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Paru in Éducations, n° 7,
Didactiques et pédagogies ",
janvier-février 1996, pp. 56-59.

 

 

 

 

Didactique (s) :
O.P.A ou retour aux sources ?

Philippe Perrenoud

Faculté de psychologie et des sciences de l’éducation
Université de Genève
1996

Dans la postface de la réédition augmentée de La transposition didactique, Chevallard (1991) situe la didactique dans le cadre d’une anthropologie des savoirs, dont l’anthropologie didactique serait une composante, celle qui s’intéresse à la diffusion, la transmission, l’acquisition des savoirs :

…la didactique appartient au continent anthropologique, qui par elle gagne sur la mer de l’ignorance. Elle n’est pas une île, mais un isthme, et qui demain peut-être sera pris en de nouvelles terres hautement conquises. En cela, bien entendu, elle change en puissance l’anthropologie, et l’idée même que nous nous en faisons. Il se pourrait qu’elle y soit demain au principe d’une révolution.

(…) Vous n’aurez aucun mal à énoncer l’objet de l’anthropologie religieuse, ou celui de l’anthropologie politique : pour la première, le religieux (qui excède " les religions ", mais cela est secondaire ici) ; pour la seconde, le politique (qui, pareillement, va au-delà des " systèmes politiques "). Eh bien, s’agissant des didactiques, semblable objet n’existait pas dans la culture. Ce sont les didactiques précisément qui, laborieusement, l’ont créé, contre toutes les dénégations culturelles &endash; et c’est là, déjà, une manière de bouleverser la culture.

Cet objet, donc, nous pouvons maintenant lui donner son nom, ce qui est une manière d’en mettre en chantier la construction : j’ai nommé le didactique. Le didactique, on le verra, est une dimension de la réalité anthropologique qui traverse celle-ci de part en part. Et qui appelle l’élaboration d’une anthropologie didactique, sous-continent sur la carte duquel les didactiques, telles que nous les connaissons, figurent les premiers établissements, et installent un réseau problématique d’intelligibilité (Chevallard, 1991, p. 205-206).

Rien de moins ! Un siècle de recherche en éducation passe à la trappe. Chevallard réinvente, le temps d’une postface, à la fois les sciences cognitives et les sciences de l’éducation ! Louable projet, mais pense-t-il vraiment que les psychologues, les historiens, les épistémologues, les sociologues l’ont attendu pour développer une anthropologie des savoirs et de l’éducation ? Les didacticiens des disciplines ont souvent prétendu fonder leur approche sur la réintégration des savoirs dans la pédagogie. Pourquoi réduire les sciences de l’éducation aux travaux centrés sur la relation ou la motivation et faire bon marché d’un nombre impressionnant de travaux psychopédagogiques anciens centrés sur des contenus particuliers, didactiques avant la lettre, autant que de travaux plus récents, orientés par exemple vers la métacognition ? Admettons toutefois que la prise en compte plus méthodique des savoirs et de leur transposition a enrichi l’intelligibilité de l’action éducative. Faut-il pour autant oublier les autres perspectives ouvertes par les sciences de l’éducation ? La notion de contrat pédagogique n’a pas été créée par la didactique et la question de J. Filloux (" Comment faire aimer les mathématiques à une jeune fille qui aime l’ail ? ") est éminemment didactique, dans le sens contemporain de l’expression. Cela ne dévalorise pas les apports de Brousseau et n’identifie par le contrat didactique au contrat pédagogique, mais sommes-nous vraiment sur des planètes différentes ? La notion de transposition didactique a été développée par Michel Verret en sociologie. Les travaux sur le rapport au savoir relèvent de travaux de psychanalystes ou de sociologues autant que de didacticiens. Les anthropologues et les sociologues observent eux aussi le métier d’élève et les coutumes didactiques, les psycholinguistes ou les psychologues cognitivistes étudient les processus d’apprentissage dans divers domaines.

