Source et copyright à la fin du texte
In Vie pédagogique,
novembre-décembre 1995, pp. 4-9.

 

 

 

 

 

Lutter contre l'échec scolaire
par une prise en charge différenciée des élèves

Entrevue avec Philippe Perrenoud

Propos recueillis par
Luce Brossard et Arthur Marsolais
pour Vie pédagogique

Professeur à l'Université de Genève où il enseigne la sociologie du curriculum et des pratiques pédagogiques, Philippe Perrenoud était de passage au Québec en juin dernier pour prononcer au congrès de l'Association de pédagogie collégiale une conférence intitulée " Des savoirs aux compétences : quelles implications pour le métier d’élève et le métier d’enseignant ? ". Nous avons profité de sa visite pour l'interviewer sur son dernier ouvrage, " La pédagogie à l'école des différences ", publié aux Éditions sociales françaises dans la collection " Pédagogies ", dirigée par Philippe Meirieu.

Vie pédagogique : Au début de votre livre, vous demandez aux lecteurs si l'échec les dérange et, tout à la fin, vous revenez sur le sujet et vous écrivez : " Il se peut que les classes moyennes qui ont assuré le "salut" de leur enfant par l'école ne jugent pas utile d'élargir encore le cercle des élus ". Est-ce que c'est votre hypothèse pour expliquer le peu de succès de la lutte à l'échec scolaire ?

Philippe Perrenoud : C'est une hypothèse du sociologue allemand Ralf Dahrendorf, qui ne l'applique pas seulement à l'école, mais à l'ensemble du développement des sociétés industrielles et postindustrielles. Il suggère que l’explosion de la consommation et des équipements collectifs a nanti une partie importante de ceux qui ne l'étaient pas en 1950 encore. La longue période de croissance, jusqu'à la crise pétrolière, a élargi le cercle des nantis. Il s’ensuit que, dans notre société, la classe dominante est pour la première fois une classe majoritaire. Il subsiste évidemment une classe privilégiée, mais c’est la classe moyenne qui fait et défait les politiques dans les pays démocratiques développés, en commandant souvent une alternance au pouvoir entre la gauche et la droite.

Ce phénomène expliquerait en partie que certaines avancées sociales marquent le pas. Lorsqu’une partie de ceux qui demandaient plus de chances pour leurs enfants ont obtenu ce qu'ils voulaient, ils se retrouvent du côté des nantis, et se sentent menacés par une démocratisation accrue de ce qu’ils ont obtenu pour eux-mêmes ou leurs proches en matière de santé, d’éducation, de sécurité sociale, etc. Les enfants issus des classes moyennes peuvent aujourd’hui faire des études longues et aller plus facilement à l'université qu'il y a trente ans. C'est ce qui expliquerait en partie l’affaiblissement visible des politiques de lutte contre l'échec scolaire. Sans doute restent-elles soutenues par des mouvements sociaux ou pédagogiques novateurs, mais il faut un appui électoral important pour que les gouvernements aillent dans ce sens. Or, aujourd’hui, les classes moyennes n’ont pas intérêt à soutenir des politiques qui profiteraient aux exclus.

Par ailleurs, les préoccupations changent. Les réformes scolaires ont été longtemps inspirées par une exigence d’égalité des chances. Ce n'est plus désormais le thème dominant. Ont pris le relais, le thème du chômage ou de l'intégration sociale dans les sociétés multiculturelles. L’école est toujours l’objet de beaucoup de demandes utopiques, mais elles ne sont pas de même nature, la démocratisation des études n'est plus le point central. Pourtant, le problème de l’échec scolaire demeure !

V.P. : Comme moyen de lutter contre l'échec scolaire, vous affirmez que c'est d'une prise en charge différenciée des élèves qu'on peut attendre le plus. Est-ce parce que la différenciation du curriculum et de l'évaluation ne vous semble pas un moyen efficace ?

Ph.P. : Toutes les stratégies sont nécessaires et complémentaires. Il importe d’abord que les pouvoirs organisateurs de l’école manifestent une volonté politique constante d’encourager des expériences pédagogiques, de soutenir les enseignants et les chefs d’établissements qui veulent lutter contre l'échec scolaire. Dans nombres de systèmes scolaires, cela ne va pas de soi. Les innovateurs sont au contraire traités souvent comme des marginaux, qui dérangent l’ordre établi. On les empêche par exemple de former des équipes pédagogiques, on entrave leurs projets. Alors qu'ils s'investissent dans une noble cause et qu'on devrait leur en savoir gré, les enseignants innovateurs sont victimes de brimades administratives, parce qu'ils ne font pas les choses comme tout le monde. C’est vrai, ceux qui luttent contre les inégalités proposent une autre organisation des classes, ils travaillent ensemble, ils demandent ou prennent certaines libertés avec les programmes et l’évaluation, ils négocient un autre contrat avec les parents. Le changement est à ce prix. La base d’une politique institutionnelle est d’encourager toutes les initiatives qui vont dans ce sens, ce qui suppose certains risques !

Quant aux moyens pédagogiques, ils ne peuvent être que divers. L'évaluation formative n’est pas une réponse suffisante si elle n’est pas couplée à des possibilités d’action. Si on ne peut rien faire de ce que l'on apprend des acquis et des lacunes des élèves, à quoi bon cerner les difficultés d’apprentissage des élèves et rechercher leurs causes ? Lorsqu’on sait ce qu'il faudrait faire avec et pour tel élève, il est insupportable de ne pouvoir le faire faute de temps, de moyens adéquats, de liberté d’action, d’appui. Ce peut être des choses simples : aménager le contrat pédagogique, donner plus de temps pour apprendre, revenir au programme d’une année antérieure, associer les parents au problème, placer l’élève dans une autre classe. Si ces choses ne sont pas possibles, si l'on ne peut pas différencier la prise en charge, l'évaluation formative crée une sorte de frustration, de tension. J'ai parfois parodié le titre du livre de Michel Foucault qui s'appelle La volonté de savoir en disant qu'il y a, dans l'école comme ailleurs, une volonté de ne pas savoir. Quand nous mettons le doigt sur une contradiction non dépassable (du moins avec les moyens et les degrés de liberté que nous avons), nous préférons l'oublier. C'est pourquoi, pour moi, le couplage de la différenciation de l'action pédagogique et de l'observation formative est nécessaire. L'une ne va pas sans l'autre.

V.P. : Autrement, on est au bord d'un sentiment d'impuissance croissant.

