, mais plutôt de généraliser le questionnement, en poussant chaque enseignant à se poser des questions d’ordre éthique, non pas hors de sa pratique quotidienne, dans des endroits protégés où les envolées lyriques et philosophiques sont de mise, mais à propos de tel élève, de tel conflit, de tel incident survenu dans sa classe ou son établissement.

Autour de la compétition scolaire, des ségrégations, de l’argent, de l’inégalité, du respect de la vie privée, du contrôle de la violence verbale ou physique, des toxicomanies, de l’émergence de la sexualité durant l’enfance et l’adolescence, des rapports à la mort, au suicide, à la délinquance, les terrains ne manquent pas sur lesquels l’école s’aventure, qu’elle le veuille ou non. Les savoirs ne peuvent être complètement déconnectés de la vie et de ses dilemmes, un établissement ou une classe sont des groupes humains dans lesquels tous les problèmes se posent, comme ailleurs.

Contribuer à la professionnalisation du métier d’enseignant, ce n’est pas multiplier les conseils et les garde-fous, c’est donner du temps pour réfléchir sur ces problèmes à partir d’expériences et de cas concrets, forger ses propres convictions, mettre en doute puis reconstruire ses propres certitudes. Les formateurs sont ici encore non pas ceux qui détiennent les réponses, mais ceux qui poussent le questionnement un peu plus loin et évitent les paresses qui sont la plus forte pente de chacun face à des questions toujours inconfortables et qui n’ont en général que des réponses provisoires et pragmatiques.

3.3 Former à la pratique réflexive

Le thème de la pratique réflexive a pris de l’importance grâce aux travaux de Schön (1973) et St-Arnaud (1992). Une stratégie de formation " professionnalisante " fait appel au premier chef à la réflexion des enseignants sur leurs pratiques, et à leurs propres capacités de construire du sens, des questions et des éléments de réponse.

Cependant, la pratique réfléchie ne saurait être uniquement une méthode de travail dans des groupes de formation. C’est au contraire, dans la perspective d’une professionnalisation du métier d’enseignant, une dimension essentielle de l’exercice de ce métier : un professionnel se pose constamment des questions sur ses objectifs et ses façons de faire, se demande s’il pourrait s’y prendre autrement, tente d’apprendre de l’expérience et de réguler son action en prenant régulièrement une distance critique. Ce travail peut être solitaire, il peut aussi être collectif, dans le cadre d’une équipe pédagogique, d’un réseau ou d’un groupe de formation. Il n’est ni possible ni souhaitable que l’essentiel de ce travail se fasse dans le cadre de sessions de formation continue.

En revanche, la formation continue pourrait se donner pour mission explicite de proposer aux enseignants des méthodes, des outils, des postures qui favorisent une pratique réflexive. En effet, réfléchir occasionnellement sur sa pratique, tout le monde en est capable. De la capacité banale à se regarder agir et à réfléchir un moment, à une méthode régulière d’auto-observation, d’autoanalyse, de questionnement, de travail sur soi, il y a un immense chemin à parcourir. Sans doute, certains praticiens réfléchissent-ils intensément sur leur pratique sans en avoir vraiment conscience, sans se prendre pour des " praticiens réflexifs ", sans avoir une méthode particulière. Ils ont simplement assez d’énergie, de ténacité, de décentration pour remettre constamment l’ouvrage sur le métier. Cette évolution spontanée est certainement idéale, mais elle ne se manifeste pas à large échelle. Pourquoi alors ne pas nommer les choses, ne pas construire des représentations sociales explicites auxquelles chacun pourra se raccrocher, ne pas proposer de méthode ? Le rôle de la formation continue, comme de la formation initiale, pourrait être à la fois de thématiser et d’illustrer des fonctionnements prometteurs dans le sens d’une pratique réfléchie.

