Source et copyright à la fin du texte
in Ministère de l'Education nationale, de l'enseignement supérieur et de la recherche (1996) L'analyse des pratiques en vue du transfert des réussites, Paris, pp. 17-34. Ce texte, revu et complété, a été repris dans Perrenoud, Ph. (2001) Développer la pratique réflexive dans le métier d'enseignant. Professionnalisation et raison pédagogique, Paris, ESF.

 

 

 

L’analyse collective
des pratiques pédagogiques
peut-elle transformer les praticiens ?

Philippe Perrenoud

Faculté de psychologie et des sciences de l’éducation
Université de Genève
1996

 

Sommaire

L’analyse des pratiques comme démarche collective d’aide au changement personnel

Une analyse pertinente ou comment mettre le doigt sur les vrais problèmes ?

L’art de remuer le couteau dans la plaie sans faire trop de dégâts

Une analyse qui s’accompagne d’un travail d’intégration

L’état du chantier

Références


Au fil des années, l’expression " analyse des pratiques " pourrait devenir à ce point banale qu’on ne se demandera même plus de quoi il s’agit. Maintenant déjà, les " initiés " ne prennent plus la peine d’en rappeler la définition, ils entrent immédiatement dans le vif du sujet : méthode, éthique, usages dans la formation, l’innovation, la thérapie, la recherche ou l’intervention. Pourtant, il est utile de s’arrêter un instant sur l’expression elle-même pour se demander : " Qui analyse les pratiques et dans quel but ? " Il n’y a pas à cette question de réponse absolue, car l’expression " analyse des pratiques " n’est pas une appellation contrôlée. Chacun peut s’en réclamer dès le moment où il observe des pratiques et en construit une représentation un peu analytique. Comme le thème est à la mode dans les " métiers de l’humain ", les acceptions fleurissent. Je distinguerai au moins neuf usages de l’analyse des pratiques :

  1. L’analyse " sauvage " des pratiques dans la vie quotidienne.
  2. L’analyse des pratiques comme démarche de recherche fondamentale ou appliquée.
  3. L’analyse des pratiques comme source de transposition didactique en formation professionnelle.
  4. L’analyse des pratiques comme démarche d’identification de pratiques jugées intéressantes et dignes d’être portées à la connaissance d’autres praticiens.
  5. L’analyse des pratiques comme explicitation des traits d’une expertise fondée sur l’expérience.
  6. L’analyse des pratiques comme mode sophistiqué d’évaluation des compétences et des tâches.
  7. L’analyse des pratiques comme composante d’une stratégie d’innovation.
  8. L’analyse des pratiques comme mode d’intervention psychosociologique dans les organisations.
  9. L’analyse des pratiques comme démarche de (trans) formation des praticiens.

Il importe, sans en exclure aucun, de dire à quel type d’analyse des pratiques on se livre et dans quelle intention. C’est encore plus indispensable lorsqu’on s’interroge sur l’efficacité de la démarche : comment l’évaluer si on ne peut la rapporter à des finalités déclarées ?

Je ne traiterai ici que des démarches volontaires d’analyse des pratiques visant leur transformation ou celle des praticiens. Cette transformation peut s’inscrire dans un contexte de formation (initiale ou continue), de supervision, de conseil, de thérapie ou de soutien à l’innovation. Je m’en tiendrai aux cas où la démarche est spécifique, méthodique, partiellement instrumentée, éthiquement contrôlée, et enfin, conduite dans le cadre d’un groupe par un animateur formé à cette fonction.

Je m’efforcerai, dans un premier temps, de préciser les finalités et les modalités de ce type d’analyse des pratiques. Puis, je tenterai d’analyser trois conditions probables de son efficacité : 1. la pertinence clinique et théorique de l’analyse ; 2. l’adhésion des intéressés aux représentations issues de la démarche ; 3. l’intégration possible du changement à leur système de vie et de relations.


L’analyse des pratiques comme démarche
collective d’aide au changement personnel

Lorsqu’elle vise la transformation des personnes, de leurs attitudes, de leurs représentations et de leurs actes, l’analyse des pratiques exige de chacun un véritable travail sur soi ; elle demande du temps et des efforts, elle expose au regard d’autrui, elle invite à la remise en question, elle peut s’accompagner d’une crise ou d’un changement identitaire. Nul ne s’engage donc dans une telle démarche s’il n’en attend quelque bénéfice, s’il n’espère qu’elle l’aidera à devenir plus perspicace, efficace, cohérent ou en paix avec lui-même, qu’elle lui permettra de " trouver ses marques ", d’affermir son identité ou son équilibre. Les finalités des uns et des autres varient, mais, pour aucun, l’analyse des pratiques n’apparaît une fin en soi. C’est un détour pour mieux maîtriser sa vie personnelle ou professionnelle, pour être plus adéquat, plus à l’aise, plus au clair ou plus ouvert, qui se fonde sur l’espoir que la transformation sera facilitée ou accélérée par l’explicitation des pratiques et l’élucidation de leurs tenants et aboutissants.

Un travail de groupe

On peut envisager une analyse des pratiques solitaire dans le cadre d’une relation duale, sur le modèle psychanalytique. Cependant, on associe en général cette démarche à un travail de groupe, dans une configuration intersubjective particulière : un ensemble de " praticiens " (enseignants, soignants, travailleurs sociaux, par exemple), débutants ou expérimentés, se réunissent volontairement autour d’un animateur-analyste qui offre certaines garanties, tant sur le plan éthique que sur celui des savoir-faire. C’est en général un professionnel : formateur, superviseur, thérapeute, conseiller, chercheur ou accompagnateur de projets.

