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Professionnalisation du métier denseignant, formation en alternance et pratique réflexive
EPS interroge Philippe
Perrenoud,
sociologue, professeur à lUniversité de
Genève
Août 1994
Vous insistez dans un ouvrage récent sur lévolution que connaît le métier denseignant. Quelles sont, selon vous, les spécificités de ce métier aujourdhui et comment les prendre en compte ?
Le métier denseignant na pas de réelle unité. On nexerce pas le même métier selon la discipline quon enseigne, selon le niveau auquel on lenseigne, selon le type détablissement dans lequel on travaille. Il faut se garder de généraliser, reconnaître quà chaque époque, les conditions dexercice du métier denseignant ménagent une grande diversité des environnements, des contraintes, des situations. Cependant, on peut essayer de distinguer trois tendances lourdes qui transforment graduellement ce métier. La première, cest lambition croissante des politiques de léducation. Il y a un peu plus dun siècle, lenjeu était de scolariser tous les enfants, sans rêver dune égalité des chances ou des acquis. Aujourdhui, on veut amener chaque génération à un niveau élevé de formation, bien au delà de la maîtrise des savoir-faire de base (lire écrire compter), pour préparer à vivre dans une société complexe, multiculturelle, affectée par des changements technologiques rapides et des restructurations démographiques, économiques, culturelles qui bouleversent le paysage quotidien de chacun, les conditions de travail, dhabitat, de consommation, de communication, de coexistence. On attend de lécole quelle soit de plus en plus efficace, quelle amène 80 % dune génération au niveau du bac, autrement dit quelle parvienne à faire apprendre des enfants et des adolescents qui, jadis, quittaient lécole très rapidement pour entrer sur le marché du travail. Les systèmes éducatifs se sont, pendant des décennies, accommodés de léchec scolaire comme dune fatalité. On pensait quun certain nombre délèves nétaient " pas faits pour les études " et quil suffisait de leur donner une culture minimale pour en faire de bons travailleurs et de bons citoyens. Aujourdhui, la barre est placée beaucoup plus haut et on attend donc du système éducatif, et par conséquent des établissements et des enseignants, beaucoup plus defficacité dans laction pédagogique. Le thème de lefficience du système éducatif, des établissements et des enseignants est devenu essentiel dans le débat sur lécole. Il sagit plus que jamais dévaluer les actions éducatives.
Dans le même temps, une seconde transformation sopère. La croissance économique sest ralentie dans la plupart des pays industrialisé, le volant de chômage devient structurel, la croissance des budget public et notamment des dépenses engagées dans léducation est stoppée, voire en régression. Désormais, il faut faire mieux avec les mêmes ressources, voire avec des moyens plus limités. Cest la seconde pression exercée sur lécole dans le sens du rendement, de lefficacité, de laction pédagogique. Pour compliquer ce tableau &emdash; cest la troisième tendance &emdash; les conditions de lenseignement rendent lexercice du métier denseignant de plus en plus difficile.
Quelles sont les causes de cette dernière évolution ?
On a, depuis les années soixante, souligné limpact de lécole parallèle que constitue la télévision, relayée par dautres technologies. Aujourdhui, la télématique, le vidéodisque, les médias mettent à disposition de chacun des ressources documentaires et des possibilités dapprentissage sans précédent dans lhistoire. Cest un atout, mais cela oblige lécole à faire avec ces nouvelles ressources. Elle doit également sadapter à un renouvellement accéléré des connaissances scientifiques et des pratiques sociales, donc à une actualisation de plus en plus rapide de la transposition didactique et des programmes. Les familles se sont transformées, leur influence éducative a diminué ou sest diversifiée, si bien que toutes nenvoient plus à lécole des enfants prêts à obéir, à travailler, à payer le prix de la réussite dans la docilité. Une partie des enseignants mettent donc une énergie considérable à créer et recréer, au jour le jour, les conditions mêmes dune relation pédagogique. Les situations concrètes sont très diverses, on le sait bien ; mais on peut dire quun nombre important denseignants sont confrontés au manque dengagement des élèves, au faible soutien des familles, à la contestation, à la violence, à lanomie, à la dégradation de la relation pédagogique et de lenvironnement social. Il sensuit que, dans une fraction des lycées, des collèges et même des écoles, il nest plus du tout évident de " faire la classe ", quon se heurte chaque jour à la résistance ou à la désorganisation des rapports sociaux et que la nature des problèmes auxquels sont confrontés les enseignants sest transformée. Ils disent assez souvent quils se sentent éducateurs, assistants sociaux et psychologues autant que professeurs. Même dans les pays relativement stables, on assiste dans le même temps à dimportants mouvements migratoires et les enseignants des grandes villes, et même parfois des petites bourgades, sont confrontés à des publics scolaires extrêmement hétérogènes.