N’est-il pas un peu grandiloquent, pour tout dire un peu ridicule, de prétendre former quelqu’un à réfléchir sur sa pratique, un peu pédant d’insister sur l’importance de cette réflexion ? N’est-ce pas aussi inutile que de former quelqu’un à respirer ou de l’inviter à réfléchir sur la façon dont il respire ? Et pourtant… Chacun sait ou devrait savoir que la plupart d’entre nous respirent " n’importe comment ", sans savoir comment ils respirent. Nous aurions tous beaucoup à apprendre de ceux qui ont fait de la respiration, plutôt qu’un automatisme paresseux, un art au service de la concentration, de la relaxation, de l’acuité des sensations. Sans pousser l’analogie trop loin, je pense que la pratique réfléchie est un peu du même ordre : chacun croit qu’il réfléchit constamment à sa pratique, aussi " naturellement " qu’il respire. Lorsqu’on le force un praticien à expliciter les rythmes, les modalités, les méthodes, les résultats de sa démarche réflexive, il s’aperçoit souvent qu’elle n’est ni très soutenue, ni très méthodique, ni très efficace.

Faut-il le dire, les formateurs d’enseignants qui s’engageraient dans une tel registre auraient intérêt à avoir eux-mêmes parcouru ce chemin… Animer des groupes d’analyse de la pratique, travailler sur la prise de conscience et l’habitus (Faingold, 1993, Perrenoud, 1994 f), voilà qui exige une forte implication du formateur et des compétences sans commune mesure avec la transmission d’un savoir méthodologique.

3.4 Participer à la construction d’une identité professionnelle

L’ensemble des modalités de formation continue peuvent y contribuer. Il s’agirait cependant d’attaquer le problème de front, autrement dit d’offrir des modules et des démarches de formation explicitement centrés sur la construction d’une nouvelle identité personnelle et professionnelle des enseignants.

Dans toute session de formation continue, si l’on ouvre un espace de parole, beaucoup de choses se disent à propos de l’identité des uns et des autres, des raisons pour lesquelles ils ont choisi ce métier ou continuent à l’exercer, de la façon dont ils perçoivent leurs points forts et leurs points faibles, leur rôle, leur plaisir professionnel et leurs deuils. Hélas, nombre de formateurs considèrent qu’on s’écarte alors du sujet, autrement dit de leur programme, et qu’il faut limiter au maximum ce genre de " bavardage ". On peut au contraire penser qu’il s’agit là de thèmes fondamentaux, qu’on devrait pouvoir creuser en formation, avec des méthodes et des garde-fous. Bien entendu, on touche assez vite à des problèmes existentiels, la question du sens de ce métier, des limites de chacun, de ses échecs, de ses espoirs déçus, d’une certaine fatigue liée à la routine, à l’usure, à la solitude. Il est évident que les formateurs s’engageant dans cette voie doivent avoir les épaules solides, car même s’il ne sont pas des thérapeutes, ils sont confrontés à des personnes dont quelques-unes, dans tout groupe de formation, ne vont pas très bien. Par moments, de telles formations pourraient s’orienter dans le sens de groupes de soutien psychologique, de groupes Balint adaptés à la profession enseignante, voire de supervision collective. Sans exclure cette éventualité, on peut dessiner d’autres pôles, moins centrés sur la personne et ses problèmes existentiels, davantage sur le fonctionnement des établissements, des difficultés du travail en équipe, le rapport pédagogique, l’évolution du système éducatif, l’image des enseignants dans la société, les rapports avec les parents ou avec les collègues, ou encore le poids des hiérarchies et de l’évaluation des enseignants. On peut entrer dans un travail sur l’identité personnelle et professionnelle de multiples façons et à partir de différents regards disciplinaires, psychanalytiques, psychosociologiques, didactiques, mais aussi critiques ou militants.