Idéalement, un groupe d’analyse des pratiques réunit des gens qui, au départ, ne se connaissent pas, qui ne travaillent pas dans la même institution et n’ont pas d’autres occasions de se rencontrer. Pour chacun, le groupe n’est alors que le cadre du travail analytique, sans autre identité ni projet que d’aider chacun à progresser Il reste difficile d’empêcher certaines interférences avec des réseaux d’interconnaissance, inséparables de l’appartenance à un même corps professionnel et à un même système éducatif. Plus on travaille dans un " petit monde ", sur un territoire exigu, où chacun se connaît au moins de loin, plus il est difficile de détacher totalement l’analyse des pratiques d’une analyse de l’institution et des rapports sociaux. En dernière instance, l’analyse des pratiques renvoie toujours à un système plus vaste, ne serait-ce qu’à la société globale dont chacun tient son identité. Il est donc impossible d’être entièrement puriste. Je propose toutefois d’envisager séparément l’analyse des pratiques au sein d’une organisation et de s’en tenir ici à une réunion de personnes sans liens, ou aux liens faibles, qui n’ont pas vocation à constituer un acteur collectif agissant dans un système plus vaste.

Le groupe est alors un outil du travail d’analyse, il sert avant tout de cadre structurant aux échanges, de centre de ressources, de garde-fou. Chaque praticien offre aux autres un soutien et un point de comparaison dans un exercice d’analyse extérieur à leurs insertions professionnelles ou personnelles respectives. Ces conditions permettent une liberté d’expression et une confiance difficilement compatibles avec les rapports professionnels ordinaires dans les organisations.

L’analyse des pratiques ne peut fonctionner que sur la base d’un certain volontariat. Il y a parfois ambiguïté. Ainsi, en formation initiale d’enseignants ou de travailleurs sociaux, il arrive que l’étudiant se retrouve, sans avoir rien demandé, assigné à un séminaire d’analyse des pratiques, face à un formateur qui vise à le faire évoluer vers une identité et un profil de compétences bien définis. Certes, l’entrée dans un tel cursus de formation est volontaire, et en s’y engageant, on s’expose - en principe en connaissance de cause - à certaines démarches de formation de type clinique, qui exigent une forte implication. Il y a cependant une différence de taille entre adhérer spécifiquement à un groupe d’analyse des pratiques et s’y retrouver un jour ou l’autre au gré d’un parcours de formation. Mieux vaudrait que l’adhésion à un groupe d’analyse des pratiques soit une activité de formation à option, avec des activités équivalentes d’une autre nature, plutôt qu’un passage obligé. Il importe que l’animateur se souvienne qu’il n’est pas là pour " faire passer un programme ", mais simplement pour aider chacun à progresser. Toutefois, si la construction d’un savoir-analyser (Altet, 1994) est l’un des objectifs de formation, on voit mal comment rendre facultatif un entraînement sans lequel la compétence analytique resterait à l’état de connaissance procédurale abstraite.

Qui analyse les pratiques ?

L’analyse des pratiques est-elle le fait de chaque participant, avec l’aide des autres praticiens et de l’animateur ? du groupe ? de l’animateur ? Idéalement, ce dernier devrait se borner à encourager et outiller un travail d’autoanalyse, à aider les praticiens à expliciter et interpréter leurs pratiques. Mais comment le faire sans suggérer une partie au moins de l’analyse, ne serait-ce qu’en ouvrant des pistes, à travers des questions, des silences, des renvois au groupe, des mises en relation, des reformulations ? Comment aider un praticien à analyser sa pratique sans être tenté de le précéder et de le guider sur telle ou telle voie, sans lui offrir des hypothèses, sans attirer son attention sur ses dits et non dits ? La psychanalyse ne se centre pas sur les pratiques, mais on peut s’en inspirer pour théoriser les ambiguïtés de la position analytique. Un psychanalyste notait qu’une " bonne interprétation, on ne sait plus qui l’a dite " pour souligner qu’elle est le produit d’une coopération, que l’analyste peut y contribuer par sa façon de garder le silence, d’écouter activement, de relancer aussi bien qu’en parlant " à la place " du patient, d’ailleurs nommé analysant plutôt qu’analysé…

Une chose paraît sûre : l’analyse des pratiques ne peut avoir de réels effets de transformation que si le praticien s’y implique fortement. Prendre connaissance des conclusions d’une analyse conduite par autrui aide rarement à changer. Le praticien doit jouer un rôle actif dans l’analyse de sa propre pratique ; même s’il n’est pas la source unique des mises en relations, des hypothèses, des " intuitions analytiques ", des interprétations, il ne peut en faire quelque chose qu’à la condition de se les approprier, d’y adhérer in fine comme si elles venaient de lui. L’analyse des pratiques comme démarche de transformation est donc conçue ici comme une autoanalyse fortement assistée et soutenue par un professionnel dans le cadre d’un groupe lié par un contrat.

Ce contrat régit notamment l’intervention des participants à propos de la pratique des autres. Il est inutile de constituer un groupe si le réseau de communication se structure en étoile autour de l’animateur. L’intérêt de l’analyse des pratiques en groupe est que chacun puisse contribuer à interroger l’autre, à suggérer des pistes, à nuancer des interprétations. Contrairement à l’animateur, qui n’est pas censé mettre en jeu une pratique analogue à celles des participants, ces derniers sont entre eux dans une forme de réciprocité qui les autorise à " se mêler " de la pratique des autres. Comment pourraient-ils éviter de la comparer à la leur, pour mettre en évidence des similitudes ou des contrastes ? L’identification projective fonctionne autant que la curiosité désintéressée ou l’envie d’aider. Il est difficile d’éviter les jugements de valeur. Les regards mutuels des participants sont simultanément une ressource irremplaçable et un facteur de risque que l’animateur doit maîtriser, notamment en instaurant des règles et en intervenant lorsqu’elles ne sont pas respectées. Tout jugement, tout énoncé d’un modèle peut mettre sur la défensive et empêcher de comprendre pourquoi on fait ce qu’on fait. L’analyse des pratiques fonde tous ses espoirs sur les vertus de la lucidité et de l’autorégulation plutôt que celles du " bon exemple " ou de la pensée normative. Même si l’on adhère à cette posture, il est difficile de ne pas se mesurer aux autres, de n’intervenir qu’aux fins de les aider à (se) comprendre, sans souci de distinction ou de prise de pouvoir. Dans un groupe d’analyse des pratiques, on gère donc inévitablement des échanges qui, sous couvert de questionnement et d’explicitation, touchent à des dimensions moins avouables des relations intersubjectives.

