Source et copyright à la fin du texte
Paru dans Recherche et formation, 1995, n° 20, pp. 107-124. Repris dans Perrenoud, Ph. Enseigner : agir dans l'urgence, décider dans l'incertitude. Savoirs et compétences dans un métier complexe, Paris, ESF, 1996, chapitre III.
 

 

 

 

Dix non dits ou la face cachée
du métier d’enseignant

Philippe Perrenoud

Faculté de psychologie et des sciences de l’éducation
Université de Genève
1995

 

Sommaire

I. Les non dits

II. La comédie de la maîtrise et de la rationalité

Références


L’image publique d’un métier constitue un enjeu de taille, tant pour les professionnels que pour les organisations qui les forment ou les emploient. Elle le rend visible, le situe par rapport à d’autres, identifie des tendances, des points forts, des points faibles. Aucune corporation professionnelle ne peut être indifférente à son image publique, dans la mesure où sa réputation en dépend, donc aussi le prestige, le revenu, le pouvoir de ses membres. Elle tend assez naturellement à pratiquer la défense et l’illustration du métier, donc à parler de l’enseignant " digne de ce nom ", du métier tel qu’il devrait être. L’État et les autres pouvoirs organisateurs de l’école définissent et contrôlent largement, pour leur part, les compétences, les conditions de recrutement, la formation initiale ou continue des enseignants qu’ils forment ou emploient. Leur image publique leur importe donc tout autant, car elle se confond en partie avec l’image de l’école elle-même. Les pouvoirs publics en rajoutent donc souvent dans le registre " défense et illustration " du métier d’enseignant, à la demande des intéressés d’ailleurs, qui se plaignent traditionnellement de n’être pas assez soutenus par les responsables du système éducatif. Dans les moments où l’image publique des enseignants n’est pas flatteuse, les acteurs de l’école font taire leurs querelles intestines et reconstituent l’union sacrée contre leurs détracteurs, ceux qui décrient à la fois le métier et les organisations qui le sous-tendent.

Nul pouvoir ne peut espérer maîtriser intégralement son image publique. Même dans les Tass totalitaires, ceux qui contrôlent la presse et l’opinion publique " officielle " ne peuvent empêcher les gens de penser et de dire tout bas ce qu’ils pensent. Il se peut que la confrontation d’images, les unes trop positives, les autres trop négatives, favorise un certain équilibre dans l’esprit de ceux qui cherchent à y voir clair et se disent que la " vérité " est sans doute " entre les deux ". La contradiction, cependant, n’est pas un gage suffisant de lucidité. Elle évite simplement qu’une image simplificatrice et injuste domine l’opinion.

Ce qui importe, pour former les enseignants, pour maîtriser le développement des systèmes éducatifs, les réformes de structures et de curricula, la lutte contre l’échec scolaire, ce ne sont pas des jugements globalement équilibrés sur les enseignants, renvoyant dos à dos détracteurs et défenseurs inconditionnels. Pour construire un plan et des dispositifs de formation, mieux vaudrait procéder à l’analyse patiente de la complexité du métier, prendre en compte ce qui se dit publiquement, et contient une part de vérité, mais cerner aussi et peut-être d’abord ce qui se trouve au cœur des pratiques pédagogiques, mais ne peut pas se dire publiquement.

Pourquoi ne peut-on tout dire publiquement ? Pourquoi les divers aspects des pratiques et du métier d’enseignant ne trouveraient-ils pas leur juste contrepartie dans les images publiques ? La question peut paraître triviale : chaque organisation n’a-t-elle pas des cadavres dans le placard, chaque corporation professionnelle ses moutons noirs ? Il existe, dans tout corps constitué, à la marge, une fraction de gens en toute rigueur indéfendables, qui usurpent leur titre et la confiance qu’on leur fait. La corporation ne peut le reconnaître publiquement, sauf lorsque c’est la seule façon de se protéger du risque, plus grave encore, de paraître couvrir l’inacceptable. L’image publique que propose une corporation professionnelle du praticien " moyen " est donc toujours plus rose que la diversité effective des pratiques et des professionnels. On met en exergue les praticiens les plus admirables, du fait de leurs compétences, de leur dévouement, de leur travail acharné, de leur droiture, de leur esprit innovateur. On minimise la part de ceux qui n’ont pas les qualifications requises, en font le moins possible, ne respectent par les règles d’éthique ou ne renouvellement pas leur formation. Pourquoi les enseignants seraient-ils, à cet égard, plus parfaits que les médecins, les policiers, les journalistes ou les notaires ? Et pourquoi auraient-ils intérêt, plus que les autres, à reconnaître ouvertement cette imperfection ?

Il serait fort intéressant de comparer la façon dont divers métiers tentent de cacher ou de minimiser leur part d’échecs ou de " bavures ". Tel n’est pas ici mon propos. Je ne m’intéresse pas à la marge, mais à la page, à ce qui constitue le cœur du métier tel que l’exercent des enseignants ordinaires, normalement compétents et respectables. Il ne s’agit donc pas des exceptions, quel que soit leur nombre, mais de la règle : l’enseignement me paraît un métier dont quelques composantes principales sont ignorées ou largement édulcorées dans les images publiques du métier et même dans les images internes.

J’analyserai les non dits du métier d’enseignant en dix tableaux : 1. la peur ; 2. la séduction niée ; 3. le pouvoir honteux ; 4. l’évaluation toute-puissante ; 5. le dilemme de l’ordre ; 6. la part du bricolage inefficace ; 7. la solitude ambiguë ; 8. l’ennui et la routine ; 9. l’inavouable décalage ; 10. la liberté sans la responsabilité.

