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De la difficulté d’incarner l’autorité
sans la monopoliser

Philippe Perrenoud

Faculté de psychologie et des sciences de l'éducation
Université de Genève
1994

Dans chef d’établissement, il y chef. Ce mot, probablement aussi vieux que le langage, témoigne de la propension des êtres humains à prendre le pouvoir ou à s’y soumettre. Or, le monde a changé. L’autorité fondée sur la tradition ne fait plus recette dans l’univers professionnel. Il faut être compétent, convaincant, courageux, mais aussi à l’écoute, ouvert, sensibles aux idées et aux besoins de tous. Bref, on veut un pilote dans l’avion.


Un pilote à l’écoute des passagers ?

Peut-on rêver d’un pilote qui consulterait les passagers à chaque changement de cap et mettrait même la décision aux voix, démocratiquement ? Sans doute admettra-t-on que, lorsqu’une catastrophe est imminente, le pilote prenne des initiatives sans ouvrir une délibération. Par contre, on ne lui pardonnera pas de décider sans concertation lorsque rien n’appelle, semble-t-il, une décision précipitée.

Pourquoi pas ? Encore faudrait-il que les passagers sachent lire une carte et des instruments, aient quelque idée de la navigation aérienne et du pilotage, et surtout à se faire une opinion fondée. Ils manifesteraient de la sorte un engagement à la hauteur de leurs attentes. Les uns y sont prêts, d’autres trouvent que cinq minutes d’aimable conversation entre le film et le repas devraient suffire. Le pilote qui tente de consulter ses passagers se trouve donc régulièrement devant un dilemme : n’écouter que les plus compétents, les plus travailleurs d’entre eux, leur donner raison parce qu’ils l’aident à faire son métier le mieux possible ; ou écouter tout le monde, et se trouver face à un éventail d’opinions non seulement diverses et contradictoires, mais de qualités très inégales, fondées les unes sur une réflexion, une expérience, des savoirs construits et partagés, les autres sur des impressions et des échanges superficiels. S’il suffisait de faire plaisir aux passagers, le pilote pourrait suivre la plus forte pente du groupe. Mais il est responsable devant la compagnie aérienne de la marche de l’appareil et se soucie des conséquences de chaque décision pour tous ceux qui sont à bord ou pourraient en souffrir à un titre ou un autre.

S’il n’as pas une immense force intérieure, le pilote peut être tenté de présenter les décisions qu’il prend, parfois contre l’avis des passagers ou sans avoir pu les consulter, comme la simple application de règles communes ou de directives de la hiérarchie ou du contrôle aérien qui s’imposent à lui comme à tout autre. Il se présente comme un "simple exécutant" et prend l’air navré de celui qui voudrait bien faire plaisir, mais "n’a pas le choix". Pour faire passer ce style de direction, on peut s’appuyer sur les faiblesses des passagers : leur individualisme, leur minimalisme, leurs divergences ; ou enrober le tout dans le climat convivial de la grande famille dont le chef n’agit que pour le bien commun et au nom de la loi. On peut aussi parier sur l’autorité de la technique : les instruments et la sciences dictent une décision rationnelle et le pilote n’est qu’un lecteur objectif, qui demande aux passagers de se rendre à l’évidence et d’admettre que tout autre chemin serait plus coûteux ou moins sûr.

En réalité, même si le pilote n’est pas entièrement libre, ce n’est pas un simple exécutant. Si on lui demande d’être "maître à bord", s’il est formé et payé pour "prendre ses responsabilités", c’est qu’il a justement à prendre des décisions qu’aucune organisation n’aura pu anticiper dans le détail, qu’aucune technologie ne peut entièrement dicter. Piloter, c’est être en situation celle ou celui qui a l’expertise et le courage de décider lorsque le pilote automatique n’est plus à la hauteur des événements.