3.5 Accompagner des projets d’établissements

Le projet d’établissement n’est pas l’alpha et l’oméga de la professionnalisation du métier d’enseignant. S’il s’agit d’un faux-semblant bureaucratique, s’il n’émane que du chef d’établissement ou d’un groupuscule, et n’est rédigé que pour avoir la paix et être en règle avec l’administration centrale, il n’ouvre aucune perspective à la professionnalisation. Si le projet d’établissement est, au contraire, véritablement conçu et négocié par une grande partie des enseignants, c’est à l’évidence un facteur essentiel de professionnalisation interactive. Ses vertus ne sont cependant que virtuelles : un projet prometteur peut s’enliser, faute de patience, de savoir-faire dans les négociations, de prise en compte des vrais besoins des personnes. Dans ce domaine, les montagnes accouchent très souvent d’une souris, parce qu’on n’a pas su transformer l’essai, tirer parti d’une dynamique stimulante, faute d’être capable de tenir la distance, de maintenir l’implication du plus grand nombre, de dépasser le bavardage initial sans pour autant imposer un rythme trop soutenu ou des décisions peu concertées.

Que peut faire alors la formation continue ? Elle peut faciliter l’appropriation d’outils de négociation, d’explicitation, de gestion, d’évaluation d’un projet d’établissement ; non pas en livrant des modèles tout faits, des recettes ; mais des idées, des exemples des récits, des instruments qu’un établissement particulier pourra adapter à sa démarche. On peut imaginer différentes modalités de formation, notamment d’envoyer le chef d’établissement et une partie des enseignants suivre des ateliers méthodologiques sur les projets d’établissement et leur gestion ; il est préférable, si elle est possible, de concevoir une intervention des formateurs sur le terrain de l’établissement, sur le mode de la consultation, de l’expertise, du travail en commun plutôt que de l’apport de savoirs stricto sensu. Cela demande des formateurs capables d’entrer dans la logique des acteurs du terrain et de leur apporter des éléments de réflexion et des outils plutôt que de leur demander d’entrer dans un curriculum construit d’avance et de s’adapter à la logique du formateur. Renversement de perspectives.

Les pratiques de formation continue sont à cet égard très diverses selon les systèmes et les pays. À un extrême, on en trouve d’extrêmement scolarisées : les formés se rendent dans un centre, s’intègrent à des classes, suivent des cours ou des ateliers, deviennent " élèves " d’un centre de formation continue. Même si on les traite comme des adultes, l’ensemble des horaires, des lieux, des curricula sont organisés dans la logique des formateurs, les formés ayant à s’extraire de leur réalité quotidienne, à quitter leur établissement pour venir en formation rejoindre d’autres enseignants venus d’autres établissements. À l’autre extrême, les pratiques de formation s’apparentent à des interventions, à des conseils, à de l’accompagnement de projets, à de l’animation de groupes de réflexion sur la pratique ou de groupes de tâches. Le formateur n’est plus alors protégé par un curriculum et un contrat didactique bien clairs, c’est un intervenant externe qui doit s’identifier suffisamment au projet pour collaborer avec les acteurs, tout en gardant une certaine extériorité, sans quoi il devient inutile.

On peut esquisser à ce propos deux scénarios : l’un consisterait à ajouter au métier de formateur des métiers distincts, intervenant-conseil, consultant, spécialiste de la " méthodologie de projets ", expert en innovations, etc. Sans dénier toute pertinence à de tels profils, on peut privilégier un second scénario : élargir la notion de formateur, considérer ces diverses fonctions comme autant de modalités d’une pratique de formation continue lato sensu, sachant que les formateurs ne seront jamais interchangeables, qu’ils conserveront des créneaux privilégiés et des points faibles, mais qu’aucun ne devrait se retrancher définitivement dans une seule modalité de travail, car les diverses façons d’aider les enseignants à avancer vers la professionnalisation se complètent et se soutiennent mutuellement ; la polyvalence des formateurs et leur relative aisance à changer de registre sont donc des atouts importants.