Je reviendrai ensuite sur les raisons de ces non dits, ce que j’appelle la comédie de la maîtrise et de la rationalité.


I. Les non dits

Le paradoxe de l’analyse sociologique est ici de tenter de formuler publiquement ce qui, habituellement, ne relève pas des images publiques. Pour entrer en matière, le lecteur est invité à abandonner un instant la fiction selon laquelle un enseignant digne de ce nom ne connaît ni la peur, ni l’ivresse du pouvoir, ni la séduction, ni…

Pourquoi dix non dits ? Le nombre doit plus au plaisir du jeu de mots qu’à l’existence, dans la réalité, de dix dimensions cachées du métier d’enseignant, pas une de plus ou de moins. J’ajoute que l’inventaire proposé ici n’a pas de logique particulière et ne prétend pas être exhaustif. Il ne se fonde pas sur des certitudes scientifiques sans appel, mais plutôt sur un dialogue ininterrompu avec des enseignants, dans des groupes de formation ou des entretiens de recherche où ils parlent, sans trop de fard, de leur quotidien.

1. La peur

Peur, moi, vous voulez rire ? De quoi aurait-on peur ? Oui, d’accord, dans les banlieues pourries, on a peur de retrouver sa voiture les pneus crevés, voire d’être personnellement agressé. On a peur, éventuellement, de ne pas " avoir le dessus " en classe. Mais ce sont - encore - des situations marginales, même si elles concernent un nombre croissant d’établissements touchés par la crise urbaine. Ces conditions extrêmes peuvent donc paraître étrangères à l’essence du métier d’enseignant. Je crois au contraire qu’elles dévoilent l’une des racines de la relation et des pratiques pédagogiques. Enseigner, c’est notamment :

Entre la panique irrépressible du jeune enseignant projeté dans un collège sinistré de banlieue et les petites angoisses d’un professeur aguerri installé dans une zone paisible, il n’y a pas de commune mesure. L’institution, la formation, l’expérience ont pour fonction, sinon de dominer totalement ces peurs, du moins de les ramener à des proportions raisonnables, ou simplement de les faire taire. " La France a peur ", a affirmé un jour un journaliste à la télévision ! Il généralisait pour mieux souligner la montée d’un sentiment d’insécurité urbaine. Toute la France n’avait pas peur, pas plus que tous les enseignants ne tremblent chaque jour avant d’aller en classe. Peut-être serait-il été plus juste de dire qu’il ne faut pas grand chose pour que la peur revienne, pour que la pacification des rapports sociaux apparaisse soudain bien fragile, pour que l’autre devienne menaçant. Des peurs précises ou des angoisses diffuses, petites ou grandes, qui traversent le métier d’enseignant, on ne parle guère, on ne parle pas assez.

2. La séduction niée

Pour instruire, il faut, d’une manière ou d’une autre, capter l’attention et la bonne volonté. Comme les programmes sont parfois arides pour des élèves qui ne sont plus des héritiers et dont le rapport au savoir est incertain, le meilleur " truc " reste encore de séduire. A condition de ne jamais avouer que c’est à la fois un puissant moteur et un véritable plaisir…

Le monde de l’enseignement est d’un grand puritanisme dès qu’il s’agit du rapport pédagogique (Cifali, 1994). Attention : enfants et adolescents ! Tout ce qui évoque le désir et la sexualité est exclu. On peut aimer les jeunes enfants d’un amour maternel ou paternel (en oubliant bien entendu que ces amours-là ne sont pas totalement asexuées). Dès 10-12 ans, cela bascule.

Il est bien entendu normal que les mineurs soient protégés et que la séduction reste dans l’ordre du savoir et de la communication intellectuelle. On peut recourir à des métaphores moins menaçantes : présence, charisme, art de capter le regard et l’esprit, sens de l’humour, talent pédagogique. Au total, le savoir est rarement dissociable de la personne qui l’incarne et on sait bien qu’un professeur qui " passe bien " rend plaisants des savoirs en eux-mêmes ingrats. Séduire n’est pas nécessairement se faire aimer et donc faire aimer ce qu’on aime. C’est au minimum favoriser un transfert, faire aimer des contenus parce qu’on aime autre chose, par exemple l’ambiance, le jeu, le suspense, la compétition, la solidarité, la mise en scène, l’émotion, la surprise.

Séduire pour enseigner, en enseignant, heurte un double tabou : d’une part tout ce que le mot et l’idée évoquent dans le registre du désir et de la culpabilité, d’autre part le refus de toute " manipulation ". L’école aimerait croire qu’on apprend non pour " les beaux yeux " de l’enseignante ou de l’enseignant, ni même pour le jeu social qui s’organise autour du savoir, mais pour la valeur intrinsèque de ce dernier. Fiction respectable, mais qui jette un voile pudique sur ce qu’on fait réellement fonctionner pour " appâter ", attirer, " embarquer " tous ceux qui ne sont pas, dès l’enfance, tombés dans le chaudron du savoir…

 3. Le pouvoir honteux

La séduction suffit rarement. Elle n’opère pas sur tous les élèves ou tous les groupes, ou pas avec suffisamment de constance pour garantir des conditions décentes d’enseignement et d’apprentissage. Etre professeur ou instituteur, c’est donc aussi menacer et sévir, exercer une violence qui, pour être symbolique, n’est pas moins douloureuse que les châtiments corporels. Or, mettre en garde, rappeler à l’ordre, sanctionner, menacer n’est pas très valorisant pour un enseignant, ce n’est pas la part de son métier qu’il revendique le plus ouvertement. Nul n’est vraiment à l’aise avec le pouvoir, chacun voudrait bien - dit-il - ne pas avoir à y recourir et nie en tout cas farouchement qu’il puisse y prendre le moindre plaisir. Globalement, le pouvoir n’est pas bien vu dans le monde enseignant. Introduisez le mot dans un projet pédagogique : il se trouvera en général quelqu’un pour dire que ce mot le " gêne ". Le pouvoir est un " mauvais objet ", une chose honteuse, un tabou absolu dans certains groupes, un phénomène euphémisé dans la plupart.