Transformation des pratiques, formation et thérapie

En orientant l’analyse des pratiques vers leur transformation, vise-t-on du même coup une formation des personnes ? On ne peut changer la manière d’être au monde et d’agir des personnes sans transformations des dispositions intériorisées - attitudes, représentations, compétences, habitus, etc. - qui commandent la pratique. Ce sont des médiations nécessaires pour que se transforment durablement les pratiques. L’analyse des pratiques induit donc une formation, entendue au sens large d’une transformation des personnes passant par des apprentissages, une restructuration des représentations, voire de l’habitus.

Est-elle une façon d’élargir des compétences, des connaissances ou des savoir-faire, donc de construire une formation au sens plus restreint de l’expression ? Ce n’est pas son rôle. Elle peut certes, par son exercice même, construire ou consolider des compétences, à commencer par le savoir-analyser (Altet, 1994) et les capacités de communication. Chaque praticien devient capable d’autoanalyse en dehors de toute démarche collective et, a fortiori, en l’absence de tout dispositif d’encadrement de l’analyse.

L’analyse des pratiques peut induire des besoins de formation, permettre d’identifier des lacunes ou des limites, ou de former des projets (d’innovation, de promotion, de reconversion) appelant de nouveaux apprentissages. Elle pousse le praticien à dresser son propre bilan de compétences, ce qui peut l’amener, le cas échéant, à la décision de mieux se former. Mais cette formation devrait se développer hors du groupe d’analyse des pratiques, en d’autres temps et d’autres lieux. De la même manière, l’analyse des pratiques n’est pas une thérapie individuelle ou collective, même si elle peut conduire à reconnaître et à nommer des souffrances ou des contradictions qui appellent une prise en charge clinique. En résumé : l’analyse des pratiques peut provoquer une mobilisation de la personne à investir dans une formation, une thérapie ou d’autres formes d’expérience, mais ce n’est pas son rôle d’offrir cette formation ou cette thérapie. C’est ainsi qu’il serait raisonnable de ne pas engager dans une analyse des pratiques des personnes dont le besoin de formation lourde ou de soutien thérapeutique crève les yeux, sauf si elles ont besoin d’un premier cheminement pour s’en rendre compte… Que l’animateur sache alors que l’analyse des pratiques n’est pour ces personnes qu’un passage, qu’elle ne saurait répondre à leurs besoins, mais permet éventuellement une orientation lucide vers une formation ou une prise en charge.

Bien entendu, la situation est loin d’être toujours aussi claire et les vrais besoins ne se révèlent en général qu’au gré des rencontres. Tout groupe ou séminaire d’analyse des pratiques attire en général une ou deux personnes qui cherchent tout autre chose. C’est un problème pour les autres participants et surtout pour l’animateur. Cela met en évidence l’absence de lieu de parole ou de ressourcement dans nombre d’institutions. Il faut donc, en formation d’animateurs, traiter de la diversité des attentes et du possible " détournement " de l’analyse des pratiques.

La question de l’efficacité

Le débat sur l’efficacité d’une démarche d’analyse des pratiques pourrait évidemment faire la part des bénéfices secondaires d’une telle démarche, qui fixe provisoirement certains errants, sécurise certains inquiets, offre un exutoire à certains idéalistes. Je m’en tiendrai aux conditions d’efficacité de l’analyse des pratiques par rapport à ses finalités déclarées : favoriser une transformation des praticiens par le détour de l’explicitation et de l’interprétation de leurs pratiques et ce qui les sous-tend.

Pourquoi quelqu’un se lancerait-il dans l’analyse de ses pratiques s’il était entièrement satisfait de ce qu’il fait et ne désirait nullement changer ? Peut-être par curiosité, pour rompre un isolement, s’intégrer à un groupe, trouver une occasion de parler de soi ou obtenir de l’aide pour d’autres problèmes professionnels ou personnels. Ou parce qu’il est pris dans un parcours de formation qui ne lui laisse pas de véritable choix. Pour ceux qui choisissent une telle démarche librement et en connaissance de cause, la raison la plus défendable serait la volonté d’affronter une forme de doute, de malaise ou de quête poussant à s’interroger sur sa pratique et ce qui la sous-tend.

L’analyse des pratiques peut constituer une réponse à un problème ponctuel, survenant à un moment défini de l’existence et qu’on règle une fois pour toutes. On connaît la différence entre l’ablation de l’appendice et une cure psychanalytique : la première est une opération qu’on peut oublier dès qu’elle a réussi, la seconde peut devenir un mode de vie. Si l’analyse des pratiques est un moyen d’accroître sa maîtrise de soi et du monde, pourquoi aurait-elle une fin ? En ce sens, la participation à un groupe, un séminaire, une session d’analyse des pratiques n’est souvent qu’un moment qui amorce un processus, une forme d’initiation à une démarche que les uns et les autres pourront poursuivre par la suite dans divers contextes. L’analyse des pratiques, en tant que démarche collective, peut d’ailleurs être conçue avant tout comme une " initiation " à une pratique réflexive autonome. Pour certains participants, elle ne trouve son efficacité qu’au-delà de ce temps d’initiation ; leur appartenance à un groupe a pour principal effet de construire un rapport à la pratique et à l’analyse que chacun peut emporter avec soi, comme l’escargot sa coquille. Il serait donc injuste de ne juger de l’efficacité de l’analyse des pratiques que sur la base des transformations qu’elle induit dans l’immédiat, sans faire la part soit de l’apprentissage méthodologique, soit d’une " mise en mouvement " qui ne produira d’effets que bien plus tard, à la manière dont une rivière souterraine finit par surgir à l’air libre.