À Genève, comme au Québec ou en Belgique, les didactiques des disciplines se sont développées au sein des sciences de l’éducation. Les chercheurs qui les ont construites dans ce cadre venaient souvent de la psychologie génétique, de la psychologie sociale ou de la psycholinguistique, ils étaient professeurs en sciences de l’éducation et ne cherchaient donc pas une identité à l’extérieur de ce carrefour interdisciplinaire. Ils n’ont donc pas passé par cette phase d’insularité farouche dont parle Chevallard (1991), n’ont pas été des mal aimés rejetés, par les facultés de sciences ou de lettres dont maints didacticiens français sont issus.

Sans doute Chevallard n’exprime-t-il pas tous les didacticiens français. Michel Develay, Jean-Pierre Astolfi ou Gérard Vergnaud, par exemple, par leur insertion en sciences de l’éducation, suggèrent que la voie genevoise ou québécoise n’est pas spécifique, mais représente sans doute l’avenir de la didactique des disciplines. Intégration n’est pas assimilation. Les didactiques des disciplines ont, depuis une vingtaine d’années, enrichi, diversifié, transformé les sciences de l’éducation, tant au plan théorique que dans le registre de l’épistémologie et des méthodes de recherche.

Comme sociologue de l’éducation, et en particulier du curriculum et des pratiques pédagogiques, j’ai maintes fois reconnu et utilisé les apports des didactiques des disciplines, et notamment le développement de la notion de transposition par Chevallard, la notion de contrat didactique, les apports de Martinand (1986) autour des pratiques de références et des objectifs-obstacles, les travaux des didacticiens des sciences sur les représentations des apprenants ou les recherches de la didactique des langues (Bronckart & Schneuwly, 1991), l’extension de l’intérêt pour la transposition aux formations professionnelles (Arsac et al., 1994). Je trouve fondamental que la didactique ne s’enferme pas dans l’ingénierie et se constitue en champ théorique indépendant de la demande sociale de formation des enseignants et de validation de méthodes ou de moyens d’enseignement. Je suis acquis également à l’idée d’une réinscription systématique des savoirs dans l’analyse des interactions en classe aussi bien que du fonctionnement des établissements scolaires et du système éducatif. Je trouve heureux aussi que la didactique s’intéresse à la diffusion et à l’acquisition des savoirs hors de la forme scolaire. Verret (1975), en construisant le concept de transposition didactique, ne se limitait pas aux institutions scolaires, mais ouvrait une problématique anthropologique et sociologique plus large, en se demandant : que font les acteurs et les institutions aux savoirs lorsqu’ils projettent de les transmettre ou de créer des conditions, des situations censées en favoriser l’appropriation. Je trouve enfin indispensable que, tout en demeurant largement ancrée dans la psychologie, l’épistémologie, ou les sciences cognitives (Brun, 1994 ; Vergnaud, 1994), la didactique s’ouvre vers l’histoire, la sociologie, la psychanalyse.

Faut-il pour autant réinventer l’entier des sciences de l’homme à partir de la perspective didactique ? Que toutes les sciences humaines (parmi lesquelles les sciences sociales) relèvent d’une approche anthropologique, voilà qui n’est pas contestable. L’anthropologie n’est pas pour autant une discipline, sauf dans le sens restreint de l’anthropologie physique ou de l’anthropologie culturelle. L’anthropologie couvre plutôt, dans le sens où Chevallard s’y réfère, l’ensemble des sciences humaines et sociales dans ce qui fait leur commune vocation : comprendre l’être humain, dans son unité et sa diversité, sa genèse et ses potentiels d’évolution, ses dimensions individuelles et collectives, ses aspects chimico-physiques, bio-écologiques, démographiques, psychiques, symboliques, économiques, sociologiques. Nul ne peut aujourd’hui prétendre maîtriser toutes les théories et toutes les méthodes de l’anthropologie comme entreprise globale d’intelligibilité de l’être humain. Il y a donc nécessairement division du travail. Rapporter la didactique à l’entreprise anthropologique est légitime, même si cela va peut-être sans dire. Cela ne règle pas la question de sa place dans la division du travail scientifique.