Enseigner consiste aussi, et parfois d’abord, à assumer un rapport de force, à exercer une forte contrainte sur des élèves qui n’ont demandé ni à être instruits, ni à assister à des leçons et à faire des exercices scolaires, presque tous les jours, durant neuf à quinze ans de leur vie. La société adulte ne tient pas à ce que les enseignants, auxquels elle a délégué cette tâche, à la fois noble et ingrate, en décrivent trop explicitement la part de violence, douce ou moins douce.

Les enseignants eux-mêmes ne sont pas très à l’aise avec le pouvoir et préfèrent passer comme chat sur braises dès qu’il s’agit d’analyser ce qui se passe sous cet angle, tant dans un groupe-classe que dans une équipe pédagogique. Le seul pouvoir dont on parle avec assurance est celui qu’on peut dénoncer parce qu’on le subit. On peut éventuellement accepter d’exercer une autorité pédagogique comme un mal nécessaire, une condition de l’enseignement et de l’équité. Il est plus difficile de reconnaître qu’on peut jouir du pouvoir, que le désir d’enseigner n’est pas très loin du désir de modeler l’autre, de lui tracer un chemin.

4. La toute-puissance de l’évaluation

Ranjard (1984) ne dissocie pas la thématique de l’évaluation de celle du pouvoir. Il se demande pourquoi les enseignants s’accrochent à des modes de notation dont chacun sait aujourd’hui les limites, les biais, l’arbitraire, les aspects destructeurs. Ranjard répond :

Ils défendent un plaisir. Un plaisir de mauvaise qualité mais sûr, garanti, quotidien. Un plaisir qui doit se déguiser pour être vécu sans culpabilité. (…)

Ce plaisir, c’est le plaisir du Pouvoir avec un grand P. L’enseignant est le maître absolu de ses notes. Personne au monde, ni son directeur, ni son inspecteur, pas même son ministre, ne peut rien sur les notes qu’il a mises. Car c’est en son âme et conscience qu’il les a mises. Avec son diplôme, on lui a reconnu la compétence de noter (ce qui ne manque pas de sel !). Sa conscience professionnelle est inattaquable. Dans sa tâche de notateur, il est tout puissant. Et cette maîtrise, c’est du pouvoir sur les élèves (Ranjard, 1984, p. 94).

Sans doute faut-il ne pas généraliser : certains enseignants souffrent le martyr devant les contradictions de leur rôle. On peut toutefois rejoindre Ranjard sur un point : si la majorité des enseignants rejetaient profondément les notes et autres classements, le système n’aurait pas la force de les leur imposer ! Beaucoup y trouvent, de fait, en partie leur compte, pour diverses raisons. Peut-être est-ce, pour quelques-uns, selon la formule de Ranjard " un plaisir qui vient des enfers et qu’on n’ose regarder en face ! " Peut-être est-ce simplement le seul moyen de pression efficace, du moins lorsque le risque d’échec est mobilisateur. C’est aussi une façon de scander la progression dans le texte du savoir, de réguler l’investissement et le rythme de travail de la classe (Chevallard, 1986). Ou encore l’inconsciente répétition de schémas autoritaires vécus et subis de l’enfance à la formation, puis dans l’institution scolaire…

Dans le travail scolaire, l’évaluation peut représenter le tiers, voir 40-50 % du temps de présence en classe. Dans le temps de travail personnel de l’enseignant, la préparation des épreuves et la correction des copies pèsent assez lourd. Pourtant, dans l’identité qu’affichent les enseignants, cette composante du métier est rarement mise en avant. Elle fait partie de ces choses qu’il faut bien faire, mais qui ne paraissent pas très glorieuses. Pourquoi ? Parce que la distance est grande, par exemple, entre quatre ans d’études littéraires et la correction hebdomadaire de 25-30 dissertations de collégiens ; parce que l’évaluation est la composante la moins confortable de la pratique, celle où l’injustice menace, affleure, ou éclate, celle où l’échec de l’école se manifeste avec l’échec de certains élèves (Perrenoud, 1993 b).

5. Le dilemme de l’ordre

Il est impossible de se préparer en détail à tout ce qui peut survenir dans une classe. Dans le champ du savoir, l’enseignant peut se trouver aux limites de ce qu’il maîtrise, du moins s’il crée des situations didactiques " à risques ". Dans l’ordre des relations intersubjectives et des dynamiques de groupes, il est tout aussi impossible de tout prévoir, sauf à exercer une répression féroce. Schématiquement, on se trouve donc devant deux stratégies également inavouables. La première consiste à cadrer les contenus et les tâches, les relations et les règles du jeu de sorte que rien ne puisse arriver :

La directrice insiste beaucoup pour que nous ayons une façon de travailler très rigoureuse, avec jamais de flottement, jamais de projet qui avorte… Par exemple pendant un cours, il ne faut pas qu’un ange passe, le temps qu’un ange passe, il y a quatre ou cinq élèves qui sont sur la table… ou debout sur leur chaise ou debout dans la classe. Le brouhaha, ou l’agitation ou le chahut ou le désordre commencent très vite, si un ange passe. Moi, avec l’expérience que j’ai ici, il faut… quand le professeur met le pied dans sa classe il faut que son cours soit très rigoureusement structuré, qu’il sache de la première à la dernière minute ce qu’il va faire. Si mon cours se termine cinq minutes avant la fin de l’heure, j’ai toujours un jeu pour les occuper de façon agréable, jusqu’à la dernière minute, parce que s’ils ne sont pas occupés jusqu’à la sonnerie de la fin de l’heure, j’aurai du désordre. On ne peut pas espérer que ce genre d’enfant va rester calme et si on leur dit : j’ai fini mon cours, faites ce que vous voulez pendant cinq minutes… Ah non ! j’ai jamais vu des enfants rester calmes cinq minutes s’ils ne sont pas occupés par le professeur (fragment d’un entretien recueilli et rapporté par Derouet, 1988).