Par ailleurs, les nouvelles didactiques et les appels de Legrand, de Meirieu et de bien dautres à la différenciation de lenseignement ont défini un rôle nouveau de lenseignant, en insistant sur sa capacité dorganiser des situations dapprentissage et dindividualiser des parcours de formation plutôt que de transmettre purement et simplement des savoirs. Pour toutes ces raisons, le métier denseignant est soumis à des attentes plus fortes alors que les conditions mêmes de son exercice sont devenues plus incertaines.
Vous incitez à opter résolument pour la professionnalisation du métier denseignant. Vous dites que ce métier hésite entre professionnalisation et autonomie véritable dune part, prolétarisation et dépendance accrue dautre part. Pourriez-vous développer ce point de vue ?
La notion de professionnalisation mérite quon sy arrête, car le débat sur ce thème est marqué par une grande confusion. On parle à tort et à travers de professionnalisme, de professionnalité, de professionnalisation, comme si ces mots étaient interchangeables. On indifféremment de professionnaliser lenseignant, lenseignement, le métier ou la formation, comme si cela revenait au même. Parfois, on se sert des ces expressions pour réaffirmer simplement quenseigner est un métier, quon y accède grâce à une formation spécialisée et que les " amateurs " &emdash; les parents ou dautres profanes &emdash; nont pas à se mêler de pédagogie ou de didactique. On parle aussi de professionnalisation pour insister sur le caractère professionnel de la formation des enseignants, par opposition à ses contenus académiques. Tout cela nest pas sans intérêt, mais le concept de professionnalisation est à mon sens galvaudé si lon sen sert seulement pour dire que lenseignement est un métier. De cela, nul ne devrait douter aujourdhui, même si la formation des maîtres est encore, à cet égard, pleine dambiguïté.
La vraie question est de savoir si ce métier est une profession à part entière ou un métier dexécution. Au sens anglo-saxon du terme, une profession nest pas un métier comme les autres. Cest un métier caractérisé par une formation longue, une forte responsabilité individuelle, la mobilisation de savoirs de haut niveau en situation dincertitude et durgence, face à la complexité. Une profession est aussi un groupe social fortement organisé, qui se donne une déontologie, une discipline et contrôle assez largement la formation initiale et la formation continue. Une profession est un métier fortement valorisé, supposé rendre un service enviable à la société, ce qui justifie non seulement des revenus élevés mais une autonomie, un prestige et un pouvoir quon ne concède pas à la majorité des métiers
Le métier denseignant est-il aujourdhui une profession ?
Le médecin, lavocat, le chercheur, larchitecte sont des figures emblématiques du professionnel. Peu importe quils soient salariés ou indépendants. Ce qui les rapproche, cest que leur pratique ne peut être guidée que par des savoirs, des compétences, des objectifs généraux et une éthique. Il appartient aux professionnels de trouver les moyens, les méthodes, les dispositifs qui leur permettront datteindre leurs objectifs sans contrevenir à léthique. À lautre extrémité de léventail, on trouve les métiers dexécution, qui nont aucune autonomie de conception, de création, de réalisation, qui se caractérisent par lobligation de suivre des procédures de travail fixées par dautres, le bureau des méthodes, les ingénieurs du travail, les concepteurs qui pensent les gestes professionnels, la division du travail et les outillages, de sorte que les travailleurs soient mis au service dun poste de travail optimisé.