Il importe néanmoins de se demander à quelles conditions l’analyse des pratiques peut contribuer à les changer. Je ne traiterai ici que des pratiques pédagogiques, mais la question est légitime dans n’importe quel champ social. Elle ne paraîtra provocatrice qu’à ceux qui entrent en analyse des pratiques comme en religion et sont intimement persuadés qu’elle est toujours la source de profondes transformations. Sans nier a priori les témoignages enthousiastes, on est cependant en droit de se demander par quels mécanismes l’analyse des pratiques peut transformer les personnes, comment la prise de conscience peut amorcer un véritable changement.

Il me semble que trois conditions doivent être remplies. Il faut, pour provoquer des changements de pratiques, que l’analyse soit : 1. pertinente ; 2. acceptée ; 3. intégrée. Revenons sur ces trois aspects complémentaires.


Une analyse pertinente ou comment
mettre le doigt sur les vrais problèmes ?

La pertinence de l’analyse des pratiques s’évalue à sa capacité de " toucher juste ", de mettre le doigt sur ce qui fait problème, seule chance pour la personne concernée de " se mettre en mouvement ". Cela ne va pas de soi.

L’équilibre des échanges dans un groupe

Il y a d’abord les obstacles liés à l’exercice de l’analyse des pratiques dans un groupe. Pour dépasser l’anecdote, il est nécessaire de se centrer assez longuement sur la pratique d’une seule personne. Or, même avec des règles de réciprocité, cette centration a des limites. Les autres participants interviennent nécessairement en fonction de leurs propres préoccupations. Seul l’animateur est - dans le meilleur des cas - totalement disponible pour s’intéresser à la pratique d’autrui sans chercher d’abord les points de comparaison avec sa propre expérience. Si bien que, dans un groupe d’analyse des pratiques, la conversation est la résultante d’une transaction entre des priorités différentes. On cherche des points communs, on s’arrête sur des problèmes qui concernent apparemment plusieurs personnes, parfois au détriment de la singularité de chacune. Le défaut de pertinence peut résulter de ce compromis. Tout se passe comme si on s’arrêtait souvent sur le seuil d’une porte, au moment où les choses deviennent vraiment intéressantes, parce qu’il est temps de donner de la place aux autres. C’est évidemment d’autant plus facile que l’intéressé paraît, dans l’immédiat, soulagé que l’attention se détourne de son cas, même s’il le regrette par la suite… Il faut aussi accepter de se présenter maintes fois sur le seuil d’une porte avant d’entrer. L’art de l’animateur est notamment de savoir quand il est judicieux de forcer un peu le passage.

Certaines formes d’analyse des pratiques introduisent des règles très strictes, qui fonctionnent comme de véritables rituels, dont la transgression paralyse la démarche et peut entraîner rappel à l’ordre, voire exclusion. Ces rituels sont des protections pour les personnes, ils leur garantissent à la fois l’espace dans lequel elles pourront dire ce qu’elles ont à dire, sans sacrifier prématurément à la norme de réciprocité, et les limites du questionnement et de l’interprétation.

En quête du point nodal

Dans une relation duale, la question de la pertinence se pose aussi et ne se résume donc pas à l’interférence entre participants. Puisqu’on se situe dans une perspective pragmatique, et dans un projet de transformation des praticiens et des pratiques, l’analyse doit se centrer autour d’un point nodal : problème, blocage, résistance, peur, désir de changement. Or, l’identification de ce point nodal n’est pas évidente. Pourquoi ferait-on un coûteux détour par l’analyse des pratiques si le problème était simple à poser et à résoudre ? Quiconque veut dépenser moins d’énergie pour chauffer ou éclairer sa maison ne s’inscrit pas dans un groupe d’analyse des pratiques de chauffage ; il se renseigne sur diverses solutions, choisit la plus adaptée à sa situation et à ses moyens et la met en œuvre, au besoin en assimilant les notions et les procédés nécessaires. L’analyse des pratiques n’est pas une quête de procédés.

Dans le meilleur des cas, le praticien qui s’oriente en connaissance de cause vers l’analyse des pratiques sait vers quoi il voudrait tendre, mais n’y arrive pas, parce qu’il se heurte à des obstacles intérieurs. C’est ainsi que quelqu’un peut souhaiter aller vers une alimentation équilibrée, savoir assez bien à quoi elle ressemblerait, et pourtant ne pas parvenir à franchir le pas, à payer le prix, à respecter la discipline nécessaire. Une forme d’analyse des pratiques ne serait alors pas inutile, car elle permettrait de mieux comprendre pourquoi on fait ce qu’on fait, pourquoi, par exemple, on mange, boit ou fume trop, ou pourquoi on se couche trop tard, alors même qu’on a pris de bonnes résolutions. L’analyse des pratiques montrerait que ces gestes s’intègrent à des " structures d’action " qui résistent au changement volontariste. Il n’en va pas autrement dans le champ des pratiques pédagogiques.