Il ne faut pas qu’un ange passe ! Il ne faut pas que la moindre faille déstabilise le système didactique et le rapport pédagogique. Sauf dans les classes où règne une harmonie préétablie, où les élèves sont acquis d’avance à la cause de l’enseignant, ce contrôle social sans défaut suppose une violence symbolique considérable, et une grande fermeture à la vie, à la diversité des personnes. Nul ne saurait afficher avec fierté le fait qu’il " verrouille " tout pour ne pas être pris au dépourvu, ne pas risquer de perdre la face ou le pouvoir.

L’alternative, c’est évidemment de laisser venir les choses et de faire face aux événements du mieux qu’on peut, en sachant dans ce cas qu’on sera régulièrement conduit à être " à côté de la plaque ", non par incompétence, mais parce qu’il est difficile de saisir et de décider de façon constamment optimale face à l’imprévu. Lorsqu’un comédien s’engage à improviser à partir de phrases ou de mots qu’il recueille sur le vif auprès des spectateurs, on admire la performance et on lui pardonne quelques " impros " moins convaincantes. Avec l’enseignant, le contrat n’est pas le même : les parents, les élèves, les collègues, l’inspection lui renvoient l’image de quelqu’un qui est censé savoir ce qu’il fait. Imagine-t-on, par exemple, un enseignant stagiaire ou même un enseignant plus expérimenté qui, observé par un formateur ou un inspecteur, prendrait sans hésitation le risque d’une démarche de projet ou d’une situation ouverte et qui, si elle tourne court, dirait tranquillement que la réussite n’est jamais garantie, que l’important était d’essayer, que, demain, cela ira mieux ? On ne saurait afficher une telle sérénité sans une identité, une solidité et une maîtrise qui se situent largement au dessus de la moyenne.

J’avancerai volontiers l’hypothèse que certains enseignants sont toujours du côté du verrouillage, d’autres toujours du côté de l’improvisation à hauts risques, mais que la majorité oscille entre ces deux postures, selon les moments de la semaine ou de l’année, les volées, les parties du programme, le climat. Il n’est pas facile de donner de ces oscillations une image publique sans courir le risque de paraître incompétent. Les deux stratégies amènent aujourd’hui à se sentir vulnérable : une démarche traditionnelle, frontale, rigide apparaît aujourd’hui tourner le dos aux pédagogies du projet et à la différenciation de l’enseignement ; on dira qu’elle ne tient pas compte de la réalité des élèves, qu’elle fabrique de l’échec et de l’exclusion. Dans le même temps, les parents et l’opinion persistent à attendre des enseignants des démarches orthodoxes, une planification précise des apprentissage, une autorité sans faille. Comme s’il était difficile d’accepter la part de désordre, de négociation, d’opportunisme indissociable des pédagogies ouvertes (Perrenoud, 1994 a ; 1995).

6. La part du bricolage

Faire des miracles avec ce qu’on a sous la main suscite l’admiration si l’on parle de Robinson Crusoe ou d’un bricoleur de génie. Les professionnels sont au contraire censés disposer des outils adéquats pour accomplir leur tâche. Que penserait-on d’un dentiste ou d’un chirurgien qui chercherait avec une lueur d’excitation dans le regard l’instrument qui pourrait bien faire l’affaire. Il dit au contraire à l’instrumentiste : " Passez-moi la pince de Perkins n° 4 ". L’enseignant n’a pas d’instrumentiste. Pourtant on attend aussi de lui qu’il ait " sous la main ", presque toujours, les moyens d’enseignement et d’évaluation qui conviennent. Ici encore, deux stratégies se dessinent :

Poser le problème crûment, c’est risquer de paraître soit peu créatif, fonctionnaire, conformiste, soit franc tireur, désireux de réinventer la roue pour se faire plaisir… Le vrai professionnel est celui qui reconnaît les dilemmes et accepte de ne pouvoir y répondre simplement ou une fois pour toutes. C’est aussi accepter de s’exposer au jugement critique de ceux qui prennent le doute pour une faiblesse de caractère ou un signe d’incompétence…

7. La solitude ambiguë

Métier d’individualiste, dit-on. L’enseignant peut " faire ce qu’il veut " une fois refermée la porte de sa classe. Est-ce aussi vrai et aussi satisfaisant qu’on le dit ? N’est-ce pas une façon de se protéger autant qu’une aspiration à une totale autonomie ? L’enseignant fait ce qu’il veut d’autant plus facilement qu’il veut grosso modo ce que l’institution et la société lui prescrivent.