Ph.P. : Oui. A quoi bon poser un diagnostic de plus en plus pointu, puis imaginer une stratégie si l’on n'a pas les moyens pédagogiques, le temps, le droit, l'espace, l'équipe pour faire ce qu’il y aurait à faire. Le sentiment d'impuissance naît souvent de ce décalage. C’est une impuissance relative, qu’on pourrait dépasser par une autre organisation de l’enseignement et de l’apprentissage, plus différenciée. Donc une source de révolte ou de démobilisation.

V.P. : Cette prise en charge différenciée des élèves, on a l'impression qu'on sait beaucoup plus ce qu'elle n'est pas que ce qu'elle est en fait. C'est difficile de bien la cerner. Concrètement, qu'est-ce qu'une prise en charge différenciée des élèves ?

Ph.P. : On trouve, il est vrai, plus de critiques sur l'absence de prise en charge différenciée que de modèles positifs à proposer. Il y en a un : la pédagogie de la maîtrise développée par Bloom aux États-Unis dès 1966 : on fixe les objectifs généraux d’apprentissage, on enseigne puis, à coup de tests formatifs et de remédiations individualisées, on corrige peu à peu la trajectoire des uns et des autres. À l'extrême, le souci d’individualiser les tâches peut favoriser un travail " papier-crayon " (ou l’équivalent devant un écran). C’est la limite de cette approche : elle ne convient ni à tous les enfants, ni à tous les objectifs. Certaines compétences ne s’acquièrent qu’au gré d'interactions motivées par l'engagement dans un projet, une situation-problème, une recherche, toutes sortes de choses qu'on ne peut pas individualiser comme un exercice scolaire classique. C'est l'un des paradoxes qui, pour l'instant, n’est pas dépassé : comment faire pour que la pédagogie différenciée ne tourne pas le dos à l’école active ? Comment pratiquer de façon égalitaire - dans leurs effets - des pédagogies " intelligentes ", au sens de tout ce que nous indiquent les travaux de Meirieu, Develay, Astolfi et de tout ce que suggèrent les courants d'école nouvelle, la psychologie cognitive, la sociologie de l’éducation ? " On n'apprend pas tout seul ", souligne le CRESAS. On n’apprend pas non plus en se centrant sur une seule notion, en allant toujours du simple au complexe. La construction des connaissances passe par des détours et suppose l'engagement de l’apprenant dans des activités qui le mobilisent mieux que ne saurait le faire la perspective d’un lointain diplôme. Le problème est donc d’articuler les dynamiques de groupe inséparables d’une pédagogie du projet et la régulation fine de parcours individualisés.

Un certain nombre d’enseignants y parviennent, non pas en multipliant les " leçons particulières ", mais en créant des dispositifs complexes de suivi des apprentissages. Même lorsqu’ils arrivent à dire comment ils font, il est rare qu’on puisse reproduire un fonctionnement souvent lié à l’histoire d’une équipe et à un contexte particulier. Certaines équipes pédagogiques ont construit d’extraordinaires savoir-faire grâce auxquels elles parviennent à équilibrer le moment du projet et le moment de la prise en charge individualisée. On peut par exemple se servir d’une démarche de projet pour identifier des difficultés propres à chaque apprenant ou à quelques uns. Le problème est alors de les transformer en objectifs-obstacles à travailler avec cet élève ou un petit groupe sans faire perdre son élan au groupe. Les équipes qui vont le plus loin dans ce sens recourent à des contrats, des modes d'évaluation, des méthodes d'organisation de la classe, de l'espace. Tout cela, pris isolément, n'est pas magique. Ce qui est magique, c'est l’équilibre que trouve le funambule entre des forces contradictoires. Les enseignants qui investissent dans des expériences d'école active sont constamment " sur le fil du rasoir ". Et pourtant, ils ne tombent pas, du moins pas tous les jours ! Mais suffit-il d’observer un funambule pour s’approprier son art ?

Autre problème de taille : à l'intérieur d'une année scolaire, à l’échelle d'une classe, il est difficile de concilier le temps long de construction des apprentissages fondamentaux et un dispositif de régulation des parcours de formation en cours d’année. Huit ou neuf mois d'école, c'est très peu pour des apprentissages fondamentaux. C'est un problème que des enseignants " de génie " peuvent résoudre à condition de garder leurs élèves plusieurs années consécutives. On peut espérer qu’il soit résolu aussi par des équipes couvrant un cursus de trois ou quatre années, un " cycle d'apprentissage ". Cela pose un autre problème : comment arrive-t-on à mettre à la place d'un système simple de degrés, avec promotion en fin année scolaire, un système beaucoup plus subtil d'orientation continue des élèves vers des situations d’apprentissage et des tâches adéquates ? Il ne s'agit plus de les réunir avec des camarades de leur âge ou de même niveau, mais de les mettre chaque jour, aussi souvent que possible, devant des tâches importantes et pertinentes pour eux. Cela suppose une sorte de " dispatching " permanent des élèves à l’échelle d’une école. On n'est pas très loin du contrôle aérien, pour prendre une image. Imaginez un grand aéroport dont les avions s'approchent ou s'éloignent sans cesse, à grande vitesse, dans toutes les directions et à toutes les altitudes. Grâce au système des couloirs, mais surtout aux contrôleurs aériens, les catastrophes sont très rares. Pour les éviter, il faut prendre en temps réel toutes les décisions utiles pour que chaque appareil reçoive l'information et l’aide nécessaires pour choisir sa route. Une pédagogie différenciée doit résoudre un problème de même type, et trouver l’équivalent des radars et autres outils des contrôleurs du ciel. Autrement dit, une équipe d'enseignants qui veut différencier et individualiser les parcours de formation doit suivre les itinéraires de tous les élèves dont elle a la charge et prendre en temps utile des décisions d'affectation à des tâches, de composition de groupes de niveau, de besoin, de projet. On est au coeur du problème des dispositifs.

V.P. : Vous dites que l'individualisation des parcours, ce n'est pas l'enseignement individualisé. Quelle distinction faites-vous entre les deux ?