Par ailleurs, l’insistance de la didactique sur les savoirs appauvrit la notion d’apprentissage. On peut certes élargir la notion de savoir ou de connaissance jusqu’à y inclure tout ce qu’un être humain peut apprendre, mais on va alors contre le sens commun, qui oppose la connaissance à l’idéologie, aux valeurs, aux normes, aux attitudes, aux goûts, aux croyances, aux sentiments, aux traits de personnalité et à mille autres choses qui s’apprennent, mais ne relèvent pas de la connaissance.

On peut certainement reprocher aux sciences de l’éducation de ne pas couvrir suffisamment les processus de transmission et de construction de connaissances qui ne relèvent pas d’une intention d’instruire ou d’éduquer. S’il fallait proposer une constellation nouvelle dans la galaxie " Anthropologie ", peut-être serait-il plus adéquat de réunir les sciences des processus d’apprentissage. Le mot " apprentissage " est entendu ici au sens large, équivalent de " learning ", et non dans le sens plus limité (qui a cours également en français) de formation professionnelle par compagnonnage ou alternance. Les sciences des processus d’apprentissage se situeraient à la jonction des sciences cognitives et des sciences de l’éducation. Chacun de ces ensembles pourrait sans doute prétendre couvrir la question des apprentissages sans qu’il soit nécessaire de créer un regroupement nouveau : comment s’intéresser à la connaissance sans se poser la question de son acquisition ? Comment s’intéresser à l’éducation sans s’intéresser aux apprentissages spontanés, hors de toute forme scolaire, de toute relation éducative ? Mais après tout, la complexité des processus d’apprentissage mérite peut-être la constitution d’un champ interdisciplinaire spécifique. Pour le sociologue, la formation de l’habitus relève précisément de cet entre deux, d’une approche sociocognitiviste qui tente de construire une théorie des compétences, des grammaires génératrices des représentations et de l’action, et d’une approche sociogénétique qui vise à rendre intelligible les conditions d’émergence et de transformation de l’habitus. Dans une telle perspective, on sort nécessairement des sciences de l’éducation, dans la mesure où la formation de l’habitus ne relève qu’en partie d’une intention d’instruire ou d’éduquer. Et on rejoint Brousseau lorsqu’il élargit le propos de la didactique à l’ensemble des modes de transmission et d’appropriation d’un certain type de savoirs, ce qui couvre aussi bien l’éducation familiale, scolaire, professionnelle que des processus plus diffus :

La didactique des mathématiques se place ainsi dans le cadre des sciences cognitives comme la science des conditions spécifiques de la diffusion des connaissances mathématiques utiles au fonctionnement des institutions humaines.

Son but est essentiellement la connaissance d’une certaine catégorie de phénomènes, qu’il en découle ou non immédiatement des techniques, des décisions ou des moyens d’action. Ses rapports avec la technologie de l’enseignement sont ceux d’une science avec ses applications. Prise dans cette acception très générale, la didactique des mathématiques ambitionne de décrire les échanges et les transformations de savoirs à différentes échelles, aussi bien l’échelle des relations inter-culturelles du monde que celle d’une classe ou d’une leçon particulière (Brousseau, 1994, p 52.).

Les travaux sur les arbres de connaissance et les réseaux de diffusion des savoirs vont dans le même sens.

Développer un carrefour interdisciplinaire autour des processus d’apprentissage n’oblige ni à fusionner sciences cognitives et sciences de l’éducation, ni, évidemment, à renoncer à appartenir à l’une ou l’autre champ. Aucun des champs défini n’opère une coupure définitive dans la réalité. Ce sont plutôt des espaces de travail, des communautés de recherche qui se définissent progressivement. Nul ne peut les faire naître à lui seul ou par décret. Mais pourquoi ne pas engager un débat épistémologique plus dense sur les champs et les objets. Il faut aujourd’hui faire définitivement son deuil d’une division simple du travail scientifique. Les découpages disciplinaires traditionnels ne suffisent plus et les institutions de recherche et de formation universitaires se diversifient, se recomposent dans des logiques plus souvent implicites et a posteriori qu’ouvertement affirmées et négociées. Peut-être, sans vouloir planifier un développement complexe, qui dépend aussi bien des progrès de la recherche que des configurations institutionnelles et des cultures nationales, convient-il de tenter plus méthodiquement de comprendre et de maîtriser ces transformations.