3.6 Soutenir des processus de renouveau

Dans certains systèmes éducatifs, le projet d’établissement est imposé par les textes et peut donner l’impression que l’ensemble des processus d’innovation entrent dans ce cadre. Dans d’autres pays, il n’y a pas d’obligation et nombre d’établissements n’ont donc pas de projet ou n’ont qu’un projet assez général, qui n’implique pas fortement chacun. Cela ne signifie pas qu’il ne s’y passe rien, ni que l’intervention des formateurs de formation continue y soit inutile, bien au contraire. On a intérêt à diversifier les entrées dans les processus de changement et de professionnalisation. S’il n’y a pas de projet d’établissement, les formateurs n’auront pas un interlocuteur central, l’établissement ou le groupe porteur d’un projet, mais négocieront avec un certain nombre de personnes, de groupes, d’équipes pédagogiques. Leurs interventions peuvent alors être plus légères, à plus petite échelle, de durée plus limitée. Elles ont tout leur sens. Si, dans un collège ou un lycée, quatre professeurs décident de décloisonner l’histoire, le français, la géographie et le dessin pour proposer des activités communes aux élèves, ils peuvent avoir besoin d’un temps de formation et de réflexion sur les démarches interdisciplinaires, sans que pour autant leur projet devienne celui de l’ensemble de leurs collègues, sans être non plus condamnés à aller ensemble suivre des cours qui, à supposer qu’ils existent, ne correspondraient vraisemblablement pas à leurs besoins et à leurs urgences. On peut imaginer que l’une des modalités de la formation continue soit de mettre à la disposition de tels groupes, pour un temps raisonnable, un interlocuteur compétent, qui les aiderait à clarifier et à développer leur projet. Sans s’interdire de dispenser des informations et des savoirs, le formateur pourrait aussi, dans ce cas, jouer le rôle d’un catalyseur, d’un observateur, d’un régulateur du processus.

3.7 Mettre l’accent sur la coopération professionnelle

Les représentations et les savoirs, les identités et les valeurs, les projets et les contrats se construisent largement sur le mode de la coopération intellectuelle et pratique avec d’autres enseignants. La professionnalisation, comme processus d’apprentissage des personnes et des organisations, est donc fortement interactive (Gather Thurler, 1994 b). Ou elle pourrait l’être si les enseignants avaient moins de réticences à travailler en équipe.

Ces réticences sont en partie liées à des manques dans la formation initiale : on n’apprend pas encore vraiment, dans ce métier, à travailler ensemble. Ni à perdre ce rapport naïf au pouvoir et aux organisations qui conduit soit à l’angélisme, soit au cynisme, après quelques désillusions. Si les enseignants tombent de haut au moindre conflit, au moindre blocage de l’action collective, c’est parce qu’ils ne sont pas préparés à ce qui survient normalement dans la vie sociale, parce que beaucoup pensent encore que l’amour des enfants ou du savoir devrait mettre tout le monde d’accord et qui, lorsque cela ne se produit pas spontanément, cherchent un bouc émissaire et stigmatisent les méchants, les égoïstes, les irresponsables qui empêchent l’harmonie.

Avec Cifali (1994), je pense que nous ne sommes ni entièrement déterminés par les institutions et les règles, ni entièrement libres. Et que nous nous en tirons d’autant mieux que nous comprenons ce qui se passe, " comment ça marche ", les rapports sociaux. Loin de la dénonciation du mal, la formation continue peut proposer des outils d’analyse, pour que la recherche d’autorité, la compétition, la défense du territoire, ce qui se joue dans l’oscillation entre autonomie et dépendance, visibilité et opacité, isolement et fusion dans la masse soient des phénomènes prévisibles et partiellement maîtrisables, que ce soit à l’échelle de l’établissement ou d’une équipe pédagogique. À ces savoirs descriptifs, qu’on peut constituer souvent par l’explicitation et la mise en commun de la part du non-dit dans l’expérience des uns et des autres, la formation continue pourrait ajouter des outils plus pratiques, autour de l’animation, de la prise de notes, de la régulation du fonctionnement. Combien de discussions qui se passent mal simplement parce que nul n’a eu la présence d’esprit ou le courage de dire " Dans cet espace ou avec cette disposition des tables, il est impossible de communiquer " ? Combien d’écoles où on " ne se parle plus ", sauf du temps qu’il fait, parce qu’on a été blessé à mort par des débats sans animation ni éthique ?