Ph.P. : Ces mots sont une source inépuisable de malentendus. Le mot " individualisation " véhicule des images très fortes. On pense à une forme de tutorat, en enseignant s’adressant à un seul élève, dans une relation duale. Il faut un travail sémantique énorme pour que les gens se défassent de cette image. Un travail d'abstraction aussi : on n'arrive pas encore, dans l'école, à penser séparément le parcours d'apprentissage de l'apprenant et l'action des enseignants, à dissocier ce qui arrive à l'élève de ce que fait l'enseignant. Il suffirait pourtant que chacun se souvienne de son expérience d'élève, de ces heures où le professeur s'escrimait à enseigner des notions alors que les élèves étaient ailleurs, n'écoutaient pas, bavardaient, s'amusaient, vivaient une vie parallèle. Dès qu'on devient professeur, on s'empresse d'oublier, semble-t-il, que l’activité mentale des élèves échappe radicalement au contrôle de l’enseignant, surtout s’il se tient à la sommaire injonction " Soyez attentifs, suivez mon propos ".

Pour sortir de la confusion à propos de l’individualisation, il faut au préalable se mettre d’accord sur la notion de parcours d'apprentissage. Elle rejoint l'idée de curriculum vitae, de parcours ou d'histoire de vie comme disent les spécialistes des approches biographiques. Chaque personne a une histoire de formation, une histoire toujours singulière. La construction des connaissances est donc inévitablement individualisée ou personnalisée, car elle ne se développe pas de la même façon chez deux personnes, même si elles sont très semblables et vivent côte à côte. Prenons l’exemple de deux enfants du même quartier qui commencent l'école la même année et qui, pendant neuf ans, ne se quittent pas. On pourrait avoir l'impression qu'ils ont vécu la même histoire scolaire et donc construit les mêmes acquis. Il n’en est rien ! Même s'ils étaient assis l'un à côté de l'autre, ils ne se sont pas intéressés aux mêmes choses au même moment, ils n'ont pas établis les mêmes rapports avec leurs camarades, avec l'enseignant, ils n'ont pas développés les mêmes curiosités, les mêmes fermetures, pas appris et compris les mêmes choses. Chacun a vécu sa propre histoire intellectuelle. L'individualisation des parcours de formation est un fait. L'enjeu de l’école n'est pas de la créer, mais de la maîtriser, pour que ne se creusent pas les écarts, ne s’accumulent pas les échecs. La réponse n’est pas le tutorat - même s’il reste une forme possible d’action - mais la construction d’un dispositif de suivi et de pilotage des parcours individuels de développement et d’apprentissage. Ce dispositif est plus complexe que l’organisation pédagogique classique en degrés et en classes, même assortie d’une part de soutien. L’individualisation maîtrisée des parcours est un effet de dispositif, non une simple prise en charge personnalisée.

V.P. : Des traits sociaux ressortent du comportement de l'élève à l'école. Vous affirmez, par exemple que, de par leur milieu, certains élèves ont besoin de repères très clairs, de consignes fermes, de répétitions, qu'ils poursuivent essentiellement des buts à court terme. Les enseignants l’ignorent-ils ? Est-ce parce qu’ils viennent plutôt de la classe moyenne, où l'on négocie beaucoup avec les enfants, où on les écoute ? Ou n’ont-ils pas de moyens d'en tenir compte ?

Ph.P. : Les enseignants qui pratiquent des pédagogies ouvertes et actives pensent que ce sont non seulement des méthodes efficaces pour faire apprendre, mais qu’elles incarnent des valeurs humanistes fondamentales. Ces pédagogies respectent la liberté à l'apprenant, veulent lui donner des possibilités de grandir sans se couler dans un moule. Il est très difficile d’envisager que la mise en pratique d’aussi louables intentions puisse fabriquer des inégalités, d’accepter que les pédagogies actives puissent convenir " spontanément " d’abord aux enfants qui arrivent à décoder correctement le sens des règles du jeu, de la confiance qu'on leur fait, des espaces de parole et de négociation qu’on leur ouvre. " Est-ce qu'on a le droit de sortir après telle heure ? " L'enfant habitué à recevoir dans sa famille une réponse catégorique et non négociable (" Parce que c'est comme ça ") peut être déboussolé lorsqu’à l’école on répond " Je ne sais pas, qu'est-ce que tu en penses ? " Comment saurait-il à quoi on le convie ? Est-ce un piège ? Un jeu truqué ? Une vraie liberté, inattendue ? L’invitation à un dialogue dont la conclusion l’obligera en fin de compte plus qu’une règle ?

Je ne propose pas pour autant de renoncer aux pédagogies ouvertes et actives, qui se fondent sur des valeurs et des conceptions de l’apprentissage que je partage. L’important est de comprendre qu'elles redéfinissent le métier d'élève par beaucoup d'implicites qu'il faut les expliciter pour en contrôler les effets pervers éventuels. Il faut construire peu à peu l'adhésion, la compréhension pour que prennent sens des pratiques ou des règles qui, vues à partir de la culture de certaines classes sociales, de certaines familles, paraissent très déconcertantes, irritantes, voire blessantes. Cela demande aux enseignants une décentration " sociologique ". Il est difficile de comprendre pourquoi un enfant de 8 ans n’aime pas les jeux si l’on pense que " Tous les enfants aiment jouer ". Dans certaines familles, le jeu n'est pas valorisé, parce qu’il s’oppose au travail, clé supposée de la réussite. Pour les parents malmenés par la vie, accoutumés à être traités durement dans le monde du travail, jouer à l'école, c'est perdre son temps. Il est, autre exemple, difficile de coopérer avec un autre enfant lorsqu’on vient d'un milieu où la règle est " chacun pour soi ". Pourquoi me demande-t-on de partager mon savoir avec un autre ? Ce n'est pas juste, car j'en sais plus que lui. Si les gens prenaient conscience de tous ces phénomènes pour eux d'abord, ils pourraient ensuite en parler avec les élèves, ce qui les amènerait peut-être à modifier certaines pratiques, et d’abord certains jugements.