Souvent, un enseignant attiré par l’analyse des pratiques est mu par un sentiment d’insatisfaction diffus, plutôt que par la représentation claire d’une véritable alternative. L’insatisfaction naît d’une impression d’échec, d’insécurité, d’inefficacité, d’incomplétude, de flottement ou d’ennui. " Je n’arrive pas à tenir mes élèves, à entrer en communication avec eux, à les intéresser " dira par exemple un enseignant. Ou " Je n’ai plus le goût de faire la classe, et les élèves le sentent ". L’analyse des pratiques aidera le praticien à affiner ses sentiments, mais surtout à les relier à des circonstances précises aussi bien qu’à ses propres ambivalences. Le projet de transformation reste à ce stade encore vague, l’espoir est simplement d’arriver à dépasser l’impuissance dont on souffre, à maîtriser plus sûrement la situation.

On se trouve alors dans le paradoxe de l’analyse : c’est le praticien qui détient la connaissance de la situation et des pratiques. Si cela lui suffisait pour comprendre ce qui se passe, il n’aurait pas besoin d’une démarche d’analyse des pratiques. Il s’associe à un travail collectif pour soumettre au groupe et à l’animateur un matériau que, livré à lui-même, il est incapable d’interpréter. Il bute sur une porte dont il n’a pas la clé et il espère que le groupe lui en proposera une, tout en craignant de devoir alors franchir le seuil…

L’enjeu de l’explicitation

Les travaux de Vermersch ont attiré l’attention sur les risques d’une interprétation prématurée. L’observation d’une séquence d’analyse montre que chacun est toujours trop pressé de donner du sens aux conduites. Les questions spontanées portent sur le contexte, les mobiles, les effets d’une pratique, le jugement que le praticien porte rétrospectivement, sa propre interprétation. Il faut toute l’ascèse des praticiens de l’entretien d’explicitation pour se dire que le premier récit d’un praticien n’est qu’une amorce pour établir les faits, parce que les actions complexes sont " préréfléchies " (Vermersch, 1994), que le sujet, à proprement parler, ne sait pas ce qu’il fait ou a fait. Ou plutôt, il le sait, mais à un niveau préconscient, qui passe au stade de la conscience et de la verbalisation qu’au prix d’un travail patient et obstiné.

Cette insistance sur l’explicitation est évidemment limitée par les conditions de travail. Les travaux spécialisés prennent tout le temps qu’il faut. Un groupe d’analyse des pratiques ne peut consacrer à chaque cas qu’un temps plus limité. Par ailleurs, le type d’analyse visé exige des niveaux d’explicitation différents. Plus on s’intéresse à l’habitus (Bourdieu, 1980 ; Perrenoud, 1986, 1996 c, 1996 e), plus on travaille sur ce que Piaget appelait un " inconscient pratique " (pour l’opposer à l’inconscient psychanalytique, produit d’un refoulement et de mécanismes de défense), plus il faut accepter de différer le moment de l’interprétation, pour approfondir la phase d’explicitation. Même si on travaille sur les dimensions éthiques, sur les valeurs ou sur les émotions, l’explicitation des gestes, des déplacements, des regards, des séquences exactes de l’action n’est jamais inutile.

Il reste, dans tous les cas, à gérer un paradoxe : sans une volonté d’interprétation, de compréhension de l’action, l’explicitation peut rester un exercice de style. Si l’on oriente le questionnement, c’est bien qu’on pressent une piste. Il faudrait sans doute distinguer des microhypothèses, qui guident le travail d’explicitation, d’une macrointerprétation qui donne un sens global à la situation, sur le mode de " Ah mais, c’est bien sûr ! " cher au commissaire Bourrel lorsqu’il comprend tout dans les " Cinq dernières minutes ".

L’enjeu de l’interprétation

Nul praticien ne peut livrer sa pratique comme un matériau brut, d’abord parce qu’il est impossible de décrire purement et simplement sa pratique sans en proposer une interprétation, ensuite parce que chacun a des enjeux personnels forts dans un groupe d’analyse des pratiques. Il " raconte " sa pratique en fonction de l’interprétation qu’il veut plus ou moins consciemment induire ; l’enjeu est, inconsciemment, de contrôler l’interprétation qu’en construiront l’animateur et le groupe. Pourquoi, dira-t-on, s’intégrer à un groupe d’analyse des pratiques et ne pas jouer le jeu ? Cela n’est pas aussi incohérent qu’il y paraît : il est difficile de se mettre à nu sans tenter de se justifier ou, au contraire, de se dévaloriser, bref, de " prendre les devants ". Selon la jolie formule d’Olivier Maulini (1998), la règle du jeu est de " s’expliquer en s’impliquant ". Or, s’expliquer, c’est donner à sa conduite des raisons, en un double sens, dans l’ordre de l’explication, mais aussi de la rationalisation et de la justification. L’intelligibilité d’une pratique se construit donc souvent en dépit des rideaux de fumée que dresse le praticien concerné.

La pertinence est aussi un problème d’interaction, d’intervention. Comment, sans " comprendre à la place " du praticien concerné, l’amener à suivre d’autres pistes et, progressivement, à construire une représentation plus lucide de ses mobiles et de ses pratiques, censée lui donner une meilleure prise sur leur transformation ? La question renvoie évidemment au dispositif et aux compétences des uns et des autres, notamment à celles de l’animateur.

S’agit-il d’abord de compétences théoriques ? Entre un " psychanalyste de génie " et un tâcheron du divan, l’écart ne tient pas d’abord à la connaissance plus ou moins étendue des œuvres complètes de Freud ou Lacan, mais à la capacité d’écoute, de reformulation, de contrôle de la relation, de décentration et plus encore à la part d’intuition, de perspicacité, de créativité de l’analyste ou de stimulation des mêmes qualités chez l’analysant. On peut parler alors, globalement, de " compétences cliniques ". En analyse des pratiques, on trouve l’équivalent. Ces compétences relèvent en partie d’une " intelligence du vivant " (Cifali, 1994, 1996), d’une capacité d’entrer en relation, d’entendre, de dire, de faire dire. Elle s’appuie sur des qualités humaines, des savoir-faire méthodologiques, une éthique, mais aussi sur une formation théorique, qui nourrit des hypothèses, des intuitions interprétatives.

