Source et copyright à la fin du texte
in UNAPEC, Le métier d’élève,
Paris, UNAPEC, pp. 15-24.
 
 
 

 

 

Métier d’élève : comment ne pas glisser
de l’analyse à la prescription ?

Philippe Perrenoud

Faculté de psychologie et des sciences de l’éducation
Université de Genève
1996

Sommaire

Réussir, c’est faire correctement son métier d’élève

Au-delà de la métaphore

Métier d’élève et sens du travail scolaire

Métier d’élève et résistance au changement

Métier d’élève et inégalités devant l’école

Un analyseur parmi d’autres

Questions posées par les participants

Références


Il est à la fois amusant, satisfaisant et inquiétant de voir la notion de métier d’élève, que j’ai beaucoup travaillée, reprise dans le titre d’un colloque. L’expression se banalise, elle entre dans le langage commun de ceux qui s’intéressent à l’école. Cela me semble réjouissant et en même temps, j’aimerais bien que ce concept ne devienne pas, simplement, une expression à la mode, qui ne signifierait pas grand chose. Je craindrais plus encore que ce qui relevait de la description anthropologique ne devienne peu à peu une nouvelle norme, de sorte qu’on trouverait dans les bulletins scolaires, à côté du traditionnel " Peut mieux faire " ou " Ne travaille pas assez " une nouvelle stigmatisation stéréotypée : " Ne fait pas sérieusement son métier d’élève ".

Mon propos est de forger des outils d’analyse de la pratique des maîtres et des élèves dans les classes, d’associer l’expression " métier d’élève " à un concept descriptif et éventuellement explicatif, sans jugement, ni modèle. La difficulté est de lui maintenir ce statut, contre la plus forte pente des gens d’école, qui reste de produire des normes dès qu’ils ont identifié un phénomène. Chevallard (1991) dit de la transposition didactique qu’elle n’est ni bonne ni mauvaise, qu’elle " est " ! De même, le métier d’élève existe et on ferait mieux, avant de se proposer d’y former les élèves pour mieux les conformer aux attentes de l’institution, dernier avatar du contrôle social enrobé d’aide méthodologique ou d’assistance au projet personnel, de comprendre que ce métier se construit au sein d’une organisation bureaucratique, qu’il autorise parfois l’élève à survivre sans trop s’impliquer, certes en tournant le dos aux apprentissages durables, ce que l’école ne peut que déplorer, mais en regagnant une part indispensable de distance et d’autonomie. On ferait mieux d’analyser l’écart entre l’idéal du travail scolaire et son fonctionnement effectif avant de le dénoncer ou d’imaginer le réduire en investissant le métier d’élève d’une nouvelle norme d’excellence. S’il permet de maintenir une distance entre la vie de l’élève et ce que l’école lui demande, le métier d’élève ne peut qu’échapper en partie au contrôle de l’institution…


Réussir, c’est faire correctement son métier d’élève

Il est difficile de savoir qui a, pour la première fois, comparé le travail des élèves à l’exercice d’un métier. Sans doute, depuis que l’école existe, cette métaphore vient-elle spontanément à l’esprit de quelques uns, même s’il ne la formulent pas en ces termes. Il est assez évident que les élèves font " une sorte de métier ", qu’ils vont à l’école comme les adultes vont au bureau ou à l’usine, régulièrement, avec un enthousiasme et des états d’âme fluctuants, dans le cadre d’une organisation qui leur assigne des tâches et en contrôle l’exécution. L’intérêt d’une métaphore est souvent de renouveler notre regard sur les choses. Encore faut-il travailler à construire un concept. J’ai utilisé et développé l’idée de métier d’élève en écrivant, de 1982 à 1984, " La fabrication de l’excellence scolaire ", non pas simplement pour filer la métaphore, mais pour rendre compte de la nature première de l’excellence scolaire, du moins à l’école obligatoire : faire correctement son métier d’élève.