Dans le cheminement d’une personne, il y a des acquisitions proprement cognitives ; mais il y a aussi quelque chose qui n'est pas au centre de la psychologie cognitive, qui relève plutôt de ce que la sociologie ou l’anthropologie culturelle le rapport au savoir. Assimiler des savoirs, c’est aussi construire, plus ou moins consciemment, un rapport particulier à ces savoirs, une réponse spécifique à des questions comme : à quoi servent ces savoirs ? d’où viennent-ils ? sur quoi se fondent-ils ? qui les détient ? Les élèves qui ont acquis les mêmes savoirs n’ont pas nécessairement construit le même rapport au savoir. Cela se voit lorsque la sélection scolaire se durcit, par exemple lors du passage du primaire au secondaire. Des élèves qui ont bien réussi à l’école primaire s'effondrent assez vite au cycle suivant, alors que d'autres confirment leur excellence. Sans doute y a-t-il plusieurs explications à cela. L'une pourrait être que les premiers ont construit un rapport sérieux, perfectionniste, névrotique au savoir et à la normes scolaires, alors que pour les seconds, plus désinvolte, la conquête des savoirs est un jeu, un jeu complexe, un jeu exigeant, qu'il faut avoir les moyens de jouer, mais un jeu, dans lequel on ne s’implique pas entièrement. Et aussi un jeu qui débouche sur d’autres jeux, dans lequel il faut gagner plusieurs parties successives pour arriver en finale, l'entrée à l'université. Jusque-là, l’essentiel est de survivre, de progresser, au besoin en faisant illusion. Ce détachement constitue un avantage décisif dans la compétition scolaire dès le moment où il devient impossible de faire tout ce que demande l’école. Ceux qui ont réussi au prix d’une tension névrotique vers la perfection, d’une totale identification aux attentes de l’école, sont perdus lorsqu’il faut choisir, ruser, fonctionner à l’économie, de façon stratégique, dans un rapport utilitariste au savoir du moment. Si l’on n’a aucune distance aux normes d’excellence et aux savoirs scolaires, le jour où on rencontre un échec, on se défait, on se déconsidère. Il se peut que des itinéraires intellectuels apparemment semblables dissimulent de fortes différences dans le rapport au savoir. Cela ne fait que compliquer le tableau : au-delà des cheminements visiblement différents, une gestion individualisée des parcours devrait prendre en compte des différences plus subtiles.

V.P. : C'est ce que vous voulez dire lorsque vous affirmez : " Aujourd'hui, nul ne peut ignorer que la réussite et l'échec sont en partie des problèmes de rapport au savoir et de sens du travail scolaire. " Mais les enseignants savent-ils tous cela ?

Ph.P. : Certains le savent au moins intuitivement. Je le sais comme sociologue, mais je le savais confusément bien avant, parce que je me suis beaucoup ennuyé à l'école et que le rapport scolaire au savoir m’a toujours démobilisé. Lorsqu’on passe tant d'années et tant d'heures à se dire : " Qu'est-ce que je fais là, à quoi me mène ce travail ? ", il devrait en rester une forme de sensibilité. Peut-être, comme on le dit souvent, trop d’enseignants ont-ils été de bons élèves. Il est possible que leur expérience scolaire ait été assez gratifiante pour qu’ils n’imaginent pas d’autres postures, qui mènent à l’ennui, à la fuite, à la dérision, à la routine, à la révolte. Chacun manifeste une part d’aveuglement face aux enfants très différents de celui qu’il été. Les enseignants qui ont été de mauvais élèves voient les élèves en difficulté différemment. Ils se souviennent que le savoir scolaire n’est pas toujours le " gai savoir ", le savoir libérateur, le savoir qui fait grandir et donne du sens. Même un enseignant qui a vécu sa propre scolarité de façon malheureuse a tendance à refouler les souvenirs qui jettent un doute sur le sens de sa pratique. On se refuse en général à envisager sereinement que le rapport au savoir qu’on privilégie met certains élèves à plus grande distance des savoirs et de la réussite.

A la mémoire courte s’ajoutent les effets de perspective. Quand on observe une classe durant une heure et qu'on demande à l'enseignant ce qui s'est passé pendant cette période, il donne fréquemment une image de trop-plein. Il a l’impression de ne pas avoir été tranquille un instant. Certains le disent : " Je n'ai pas pu m'asseoir, je n'ai pas pu souffler. " Ils arrivent à la fin de la journée essoufflés, fatigués, n'ayant pas eu une seconde de répit. Il leur est donc difficile d'imaginer ce qu’a vécu dans le même temps un élève qui, lui, n'était pas responsable de la classe, ne comprenait pas nécessairement le sens des activités et s’excluaient de celles qui le dépassent ou l’ennuient. Un enseignant a du mal à se mettre à la place d’un élève qui, chaque fois qu'il lève la main, n'est pas remarqué ou qui, s'il est entendu, s’entend dire : " Non, ce n'est pas ça, tu es à côté du problème " ou " On a déjà posé cette question ". L'enseignant est victime de aveuglement de l'acteur central qui, parce qu’il orchestre les échanges, ne peut guère se mettre à la place de ceux qui jouent un rôle marginal ou malheureux dans le concert… Tous les élèves n’ont pas le même rôle dans l’orchestre de la classe. Aux différences dans l’histoire de vie ou la culture, s’ajoutent des différences de perspectives liées à la position et à l’activité de chacun dans le système classe. Les unes et les autres se nourrissent réciproquement.

V.P. : Vous considérez qu'il faut neutraliser la discrimination négative si on veut que la discrimination positive soit efficace. Qu'est-ce que vous voulez dire ?

Ph.P. : Les principaux courants de pédagogie différenciée, à commencer par les projets d'éducation compensatoire des années 1970, parient sur la discrimination positive : donner plus à ceux qui ont plus de besoin, favoriser les défavorisés. Cette démarche se fonde sur une sorte de postulat optimiste, qui voudrait que l’école se borne à pratiquer " l'indifférence aux différences ", selon la formule de Bourdieu. Et il est vrai qu’il suffit de traiter tous les enfants comme " égaux en droits et en devoirs ", pour amplifier les écarts initiaux et fabriquer des échecs. L'enseignement frontal a l'air très démocratique puisque il adresse le même message à tout le monde, dans les mêmes conditions, sans échanges privilégiés avec tel ou tel élève. Il a l'air de traiter tout le monde sur le même pied. Ce faisant, il engendre des inégalités, dans la mesure où ce qui se passe dans la tête d'un enfant ou d'un étudiant résulte l'interaction entre la situation et de ce qu'il y investit. Or, tous n'investissent pas les mêmes ressources dans les mêmes situations d’apprentissage. Un enseignement insensible aux différence les accroît et les transforme en inégalités proprement scolaires.