Plus globalement, le rôle de la formation continue, si elle veut contribuer à la professionnalisation de l’enseignement, est d’aider la culture professionnelle à évoluer dans le sens d’une culture de coopération, à dépasser l’individualisme aussi bien que les formes contraintes ou simplement conviviales de collégialité, pour que les gens acceptent de travailler ensemble sur un pied d’égalité et dans un esprit de respect mutuel et de mise en valeur des compétences (Gather Thurler, 1994 a et b). Rien ne sert de répéter de vibrants appels à la coopération, mieux vaut partir de l’expérience de chacun et travailler sur les résistances, les représentations de ce qui se passe dans un groupe, les conceptions de l’efficacité, de la décision, de l’autorité, sur l’analyse des thèses et des antithèses à propos du travail en équipe (Perrenoud, 1993 c & e, 1994 e).

3.8 Former les cadres

Il ne peut y avoir de professionnalisation du métier d’enseignant sans professionnalisation conjointe du métier d’inspecteur et de chef d’établissement (Perrenoud, 1993 f & g, 1994 g). Dans la mesure où les chefs d’établissements suivent aussi des formations continues, séparément ou mêlés aux enseignants, il est raisonnable de se demander si l’offre de formation qui leur est destinée va dans le sens de la professionnalisation des uns et des autres, et en fin de compte des organisations scolaires elles-mêmes. Il ne suffit pas que les chefs d’établissements évoluent pour eux-mêmes. Ils ont un pouvoir plus grand que les autres acteurs sur le système éducatif et surtout sur le climat, la culture, le fonctionnement de leur établissement. Il importe qu’ils sachent et osent mettre en place les institutions internes, les formes de négociation, les démarches de projet, les modalités d’évaluation les plus propice au développement professionnels des enseignants. Il est juste de faire de l’établissement un levier de professionnalisation. Encore faut-il qu’il soit dirigé dans cet esprit…


4. L’articulation aux autres fonctions
de la formation continue

Si contribuer à la professionnalisation du métier d’enseignant est la priorité des institutions de formation continue, elles ont le pouvoir d’infléchir leurs autres interventions dans ce sens.

4.1 Soutenir les réformes dans le sens de la professionnalisation

Il n’est nullement illégitime que les pouvoirs organisateurs de l’école soutiennent leur réformes par des actions de formation. Tout dépend de la conception qu’on se fait du changement et de ses sources. Chaque réforme scolaire est en effet une occasion de renforcer la prolétarisation du métier d’enseignant ou au contraire sa professionnalisation. Plus elle est pensée et imposée d’en haut, plus les problèmes ont été mâchés et les solutions détaillées par des concepteurs, plus les enseignants se trouvent devant un produit fini, qu’ils doivent adopter tel quel. On pourrait au contraire concevoir une réforme scolaire comme une stratégie consistant à mettre les établissements et les enseignants en mouvement à partir d’une problématique repérée et partagée, et d’orientations générales données par le Ministère ou le pouvoir organisateur. Pratiquée de la sorte, la " réforme ouverte " participerait d’un processus de professionnalisation du métier d’enseignant et de chef d’établissement.

Ce n’est pas au premier chef l’affaire les instances de formation continue. Mais, dans la mesure où on les mobilise de plus en plus souvent pour soutenir les réformes, elles ont intérêt à être impliquées dans la conception de la réforme et des stratégies de changement. Dans ce cadre, les responsables de la formation continue pourraient insister pour qu’on maintienne une ouverture, des choses à négocier et qu’on prévoie des calendriers larges, qui laissent le temps et donnent l’envie aux enseignants de s’approprier progressivement des idées neuves.

4.2 Répondre aux demandes individuelles en les infléchissant

Une des missions traditionnelles des services de formation continue est de répondre à une demande de formation émanant d’enseignants agissant individuellement ou en groupes. Il existe en général un double filtre : on écarte les demandes qui s’éloignent d’une définition large ou parfois d’une définition étroite de la formation professionnelle, en renvoyant les intéressés à leur propres ressources et à d’autres réseaux de formation ; et on renonce à mettre sur pied des formations coûteuses pour un nombre limité de demandeurs. Les logiques de fonctionnement des organismes de formation continue sont assez diverses : les uns sont à l’écoute de la demande et construisent partiellement leur programme en fonction des besoins exprimés du corps enseignant ; d’autres pensent savoir quels sont - ou devraient être - les besoins des praticiens et font des offres qu’ils espèrent adéquates.

