Source et copyright à la fin du texte
in Forum-Pédagogies (Bruxelles),
Janvier 1996, pp. 10-12.

 

 

 

Former des enseignants débutants qui deviendront des praticiens réflexifs

Philippe Perrenoud

Faculté de psychologie et des sciences de l’éducation &
Université de Genève
1996

Sommaire

I. Former des étudiants-stagiaires

II. Former des enseignants

III. Former des débutants qui ne soient ni trop maladroits, ni trop malheureux

IV. Former des praticiens réflexifs, en mouvement sur le chemin de l’expertise


 

On forme :

Reprenons ces éléments un à un.


I. Former des étudiants-stagiaires

Pourquoi rappeler cette évidence ? Parce que les institutions de formation ont du mal à mettre le formé au centre du dispositif de formation, notamment lorsque cela signifie :

  1. créer des situations de formation plutôt que donner des cours.
  2. répondre à des besoins exprimés (en aidant à les formuler).
  3. tenir compte de la diversité des parcours antérieurs, des niveaux, des rythmes, des besoins des apprenants.

Fort bien. Mais il reste :

1. A travailler ces thèses si elles ne font pas l’unanimité, à expliciter les désaccords entre formateurs.

2. A analyser les obstacles, qui tiennent par exemple :

3. Donner au point de vue des étudiants des possibilités réelles de se construire et de s’exprimer :


II. Former des enseignants

Là encore, n’est-ce pas une évidence ? Sans doute, à un niveau très abstrait. Mais dans le concret, cela ne va pas de soi. Il reste encore et toujours beaucoup à faire.

1. Assurer la vocation professionnelle de l’IUFM et l’identité correspondante des formateurs, surtout dans un monde universitaire très ambivalent à l’égard des formations professionnelles.

2. Accepter vraiment qu’une formation professionnelle doit en priorité permettre d’affronter des situations de travail dans les établissements et les classes, dans la " vraie vie ", avec de vrais élèves, de vrais parents, de vrais collègues, tels qu’ils sont aujourd’hui et seront sans doute demain.

3. Travailler la transposition didactique et les plans de formation à partir des pratiques ("Toutes les pratiques et rien que les pratiques "), en sachant qu’elles ne se limitent pas à des gestes terre à terre, qu’elles mobilisent et construisent des savoirs ; les pratiques ne se définissent pas par l’absence de savoirs, mais par le fait qu’elles les mettent en œuvre en situation, de façon négociée, à l’intérieur de contraintes, face à un public, etc.

4. Réfléchir sur le dosage entre idéalisme béat et réalisme conservateur, entre une formation inadaptée parce que trop futuriste et une formation inadaptée parce que dépassée sitôt achevée.

5. Travailler avec les praticiens pour construire une juste image du métier (ce qui ne veut pas dire : s’en remettre aux mythes professionnels).

6. Reconnaître que la compétence professionnelle n’est pas réductible à la maîtrise de savoirs, qu’elle suppose aussi une formation de la personne et de l’habitus.

7. Nommer, travailler, théoriser ces diverses facettes pour en faire une partie de la culture professionnelle des formateurs.

8. Reconnaître l’égale dignité et la complémentarité de ces facettes, et donc l’égale dignité et la complémentarité des formateurs qui les prennent en charge, sans accorder de statut supérieur à ceux qui dispensent les savoirs savants.

9. Mettre l’accent sur l’articulation, l’intégration de ces facettes :

10. Reconnaître la légitimité, la complémentarité et l’égale dignité de deux trajets de formation :

11. Accepter que les situations-problèmes soient complexes, multidimensionnelles et se laissent pas classer de la même façon que les savoirs, ce qui implique :

12. Refuser la tentation de se retrancher derrière sa spécialisation, prendre le risque de la polyvalence. On connaît le film d’Arthur Penn, Bonnie and Clyde. Les gangsters échappent régulièrement à la police parce qu’elle n’a pas le droit de les poursuivre au delà des frontières de l’État. Il serait fâcheux que les problèmes échappent de la sorte aux formateurs, chacun cessant de s’y intéresser dès qu’ils sortent de son territoire…

13. Accepter la spécialisation, la fermeture du champ, la réduction de la complexité, la mise entre parenthèse de certains éléments du système, mais refuser que cela éloigne ipso facto de la réalité du terrain ; j’ai plaidé ailleurs pour une " didactique tout terrain ".

13. Faire le deuil des apports " intéressants ", mais non pertinents, renoncer à se faire plaisir, à faire d’une pierre deux coups (par exemple avancer une recherche personnelle en la déclarant formatrice pour les étudiants).

15. Se donner de véritables dispositifs de formation de l’habitus (démarche clinique, case work, laboratoire didactique, vidéoformation, techniques d’auto-observation et d’explicitation). 


III. Former des débutants qui ne soient
ni trop maladroits, ni trop malheureux

On ne peut pas tout faire en formation initiale, surtout si elle se limite à un ou deux ans de formation professionnelle stricto sensu. Pour gérer cette impossibilité, mieux vaudrait :

Qu’est-ce, au vrai, qu’un enseignant débutant ? On peut avancer quels traits caractéristiques.