Mais ce n’est qu’une partie du problème. Il n’y a jamais pure indifférence aux différences. La formule est frappante, mais elle masque le fait que, sauf dans un auditoire où le professeur s’adresse à une foule, il n’est jamais complètement indifférent aux différences. Dans une classe, l’enseignant interagit de façon différentielle avec les uns et les autres, même s’il s’adresse en apparence au groupe. Dès qu’il y a communication verbale ou non verbale, il y a discrimination possible, positive ou négative. Il ne suffit pas d’ajouter une discrimination positive volontaire - pédagogie différenciée - à une discrimination négative inconsciente. Certains élèves n'apprennent pas " simplement " parce que le message pédagogique ne s’ajuste pas à leur niveau de compréhension et de motivation, à leurs acquis, aux codes dont ils disposent. Pour eux, la discrimination positive est une réponse adéquate. D’autres n’apprennent pas parce qu'on les traite d'une façon qui les empêche d'apprendre, notamment en les empêchant de croire qu’ils en sont capables. " Tous capables ! " affirme le Groupe français d’éducation nouvelle, en rupture avec le message que reçoivent beaucoup d’élèves dès le début de leur scolarité : élève lent ou qui ne comprend rien, ne s’intéresse pas, ne travaille pas, n’est pas motivé, ne participe pas, n’a pas d’ambition, manque de volonté et donc, n’ira pas très loin. C’est l’effet Pygmalion à l’envers. La discrimination négative n’est pas nécessairement conscience, on peut être involontairement cruel ou démobilisateur. Lorsqu'on interroge des gens de 30, 40 ou 50 ans qui ont échoué à l'école, leurs blessures se rouvrent comme si c'était hier et ils racontent une histoire d’humiliation. Il y a des mots qui font mal, des petites phrases répétées qui blessent, des façons de ne jamais reprendre les questions d'un élève qui le conduisent à ne plus exister.

Arrêtons-nous à ce dernier exemple. Pourquoi ne donne-t-on pas la parole à un élève ? Pour le brimer ? Non. Tout bonnement parce qu'on sait que, généralement, il pose des questions embrouillées, en dehors du sujet et qui ne font pas avancer la leçon. Chaque fois, il apparaît plus " efficace " de ne pas lui donner la parole. Si bien qu’à longueur d'année, de tels élèves lèvent la main en vains : le professeur les ignore et donne la parole à quelqu'un d'autre, qui va l'aider à faire avancer la leçon. Ou alors l'élève qui a levé la main s'entend dire : " C'est une question idiote " ou provoque une mimique qui signifie qu’il aurait mieux fait de se taire. Un article de Pédagogie collégiale sur l'art de poser des questions avec assurance rapporte des recherches américaines et québécoises qui montrent assez bien que, jusqu'à l'université, il faut du courage pour poser des questions au professeur, parce que l'expérience des étudiants leur a montré que, quand on pose des questions, on prend des claques, on s’attire un petit sourire narquois ou une remarque peu gratifiante du type : " J’ai déjà répondu à cette question ", ou " Vous sortez du sujet " ou encore " Votre question suggère que vous n’avez pas compris grand chose " La discrimination positive consisterait, dans ce domaine, à donner de la place à ceux qui, d'habitude, ne posent pas de questions et à répondre à leurs questions plutôt que de consacrer un maximum de temps à des questions d'élèves avancés qui sont soit dans une quête de savoir au-delà des maîtrises requises, soit dans un jeu social, une sorte de connivence avec le maître. Neutraliser la discrimination négative, cela voudrait dire maîtriser tout ce qui dissuade les élèves qui en ont le plus besoin de poser des questions. Si on ne pose que des questions dont on a la réponse ou des questions intelligentes, c'est qu'on n'a pas de problèmes. La caractéristique même d'un élève en difficulté, c'est de poser des questions décalées par rapport à ce que le professeur aimerait entendre, des questions qui lui indiquent - veut-il l’entendre ? - qu'en réalité il va beaucoup trop vite, que son discours coule sur la tête des élèves. Si le professeur répond désagréablement, par de l'ironie ou une sorte de mépris, c'est parfois parce qu’il a peu de considération pour ses élèves, voire pour son métier. Mais c’est souvent plus complexe : il répond agressivement parce que les questions " non convergentes " interfèrent avec sa planification didactique. S'il prenait les questions au sérieux, il dirait : " J'arrête tout. S'il y a cinq élèves qui aujourd'hui, dans ma classe, posent des questions qui démontrent qu’ils n’ont pas compris ce qu’est une division, je perds mon temps. Je ferais mieux de reprendre la multiplication ". Ce n'est pas une question de méchanceté, d'incompétence ou de manque de professionnalisme ; c'est que les contraintes de la situation peuvent amener le professeur, dans une classe, à dire beaucoup de choses blessantes juste parce qu'il doit avancer, pour " faire son programme ". Si bien que, dans la gestion du temps accordé aux questions des élèves, il est tout le temps en train de mettre des limites. Or, ces limites frappent les élèves les plus défavorisés et créent une discrimination négative. L’élève sûr de lui, qui vient d’une famille aisée, a assez de culot pour lever la main et dire : " Vous n'avez pas répondu à ma question ".

Neutraliser la discrimination négative coûte moins cher que de mettre en place de grands programmes de discrimination positive qui demandent une autre organisation de classe. C'est plutôt dans l'attitude et dans la relation que se concentrent ces petites choses qui ont l'air de rien et qui finissent par exclure certains élèves des activités et des apprentissages.

V.P. : Vous parlez de travailler sur soi pour passer d'une pratique de l'enseignement ordinaire à ce genre de finesse et d'attention. Vous dites qu'il y a un certain nombre de deuils à faire. Est-ce que vous pourriez décrire un cheminement possible, pas un cheminement isolé, parce qu'il faut qu'une école arrive à différencier les parcours ?

Ph.P. : Pour travailler avec d'autres, il faut travailler sur soi. On peut, pendant un moment, ne travailler qu'avec sa propre classe et néanmoins devenir plus sensible aux différences, éviter plus méthodiquement de les transformer en petites et en grandes inégalités par discrimination négative non maîtrisée ou absence de discrimination positive. Il importe effectivement que chacun prenne conscience de la façon dont il fonctionne dans la relation et en changer lorsque c'est possible. Le travail sur soi n'est pas nécessairement un travail psychanalytique en profondeur, mais cela peut aller jusque-là, parce que la façon de rejeter, de séduire, d’exclure, de blesser ou de dominer renvoie à la construction de la personne plus qu’à des conceptions didactiques. Travailler sur soi a aussi, paradoxalement, une composante plus " sociologique " Prendre conscience de ses valeurs implicites, de son " inconscient culturel " importe autant que de connaître ses pulsions. Nous sommes toujours le produit, simultanément, d’une histoire singulière et d’une ou plusieurs cultures qui modèlent nos façons de penser et d’agir.