Paradoxalement, tant le conformisme que la déviance sont difficilement avouables. Lorsqu’on est formé à " bac + 5 " (baccalauréat suivi de cinq années d’études universitaires), comment ne pas prétendre être un praticien autonome et créatif ? Chaque enseignant se doit de dire " Écoutez la différence " et de suggérer qu’il n’est nullement l’agent anonyme d’une vaste machine bureaucratique, mais au contraire un artisan, voir un artiste indépendant. Dans le même temps, il serait dangereux d’étaler au grand jour des déviances précises, identifiables. Les enseignants qui prétendent faire ce qu’ils veulent se gardent bien de décrire plus concrètement leurs pratiques. L’administration leur en sait gré. Elle peut fermer les yeux aussi longtemps qu’elle n’est pas interpellée par des usagers qui mettent le doigt sur des écarts tangibles au programme, aux règles déontologiques, aux procédures d’évaluation.

La solitude du métier d’enseignant apparaît souvent comme choisie et assumée, condition d’autonomie, de créativité ou d’efficacité. Cette représentation est renforcée par ceux qui disent leur scepticisme ou leurs réticences face au travail en équipe pédagogique et plus généralement à toute forme un peu intensive de coopération professionnelle. Comment ne pas voir que ces affirmations cachent aussi le refus de se confronter aux autres, la crainte de devoir s’engager davantage dans le travail, voire d’être poussé à changer sa pratique sous leur influence, le sentiment qu’on ne saura pas préserver son identité. Travailler ensemble, dans un métier de l’humain, c’est, ai-je avancé, " partager sa part de folie " (Perrenoud, 1994 c). Formule certainement excessive si l’on entend folie au sens fort, mais qui souligne que le rapport pédagogique et la gestion de classe engagent en profondeur la personne de l’enseignant, dans ce qui lui est le plus intime, qui concerne son identité, sa manière d’être au monde, ses valeurs et attitudes les moins négociables ou justifiables au nom de la raison. " Des goûts et des couleurs ", dit-on, " on ne discute pas ". Il reste à admettre que dans une pratique professionnelle, il y a aussi des goûts et des couleurs !

8. L’ennui et la routine

Vais-je mourir debout, au tableau noir, une craie à la main ? " Cette formule d’Huberman résume l’interrogation qui anime une partie des enseignants engagés depuis dix ans et plus dans le cycle de vie professionnel (Huberman, 1989). Durant les premières années, on ne s’ennuie pas, trop occupé à faire " tourner " les classes dont on a la charge. Après quelques années plus tranquilles, on peut, pour pimenter un peu la vie professionnelle, s’engager dans un projet d’établissement ou quelque innovation. On s’en fatigue aussi et il arrive un moment où la lassitude guette, où l’on n’a plus assez d’énergie et de foi pour " déplacer des montagnes ".

Bien entendu, certains échappent aux régularités du cycle de vie professionnel, et vivent une aventure pédagogique de chaque instant. Il reste que la condition enseignante moyenne condamne à une forte répétition. Sans doute y a-t-il de la routine dans tous les métiers, même les plus qualifiés. Lors de la quarantième consultation anodine de la semaine, plus d’un médecin se demande sans doute pourquoi il a fait d’aussi longues études pour soigner des grippes et des rhumatismes. Du moins aura-t-il chaque semaine un problème nouveau à résoudre, qui mobilisera toute sa sagacité. En va-t-il autrement pour les enseignants ? Pour qu’un problème inédit soit une source de renouvellement et de gratification, il faut être prêt à l’accueillir et à le traiter avec curiosité et sérieux. Dans une classe, si l’on veut bien ouvrir les yeux, les défis ne manquent pas. Encore faut-il, pour les relever, que cela ait du sens. Or, la structure - programmes, horaires, cursus segmenté, découpages disciplinaires - pousse plutôt à ne lever que les lièvres qu’on pourra poursuivre. Un enseignant lucide vit avec un vague sentiment de remords : il sait que la situation de certains élèves n’est pas désespérée, qu’il suffirait de… Mais voilà, avec 25-30 élèves, un programme chargé, quelques heures réparties dans la semaine pour chaque discipline, d’autres classes pour un enseignant secondaire, d’autres tâches pour un enseignant primaire, " il ne faut pas rêver ". Certes, un médecin de ville ne peut remplacer à lui seul tout un hôpital. Du moins peut-il, s’il diagnostique des cas qui le dépassent, les aiguiller vers d’autres professionnels. Il peut surtout se donner les moyens de traiter convenablement les problèmes de son ressort. Au contraire, la structure de leur métier oblige les enseignants à s’occuper de tout un peu et de rien à fond. L’enseignant est un " tourneur d’assiettes ", si occupé à courir de l’une à l’autre qu’il ne peut s’intéresser longuement et sérieusement à chacune en particulier. Le sentiment de routine n’est donc pas lié à la pauvreté des problèmes ; elle provient d’une organisation du travail qui ne permet véritablement de traiter que des problèmes standards et condamne à vivre avec les autres, habité par le vague, mais désagréable sentiment que l’on pourrait faire quelque chose de bien si…

9. L’inavouable décalage

L’écart va croissant entre les normes des spécialistes et ce qu’on peut faire vraiment dans une classe ordinaire. Plus les savoirs savants se développent sur les situations d’apprentissage et d’enseignement, plus les enseignants sont condamnés à fonctionner en ayant conscience de leur ignorance. Enseigner la soustraction ou la ponctuation était, il y a trente ans encore, une affaire de bon sens pédagogique : l’enseignant devait savoir lui-même correctement soustraire ou ponctuer, et être capable d’expliquer clairement les règles et les techniques élémentaires. Pourquoi a-t-on cherché à en savoir plus, au-delà de la curiosité des chercheurs ? Parce que ces opérations apparemment simples restent durablement et parfois définitivement opaques à une fraction des élèves ! Pour enseigner la soustraction ou la ponctuation à ceux qui résistent à ces apprentissages, il faut comprendre beaucoup mieux ce qui se passe - on non - dans leur esprit, en quoi consistent exactement les opérations mentales visées et comment elles se construisent. La didactique des disciplines a fait sur ce point assez de progrès pour qu’il soit difficile de conserver sa naïveté (Develay, 1991, 1995 ; Astolfi, 1992).