Détachés d’un contexte, les mots ne veulent parfois plus dire grand-chose. Ils sont ramenés à leur sens commun. Le métier d’élève, au départ, n’était pas un concept isolé, il a été construit pour mieux comprendre sur quoi porte l’évaluation continue du travail scolaire. Je voulais, comme beaucoup de sociologues des années 1970, analyser l’échec scolaire en allant au-delà du constat réitéré de " l’inégalité des chances " et des hypothèses explicatives fondées sur les thèses de la reproduction. Je souhaitais comprendre les médiations, les micromécanismes par lesquelles l’échec scolaire se fabrique, au jour le jour, dans la salle de classe. Or, pour expliquer l’échec, il fallait au préalable le définir. Chacun croit savoir ce que sont la réussite ou l’échec scolaires. On dira volontiers, par exemple, que l’échec manifeste une maîtrise insuffisante des connaissances et des savoir-faire enseignés. Et on se demandera immédiatement, sans questionner cette définition, si cette insuffisance provient d’un manque de motivation, d’une vie familiale perturbante, d’un défaut de moyens intellectuels, d’un développement insuffisant, d’un héritage culturel préparant faiblement au travail scolaire, voire d’un manque de " dons " pour les études.

Dans cette perspective, tout se passe comme si l’insuffisante maîtrise du programme se traduisait naturellement, presque automatiquement en échec. On se doute bien qu’il doit y avoir quelqu’un pour la mettre en évidence, mais sas s’arrêter à cette " banalité ". Or, pour le sociologue, non seulement il n’y a pas d’échec sans jugement, mais ce jugement n’a de conséquences sociales que si on lui reconnaît une légitimité et qu’on l’associe à un pouvoir de décision. De plus, ce jugement se fonde sur des pratiques complexes d’évaluation, dont on ne peut a priori postuler qu’elles portent exactement, objectivement et invariablement sur la maîtrise des programmes. Qu’est-ce d’ailleurs que la maîtrise des programmes ? Qui interprète les textes ? Qui fixe le niveau d’exigence ?

La réussite et l’échec découlent de jugements fabriqués par une institution et ses agents, qui évaluent l’élève à un moment précis de sa vie, par rapport à des critères et selon des procédures dont le jugement final est inséparable. Cela ne veut pas dire qu’il est sans fondement, injuste, arbitraire ou illégitime, mais que la réussite ou l’échec scolaire sont des représentations fabriquées dans le cadre d’une institution, à partir de formes et de normes d’excellence, au gré de procédures et de pratiques d’évaluation dont on ne peut faire abstraction si l’on veut comprendre la nature des inégalités de réussite.

En quoi cela mobilise-t-il la notion de métier d’élève ? Elle permet de répondre à un question clé : sur quoi porte l’évaluation continue qui, à l’école primaire et au collège, détermine presque partout la réussite ou l’échec scolaire ? Les systèmes scolaires ont organisé longtemps des examens de fin d’année ou de fin de cycle d’études. Ils ont peu à peu, en raison notamment des limites de cette forme d’évaluation ponctuelle, cédé la place à une évaluation continue, faisant de l’enseignant à la fois le dispensateur des savoirs, l’organisateur des apprentissages et l’évaluateur des maîtrises atteintes. Du coup, la réussite se joue de plus en plus sur l’art et la manière de refaire " pour une note " ce qu’on a déjà fait en situation d’exercice. Dans une évaluation continue, la définition de l’excellence est assez proche de celle du " bon travail " dans les conditions habituelles de fonctionnement de la classe. L’épreuve scolaire comporte une part de dramatisation, parce qu’elle " compte " et apparaît donc un enjeu plus sérieux que les exercices scolaires quotidiens. Mais les tâches sur lesquelles les élèves sont évalués sont à peu près de même nature que les exercices individuels. Autrement dit, les épreuves scolaires, dans une évaluation continue, sont simplement des temps forts du métier d’élève.