Prenons l’exemple d’une maîtresse d'école qui oblige ses élèves, de 11-12 ans, quand ils quittent la classe, à passer devant elle, à lui serrer la main et à dire : " Au revoir, maîtresse ". Elle le fait depuis très longtemps, dans une intention très positive, avec une totale bonne conscience, sûre que c'est une façon civile et éducative de traiter ses élèves. Ce faisant, elle oblige les enfants, quelle que soit leur humeur, quels que soient les événements de la matinée, qu’ils se soient ennuyés ou passionnés, qu’ils aient reçu une bonne ou une mauvaise note, qu’ils soient fâchés contre elle ou qu’ils l’adorent, à passer par ce rituel, à la regarder dans les yeux et à s’exposer à une question s’ils ont " un drôle d’air ". Toute cela n’est pas bien grave et ne suffit pas en soi à fabriquer de l’échec. Mais cela peut y contribuer.

Ces aspects sont complexe et il faut se garder de juger des actes sans comprendre leur signification pour les uns et les autres. Pour l’enseignant, le rituel de la sortie de classe est sans doute justifié par le souci de faire la paix, de ne pas se quitter sans avoir liquidé les contentieux de la journée, aux fins de reconstruire un rapport positif malgré d’éventuels incidents. L’école est un monde de passions. Vues par les adultes, les préoccupations des enfants sont de petites histoires mais, pour les intéressés, certaines déceptions, frustrations, blessures ne sont pas très loin de la tragédie antique. Il est donc très important de comprendre ce que les élèves ont vécu et d'essayer de dédramatiser, de s'expliquer. Certains enseignants le font pour des élèves dont ils savent ou devinent qu'ils viennent de vivre quelque chose de difficile ou d’heureux. Ils découvrent alors des choses que d'autres enseignants ne découvriront jamais, que se faire corriger en rouge un dessin ou un texte peut être un drame absolu pour un enfant, alors que c’est un geste anodin pour l’enseignant. L’enseignant me maîtrise jamais à lui seul le sens de la situation. Quand on dit à l'élève : " Regarde-moi dans les yeux, serre-moi la main et disons-nous au revoir ", il commet un acte d'une certaine violence, parce que les élèves n’ont pas le choix, ne peuvent esquiver le rituel même lorsqu’ils n’ont aucune envie de dire ce qu’ils ont sur le coeur. L'enseignante qui en prend conscience peut se sentir très mal. Une pratique qu'elle vivait très positivement révèle une face cachée un peu moins reluisante, une sorte de jeu de pouvoir, très asymétrique. Lorsque quelqu'un prend conscience du fait qu'il exerce un pouvoir parfois abusif, qu'il ne laisse pas toujours de la place à l'autre, il peut être tenté de balayer tout cela, de le nier, pour ne pas entrer en crise. Ou il peut commencer un travail sur soi en se demandant : " Pourquoi est-ce que je fais ça ? " " Qu'est-ce que j'y gagne ? " " Ai-je à ce point besoin de les contrôler ? " " Est-il vital pour moi qu'ils me regardent comme si j'étais quelqu'un de très important ? " Si on tire le fil, on se rend compte que l’écheveau se dévide et qu’on touche à l’image de soi, à la séduction, au pouvoir, à toutes sortes de choses qui sont au coeur du rapport pédagogique, mais qu'on préfère ne pas penser explicitement. La formation des enseignants est souvent muette sur ces problèmes, donc les praticiens sont très démunis. Travailler sur soi, c'est pénétrer dans des souterrains qui mènent à des profondeurs inconnues et qui peuvent faire peur.

Quand on prend des élèves en charge, on peut se demander. " Pourquoi ceux-là ? Qu'est-ce qui fait que celui-ci mérite mon temps, mon investissement ? " Si on creuse cela, on met le doigt sur des choses pas très, très avouables, des sympathies et des antipathies. Par exemple, tous les gens qui travaillent avec des élèves en difficulté n'osent pas dire, parce que ça ne fait pas professionnel, que ce ne sont pas en moyenne des élèves très gratifiants : ils ne veulent pas travailler, ils rechignent, ils font semblant, ils trichent. Ils aimeraient réussir, mais ne veulent pas travailler. Comme le dit Philippe Meirieu, tout le monde veut savoir, mais ne veut pas forcément apprendre. Surmonter ses difficultés, même dans une relation d’aide, est un gros travail. L'élève est assez naturellement tenté de fuir l’obstacle et de ne pas coopérer, alors même que c’est " pour son bien ". C'est peu gratifiant pour le professeur et cela suscite des mouvements d’impatience, d’agressivité, d’éloignement, de rejet. Si on creuse pour savoir pourquoi on fait ce qu'on fait, on trouve des choses qui défont des mythes, par exemple que le pédagogue aime tous les enfants, qu’il les traite équitablement, qu’il n'a pas d'états d'âme et se dévoue sans espérer être payé de retour. Si " l’enseignant est une personne ", c’est une personne normale, qui a donc comme tout le monde des sympathies et des antipathies, des moments de faiblesses, des passages à vide, des rapports ambivalents à la séduction, au pouvoir, à la réussite des autres. Travailler sur soi, c'est nécessaire, mais c'est difficile parce que c'est accepter qu'on n'est pas aussi irréprochable qu'on aimerait le croire.

V.P. : À la fin de votre ouvrage, vous dites que " notre rapport au changement reste magique ". Vous écrivez, " La pensée des pédagogues manque terriblement de patience et d'humilité. Vouloir agir seul, vite, par une seule entrée, c'est se condamner à ne pas agir. La lutte contre l'échec scolaire ne peut être que systémique, collective, organisée à large échelle et poursuivie sur les décennies. Chaque ministère, chaque chercheur, chaque mouvement pédagogique qui croient détenir LA solution retardent le mouvement. " C'est un peu décourageant pour les enseignants qui veulent bien faire. Par où faut-il commencer ? Quelle stratégie de changement préconisez-vous pour l'école ordinaire ?