Il importe bien sûr de continuer à offrir des formations diverses qui ont du sens dans l’état actuel du métier. Et donc également de répondre, par moments, à des besoins de recettes, d’outils, de moyens, même s’ils manifestent dépendance à l’égard des spécialistes et refus de prendre ses responsabilités et de courir des risques. On peut cependant envisager que, chaque fois que c’est possible, les formateurs et les organismes de formation continue tentent d’infléchir la demande, de responsabiliser les demandeurs, de les associer à la recherche de solutions et auparavant, de prendre avec eux le temps de reconstruire le problème, ce qui mène souvent à faire émerger d’autres besoins.


 5. La professionnalisation du métier de formateur

Faire de la formation continue un vecteur de professionnalisation du métier d’enseignant ne lui donne pas un rôle facile, faute de moyens financiers d’abord, parce que les structures et les missions sont loin d’être toujours adéquates et à la hauteur en second lieu, mais surtout parce que les formateurs d’enseignants ne sont aujourd’hui, dans leur majorité, ni préparés ni disposés à aller rapidement dans ce sens.

Ce qui pose bien sûr la question de la professionnalisation du métier de formateur d’enseignants et sans doute aussi du métier de responsable d’un service ou d’un réseau de formation continue. Ces processus de professionnalisation peuvent aller de pair. Il n’est pas indispensable que les formateurs et les responsables de formation aient vingt ans d’avance sur le corps enseignant. La seule stratégie réaliste est d’envisager que les formateurs se professionnalisent eux-mêmes en travaillant à la professionnalisation du métier d’enseignant.

La professionnalisation du métier de formateur n’est donc pas un préalable absolu. En revanche, on ne peut concevoir que les formateurs et les organismes de formation continue puissent contribuer activement et efficacement au processus de professionnalisation du métier d’enseignant s’ils n’ont pas fait des pas dans ce sens, s’ils ne sont pas prêts à mettre en question leurs pratiques, à prendre des risques, à reconstruire des dispositifs et des contrats. Ne serait-ce que pour donner le bon exemple. On peut difficilement imaginer qu’on contribue à la professionnalisation d’un métier en infantilisant les enseignants lorsqu’ils viennent en formation continue ; on ne peut donner des compétences de haut niveau si l’on est étroitement prisonnier de ses propres savoirs et de son programme ; on ne peut inciter à réfléchir sur l’éthique si on ne le fait soi-même ; on ne peut encourager à une pratique réfléchie ou réflexive que si l’on est soi-même en train de se poser des questions et de faire évoluer sa propre façon de travailler ; on ne peut aider les enseignants à construire leur identité si les formateurs ont eux-mêmes de graves problèmes identitaires ; on ne peut accompagner des projets d’établissements et des processus de renouveau que si l’on mène des démarches comparables dans l’organisation même de la formation continue. Enfin, on ne peut être crédible en appelant à la coopération si les formateurs ne savent pas travailler en équipe, ou à l’autorité négociée si les organismes de formation continue ne la pratiquent pas.

Le pire serait que les formateurs et leurs organismes se liguent pour jouer la comédie de la maîtrise. Les enseignants peuvent très bien comprendre et accepter que leurs formateurs, souvent issus de leurs rangs et qui, parfois, exercent encore dans une école, un collège ou un lycée, n’aient pas vingt d’avance sur leur propre évolution. Ils supportent beaucoup plus mal la cuistrerie, la prétention, ou des discours en contradiction criante avec les pratiques ("Faites comme je dis, pas comme je fais ! ").