Aucun professionnel ne saurait prétendre être au fait de tous les développements de son art. Il y nécessairement décalage entre la recherche et la pratique. Mais dans le champ didactique et pédagogique, on change de paradigme, de scénario (Meirieu, 1989), il n’est plus suffisant de maîtriser les contenus et la communication pédagogique, il faut assimiler assez de psychologie cognitive et de psycholinguistique pour savoir, par exemple, par quelles opérations on produit un texte écrit de tel ou tel type et comment on en conquiert la maîtrise. Nous sommes dans une phase d’accroissement de l’écart : une partie des acquis des sciences sociales et humaines sont récents et n’ont pas été intégrés au " bagage " des enseignants en exercice, soit parce qu’ils n’étaient pas stabilisés au moment de leur formation initiale, il y a dix, vingt ou trente ans, soit parce que ces apports ont été longtemps ignorés (voire le sont encore !) par les programmes de formation initiale des enseignants.

Par ailleurs, les redéfinitions du rôle professionnel mettent une partie des enseignants en porte à faux : leurs raisons de choisir ce métier et leurs compétences ne coïncident plus avec les exigences nouvelles. Il s’agit maintenant de dialoguer, voire de négocier avec les élèves, les parents, les collectivités locales ; de développer des projets d’établissement ; de travailler en équipe pédagogique ; de coopérer avec d’autres spécialistes (psychologues, travailleurs sociaux, médecins préventistes par exemple). Tout cela ne faisait pas partie du contrat initial. On vise désormais une autre culture professionnelle, un autre rapport au changement, une autre responsabilité dans l’école (Gather Thurler, 1993 ; 1994 a et b).

A l’échelle de la salle de classe, l’écart s’est accru également entre ce qu’un enseignant moyen sait faire et ce qu’il est censé savoir faire, par exemple : construire des séquences didactiques rigoureuses et des situations d’apprentissage atteignant l’apprenant dans sa " zone proximale de développement ", différencier son action pédagogique, individualiser les parcours de formation, pratiquer une observation formative, développer des méthodes actives et des démarches coopératives, renforcer ou susciter un " projet personnel " chez l’apprenant, travailler sur le sens du travail scolaire, des situations, des savoirs, faire de la classe une société multiethnique basée sur la tolérance, gérer la diversité des cultures ou simplement des familles (Huberman, 1988 ; Perrenoud, 1995).

Nul ne saurait prendre toutes ces " belles idées " au pied de la lettre, et moins encore les mettre chaque jour en pratique. Cependant, aujourd’hui, on ne peut plus guère les ignorer avec superbe. De certaines utopies portées par les mouvements d’école nouvelle du début du siècle, l’évolution de la société fait progressivement des nécessités. Si l’on veut amener 80 % d’une génération au niveau du bac et préparer les jeunes à la société qui les attend, le système éducatif n’a plus le choix : la différenciation de l’enseignement ou la coexistence des cultures deviennent ses véritables priorités.

Dans cette mouvance, comment avouer tranquillement " qu’on ne sait pas faire ", ou " qu’on n’est pas venu dans l’enseignement pour ça " ?

10. La liberté sans la responsabilité

Caractérisé par un état de " semi-professionnalisation " (Perrenoud, 1994 b, 1994 f), le métier d’enseignant navigue entre le respect scrupuleux des consignes de l’institution (horaires, programmes, modalités d’évaluation, démarches didactiques) et la prise d’autonomie. La première posture dégage la responsabilité individuelle des enseignants, la seconde se contente fréquemment de ce que j’ai appelé une " autonomie de contrebande ", aux marges ou dans les interstices de l’institution.

Les enseignants ont en général du mal à expliquer clairement à qui ils rendent des comptes, concrètement. A leur hiérarchie ? Ils auraient l’air de s’incliner devant l’inspection et l’encadrement. A leurs élèves ? On les prendrait pour des naïfs ou des démagogues. Aux parents de leurs élèves ? Ils paraîtraient favoriser les consommateurs d’école les plus actifs ou les plus élitistes. A leurs collègues ? Qui le croirait, au vu de l’individualisme et du respect mutuel des plates-bandes qui prédominent dans les établissements ? A leur propre conscience ? Sans doute, mais est-ce suffisant ?

De même, il est bien difficile de donner une image nette du temps de travail des enseignants en dehors des heures de classe. Pour maintenir le statu quo, autrement dit l’absence de contrôle sur leur temps de préparation et de formation, ils ont besoin d’une certaine opacité.

Il y a black-out également sur la façon dont les enseignants coopèrent avec leurs collègues, traitent avec les parents, négocient avec leurs élèves, gèrent leur formation continue. Sur tous ces points, le flou artistique est globalement protecteur, en dépit des préjugés qu’il interdit de démentir formellement. N’importe qui peut affirmer que les enseignants travaillent moins que les autres, sont intouchables tant qu’ils respectent le code pénal, ne mettent pas à jour leurs connaissances didactiques ou scientifiques ou ont une interprétation opportuniste des programmes. Chacune de ces affirmations appellera de vertueuses protestations ou de catégoriques démentis, mais sans données précises.

Sous cet angle, les enseignants ne tiennent pas à être visibles parce que, dans l’état présent de professionnalisation de leur métier, ils sont tentés de jouer sur les deux tableaux, de protéger leur liberté sans s’exposer, en contrepartie, à une véritable évaluation. Chaque acteur social rêve bien entendu de jouir d’une liberté absolue dans une impunité totale… Et chaque catégorie professionnelle a intérêt à projeter un rideau de fumée. Celui que tissent les enseignants est fort dense.