1. Un débutant est entre deux identités, il abandonne sa peau d’étudiant en instance d’examen pour se couler dans celle d’un professionnel responsable de ses décisions.

2. Le stress, l’angoisse, diverses peurs, voire des moments de panique prennent une forte importance, qui décroîtra avec l’expérience et la confiance.

3. Il faut au débutant beaucoup d’énergie, de temps et de concentration pour résoudre des problèmes que le praticien expérimenté règle de façon routinière.

4. Sa gestion du temps (de préparation, de correction, de travail en classe) n’est pas très sûre, il est donc souvent en déséquilibre, donc fatigué, tendu.

5. Il est en état de surcharge cognitive, accaparé par un trop grand nombre de problèmes. Il " zappe " et connaît dans un premier temps l’angoisse de la dispersion, plutôt que l’ivresse du praticien qui " jongle " avec le maximum de balles.

6. Il se sent généralement assez seul, coupé de ses camarades d’études, faiblement intégré et pas toujours bien accueilli par ses collègues plus anciens.

7. Il est " entre deux chaises ", hésitant entre les modèles reçus durant la formation initiale et les recettes plus pragmatiques qui ont cours dans le milieu professionnel.

8. Il n’a guère de distance à son rôle et aux situations.

9. Il a le sentiment de ne pas maîtriser, ou alors au prix fort, les gestes élémentaires du métier.

10. Il mesure l’écart entre ce qu’il imaginait et ce qu’il vit, sans savoir que cet écart est normal et ne tient pas à son incompétence ou à sa fragilité personnelles, mais au saut que représente la pratique autonome par rapport à tout ce qu’il a connu.

Tout cela suppose évidemment quelques renoncements du côté des formateurs. Ils seront d’autant plus forts que leur plaisir professionnel et leur identité ne consistent pas à former de bons débutants, mais plutôt à traiter de sujets pointus dans laquelle ils donnent leur pleine mesure de spécialistes d’un domaine. On se trouve devant le même problème que pour les enseignants des écoles, lycées ou collège : aussi longtemps que leur identité est d’enseigner, voire de maîtriser les savoirs, plus que de faire apprendre les élèves tels qu’ils sont, leur métier est une tension perpétuelle entre ce qu’ils valorisent, ce qui les intéresse d’une part, et ce qu’il serait utile ou nécessaire de faire d’autre part.


IV. Former des praticiens réflexifs,
en mouvement sur le chemin de l’expertise

On pourrait imaginer que la formation initiale, parce qu’elle pare au plus pressé, laisse à l’expérience et à la formation continue le souci de former des praticiens réflexifs. Ce serait une grave erreur. Former de bons débutants, c’est justement former des gens capables d’évoluer, d’apprendre au gré de l’expérience, en réfléchissant sur ce qu’ils voulaient faire, ce qu’ils ont fait, ce que ça donne.

Pour cela, la formation doit préparer à réfléchir sur sa pratique, thématiser, modéliser, exercer une capacité d’auto-observation, d’autoanalyse, de métacognition et de métacommunication. Rien de tout cela ne s’acquiert comme par magie, simplement parce qu’on vit des réussites et des échecs. Tout le monde réfléchit pour agir, durant l’action et dans l’après-coup. Cela ne suffit certes pas à engendrer systématiquement des apprentissages. On répète les mêmes erreurs, on fait preuve des mêmes cécités, parce que la pensée manque de lucidité, de courage, de méthode. Les uns ont une capacité sans bornes à rejeter sur autrui, sur les événements ou sur " pas de chance " la responsabilité de tout ce qui tourne mal ; d’autres s’accusent au contraire de toutes les incompétences et battent sans cesse leur coulpe. Aucune de ces attitudes ne contribue à une pratique réfléchie, aucune ne déclenche un véritable travail d’analyse, sans complaisance, ni dans l’autojustification ni dans l’autodénigrement.

La formation doit donc donner à la fois des attitudes, des habitudes, des savoir-faire, des méthodes. Pour cela, il importe, dès la formation initiale, de créer des lieux d’analyse de la pratique, de métissage des apports, de métaréflexion sur la façon dont on pense, décide, communique, réagit. Mais aussi des lieux, parfois les mêmes, où l’on travaille sur soi, ses peurs, ses émotions, où l’on favorise le développement de la personne, de son identité.

Faut-il le dire, tout cela suppose un échange, un travail d’équipe, une culture de coopération mise en place dès la formation initiale.

Pierre Dominicé écrit : " Il n’y a pas de formation initiale, il n’y a que des formations continues ". C’est vrai, du moins pour toute formation scolaire, parce qu’on part toujours d’acquis antérieurs. Mais dans un processus continu, la formation professionnelle de base doit être un temps fort, non seulement parce qu’elle nantit le débutant de moyens de survie, mais parce qu’elle modélise quelque chose de plus important encore : sa capacité d’apprendre, de réfléchir sur son action et de la transformer.

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