Le métier denseignant est-il aujourdhui une profession à part entière ? Les sociologues lont en général traité comme une semi-profession, parce quil est à certains égards proche de la médecine ou du droit (par la longueur de la formation, la place des savoirs, la complexité des situations) et, à dautres égards, proche dun métier dexécution (par la dépendance des enseignants à légard de programmes, de procédures dévaluation, dhoraires, de moyens denseignement décidés en dehors deux et qui leur sont imposés de façon plus ou moins contraignante). On affirme souvent quune fois refermée la porte de leur classe, les enseignants " font ce quils veulent ". Cest ce que jappelle une " autonomie de contrebande " : elle ne témoigne pas dune réelle confiance faite à la compétence professionnelle des enseignants ; elle résulte plutôt dune opacité des pratiques, qui profite à la fois au système et aux enseignants. Le métier denseignant vit dans une certaine ambiguïté du point de vue des qualifications et de lautonomie.
Cette ambiguïté peut-elle perdurer ?
Je crois plutôt que les tendances lourdes que jai évoquées tout à lheure, notamment en faveur dune efficacité accrue des systèmes éducatifs, malgré des budgets en diminution, poussent à en sortir. Or, pour rendre lécole plus efficace, on peut imaginer deux scénarios. Le premier consiste à accroître la dépendance des enseignants à légard des spécialistes qui conçoivent et fabriquent les programmes, les méthodes, les moyens denseignement, les didacticiels, les grilles dévaluation les plus rationnels, à la lumière des connaissances les plus avancées. Cette tendance est à luvre dans nombre de pays développés, elle participe du développement considérable de ce que Chevallard a appelé la noosphère, autrement dit la sphère des gens qui, sans être dans les classes, pensent les pratiques pédagogiques des enseignants, les instrumentent, leur proposent des modèles. Cest ce que lOCDE nomme un " modèle à livraison de service " : lenseignant est le livreur dun produit didactique largement conçu et fabriqué en dehors de la classe. Lautre scénario, cest la professionnalisation accrue du métier, vers davantage de qualifications professionnelles, dautonomie, mais aussi de responsabilité et de transparence de laction pédagogique. Cest pour lOCDE un " modèle du professionnalisme ouvert ", que jappelle une évolution vers plus de professionnalisation. Entre ces deux scénarios, rien nest aujourdhui joué.
Quelle sont la position et linfluence des enseignants dans ce débat ?
Les enseignants qui, individuellement et collectivement, devraient peser dun grand poids dans cette évolution, sont en quelque sorte neutralisés par leur propre ambivalence. Comme tout le monde, ils rêvent davoir la liberté sans le risque, lautonomie sans la responsabilité. Or, aller vers la professionnalisation, ce nest pas acquérir le droit de faire ce quon veut en toute impunité. Cest au contraire accepter de rendre des comptes, au minimum sur les moyens quon se donne pour atteindre les objectifs pédagogiques, et dans une certaine mesure, même si ce nest pas facile, sur les acquis effectifs des élèves quon vous confie. Un professionnel ne peut se protéger de toute critique en disant quil est arrivé à lécole à lheure, quil a couvert le programme et suivi scrupuleusement les procédures dévaluation. On lui demande de savoir et de dire ce que ses élèves ont appris. Sil na pas choisi la bonne méthode, sest trompé dans sa planification didactique, na pas su individualiser ou différencier son enseignement, il ne pourra se retourner vers " le système ", il devra assumer sa part de responsabilité. La professionnalisation du métier denseignant est un long chemin, sur lequel beaucoup hésiteront à sengager, parce que quils pressentent une mise en cause de leurs pratiques professionnelles et de leur rapport aussi bien à linstitution quaux usagers.
Plus fondamentalement, la professionnalisation est indissociable de lévolution vers une pratique réflexive, autrement dit vers une capacité non seulement de résolution de problèmes, mais de retour critique sur les concepts et les méthodes quon a mis en uvre, de transformation graduelle de son propre système daction pédagogique à la lumière de lexpérience.
Une telle évolution a évidemment des incidences sur la formation initiale et continue. Comment pensez-vous quon peut intégrer la " réflexion sur la pratique " dans la formation initiale des enseignants ?
La formation initiale peut contribuer à la professionnalisation du métier denseignant en préparant les étudiants stagiaires à construire leurs propres méthodes, leurs propres dispositifs de formation à partir dobjectifs généraux et de règles éthiques, à assumer à la fois lautonomie et les responsabilité qui en découlent, mais encore à réfléchir constamment sur leurs pratiques, notamment dans le cadre dun travail en équipe pédagogique.