On le voit, cette notion de métier me permettait de cerner la nature de l’excellence scolaire telle qu’elle est jugée au jour le jour par les enseignants. À l’école primaire, et même au collège et au lycée, un bon élève est un élève qui fait bien ou très bien son métier, c’est-à-dire qui maîtrise à peu près les rituels, les règles, les gestes, les outils, le timing, les formes, les mises en pages, toutes ces petites choses qui autorisent l’enseignant à dire ou écrire en marge : " Vu, correct, juste, c’est bien, continue, fais-en un autre ! "

La vie d’un élève est une longue succession de petites tâches sans queue ni tête, qui se succèdent dans n’importe quel ordre. D’infinies répétitions masquées, à peine, par d’infimes variations. Au bout du compte, il y a toujours une consigne, une question, un texte à analyser ou à compléter, une solution " juste " à découvrir… J’épargne évidemment, dans cette analyse un peu schématique, les pédagogies du projet ou les pédagogies actives ; elles luttent depuis toujours contre une telle conception du travail scolaire, mais ne sont pas en vigueur dans la majorité des classes.

Compte tenu de la réalité la plus fréquente du travail scolaire, la notion de métier d’élève me permettait de désigner une forme de conformisme et de productivisme dans l’exécution de tâches répétitives. Ce qui m’amenait à soutenir la thèse, qui reste est un peu provocatrice, que réussir à l’école, c’est surtout faire la preuve qu’on connaît les " ficelles " du métier d’élève, qu’on l’exerce convenablement, ce qui donne le droit de continuer à étudier jusqu’au jour où les choses deviendront vraiment " sérieuses ", quand on s’occupera d’évaluer les acquis effectifs, les compétences qui demeurent au-delà de la phase d’exercice dans un contexte familier. L’école travaille en classe sur des exercices de formes relativement stéréotypés ; elle s’intéresse assez peu au transfert des acquis à des situations nouvelles, et donc mesure rarement de véritables compétences, entendues au sens de capacités de transposition, de construction d’une réponse efficace dans une situation originale, distante de la situation d’apprentissage. Ce qui signifie qu’à l’école, on est très loin de produire constamment des compétences ou des connaissances transférables. On est en train de faire des exercices " comme il faut " et de les contrôler et les corriger à perte de vue… Or, la réussite scolaire, dans le cadre d’une évaluation continue et même d’examens annuels organisés par les enseignants eux-mêmes, se mesure largement à l’aune de ce conformisme.

Dans un premier temps, j’ai donc parlé du métier d’élève dans d’une façon métaphorique, pour désigner la substance de l’excellence scolaire ordinaire. Puis, ce qui devait être une parenthèse pour définir la réussite et l’échec scolaire avant de les expliquer, est devenu pendant un temps mon projet théorique principal. Je me suis en effet rendu compte que la sociologie de l’évaluation scolaire était un terrain en friche, que peu de chercheurs travaillaient à construire les notions mêmes d’échec, d’excellence et de fabrication des inégalités. Donc, je m’y suis arrêté plus longuement et j’ai écrit en 1984 un chapitre autour du métier d’élève, dans un livre sur la fabrication de l’excellence scolaire (Perrenoud, 1995 a).


Au-delà de la métaphore

Parler d’un métier, dans la culture française, c’est évoquer parfois une image d’Épinal, l’image d’un travail sérieux, réalisé avec soi par un " homme de métier ", qui sait ce qu’il a à faire, qui connaît et soigne ses outils, qui a un rapport personnel à sa tâche, qui manifeste le souci du " bel ouvrage ". Le métier s’oppose au " job ", au " gagne-pain ", au travail à la chaîne, à l’emploi purement " alimentaire ". Plus qu’un emploi, c’est une identité, voire une vocation, fondées sur des compétences. On pourrait alors imaginer que, lorsqu’on parle du métier d’élève, c’est plutôt pour le glorifier. Or, ce n’était pas mon propos. Je ne voulais pas davantage dénigrer le travail de l’élève en le rangeant parmi les " petits métiers ".