Les modèles théoriques de la pratique

Aucune psychanalyse ne peut se passer d’une théorie du psychisme et de l’inconscient. La théorie psychanalytique n’est pas un champ unifié, et les chercheurs les plus positivistes ne s’interdisent pas de mettre en doute le bien-fondé de théories aussi difficiles à infirmer qu’à confirmer par une méthode expérimentale classique. Du moins chaque analyste dispose-t-il d’une théorie assez substantielle du sujet et de l’inconscient, qui arme ses observations et ses intuitions.

Toute analyse des pratiques s’appuie aussi, au moins implicitement, sur une forme ou une autre de théorie de l’action humaine. Un animateur ne peut s’en remettre à sa seule intuition, il importe qu’il puisse se référer à un ou plusieurs modèles théoriques, empruntés aux sciences humaines aussi bien qu’aux savoirs d’expérience. L’étendue des compétences cliniques ne pallie qu’en partie la faiblesse ou le simplisme des modèles théoriques.

Or, de quoi dispose-t-on aujourd’hui, dans ce domaine, pour penser les pratiques, et singulièrement les pratiques pédagogiques ? Qu’est-ce qu’enseigner, fondamentalement ? Quelle est la nature de la raison pédagogique, la part du bricolage, de l’improvisation, de la négociation, de la planification, de l’inconscient dans la pratique enseignante ? Les réponses à ces questions sont autant de grilles d’analyse des pratiques, de sources d’hypothèses et d’interprétations pertinentes. Elles puisent en général largement dans le savoir d’expérience de l’animateur, aussi bien que dans celui des praticiens. Un animateur ne cesse en effet, au fil de l’analyse, de nuancer et de compléter sa propre compréhension des pratiques pédagogiques et en général des actions humaines.

Sans dédaigner ces sources, rappelons que répondre à ces questions est aussi l’affaire des sciences humaines et sociales. Il n’est ni possible, ni souhaitable que tous les animateurs adhérent à une théorie " orthodoxe " des pratiques pédagogiques. La recherche en sciences humaines n’est pas assez avancée pour proposer une conception unifiée. L’important est que l’animateur d’un groupe d’analyse des pratiques forge sa propre théorie. S’il la veut assez riche, précise et réaliste pour soutenir sa démarche et favoriser, sinon garantir, la pertinence de ses interprétations, il importerait qu’il tienne compte de l’état de la recherche aussi bien que du savoir des praticiens et de son expérience d’animateur. Les sciences humaines et sociales proposent aujourd’hui certaines grilles d’analyse des pratiques pédagogiques, fécondes non seulement à des fins théoriques, mais aussi dans une perspective de transformation des praticiens et des pratiques. Les éléments que je vais tenter de rassembler ne constituent pas une théorie cohérente et complète de la pratique pédagogique. Nul ne peut y prétendre seul, ni aujourd’hui, ni demain. Ils dessinent plutôt quelques traits constitutifs d’un paradigme.

Esquisse d’un paradigme

J’appelle ici paradigme une certaine vision de la pratique qui ne prétend pas en faire le tour, mais en énoncer quelques dimensions essentielles, qui sont autant de regards sur la complexité de l’action humaine et singulièrement de l’action éducative.

Pour le sociologue interactionniste, pour l’anthropologue, une pratique pédagogique :

Ces traits, volontairement livrés en vrac, oscillent entre la banalité et l’impertinence. Il y a sans doute quelques risques à énoncer des caractéristiques générales des pratiques pédagogiques, car on ne fait pas justice à leur diversité. Chaque élément de cette liste attire simplement l’attention sur une dimension de la pratique, donc sur un éclairage possible. Tous ces traits disent la complexité du métier d’enseignant, au sens de Morin, d’un métier de l’humain, pris dans des contradictions indépassables, avec lesquelles le praticien doit vivre. Ces traits forment système et constituent des noyaux de résistance au changement et même à l’analyse.


L’art de remuer le couteau dans la plaie
sans faire trop de dégâts

On peut imaginer un enseignant totalement serein face à la complexité, gagné par une sorte de sagesse, voire de taoïsme, qui le délivreraient de ses rêves de toute-puissance et de ses culpabilités. La plupart des professionnels se débattent dans leurs contradictions. S’ils participent à un séminaire d’analyse des pratiques, c’est précisément parce qu’ils savent ou pressentent qu’ils ne s’en sortiront pas seuls, mais aussi parce qu’ils sont prêts à faire quelque pas pour affronter leurs contradictions. Ils ne se doutent pas toujours que la démarche peut les entraîner plus loin qu’ils ne voudraient et les rendre, au moins dans un premier temps, plus perplexes ou démunis…

C’est une chose de prendre une telle option dans l’abstrait, autre chose de l’assumer concrètement, au fil des rencontres. La comparaison avec la psychanalyse a des limites, mais elle nous aide au moins à comprendre que l’analyse des pratiques remue le couteau dans la plaie et se heurte donc inévitablement à l’ambivalence des participants, à leur envie de progresser aussi bien qu’à leurs résistances.