On se demandera peut-être : nest-ce pas ce que fait déjà la formation initiale ? En la rendant universitaire pour toutes les catégories denseignants, en ajoutant deux années dIUFM à plusieurs années détudes universitaires de base, na-t-on pas justement lambition de garantir un haut niveau de qualification et la capacité de réfléchir sur les problèmes professionnels ? Dans une certaine mesure, on peut dire quun tel niveau de formation crée en effet les bases dune pratique réflexive. Mais il nen est quune condition nécessaire. Il ne suffit pas dêtre savant et intelligent pour savoir réfléchir méthodiquement sur sa pratique. Cela sapprend, essentiellement par lexercice intensif dune telle réflexion, dès la formation initiale. Ce qui suppose un parcours de formation fondé sur une alternance, mais aussi une très forte articulation théorie pratique, sur une démarche clinique, sur un va-et-vient constant entre lexpérience et la réflexion. Pour cela, il ne suffit pas de suivre quelques stages. Il faut que leur conception, leur durée, leur nature soient favorables à la construction de compétences et à lapprentissage dune pratique réflexive. Il faut que, dans lensemble du parcours de formation, la formation professionnelle, dans ce sens, nait pas la portion congrue. Aujourdhui, dans les IUFM français, il reste un déséquilibre considérable entre la part faite aux savoirs académiques et la part faite aux savoirs professionnels de haut niveau.
Quentendez-vous par démarche clinique pour la formation des enseignants, notamment lorsque vous dite quil sagit de former à un " métier impossible " ?
La démarche clinique de formation nest rien dautre que la mise en place de situations qui permettent dapprendre en réfléchissant sur lexpérience. On sait bien que les médecins apprennent réellement leur métier durant leurs années de clinique, même sils ont au préalable assimilé un nombre impressionnant de connaissances fondamentales. Ce modèle est dailleurs fortement mis en question par un certain nombre de Facultés de médecine, dans plusieurs pays : plutôt que dinviter les étudiants à sapproprier durant plusieurs années des connaissances de base décontextualisées, elles les mettent demblée en situation de résolution de problèmes, face à des cas imaginaires, puis réels, en mettant à leur disposition le temps et les ressources nécessaires pour quils construisent peu à peu les savoirs théoriques requis, en fonction des problèmes à résoudre. Une formation clinique des enseignants ne saurait, trait pour trait, être calquée sur la formation des médecins ou des psychologues, mais lesprit général de cette démarche est transposable, parce quil part des mêmes fondements : limpossibilité de fonder la pratique sur la théorie, le statut du savoir savant comme grille de lecture et outil de régulation de lexpérience pratique plutôt que comme base dont on pourrait déduire à coup sûr les bonnes stratégies denseignement. Une démarche clinique ne nie nullement le rôle des savoirs théoriques, ici ceux de la didactique et des sciences de léducation, mais elle postule que ces savoirs ne suffisent pas, que les compétences supposent leur mise en uvre en situation réelle et complexe. Cette intégration et cette mobilisation des savoirs en situation ne sapprend que par la pratique, une pratique demblée réflexive, au départ encadrée et soutenue par les formateurs de linstitution et ceux du terrain, conseillers pédagogiques ou maîtres de stages.
Former à un métier impossible (lexpression est de Freud, qui parlait aussi de la politique et de la psychanalyse), cest former à un métier de lhumain, qui travaille avec lautre, parfois contre lautre, qui natteint jamais entièrement ses fins, qui nest jamais sûr dêtre respectueux dune éthique rigoureuse. La formation doit donc non seulement permettre aux étudiants stagiaires de construire des compétences, mais leur donner les moyens personnels daffronter la complexité, lincertitude, le doute, léchec, la différence, le conflit.
Le débat sur les relations " théorie-pratique " bat son plein dans les IUFM. Vous dites que le professionnel est celui qui est capable de mobiliser et dactualiser des savoirs dorigines différentes, vous parlez à ce sujet de " schèmes " (Piaget) et " dhabitus " (Bourdieu). Comment proposez-vous dintégrer ces notions dans la formation des enseignants à la complexité de ce métier ?