Accepter la complexité

Il se peut que dans l’aviation, le développement des instruments et de l’informatique raréfie les moments de véritable décision. Dans les établissements scolaires, dans les métiers de l’humain, on est fort loin d’une telle assistance technologique. L’essentiel reste de comprendre la complexité des situations éducatives et des actions humaines, d’assumer leur part d’émotion, de passion, d’irrationnel aussi bien que la pluralité des façons de raisonner et de faire. Devant l’incertitude, la voie à suivre n’est pas assez "évidentes" pour que se forge un consensus immédiat, celui qu’atteignent plus souvent - pas toujours - les techniciens qui analysent le même problème avec les mêmes outils et le résolvent dans le même sens. Lorsqu’une rumeur ronge un collège, lorsque des clans se forment parmi les professeurs, lorsque les parents s’inquiètent, lorsque le comportement des élèves est agité, agressif, lorsque les résultats scolaires sont globalement en baisse, lorsque des contraintes budgétaires imposent des renoncements, lorsque de nouvelles disciplines obligent à restructurer la grille horaire, lorsqu’une "sale affaire" met la communauté en émoi, la solution ne s’impose pas d’emblée. Les acteurs ne sont même pas nécessairement d’accord sur l’existence, la nature ou l’ampleur du problème, et moins encore sur les causes, les responsabilités, les actions possibles. Ouvrir le débat, c’est donc à coup sûr prendre du temps, stimuler les jeux sans âge de la distinction, de compétition, du pouvoir, jeter de l’huile sur quelque feu, s’exposer à entendre "n’importe quoi", consentir un immense effort pour que l’éventail des positions initiales converge vers une décision consensuelle ou majoritaire, blesser ou marginaliser ceux dont l’avis ne sera pas suivi.

N’est-elle pas compréhensible, alors, la tentation des chefs de décider seuls, en expliquant qu’il n’y avait aucune alternative et que "quiconque à leur place aurait décidé la même chose" ? Un établissement n’est pas une démocratie, son chef n’est pas un élu, il rend des comptes au pouvoir organisateur d’abord. Son autorité lui vient de son statut, non de son corps enseignant. Pourquoi se compliquerait-il la vie alors que rien ne l’y oblige ? Par vertu ? Non. Parce que tout ce qu’on sait aujourd’hui des écoles efficaces et vivables plaide pour un "leadership coopératif", une "autorité négociée", une "direction participative". Bien au-delà des effets de mode, ces expressions dessinent une ligne de crête : exercer, incarner, assumer l’autorité sans la monopoliser, sans se l’approprier, sans l’opposer aux autres pour couper court à toute contestation.

Chacun sait qu’il est impossible désormais de mobiliser sans convaincre, d’affronter seul la complexité, de bâtir des stratégies rigides sans respecter l’autonomie de ceux qui doivent les mettre en œuvre face aux élèves et aux parents. Peut-être est-il plus utile de travailler sur les confusions et les résistances.


Confusions et résistances

Consulter ne conduit pas à renoncer à l’autorité, mais à instituer, de façon négociée, des règles du jeu qui donnent à chacun le droit et les garanties requises pour jouer pleinement son rôle. Il est hors de question que la consultation mène à la paralysie ou à la démagogie. Les règles du jeu permettent à ceux qui acceptent de payer ce prix de se donner les moyens de participer en connaissance de cause à la formation des politiques d’établissement. Et aux autres d’assumer leur peu de goût du pouvoir ou leur peu de disponibilité.

Les résistances sont idéologiques d’abord : l’autorité soit négociée peut paraître antinomique ou contrarier un choix fondé sur l’attrait d’un pouvoir légitime. Mais l’essentiel, ce sont les résistances sourdes de la personne : nul n’aime que la réalité lui résiste, nul ne rêve d’assumer individuellement des décisions qui, en dernière instance, ne lui paraissent plus les siennes. Nul n’aime se trouver entre le marteau et l’enclume, nul n’a constamment la patience et les ressources voulues pour entendre ceux qui lui compliquent la vie. Nul n’est à l’abri des fantasmes de tyrannie, pas nécessairement par goût pathologique d’un pouvoir sans partage, mais parce qu’il est épuisant de remettre inlassablement sur le métier les mêmes enjeux, les mêmes dilemmes, en sachant d’avance que tous les acteurs joueront leur jeu, au mieux avec intelligence, élégance, souci des autres, au pire avec hargne, mauvaise foi ou légèreté.


Se parler

Pour y trouver son compte, il faut sans doute à la fois qu’un chef d’établissement assume un changement identitaire, construise plus de force et de flexibilité qu’on n’en peut avoir en début de carrière, et s’approprie les outils de communication et d’analyse qui minimisent les blocages, les exclusions ou les montées d’agressivité. Renoncer à avoir raison contre tous sans conclure "Je suis leur chef, donc je les suis", c’est une voie étroite, que chacun doit chercher seul, mais qu’il trouvera d’autant mieux qu’il peut en discuter très souvent avec d’autres chefs d’établissements. Qu’il parle précisément non des bévues du ministère ou des lubies du corps enseignant qui lui compliquent la tâche, mais de soi, de ce qu’il y a de plus difficile dans son métier ! Les associations de chefs d’établissement et tous les autres réseaux formels ou informels de coopération professionnelle ont dans ce processus une importance décisive.

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