Ces dernières sont en partie les mêmes que dans une cure analytique, dans la mesure où la pratique pédagogique implique toute la personne dans son rapport aux autres et donc aussi ses névroses, complexes et autres fonctionnements inconscients. Les mêmes mécanismes de défense, de rationalisation, de dénégation, de justification, sont mobilisés lorsque l’analyse des pratiques s’approche trop des zones " dangereuses ". Lorsqu’un enseignant dit " J’ai l’impression que mes élèves me détestent, qu’ils ne me traitent pas comme une personne ", on touche immédiatement au narcissisme, au désir enfantin d’être aimé de tous quoi qu’on fasse. Si l’on creuse et qu’on interroge ce praticien sur sa façon de traiter ses élèves, on peut découvrir assez vite qu’il en a peur, qu’il les méprise ou exerce sur eux une forme d’ironie sadique. Ou encore qu’il lit dans leurs yeux la très faible estime qu’il se porte, celle que ses parents ou ses maîtres lui ont communiquée. On touche alors à des domaines très proches de ce qui occupe le psychanalyste et il ne faut pas s’étonner de rencontrer les mêmes silences, les mêmes fuites, les mêmes dénégations.

Toutes les résistances ne sont pas de cet ordre, même s’il n’y a pas de séparation étanche entre ce qui relève d’une psychanalyse de la personne et ce qui relève des problèmes professionnels. Tous les doutes professionnels ne s’enracinent pas dans les épisodes les plus mouvementés de sa petite enfance ! La résistance banale qu’on rencontre en analyse des pratiques est un refus de la complexité, un refus de se voir et de voir le métier tels qu’ils sont, pétris de contradictions. J’ai analysé ailleurs (Perrenoud, 1995 b, 1996 c) " dix non dits " du métier d’enseignant : la peur, la séduction, le pouvoir honteux, la toute-puissance de l’évaluation, le désir d’ordre, la part du bricolage inefficace, la solitude ambiguë, l’ennui et la routine, l’inavouable décalage entre ce qu’on sait faire et ce qu’on devrait savoir faire et enfin le rêve de jouir d’une pleine liberté sans en assumer la responsabilité. Si ces aspects, que tout le monde connaît ou pressent, ne sont pas reconnus, c’est parce qu’ils font mal, qu’ils contredisent des rêves de maîtrise et de rationalité aussi bien qu’une formidable envie de croire qu’on agit constamment dans le respect de l’enfant et pour son bien. En résumé, l’analyse des pratiques peut mettre à mal une illusion de compétence et d’efficacité aussi bien que de probité ou de transparence.

Nul n’accepte volontiers de " faire partie du problème ". Or, une analyse des pratiques bien conduite dépasse rapidement la recherche d’un bouc émissaire et l’attribution de toutes les difficultés professionnelles aux élèves, aux parents, aux collègues ou à l’institution. De là à envisager qu’on produit soi-même ce qu’on dénonce, il y a un pas difficile à franchir, dans le vif d’un cas concret. C’est pourtant un schéma élémentaire dans une approche systémique.

Lorsqu’un enseignant n’est pas satisfait de sa pratique, c’est en général parce que ses élèves ne réagissent pas comme il le voudrait. Ils n’écoutent pas, ne participent pas, ne travaillent pas, s’agitent, ne s’intéressent à rien, se laissent distraire par un rien. Le praticien peut faire un bout de chemin et admettre que ses élèves " sont ce qu’ils sont " et qu’il vaut mieux travailler sur les " variables changeables ", à savoir son attitude, le dispositif et le contrat didactiques, la gestion de classe, les contenus, les tâches, etc. Il est en revanche beaucoup plus difficile d’accepter d’être soi-même la source d’une partie des comportements qu’on déplore, de les envisager comme une réponse adéquate à la stratégie qu’on met en œuvre, sciemment ou non. Dans " Faites vous-même votre malheur ", Watzlawick explique avec humour à quel point nous nous ingénions à fabriquer nos problèmes. En être conscient in abstracto n’aide guère, hélas, à le reconnaître dans un cas particulier, lorsque nous voulons " sauver la face ", conserver de nous l’image d’une personne cohérente, rationnelle et lucide. Il n’y a pire obstacle à la lucidité que la certitude d’être déjà constamment lucide…

Le praticien qui s’engage dans une analyse de ses pratiques, sauf s’il a une formation systémique intensive ou un vif penchant à l’autodénigrement, préférera, dans un premier temps, ne pas faire partie du problème. Il se voit en quête de pratiques plus efficaces et imagine qu’il serait prêt à les adopter si on lui en propose qui lui paraissent " réalistes ", autrement dit compatibles avec sa personnalité aussi bien qu’avec le temps et les moyens dont il dispose dans son établissement. Il n’est pas rare qu’on s’engage dans l’analyse des pratiques à partir d’un modèle plutôt rationaliste de l’action humaine, à la manière dont un artisan soucieux d’efficacité dirait à un représentant ou à un conseiller : " Prouvez-moi qu’une autre façon de faire marche mieux et ne coûte pas plus cher, et je l’adopte immédiatement ! " Il se peut que, dans certains métiers techniques, les praticiens soient si peu investis personnellement, affectivement dans leur pratique qu’ils soient prêts à en changer sur une base purement rationnelle. Même alors, le changement représente un coût : il faut faire un effort pour apprendre et, durant une période de transition, accepter d’être moins efficace, jusqu’à ce qu’on ait retrouvé des automatismes et reconstruit les savoirs d’expérience qui permettent de faire face à tout ce que le mode d’emploi ne permet pas d’anticiper. Si l’on travaille sous le regard d’autrui, si l’on craint d’être jugé sur sa capacité d’apprendre ou son rendement ou simplement si l’on est facilement angoissé par une tâche nouvelle, cela peut suffire à bloquer le changement. C’est une des raisons pour lesquelles on s’accroche volontiers à une technologie qu’on sait dépassée, mais qu’on maîtrise, dont on connaît les limites et les caprices. La résistance peut aussi s’enraciner dans le désir de sauvegarder une compétence spécifique, une forme d’excellence et de distinction, qui se perdront au gré d’un changement. Ces phénomènes, bien repérés en sociologie du travail et dans les recherches sur l’innovation technologique, jouent sans doute aussi dans l’enseignement. Ils ne constituent pourtant que la partie visible de l’iceberg. Ce n’est pas le changement de gestes qui coûte le plus, c’est le deuil de certaines formes de satisfaction, d’identité ou de sécurité liées à certaines pratiques.