Un enseignant transmet des savoirs, ou mieux, en favorise la construction dans lesprit des apprenants. Pour guider son action pédagogique et didactique, il sappuie sur dautres savoirs, qui touchent, eux, aux processus dapprentissage, à la transposition et à la planification didactiques, à la relation éducative, à la dynamique des groupes, à la gestion du temps, de lespace, des technologies, à limplication des parents, à la résolution des conflits, etc. Pour enseigner efficacement, il ne suffit pas de maîtriser intellectuellement ces savoirs " pédagogiques ", il faut être capable de les mobiliser au jour le jour en situation, de les intégrer à des routines économiques et en même temps de réagir adéquatement en situation durgence. La mobilisation des savoirs en situation exige des schèmes daction, danticipation, de jugement, de décision qui ne sont jamais la pure et simple mise en application de recettes, de méthodes ou autres " connaissances procédurales ". Ce sont ces schèmes qui sous-tendent le travail quotidien en classe. Former les enseignants, cest en dernière instance les rendre capables dagir dans des situations de plus en plus diverses et complexes, en atteignant de plus en plus sûrement leurs objectifs, dans un respect de plus en plus affirmé de règles éthiques.
Intégrer la notions de schème (et celle dhabitus comme système de schèmes) à la formation des enseignants ne consiste pas dabord à faire des cours sur ces notions, encore quil ne soit pas inutile quun professionnel sache de quoi sont faites ses compétences et soit capable de métacognition. Lessentiel nest pas den parler, mais ce créer les conditions propices à une formation de lhabitus. Celui dun enseignant se forme comme celui dun skieur, dun pilote de Formule 1, dun chirurgien ou dun homme daffaires : sur le terrain, par lexercice en situation réelle ou réaliste, exercice qui débouche sur des apprentissages, des régulations, de nouveaux essais, une maîtrise pratique qui saffirme progressivement, sous le contrôle de la réflexion, mais aussi de la répétition, seule garante de la rapidité et de la sûreté des réactions en situation de stress ou durgence. Il faut bien sûr des schémas, des techniques, des méthodes, des savoirs, mais il serait naïf de croire que leur simple assimilation intellectuelle suffit à construire des schèmes mobilisables en temps réel.
Au moment où le niveau de recrutement des enseignants du primaire sélève au niveau de la licence et où la formation des enseignants du premier et second degré se fait dans les IUFM, vous attirez notre attention sur le fait que cette " universitarisation " ne garantit pas une plus grande efficacité pédagogique dans les classes. Pourquoi ?
Le niveau formel de scolarisation et la durée des études ne sont pas, en tant que tels, des gages absolues de compétences professionnelles solides. Tout dépend de lusage quon fait du temps des études. Si lon doublait la durée des études de droit, les avocats seraient sans doute encore plus savants. Mais cest en pratiquant, en étudiant les dossiers, en plaidant, quils apprennent véritablement leur métier. On peut imaginer des professions où les institutions de formation initiale se contenteraient de dispenser des savoirs savants, y compris les savoirs professionnels, et laisseraient aux structures et aux professionnels en place le soin dencadrer la " formation pratique ". Dans lÉducation nationale, les établissements et les enseignants en activité nont pas un rôle trop affirmé et surtout une réelle compétence de formation professionnelle des enseignants nouveaux. Le milieu scolaire les accueille certes pour les stages, et il a une forte capacité de socialisation des nouveaux venus, mais elle va souvent dans le sens de la conformité aux normes ambiantes plus que dans celui de la construction de véritables compétences professionnelles.
À ce sujet, quels rôles doivent jouer les stages et les formateurs de terrain au cours du cursus de formation ?
Plutôt que de superposer à une couche de savoirs savants une couche dexpérience pratique, il me paraît possible dalterner durant plusieurs années ces deux types dapprentissage. Mais il ne suffit pas pour cela de porter la formation à luniversité, ni même de faire alterner des moments de stages et des moments de formation théorique. Lalternance nest quune condition nécessaire dune articulation théorie pratique et dune véritable démarche clinique. Tout se joue dans la mise en relation des différentes composantes et des différents moments de la formation, et donc dans la coordination et la synergie des rôles des divers formateurs du centre et du terrain.