 
II. La comédie de la maîtrise et de la rationalité

L’examen de ces " non dits " mériterait plus de nuances et de précautions. Ces simplifications ne rendent entièrement justice ni à la diversité des pratiques, ni à celle des représentations sociales du métier. Je crois cependant que ce bref inventaire est valable pour une partie importante de la profession et suffit à fonder une question : si ces dimensions du métier sont régulièrement tues ou édulcorées, est-ce pour des raisons propres à chacune, ou y a-t-il un des mécanismes communs ? Je discerne au moins un fil rouge : l’enfermement de la profession enseignante dans le mythe de la maîtrise et de la rationalité, et donc dans la comédie qui tente de faire accroire aux autres (ou à soi-même) qu’on domine constamment la situation.

Qui reprocherait à un comédien d’avoir le trac, à un vendeur de chercher à séduire, à un patron d’aimer le pouvoir, à un magistrat de juger, à un pianiste de jazz d’improviser, à un inventeur de bricoler, à un artiste de fuir la pression du groupe, à un manutentionnaire de s’ennuyer, à un politicien de faire dans l’à-peu-près, à un salarié quelconque de rêver d’une liberté payée et sans risque ? L’opinion publique est faite par des gens qui, eux aussi, exercent des métiers et savent, de l’intérieur, qu’on ne peut être toujours rationnel, rigoureux, efficace, objectif, etc. Aucun des non dits évoqués plus haut ne se réfère à des attitudes incompréhensibles ou scandaleuses. Tout cela est non seulement " très humain ", mais c’est humain dans un sens qui n’a rien de méprisable, d’avilissant. On a - j’espère - cessé de refuser aux garçons le droit de pleurer et aux filles celui de grimper aux arbres. Pourquoi n’aurait-on pas, comme enseignant, le droit d’avoir peur ? de jouir d’une forme de pouvoir ? d’improviser ? d’hésiter ? d’être ambivalent quant aux responsabilités qu’on assume ? Le métier d’enseignant me paraît victime d’une exigence excessive de maîtrise, de rationalité, de respectabilité.

Le savoir a partie liée avec la raison, du moins dans l’absolu. De fait, il ne relève de la logique pure et de la stricte objectivité que décontextualisé, coupé de ses conditions sociales de production et d’utilisation. Dans la vie quotidienne, on se sert du savoir pour agir, juger, justifier, se distinguer, confondre l’autre, lui faire entendre raison. Le savoir est une ressource. Le rapport au savoir et le sens des savoirs entretiennent des liens avec l’identité, l’image de soi, l’insertion dans les rapports sociaux, l’itinéraire personnel ou familial (Hameline, 1971 ; Isambert-Jamati, 1990 ; Charlot, Bautier et Rochex, 1992 ; Cifali, 1994 ; Perrenoud, 1994 a ; Rochex, 1995). Un rapport entièrement rationnel au monde est un rapport sociologiquement improbable, propre aux privilégiés dont la vie et le confort sont garantis. Croire que l’école est un lieu de pure raison parce qu’on y transmet ou construit des savoirs, c’est oublier que ces savoirs nourrissent des pratiques et des politiques. L’astronomie ou la théorie de l’évolution ont en leur temps déchaîné les passions. Tout discours un peu cru tenu aujourd’hui à partir des sciences humaines suscite de fortes résistances idéologiques. Toute vérité n’est pas bonne à dire !

Qui doit apprendre quoi ? A cette question, il n’y a pas de réponse rationnelle. A l’élitisme des uns s’oppose l’égalitarisme des autres. Dispenser des savoirs, c’est créer ou amplifier des inégalités. C’est participer à un système de sélection dont les fondements ne sont jamais consensuels, qui participe à la reproduction ou au changement, à la transmission des privilèges ou à la redistribution des cartes.

Par ailleurs, la relation pédagogique n’est pas une rencontre purement épistémique autour d’un savoir abstrait. Les acteurs n’oublient pas au vestiaire leur histoire, leurs besoins, leurs préjugés, leur sensibilité, les relations qui se nouent entre eux et dont le savoir peut être l’enjeu ou l’instrument. Le fameux " triangle didactique " rappelle utilement que le rapport pédagogique a une dimension fondamentalement épistémologique et qu’on ne peut espérer le comprendre en le réduisant à une relation intersubjective. De là à oublier que la personne et la société s’investissent dans n’importe quelle relation, il y a un pas à ne pas franchir.

Avec Cifali (1994), Imbert (1994) et d’autres, il importe de rappeler que l’enseignement est un métier de l’humain, un métier complexe, paradoxal, impossible. Métier de l’humain parce qu’il passe par une rencontre entre des sujets : l’autre, même s’il est là d’abord pour enseigner ou apprendre, est d’abord un autre, que nous abordons avec des espoirs et des peurs qui viennent de loin, de notre culture, de notre enfance. Métier complexe, qui est condamné à vivre avec des contradiction indépassables (Morin, 1977 ; Perrenoud, 1993 a). Métier paradoxal : l’intention d’instruire, de changer l’autre, ne peut aboutir que s’il adhère à cette intention et en fait en partie son projet. C’est ce qui fait de l’éducation une praxis, qui ne peut s’accomplir qu’en mettant l’autre en mouvement. Paradoxe encore, souvent décrit, que de fonder sur une forte dépendance la conquête progressive de l’autonomie, que de travailler - en tant que maître - à se rendre inutile. Paradoxe aussi qui fait d’un agent de l’État un artisan indépendant et une sorte de monarque régnant sur sa petite classe. Métier impossible, enfin, selon Freud (Cifali, 1986), parce que les conditions de son exercice, conjuguées aux résistances des apprenants, le condamnent régulièrement à ne pas atteindre son but.