Ph.P. : Si on savait vraiment répondre à cette question, l'école aurait changé davantage. Il faut être nuancé à ce propos, l’école a beaucoup changé depuis un siècle, elle ne cesse de changer, mais lentement, laborieusement, avec beaucoup d'effets de modes et de fuites dans la pensée magique. Lise Demailly note qu'en France, à peu près tous les dix ans, surgit une nouvelle idée phare dans laquelle tout le monde met tous ses espoirs : pédagogie par objectifs, projet d’établissement, nouvelles technologies. Or, on sait désormais qu'aucune idée unique, aussi cruciale soit-elle, ne peut venir à bout de difficultés systémiques. Les bonnes idées ne sont bonnes que si on les utilise en synergie avec les autres. Il ne faut pas choisir entre pédagogies actives et pédagogies différenciées, entre l'informatique et des approches plus philosophiques, entre savoirs et compétences, etc. Fuyons cette tendance monomaniaque à ne croire qu'à une seule entrée. L'histoire des discours sur l'école évoque l’éternel retour. Ce qui frappe les historiens qui étudient les journaux pédagogiques, c'est que presque tous les thèmes reviennent cycliquement, par exemple les devoirs à domicile, l'évaluation et la compétition, la diversité des élèves, l’opposition entre tête bien faite et tête bien pleine, etc. On s’agite sans conclure, ce qui fait que, dix ans plus tard, on pose presque les mêmes problèmes, dans un langage un peu renouvelé, et on retrouve les mêmes oppositions rituelles et les mêmes impasses. Les problèmes passent de mode avant d’être résolus, mais comme ils tiennent aux contradictions structurelles du projet d’instruire, ils finissent pas resurgir…

Pour l'échec scolaire, on ne peut pas dire que rien n'a changé depuis vingt ou trente ans, mais on ne peut pas dire non plus qu'on progresse spectaculairement. Malgré des politiques d'éducation audacieuses, des dispositifs complexes, des modèles séduisants, l’échec scolaire résiste. La question des stratégies de changement est multiple. Elle se pose, à un extrême, à l'échelle du changement personnel de représentations et de pratiques et, à l'autre extrême, à l'échelle d'un système éducatif entier. S'il fallait dire " comment changer en dix leçons ", on ne proposerait pas les mêmes leçons selon qu'il s'agit d'une personne, d'une équipe pédagogique, d’un établissement ou d’un système scolaire tout entier.

Les gens peuvent changer un petit peu tout seuls. Il ne faut pas cependant entretenir l'illusion qu'on peut réformer l'école à soi tout seul, ni qu’elle changera uniquement par l’heureuse coïncidence de démarches personnelles. A l’échelle d’une équipe ou d’un établissement, on peut aussi faire des pas et toucher davantage à la division du travail et au dispositif de suivi des élèves.

Pour rompre avec la pensée magique, on peut faire un certain nombre de petites choses. Par exemple, s’astreindre à ne pas dénoncer toutes les impossibilités dues au système avant de les avoir vraiment touchées du doigt et d'avoir expérimenté qu'en effet on ne peut pas obtenir un assouplissement des structures. Le " système " est largement dans la tête des gens et c'est souvent à des impossibilités dépassées qu’ils se réfèrent. Par exemple, une enseignante primaire dit à un cadre : " On doit, dans chaque discipline, administrer trois épreuves notées dans le trimestre pour établir une moyenne. C’est très lourd ! " " Où avez-vous vu cela ? " " Cela figure dans les directives officielles. " " Pouvez-vous me montrer lesquelles ? " Confusion de l'enseignante : aucun texte en vigueur ne confirme ses dires et celui auquel elle se réfère date d'une vingtaine d'années ; il reste que, dans l'imaginaire des enseignants, on doit toujours administrer trois épreuves. On se rend compte que l'obstacle n'est pas dans l'institution, il est dans l'image de l'institution chez les enseignants. Rompre avec cette dépendance et cette révérence - qui n’excluent pas la grogne - est urgent. On est proche de que les spécialistes anglo-saxons de l’innovation appellent " empowerment ". Individuellement, et surtout collectivement, les enseignants ont plus de pouvoir qu'ils ne le croient, notamment le pouvoir d'atteindre et de repousser les limites de son autonomie sans les anticiper ni penser a priori " Ils ne voudront jamais "…

Une autre façon élémentaire de favoriser le changement est de renoncer à cette espèce d'alternance des enseignants innovateurs entre " Je veux tout changer cet année " et " J’ai déjà donné, on ne m’y reprendra plus à quatre ans à croire à des chimères, je me retire sous ma tente ". Certains s’y tiennent, d’autres " rechutent ", parce qu’ils ne peuvent s'empêcher d’espérer encore. Mais ces hauts et ses bas sont épuisants et font perdre beaucoup d’informations sur les impasses et sur les pistes prometteuses. On connaît la formule " Lorsqu’une personne âgée s’éteint, c’est une bibliothèque qui brûle ". Certains sortent du circuit bien avant l’âge. Je pose ici un problème de méthode. Il y a des débauches d'énergie dans les écoles, une frénésie du passage à l'acte. Trois enseignants qui discutent de la possibilité de faire une évaluation formative en histoire peuvent être tenté, après un premier échange, de passer à l’acte : " On commence cette semaine ". Passerait sans doute pour un défaitiste celui qui dirait " C'est la fin de l'année, ce n'est pas la peine de changer tout de suite, ce n'est pas utile. Ça ne va pas changer la face de l'échec de commencer immédiatement. On ferait mieux de réfléchir jusqu'aux vacances, de lire un peu, de trouver une personne-ressource. Puis, pour le programme d'histoire de l'an prochain, de viser un tiers des notions du programme pendant un trimestre pour voir si ça tourne. " Il est très rare que les enseignants dosent le changement. C'est tout ou rien. C'est demain ou jamais.

Il y a un troisième problème, c'est la fermeture des gens d'école sur eux-mêmes. On ne va pas chercher les ressources ailleurs, on n'utilise pas grand-chose de l'expérience des autres organisations ou des autres enseignants. Il y a une certaine volupté à réinventer la roue, dans son coin. Il est gratifiant d’inventer plutôt que d’adopter, mais cela prend nettement plus de temps. On ne communique pas bien son expérience dans le monde scolaire. Quand vous êtes informaticien et que vous rencontrez une erreur dans un programme, ou si vous avez un problème que vous n’arrivez pas à résoudre tout seul, votre premier réflexe, c'est de mettre un message sur Internet pour demander de l'aide. Dans l'enseignement, c'est exactement l'inverse. On n'imagine pas que quelqu'un puisse nous aider. Peut-être parce qu'on n'imagine pas que quelqu'un puisse avoir exactement le même problème que nous, et encore moins y apporter la même solution. Surtout parce qu’on craint d’être jugé, de dévoiler ses points faibles. Pourtant, en travaillant avec d'autres, on se donne du courage, on multiplie les compétences et on accumule aussi une capacité de résistance à l'usure.