On réfléchit partout, en ce moment, sur une redéfinition de la place et du rôle des formateurs de terrain, façon nouvelle dappeler les conseillers pédagogiques et maîtres de stages, mais aussi, on peut lespérer, façon nouvelle de concevoir leur rôle. Plutôt que de maîtres exemplaires, on a besoin aujourdhui de formateurs de terrain désireux et capables de favoriser lexplicitation des attentes et du contrat didactique, de verbaliser leurs propres modes de pensée et de décision, de ne pas jouer la comédie de la maîtrise, dexprimer leurs doutes, leurs peurs, leurs ambivalences, leurs lassitudes, daccepter les différences comme irréductibles, de prendre les erreurs comme des occasions de progresser, bref de devenir des formateurs dadultes à part entière.
Peut-on parler réellement dexpertise en enseignement ? Quelles en sont les conditions ? Un enseignant expert est-il un enseignant qui maîtrise la didactique de sa discipline ?
On oppose volontiers aujourdhui les novices et les experts. Ces notions ne sont pas toujours bien définies, mais elles ont le mérite de mettre laccent sur le processus progressif de construction des compétences, au gré duquel on apprend à résoudre des problèmes complexes de plus en plus vite, de plus en plus sûrement, avec de plus en plus de distance, defficacité, de rigueur. On lie souvent lexpertise à lexpérience et à lacquisition dun " savoir dexpérience ", expression qui fait fortune ces temps. Je lierai pour ma part lexpertise, plus globalement, à la formation dun habitus professionnel permettant de faire face à une gamme de plus en plus diversifiée de situations, en se situant régulièrement au delà des stratégies de survie, en trouvant un compromis entre des objectifs à long terme et les contraintes du quotidien. Ce que jappelle une didactique " tout terrain " est une forme dexpertise. Cest la facette des compétences professionnelles la plus centrées sur les savoirs à enseigner, leur transposition en tâches et en activités, laménagement de situations didactiques. Il y dautres facettes !
On construit souvent les plans de formation sur plusieurs piliers, la maîtrise des savoirs scolaires à transmettre, la maîtrise de la didactique des disciplines quon enseigne et enfin des compétences plus " transversales ", de lordre de la relation, de la gestion de classe, de la différenciation de lenseignement, de lévaluation formative, des relations avec les familles et lenvironnement. Ces découpages ont un certain sens dans létat actuel de la division du travail de recherche. À terme, cependant, lexpertise en enseignement ne peut être conçue comme une juxtaposition de formes bien distinctes dexpertises spécialisées. Cest au contraire une capacité globale dintégrer toutes sortes de savoirs et de ressources dans des processus de décision qui ont toujours une dimension affective, relationnelle aussi bien que cognitive et didactique.
La création dune licence " polyvalente " (préparatoire au recrutement des professeurs des écoles), dun nouveau type par rapport aux actuelles licences " disciplinaires " a été évoquée en France. Pouvez-vous décrire la licence en sciences de léducation, mention " enseignement ", sur laquelle les autorités genevoises sont en train de réfléchir ?
En Suisse, la licence est léquivalent dune maîtrise. En sciences de léducation, à Genève, cest une formation graduée de 4 ans, en Faculté. Le projet dune licence " mention enseignement " diffère fortement de la voie française et se rapproche davantage des modèles nord-américains, en tentant den éviter les écueils. Il sagit de créer, à partir dun tronc commun dun an, plusieurs parcours parallèles de second cycle, de trois ans chacun, lun menant à la profession enseignante dans le premier degré, toutes fonctions et tous niveaux confondus. Le projet est assez avancé. Je ne puis en décrire le détail. Disons simplement quil inscrit clairement la formation professionnelle des enseignants dans les sciences de léducation, didactiques des disciplines comprises. Le second cycle se présenterait comme une succession dunités de formation dites compactes, parce quau contraire des cours universitaires classiques, elle concentrerait une thématique sur un bloc de 8 à 12 semaines consécutives, avec une alternance entre semaines de faculté (une quinzaine dheures de séminaires sur le thème central) et semaines de terrain, que létudiant passerait dans une classe. Cela nexclut pas des stages longs en responsabilité, mais ce modèle se veut en rupture avec la simple juxtaposition de cours et de stages. Chaque unité de formation mobiliserait un réseau spécifique de formateurs de terrain, associés à la démarche. Le temps de formation en établissement et en classe se situerait entre 30 et 50 % du temps de formation au second cycle.