Il n’y a aujourd’hui plus rien de bien neuf dans de telles approches anthropologiques, psychanalytiques ou psychosociologiques du métier d’enseignant. Pourtant, les représentations sociales les plus courantes restent désespérément rationalistes et abstraites. La vogue des didactiques des disciplines et leur centration sur les savoirs a probablement, tout en équilibrant les excès d’une psychopédagogie étudiant des relations et des apprentissages sans contenu, alimenté les représentations mythiques de l’enseignement comme métier du savoir et de la raison avant tout.

A qui profite le refus de la complexité ? Aux enseignants ? Lorsqu’ils accentuent la part de rationalité de leur métier, ils confirment certes leur appartenance à la sphère des professionnels dont on envie la maîtrise, fondée sur les savoirs savants. Cette simplification se paie très cher. Vis à vis des parents et du grand public, elle renforce le raisonnement qu’a pointé Chevallard (1985). Les enseignants, dit-il, sont comme les bonnes de maison : chacun pense qu’il saurait accomplir leur travail, mais ne voit pas pourquoi perdre son temps de cette façon, alors qu’il y a tant de choses plus intéressantes à faire dans la vie. Bien entendu, on reconnaîtra qu’il faut en savoir un peu plus que les élèves et disposer d’un certain bon sens pédagogique. Mais n’est-ce pas à la portée de tout adulte instruit ? Si nombre de gens peuvent aujourd’hui encore penser de la sorte, n’est-ce pas parce qu’ils ne perçoivent pas la complexité d’une classe, des dynamiques de groupes, des relations intersubjectives, des rapports au savoir, des contrats qui se passent et des inégalités qui se jouent ? Si les enseignants racontaient plus ouvertement de quoi leur vie quotidienne est faite, et qu’elles sont les compétences qu’ils mobilisent, peut-être les parents et le public seraient-ils moins naïfs ou méprisants.

A l’intérieur de la profession, l’excès de rationalisme se paie tout aussi cher. Il pousse chacun à jouer sans interruption la comédie de la maîtrise, à nier la peur, le doute, la fatigue, le ras-le-bol, la séduction, les plaisirs narcissiques, le pouvoir, etc. Contrairement à ce qu’on imagine, la professionnalisation du métier d’enseignant n’équivaut pas à sa rationalisation abusive, mais au contraire à une juste analyse de ce qui, aujourd’hui, dans l’exercice de ce métier, est sous le contrôle de savoirs savants, de savoirs d’expérience, de l’habitus ou d’autres dimensions de la personne (Gauthier, Mellouki et Tardif, 1993). Ce n’est qu’à ce prix qu’on pourra, en formation initiale ou continue, travailler à partir des pratiques réelles et y préparer vraiment (Altet, 1994 ; Perrenoud, 1994 c, d, e, 1996). La lucidité sur l’exercice effectif du métier et les compétences qu’il exige n’est donc pas un enjeu académique. Pour une part, il s’agirait de préciser, de rendre plus réaliste et moins rationaliste l’image du métier qui circule à l’intérieur des institutions de formation, celle qui sert de base à la transposition et au contrat didactique en formation initiale et continue. Mais on peut difficilement imaginer que perdure un total décalage entre l’image publique du métier et celle que les professionnels se donnent d’eux-mêmes, ne serait-ce que parce que l’orientation vers l’enseignement et les premières images de ce métier sont forgées largement, dans un premier temps, à travers les images publiques. Le réalisme ne saurait être uniquement du côté des formateurs. Ils ne pourront faire leur travail que s’ils partent d’une image partagée par les formés, les enseignants en place, les chefs d’établissements, l’inspection et, dans une certaine mesure, l’opinion publique et ceux qui veulent devenir enseignants.

L’image publique d’une profession est, comme toute représentation sociale largement partagée, condamnée au simplisme, au schématisme, à l’image d’Épinal. L’enjeu ne saurait être de la rendre réaliste au point qu’elle se brouille. Pour assumer la complexité, il faut être un " indigène ". Cela n’empêche pas un effort de plus grand réalisme. " Une semaine de vacances ", " Une vie de prof " ou " L’instit " et quelques autres films ou émissions de télévision ont, à leur façon, fait plus pour faire connaître la condition enseignante que les plaidoyers des syndicats et des ministres. Peut-être n’est-il pas nécessaire de mendier, de protester, de valoriser. Peut-être, du moins pour ceux qui ont envie de comprendre et sont de bonne foi, suffit-il de montrer la réalité des pratiques enseignantes. C’est d’abord l’affaire des professionnels eux-mêmes et de leurs associations. Mais l’effort de " parler vrai " restera sans effet si l’institution ne joue pas le jeu. Or, elle est, elle aussi, tentée par le mythe de la rationalité, alors qu’on ne peut rien comprendre aux paradoxes du travail pédagogique sans faire la part des contradictions des systèmes démocratiques et des administrations publiques. Sachant les budgets en jeu, l’importance accordée à l’équité, les passions que déchaîne la sélection, il est tentant pour chacun de feindre plus de certitudes qu’il n’en a. Cette attitude enferme l’école, et avec elle les enseignants, dans une attente irréaliste et une curieuse fuite en avant, assez proche du discours des dirigeants politiques sur le chômage : promettre pour demain, contre toute raison, les miracles qu’on n’a pu réaliser aujourd’hui…


Références

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