J’ai tenté d’élucider certains de ces deuils à propos de la différenciation de l’enseignement (Perrenoud, 1996 b) : deuil du fatalisme de l’échec, du rejet sur un bouc émissaire, du plaisir de se faire plaisir, de sa liberté dans la relation pédagogique, des routines reposantes, des certitudes didactiques, du splendide isolement, du pouvoir magistral… Sans reprendre le détail de cette analyse, j’insisterai ici sur un point : ces deuils ne touchent pas seulement à des habitudes, auquel cas ils seraient surmontables, le temps de trouver de nouvelles routines. Non, ces deuils sont profonds, ils impliquent le renoncement à des satisfactions plus ou moins avouables, la rupture des équilibres psychiques qui contiennent les doutes et les angoisses, stabilisent l’identité et l’image de soi et permettent de vivre son métier dans une certaine sérénité.

Tous les praticiens qui se lancent dans l’analyse de leurs pratiques sont-ils prêts à envisager ces deuils ? Le désir de changer et celui de ne pas changer coexistent intimement en chacun de nous. Accepter de jouer le jeu de l’analyse est un combat contre soi-même, non pas contre une résistance " irrationnelle " à la lucidité et au changement, mais au contraire contre une quête légitime et compréhensible d’identité, d’estime de soi, de tranquillité, d’insertion dans un milieu professionnel. De plus, ces deuils, il n’est pas facile de les anticiper, même si le contrat est particulièrement clair. Nul ne sait d’avance à quoi le mènera une analyse et on peut entretenir longtemps l’illusion qu’on en sortira indemne, mieux armé pour faire face à la vie sans être vraiment changé.


Une analyse qui s’accompagne
d’un travail d’intégration

Abandonner des pratiques anciennes peut amener à rompre avec un milieu, à renoncer à une réputation auprès des parents, des collègues, de la hiérarchie, bref, à affronter une forme de désapprobation ou de solitude. Il est difficile de changer tout seul. C’est un autre paradoxe de l’analyse des pratiques : si elle s’exerce hors du cadre d’un établissement, dans un " no man’s land " où personne n’est chez soi et ne retrouve ses collègues de chaque jour, la liberté d’expression est accrue. En même temps, chacun, sorti du groupe, se retrouve seul dans son école, seul à avoir fait du chemin, donc en partie prisonnier des attentes et des images dans lesquelles les autres l’enferment, et des jeux sociaux qu’ils jouent et dont il ne peut s’affranchir ou changer la règle de façon unilatérale.

L’analyse des pratiques a donc intérêt, si elle veut être efficace, à ne pas laisser chaque participant se débrouiller seul pour articuler son évolution personnelle aux structures dans lesquelles il vit et qui, elles, n’évoluent pas en général dans le même sens et au même rythme. Nombre de thérapeutes rencontrent le même problème. Ils savent qu’ils renvoient leurs patients " au front ", comme les médecins militaires, dans un environnement sinon pathogène, du moins peu favorable à l’évolution amorcée dans l’espace thérapeutique. C’est pour tenir compte de ces aspects systémiques qu’on s’est orienté vers des thérapies de couples, de familles, voire de communautés plus larges.

L’analyse des pratiques, parce qu’elle ouvre un espace de parole et de changement, pourrait, sans impliquer concrètement les partenaires des participants, tenter au moins de prendre en compte les tensions réelles ou fantasmées avec eux, de deux façons :

Tout dépend évidemment de la nature des problèmes et des transformations en cause. S’écarter des modes traditionnels d’évaluation est plus visible que d’aménager la relation pédagogique au sein de la classe. Mais on aurait tort de croire qu’on peut opérer seul, à l’insu ou contre le gré de son environnement, des changements importants. Même dans le cadre des formations initiales ou continues les plus classiques, on aurait intérêt à se préoccuper plus ouvertement des conditions d’implantation de nouveaux savoirs et de nouvelles pratiques dans un milieu de travail.


L’état du chantier

Il serait absurde aujourd’hui de penser avoir fait le tour de l’analyse des pratiques, même à s’en tenir à une fonction de (trans) formation. Il conviendrait, par exemple, de s’intéresser aux autres démarches qui se réclament de l’analyse des pratiques à d’autres fins, pour identifier des différences et des similitudes, et envisager d’éventuels emprunts méthodologiques ou éthiques. Même à s’en tenir à la modalité examinée ici, visant la transformation volontaire des personnes, l’analyse des pratiques pose de nombreuses questions à peine abordées : insertion dans des dispositifs de formation ou d’innovation, formation des animateurs, garde-fous éthiques, méthodes, contrats. La finalité de l’exercice est-elle toujours limpide ? Sait-on toujours dire qui analyse les pratiques de qui, dans quel rapport de pouvoir, pour quoi faire ? Aussi longtemps que ces questions sont laissées dans l’ombre, il est vain de se centrer sur les aspects plus " techniques ". L’analyse des pratiques est une forme complexe d’interaction sociale qui demande d’abord à être située dans des registres théoriques, idéologiques, pragmatiques, méthodologiques. Le plus urgent est que chacun explique ce qu’il fait, pourquoi, au nom de quoi, et qu’à travers ces récits se constitue une forme de culture commune et de sagesse des animateurs. Il est beaucoup trop tôt pour enfermer l’analyse des pratiques dans des orthodoxies. Il est préférable que coexistent toutes sortes de conceptions et de manières de faire. Mais pas dans le silence et l’absence de confrontation !


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