Une chose reste sûre : aucun carrefour interdisciplinaire durable ne naîtra de l’expansionnisme ou de l’impérialisme d’un seul domaine. Je ne doute pas que les didacticiens puissent prétendre habiter le champ d’une anthropologie des savoirs et des processus d’apprentissage. Doivent-ils, pour autant, feindre d’avoir découvert le Nouveau Monde ?

Références

Arsac, G., Chevallard, Y., Martinand, J.-L., Tiberghien, A. (dir.) (1994) La transposition didactique à l’épreuve, Grenoble, La Pensée Sauvage.

Artigue, M. et al. (dir.) (1994) Vingt ans de didactique des mathématiques en France, Grenoble, La Pensée Sauvage.

Astolfi, J.-P. (1992) L’école pour apprendre, Paris, ESF.

Bronckart, J.-P. & Schneuwly, B. (1991). La didactique du français langue maternelle : l’émergence d’une utopie indispensable, Éducation & Recherche, n° 1, pp. 8-26.

Brousseau, G. (1994) Perspectives pour la didactique des mathématiques, in Artigue, M. et al. (dir.) Vingt ans de didactique des mathématiques en France, Grenoble, La Pensée Sauvage, pp. 51-66.

Brun, J. (1994) Évolution des rapports entre la psychologie du développement cognitif et la didactique des mathématiques, in Artigue, M. et al. (éd.) Vingt ans de didactique des mathématiques en France, Grenoble, La Pensée Sauvage, pp. 57-83.

Chevallard, Y. (1994) Nouveaux objets, nouveaux problème en didactique des mathématiques, in Artigue, M. et al. (dir.) Vingt ans de didactique des mathématiques en France, Grenoble, La Pensée Sauvage, pp. 313-320.

Chevallard, Y. (1991) La transposition didactique. Du savoir savant au savoir enseigné, Grenoble, La Pensée Sauvage (2ème édition revue et augmentée, en coll. avec Marie-Alberte Joshua).

Develay, M. (1992) De l’apprentissage à l’enseignement, Paris, ESF.

Develay, M. (dir.) (1995) Savoirs scolaires et didactiques des disciplines, Paris, ESF.

Filloux, J. (1974) Du contrat pédagogique Le discours inconscient de l’école, Paris, Dunod.

Martinand, J.-L. (1986) Connaître et transformer la matière, Berne, Lang.

Perrenoud, Ph. (1995) La fabrication de l’excellence scolaire : du curriculum aux pratiques d’évaluation, Genève, Droz, 2e éd. augmentée.

Perrenoud, Ph. (1995) Métier d’élève et sens du travail scolaire, Paris, ESF, 2e édition.

Perrenoud, Ph. (1995) La pédagogie à l’école des différences, Fragments d’une sociologie de l’échec, Paris, ESF.

Vergnaud, G. (1994) Le rôle de l’enseignant à la lumière des concepts de schème et de champ conceptuel, in Artigue, M. et al. (dir.) Vingt ans de didactique des mathématiques en France, Grenoble, La Pensée Sauvage, pp. 177-191.

Vergnaud, G. (1990) La théorie des champs conceptuels, Recherches en Didactique des Mathématiques, vol. 10. n° 23, pp. 133-170.

Vergnaud, G. (dir.) (1994) Apprentissages et didactiques, où en est-on ?, Paris, Hachette.

Verret, M. (1975) Le temps des études, Paris, Honoré Champion, 2 vol.

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