S’il fallait suggérer une stratégie à l’échelle d’un système éducatif ou d’un organisme de formation, on pourrait la concevoir en trois phases :

1. Un travail de prise de conscience, d’explicitation et de détermination autour des notions de professionnalisation du métier d’enseignant et des processus de changement dans les système éducatifs ; ce travail d’autoformation et d’autoanalyse pourrait durer une ou deux années scolaires s’il est conduit intensivement, et déboucher sur une stratégie à long terme : mettre la formation continue au service de la professionnalisation du métier d’enseignant.

2. Lors d’une seconde phase d’un ou deux ans, une fois cette intention clarifiée et affirmée, les formateurs et leurs organismes pourraient évaluer l’ensemble de leurs programmes et de leurs pratiques dans cette nouvelle perspective et commencer à envisager d’autres façons de proposer et d’animer la formation continue des enseignants ; s’engagerait alors une autoformation des formateurs.

3. La phase principale s’amorcerait alors ; elle ressemblerait davantage à une recherche-action qu’à la mise en œuvre d’une réforme bien pensée ; il s’agirait de s’engager dans une forme de projet d’établissement et de processus de renouveau, autrement dit d’essayer avec persévérance, mais réalisme, de faire évoluer les pratiques et les offres de formation continue dans le sens de la professionnalisation, en sachant que cela demande une évolution des structures, des mentalités, des compétences des formateurs, que cela ne se fera pas en un jour et qu’il faudra probablement compter une bonne dizaine d’années pour transformer une institution de formation continue dans ce sens.

Il reste un problème de taille : le poids des enseignants et de leurs associations dans l’orientation et la gestion de la formation continue. J’ai laissé jusqu’ici cette question dans l’ombre. Pourtant, à quoi servirait de travailler à la professionnalisation du métier d’enseignant si les praticiens et leurs associations ne prennent pas eux-mêmes, progressivement, davantage de pouvoir et de responsabilités dans cette évolution. Si, dans vingt ans, la formation continue reste aussi largement aux mains des pouvoirs organisateurs, ce sera le signe d’une professionnalisation non aboutie ou mutilée. Cela ne signifie pas que ce sont les associations ou les corporations qui sont censées prendre en charge l’organisation de la formation continue, ni qu’on va vers une sorte d’égalitarisme qui ferait disparaître le statut naissant de formateur au profit d’un slogan du type " Tous enseignants, tous formateurs d’enseignants ". Les formateurs d’architectes, de médecins, d’avocats sont souvent architectes, médecins ou avocats eux-mêmes ; il serait juste que les formateurs d’enseignants soient souvent des enseignants. Cela ne signifie pas que c’est leur seule qualité. Former des adultes est un nouveau métier, surtout si on l’élargit à l’intervention en établissement, au travail sur l’éthique, la pratique réflexive, l’habitus, l’identité. C’est un atout de connaître le métier " de l’intérieur ", c’est aussi un risque de familiarité, une entrave à la décentration. Il est donc souhaitable que les formateurs d’enseignants viennent du milieu professionnel aussi bien que des sciences humaines ou d’autres secteurs encore. Dans tous les cas, ils doivent être pour une part importante des formateurs professionnels.

La maîtrise de la formation continue par les gens de métier ne passe pas par l’annulation de la division du travail, mais par une implication des enseignants en place :

Lorsque la profession assume elle-même la formation continue, mieux vaudrait que ce soit pour tenter des expériences, aiguillonner le système ou répondre à des besoins qu’il ne peut satisfaire. À l’échelle de l’enseignement public, la formation continue est une entreprise de masse qui, comme la scolarité elle-même, ne gagne pas à être gérée de façon essentiellement associative. En revanche, il importerait d’examiner de près la représentation du corps enseignant, de ses associations, des mouvements pédagogiques dans la gestion des institutions et des réseaux de formation continue.


Références

Altet, M. (1994) La formation professionnelle des enseignants, Paris, PUF.

Bourdoncle, R. (1991) La professionnalisation des enseignants : analyses sociologiques anglaises et américaines, Revue française de pédagogie, n° 94, pp. 73-92.

Bourdoncle, R. (1993) La professionnalisation des enseignants : les limites d’un mythe, Revue française de pédagogie, n° 105, pp. 83-119.

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