Est-ce vraiment un métier ? Est-ce un métier comme les autres ? En 1984, j’aurais probablement répondu que l’élève ne fait pas un " vrai " métier, sauf si l’on considère comme un métier, avec le Petit Robert, toute " Occupation permanente qui possède certains caractères du métier ", ce qui convient à l’évidence au travail scolaire. Mais ce n’est pas une métaphore. Le même dictionnaire donne du métier une définition principale profondément sociologique : " Tout genre de travail déterminé reconnu ou toléré par la société, et dont on peut tirer ses moyens d’existence ".

Le métier d’élève est-il autre chose ? N’est-ce pas la façon dont les enfants et les adolescents tirent leurs moyens d’existence de la société qui leur a donné naissance et qui les envoie à l’école ? Cela situe le métier d’élève dans une dimension économique qu’on laisse souvent dans l’ombre : le travail scolaire est une monnaie d’échange, elle donne le droit de participer à la consommation sans participer à la production. C’est ainsi que vivent tous les gens qui, à défaut de revenu monétaire, contribuent au fonctionnement de la société en faisant un travail reconnu comme " utile " : celles et ceux qui s’acquittent du travail familial, mais aussi les religieux, les prisonniers, les soldats, tous ceux qui tirent leurs moyens d’existence de leur contribution à une tâche sans qu’elle leur assure un salaire.

En ce sens fondamental, le métier d’élève est un vrai métier, il n’y a aucun abus de langage. On en a d’ailleurs un exemple criant à l’articulation de l’enfance et de l’âge adulte : à l’adolescent qui cesse d’étudier, soit parce qu’il a obtenu un diplôme, soit parce qu’il abandonne, ses parents sont en droit de " couper les vivres " ; il lui faut alors trouver autrement ses moyens d’existence. Dans notre société, l’enfant et l’adolescent ne peuvent étudier que parce qu’on les décharge des tâches productives. Ce n’était pas le cas au XIXe siècle encore, et c’est loin d’être la règle dans le Tiers Monde. En contrepartie, les sociétés scolarisées enjoignent aux jeunes de " se produire eux-mêmes " comme détenteurs d’un diplôme et donc capables de devenir économiquement autonomes, juridiquement et politiquement responsables.

Dire que le travail scolaire est un métier n’est pas dire, cependant, que c’est un métier tout à fait ordinaire. Je vais essayer de montrer pourquoi. D’abord, c’est un métier qui, aux âges de " scolarité obligatoire ", est encore moins librement choisi que les métiers d’adultes les moins qualifiés. Il est en ce sens assez proche des travaux forcés ou du service militaire. La loi oblige les enfants et adolescents, entre 6 et 15, voire 18 ans - en Belgique - à aller à l’école, à raison de trente-cinq heures par semaine, quelque chose comme quarante semaines par an. Aucune institution n’a autant d’emprise sur la vie des individus. Même l’armée est beaucoup plus modeste ! On saisit là l’extraordinaire pouvoir qu’ont les adultes sur les jeunes, et les sociétés sur les individus. L’école obligatoire est un banquet dont les convives n’ont le choix, ni du lieu ni du moment, et où le dialogue avec leur " hôte " est pour le moins asymétrique ; ils sont assignés à la table (des nourritures spirituelles, évidemment), on leur dit constamment que c’est pour leur bien, mais ils savent parfaitement que ce n’est pas vrai, qu’ils " mangent " parce qu’ils n’ont pas le choix, sachant que, s’ils ne faisaient pas, " le ciel leur tomberait sur la tête ". Un élève qui résiste à l’intention d’instruire, à l’entreprise de scolarisation, se prépare en effet aux pires ennuis. D’abord, il reçoit de mauvaises notes, à défaut de coups (encore que…). Puis, il devient l’objet à toutes sortes de propos blessants : on lui dit qu’il est bête, lent, peu motivé, qu’il manque de sérieux, d’ambition, de méthode, de lucidité ; qu’il devrait avoir honte. S’il persiste à ne pas travailler et à ne pas apprendre, on l’astreint au " soutien pédagogique ", on le fait redoubler, on le relègue dans les filières les moins exigeantes, voire dans une classe " spécialisée ". Le refus de jouer le jeu scolaire a donc des conséquences sociales importantes : il en coûte d’être " objecteur de conscience " dans le champ du savoir et de la scolarisation ! La plupart des enfants et des adolescents se plient donc à la norme, les uns parce qu’ils y adhèrent, bon gré mal gré, les autres parce qu’ils apprennent que cela leur coûte finalement moins cher qu’une résistance ouverte.