Linitiation à la recherche en éducation vous paraît-elle utile ou indispensable dans la formation initiale et/ou continue des enseignants ?
Cest une question quon ne peut pas dissocier du débat sur la place des sciences de léducation dans la formation des enseignants. Pour moi, linitiation à la recherche est dabord une démarche de formation, un moyen pour sapproprier de façon active, critique, autonome, des savoirs construits pas la psychologie, la sociologie, la psychologie sociale, lanthropologie, lhistoire de léducation. Je najoute pas à cette liste les didactiques : ce ne sont pas à mon avis des sciences humaines supplémentaires, mais au contraire des approches qui les mobilisent toutes pour comprendre ce qui se joue dans un champ particulier du savoir, de sa scolarisation, de sa transposition à des fins denseignement.
Nous ne pouvons plus croire aujourdhui à une approche scientiste de la formation des enseignants, imaginer quil suffise de connaître les théories du développement de lenfant, de lapprentissage, des interactions didactiques, des relations entre les personnes, du fonctionnement des groupes pour savoir ipso facto comment enseigner, combattre léchec scolaire, différencier la pédagogie, assurer les apprentissages. À linverse, on ne voit pas comment on pourrait assurer la maîtrise des situations pédagogiques complexes si lon ne dispose pas dune culture solide en sciences humaines, qui napporte pas LA solution à tous les problèmes, mais des hypothèses, des méthodes, des outils pour analyser la réalité et la pratique et imaginer des alternatives.
En formation des enseignants, impliquer les étudiants dans des pratiques de recherche en éducation me semble avoir trois fonctions distinctes : dabord, cest une démarche de pédagogie active pour sapproprier les concepts des sciences humaines ; en second lieu, cest une façon de comprendre le mode de production des savoirs savants et donc leurs limites (ne pas attendre des sciences humaines des réponses à tout, ne pas leur tourner le dos en ne faisant confiance quau sens commun et au savoir dexpérience) ; enfin, une démarche de recherche en formation est un paradigme de pratique réflexive, avec dautres. Mais je ne pense pas que linitiation à la recherche doive jouer un rôle central dans les plans de formation.
Le vrai problème est ailleurs, il touche à la participation des formateurs denseignants à la recherche. Elle me paraît indispensable pour une partie dentre eux, mais cela ne conduit pas nécessairement à superposer les activités de recherche des formateurs et linitiation de leurs étudiants à la recherche
Dans le cadre de la formation des enseignants par la recherche, il est demandé aux enseignants stagiaires de rédiger un mémoire professionnel. Alors que les formateurs non universitaires des IUFM se disent peu formés à diriger ces travaux, les stagiaires considèrent cette épreuve de validation comme un travail supplémentaire inutile. Pourriez-vous nous donner votre point de vue sur les rapports respectifs de la formation des maîtres et de la recherche en éducation, ainsi que sur les conditions à respecter pour donner un caractère formateur aux activités de recherche proposées aux futurs professionnels de lenseignement ?
Les mémoires professionnels ne présentent, semble-t-il, aucune unité dun IUFM à lautre, dans leur conception, leur mode dencadrement, leur rapport au terrain. Dans certains cas, ce sont des mémoires de didactique des disciplines sur des sujets assez pointus, qui nantissent peut-être létudiant dun certain nombre de savoirs et savoir-faire théoriques et méthodologiques, mais dont on voit mal lapport à une pratique de débutant. Dans dautres cas, le mémoire professionnel est véritablement un outil de réflexion au service de létudiant, qui lui permet dapprofondir lun des domaines qui le passionne, ou dans lequel il se sent le moins sûr, a le plus besoin dy voir clair, dexpliciter ses objectifs, didentifier les obstacles auxquels il se heurte, dinventorier des stratégies possibles. Le mémoire professionnel ne devrait être quun moment fort et structuré de pratique réflexive. Même dans cet esprit, on ne lèvera pas toute résistance, pour une raison assez simple : la structure actuelle de la formation des enseignants en France met les étudiants stagiaires en situation durgence : ils ont une courte année universitaire, après le concours, pour se préparer à tenir une classe. Il vivent donc dans lurgence, parant au plus pressé. Les moins assurés, les plus angoissés peuvent, à juste titre, ressentir le mémoire professionnel comme un travail trop académique, qui les détourne de leurs préoccupations immédiates et les centre sur un objet unique, alors quils préférerait obtenir des " réponses concrètes " à une série de petits problèmes à résoudre, dont aucun ne mérite un aussi long détour. Lécriture dun mémoire professionnel passe par une mise à lécart dautres problèmes quotidiens, ce qui nest possible que si la survie est assurée.