L’école n’a guère la mémoire collective de ses essais et erreurs. Prenons une équipe pédagogique qui mène un projet durant trois, huit ou quinze ans. Sauf si elle publie ou travaille avec des chercheurs ou des formateurs, il ne restera aucune trace lorsque le groupe se dispersera. Chacun conservera pieusement quelques papiers ou les jettera lors de son prochain déménagement. De toute façon, ils ne serviront à personne. Les établissements et le système scolaire ont la mémoire courte. Des expériences de pédagogie différenciée, il y en a probablement, dans un système scolaire, des milliers dont on n'a jamais entendu parler, qui ne sont pas documentées. C'est comme si elles n'avaient pas existé. Personne n'en a rien appris, hormis, dans le meilleur des cas, ceux qui les ont conduites.

Pourquoi ne pas se dire : " Avant de changer de méthode, j'évalue ce que j'ai fait " ? Cela paraît élémentaire et, pourtant, j'ai vu beaucoup d'équipes d'enseignants faire des diagnostics à la hache : ça ne marche pas, on est déçu, on fait autre chose, on tourne la page. On ne sait même pas pourquoi l'expérience a échoué, on est déjà reparti dans un autre rêve. L’école n’a pas encore une culture de l'innovation comme longue marche, comme ajustement progressif de dispositifs fondés sur des idées justes, mais dont l’efficacité dépend aussi et d’abord de la finesse et de la justesse des régulations quotidiennes. On voit qu’en s'y prenant de façon un peu méthodique et collective, on pourrait gagner beaucoup de temps et d’énergie, et surtout accumuler des savoirs d’expérience partiellement transmissibles et transférables.

Ce n'est pas du Ministère que doit descendre un modèle de pédagogie différenciée à appliquer partout. Mais pourraient descendre du Ministère différentes choses très importantes dans une stratégie de changement : d'abord la volonté d’indiquer une direction, de dire : " Il est important de différencier l'enseignement, de faire de l'évaluation formative, de tenir compte des différences culturelles et des rapports au savoir ".

Il conviendrait aussi, à ce niveau, d'aménager des formations, de donner des moyens, d’assouplir les règles, de prendre des risques. Renonçons à la bonne solution valable pour tous. Le modèle applicationniste du changement est dépassé. Cela ne veut pas dire que le Ministère ne doit rien faire, attendre passivement. Il doit encourager et solliciter énormément d'initiatives individuelles et collectives. On peut rêver d’une sorte de rencontre entre une politique incitative et des initiatives du terrain. Sans les susciter, le Ministère ou tout autre pouvoir organisateur peut les rendre probables, en créant des conditions favorables, en tenant un discours clair, en étant extrêmement attentif à ne pas renforcer les conservatismes qui, à tous les étages, étouffent sournoisement les innovations dans l’œuf. Favoriser le changement, à la limite, est très proche d’une démarche didactique moderne : il s’agit de créer des conditions optimales pour que les gens changent, sans espérer changer à leur place, pas plus qu'on ne peut apprendre à la place d'un enfant ou d'un adolescent.

Pour changer, peut-être faut-il apprendre à changer. Je ne pense pas à un module de " formation au changement ", mais à une connaissance plus dense et partagée des processus à l’œuvre dans les organisations. Il est très important que les journaux comme le vôtre, les journaux professionnels, présentent des récits d'innovations sous tous leurs aspects, y compris lorsqu’ils paraissent décevants. Développer des stratégies de changement, ce n'est pas avoir trois bonnes idées initiales, c'est savoir patiemment repérer et surmonter les petits et les grands obstacles. C'est donc avoir des grilles conceptuelles et aussi des images mentales. De telles images mentale se nourrissent en partie de la narration des projets d’innovation des autres. Les entreprises qui réussissent se fondent parfois sur une intuition géniale, mais toujours sur la capacité de corriger la trajectoire sans arrêt. C'est à une formation plus psychosociologique que psychopédagogique que je fais allusion. On retombe ici sur certains manques de la formation des enseignants. Les enseignants sont encore, dans des organisations, des acteurs naïfs. On peut être un cynique naïf et la hargne anti-autoritaire ou anti-institutionnelle ne tient pas lieu d’analyse. Nombre d’enseignants paraissent, malgré des années de vie dans les établissements, toujours aussi effarés que les mêmes pouvoirs abusifs soient pris, que les mêmes non dits parasitent le travail, que les mêmes chantages soient exercés. Ils sont donc facilement blessés par des incidents qui, dans le fond, sont le pain quotidien de tous les gens qui travaillent dans des organisations. Si on l’a compris, on " fait avec " et on ne déprime pas, on ne se démobilise pas ou on ne perd pas son sang-froid au moindre conflit avec des collègues ou l’autorité, à la plus infime rebuffade, à la première contestation. La culture enseignante ne permet pas encore suffisamment de distance à l’égard des organisations pour que chacun vive le changement comme une chose " banalement difficile ", comme un travail incertain qui ne réussit jamais du premier coup, mais n’est pas impossible pour autant ! 

Références bibliographiques

Perrenoud, Philippe. La pédagogie à l'école des différences, Paris, ESF éditeur, 1995.

Voir aussi du même auteur :

Métier d’élève et sens du travail scolaire (Paris, ESF, 1994)

La formation des enseignants entre théorie et pratique (Paris, L’Harmattan, 1994)

La fabrication de l’excellence scolaire (Paris et Genève, Droz, 1995).

Début


Source originale :

http://www.unige.ch/fapse/SSE/teachers/perrenoud/php_main/php_1995/1995_12.html

Téléchargement d'une version Word au format RTF :

http://www.unige.ch/fapse/SSE/teachers/perrenoud/php_main/php_1995/1995_12.rtf

© Philippe Perrenoud, Université de Genève.

Aucune reprise de ce document sur un site WEB ou dans une publication imprimée ne peut se faire sans l’accord écrit de l'auteur et d’un éventuel éditeur. Toute reprise doit mentionner la source originale et conserver l’intégralité du texte, notamment les références bibliographiques.

Début 

Autres textes :

http://www.unige.ch/fapse/SSE/teachers/perrenoud/php_main/textes.html

Page d'accueil de Philippe Perrenoud :

http://www.unige.ch/fapse/SSE/teachers/perrenoud/

Laboratoire de recherche Innovation-Formation-Éducation - LIFE :

http://www.unige.ch/fapse/SSE/groups/life