Deuxième caractéristique du métier d’élève : ses modalités d’exercice sont assez unilatéralement définies par l’institution ou par l’enseignant. Un dessin de Plantu illustre assez bien la capacité limitée de dialogue de certains professeurs. " Savez-vous qu’il existe d’autres formes de pédagogie ? ", demande un élève au magister perché au haut de sa chaire. " Sortez ! ", tonne le maître. Il n’y a plus guère d’entreprises où l’imposition des façons de faire est aussi unilatérale qu’à l’école, où le salarié a aussi peu prise sur ses méthodes, ses outils, ses horaires de travail. À l’école, dans la plupart des classes, l’auto-organisation du travail est très marginale : l’élève est constamment sujet à des consignes : " Fais ceci, fais cela ! Change d’activité ! Prend ton classeur ! Ouvre ton livre ! ". Le métier d’élève est un métier très dépendant, dont le principal acteur " ne s’appartient pas " et se borne à suivre plus ou moins fidèlement l’avalanche de directives qui s’abattent sur lu ou sur le groupe-classe. Du fait du caractère obligatoire et dépendant de son métier, l’activité de l’élève est extrêmement fragmentée. L’emploi du temps est cadencé par l’horaire scolaire institué, puis, à l’intérieur de chaque période, scandé par les changements de rythme et de tâche induits par l’enseignant, qui obéit lui-même, en partie, à des règles ou à des modèles externes. Il en va bien entendu autrement dans les classes et les écoles acquises aux pédagogies nouvelles, qui ont fait cette analyse et tentent de développer l’autonomie des apprenants.

Le métier d’élève se singularise aussi par le fait qu’il s’exerce sous le regard et le contrôle presque constant du maître, qui circule dans la classe, appelle les élèves à son bureau, examine leurs cahiers, vérifie leurs résultats, les interroge sur leur raisonnement. C’est l’un des rares métiers dépourvus de protection contre les regards inquisiteurs : aujourd’hui, même dans les bureaux-jardins et les ateliers, on admet que les gens s’abritent du regard des autres ; à l’école, c’est impossible. Les espaces de travail, par personne, sont les plus exigus qui soient : deux à trois mètres carrés par élève ; le maître a toujours le droit d’y pénétrer. L’école ne reconnaît pas de sphère personnelle à l’élève, pas de lieu protégé. La classe est un endroit où le travail est exposé au regard d’autrui même aux moments qui s’y prêtent le moins, lorsque l’élève hésite, se trompe, ne sait plus que penser ou a envie d’être ailleurs. Dans les entreprises, la plupart des travailleurs ont obtenu qu’à ces moments-là, le contremaître ne vienne pas leur taper sur l’épaule en disant : " Tu es en train de te planter ! Tu devrais retourner apprendre le métier ! " À l’école, on ne choisit guère le moment de montrer ce qu’on a fait. Le maître a constamment le droit de venir voir, de questionner, de rectifier. Voila pourquoi certains élèves essayent maladroitement de cacher de ce qu’ils font quand on les approche. Les pédagogues réagissent parfois vivement à cette attitude, arguant que le bon élève n’a rien à cacher, qu’on devrait pouvoir lire en lui " à livre ouvert ". Si l’adulte se trouvait dans cette situation, il penserait que ce sont là des intrusions tout à fait intolérables dans sa sphère personnelle, qu’elles interférent avec sa liberté et son processus de pensée. Il est en effet difficile de se tromper à ciel ouvert, inconfortable de ne pas oser laisser un travail inachevé, par exemple parce qu’on préférerait le compléter ultérieurement. Le métier d’élève est un des rares métiers qui donne à autrui s’approcher et d’observer sans demander la permission, même lorsque l’intéressé voudrait être seul et passer inaperçu.