La question de lencadrement des mémoires professionnels ne peut être valablement posée quà partir dune conception claire de leur rôle. Si lon privilégie un mémoire de recherche de haut niveau, peut-être nest-il pas utile de mobiliser des conseillers pédagogiques ou dautres formateurs de terrain. Si on définit au contraire le mémoire comme un moment de pratique réflexive appuyée sur lécrit, il est pertinent de demander à des formateurs de terrain de participer à son encadrement et son évaluation, à condition toutefois de ne pas leur demander subrepticement dappliquer les normes de validation dun mémoire de recherche Ce qui compte, dans un véritable mémoire professionnel, ce nest pas dabord létendue de la bibliographie ou la richesse des citations dauteurs, cest la capacité de poser un problème et daller le plus loin possible dans son analyse, voire dans lexpérimentation de solutions.
Les stagiaires acceptent parfois assez mal de recevoir une " formation commune " donnée par les spécialistes des sciences de léducation. Pourriez-vous nous dire à quelles conditions les apports des sciences humaines pourraient contribuer efficacement à la formation des enseignants ?
Je suis frappé, dans les IUFM, par le statut marginal des sciences humaines en regard des didactiques des disciplines et par le déséquilibre entre la psychologie cognitive et les autres sciences de lhomme, sociologie, psychologie sociale, psychanalyse ou anthropologie de léducation. Tout cela ne peut que créer dénormes malentendus. Pourquoi confiner les sciences humaines dans la formation commune, comme sil sagissait dun apport tellement général, abstrait, loin du terrain quon le met à distance de la formation professionnelle proprement dite ? Admettons que la maîtrise des savoirs savants ou des pratiques sociales de référence fassent lobjet, dans une large mesure, dun enseignement séparé. Pour le reste, les didactiques des disciplines et les sciences humaines sont deux composantes indissociables et tout aussi importantes et nécessaires de la formation professionnelle. Si les sciences humaines sont réduites à la portion congrue, deviennent une sorte de " supplément dâme ", un petit détour par la psychologie de lenfant ou de ladolescent, la sociologie ou lhistoire de léducation, on peut comprendre que les étudiants nen voient guère le sens, parce que ça ne correspond à aucune de leurs urgences. En première année, elles pèsent peu dans la réussite du concours ; en seconde année, sous cette forme académique, les sciences humaines ne répondent pas à la priorité des étudiants, qui est de survivre dans une classe. Dès le moment où on les conçoit autrement, par exemple comme apport décisif dans des groupes danalyse de la pratique, comme ressources pour une pratique réflexive, elles permettent daffronter les problèmes très concrets de relations pédagogiques, de gestion de classe, de travail en équipes, dinsertion dans un établissement, de résolution des conflits, de maintien de lordre, de lutte contre la violence ou le racisme, etc. Elles permettent aussi, et peut-être dabord, de comprendre ce qui se joue au jour le jour dans les interactions didactiques, dans le désir dapprendre, la distance culturelle, lidentité de lapprenant, sa confiance en soi, sa capacité de communiquer et de construire un rapport au savoir qui ne soit pas purement défensif ou utilitariste.
La vraie question est de savoir pourquoi les IUFM ont " manqué le coche " en donnant un statut aussi marginal aux sciences humaines. Sans doute le rapport de ces dernières au terrain, à la pratique, au fonctionnement du système éducatif nest-il pas étranger à cette orientation. Comment ne pas y voir dabord les conséquences dun rapport de force connu entre les sciences naturelles et les disciplines universitaires traditionnelles dune part, les sciences sociales et humaines dautre part ? Ces dernières restent les parents pauvres dans luniversité. Le partenariat avec les IUFM en souffre dans maintes régions.
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© Philippe Perrenoud, Université de Genève.
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