Le contrôle est redoublé par les parents, qui se soucient des devoirs, de la préparation aux épreuves, mais veillent aussi, tout simplement, à ce que leur enfant parte à l’école à l’heure et avec l’équipement requis. Les obligations des élèves, contrairement à celles de la plupart des salariés, ne s’arrêtent pas à la porte de l’atelier ou du bureau. Le travail de l’élève est " sans fin " : le soir, le week-end, les vacances, il est poursuivi par les tâches scolaires et la sollicitude éducative des adultes, comme en témoigne l’industrie florissante des devoirs de vacances, ces cahiers que les parents désireux de bien faire achètent à leurs enfants en espérant les faire travailler sur les plages…

On sait bien que le meilleur contrôle social est celui qui a été précocement intériorisé. Le bon élève, n’est-ce pas celui qui se dit tout seul : ai-je choisi le bon exercice ? adopté la bonne méthode ? pris mes affaires ? fait correctement mes devoirs ? Il se contrôle constamment lui-même, relayant sans s’en rendre compte ses maîtres et ses parents. L’apprentissage du métier d’élève fait l’objet d’une socialisation intensive, d’une éducation morale, d’un effort soutenu, dans les premiers degrés de scolarité, pour que l’enfant intériorise les normes et les formes du travail scolaire. Il y a des métiers qu’on peut exercer avec un certain détachement, sans s’y impliquer complètement, en considérant que qu’on n’est pas marié avec son " job ". Vivre le métier d’élève avec autant de détachement est beaucoup plus difficile, parce que le monde des adultes, tant du côté de la famille que de l’école, dit d’une voix unanime : " Travaille comme il faut, tu es en train de jouer ta vie, ton bonheur, ta réussite sociale, ta vie ".

Enfin, dernière singularité remarquable, dans le métier d’élève, l’évaluation du travailleur est omniprésente. On entend souvent des professeurs regretter que leurs élèves " ne travaillent que pour la note ". Leur complainte n’est guère suivie d’effets. L’école est la seule entreprise où l’on consacre un tiers, voire 40 % du temps de travail, à évaluer ce qu’on a fait le reste du temps. Dans la plupart des métiers, on produit, on contrôle les effets et on régule, quand il le faut. À l’école, on contrôle chaque étape du processus, sans que cela accroisse sensiblement l’efficacité didactique. Cette évaluation va souvent bien au-delà des tâches effectuées, elle porte sur la qualité de l’apprenant, sur sa personnalité, sur sa moralité, voire sur la qualité et le sérieux de ses parents… L’évaluation scolaire, plus que n’importe quelle évaluation professionnelle, juge les dispositions de la personne, sa bonne volonté, son intelligence, son honnêteté, ses aptitudes. Les bulletins scolaires sont remplis d’appréciations qui ne portent pas sur des performances précises, mais s’étendent à l’ensemble de la personne de l’élève, et souvent l’enferment dans une image statique et réductrice. À l’école, on observe une sorte d’autonomie et d’étalement des moments d’évaluation, sans commune mesure avec les régulations à opérer. L’évaluation est une activité en soi : on fabrique des notes, des épreuves, des classements, non pas pour savoir vraiment où en sont les élèves, mais parce que c’est le règlement, parce qu’il y a un carnet de notes à remplir, parce qu’il faut alimenter la machinerie de l’évaluation, lourde pour le professeur, lourde pour les élèves, surtout s’ils ne sont pas très brillants.

En résumé : il s’agit d’un métier dont l’exercice est imposé, dont les modalités sont définies par d’autres, qui fait l’objet d’un contrôle permanent et donne lieu à une évaluation de la personne. Prises une à une, ces quatre caractéristiques ne sont pas propres au métier d’élève ; accumulées, elles en font un métier assez particulier, pour des raisons qui tiennent sans doute à sa vocation spécifique, faire apprendre, mais tout autant à ses conditions spécifiques d’exercice, la forme scolaire telle qu’elle se réalise dans tel système et tel ordre d’enseignement, voire dans telle discipline.

Parvenu à ce point du raisonnement, on peut dire que le concept de métier d’élève s’est pratiquement détaché de ce qui lui a donné naissance, à savoir la réflexion sur l’excellence scolaire et qu’il devient un analyseur du travail scolaire, rejoignant par une autre voie la notion de " coutume " introduite en didactique (Astolfi, 1992).


Métier d’élève et sens du travail scolaire

La mode actuelle, qui consiste à appeler l’élève un " apprenant ", est un abus de langage, qui réduit l’élève à ce qu’on voudrait qu’il soit. Beaucoup d’élèves qui n’apprennent pas, ou pas tout ce qu’on voudrait leur faire apprendre. Pourquoi les appeler apprenants ? N’est-ce pas la plus sûre façon de s’interdire de comprendre à quelles conditions ils effectivement peuvent le devenir ?

" Etre élève ", c’est plus clair. C’est un statut, une condition, caractérisée par l’exercice d’un rôle spécifique, que j’ai considéré comme un " métier ". Cela ne dit rien de l’adhésion de l’élève au projet d’instruction, ni de l’efficacité des activités engagées à ce titre. Les adultes ont l’art de s’adresser à n’importe quel enfant ou adolescent inconnu, où que ce soit, pour lui demander : " Ça va à l’école ? Tu travailles bien ? C’est intéressant ? Ton maître est gentil ? " Ces questions, d’une banalité affligeante, finissent par fatiguer les jeunes, parce que cela semble être la seule chose qui intéresse les adultes, comme si c’était le seul terrain de rencontre avec eux. Elles révèlent pourtant le dénominateur commun de l’enfance et de l’adolescence dans les sociétés fortement scolarisées : être élève, pratiquer ce drôle de métier avant toute choses (Perrenoud, 1994 a ; Sirota, 1993).

C’est un métier extrêmement normalisé, alors que dans la plupart des entreprises, on essaye de varier les rythmes en fonction des capacités et des urgences. À l’école, ce n’est pas tellement le produit qui importe, c’est la standardisation du mode de production. Le métier d’élève a quelque parenté avec le métier de soldat. L’autorité scolaire, comme l’autorité militaire, entend " gérer dans l’ordre " d’importantes populations d’individus relativement interchangeables ; pour ce faire, il faut jouer sur les horaires, les uniformes, les espaces, les circulations, les règles de conduite davantage que les états d’âme. Paradoxalement, alors qu’il est censé favoriser ce qu’il y a de plus subjectif et fragile, le développement et les apprentissage, le métier d’élève est normalisé au point qu’on a l’impression - à tort - que tous les élèves du monde font la même chose, alors qu’on sait que le travail des adultes prend des formes variables selon les cultures nationales et les cultures d’entreprises. Un bâtiment contenant des salles de classes, des bancs, des pupitres, un tableau noir, des crayons et des cahiers ; des professeurs qui donnent des leçons, des élèves qui écoutent, font des exercices, jouent durant les récréations puis emportent des devoirs à la maison, voilà ce que les adultes retiennent de l’école, voilà comment ils imaginent la vie quotidienne des enfants et des adolescents.

Le métier d’élève a une particularité qu’il partage avec les métiers des cadres surmenés : on y est constamment dans l’overdose. Le professeur vit l’œil fixé sur sa montre et sur son programme. Peu importe que les élèves aient appris, l’essentiel c’est d’avoir bouclé le programme ! Contrairement à ce qu’on pourrait imaginer, l’obsession productive ne se centre pas sur les acquis, encore moins sur les acquis durables, mais sur le nombre de pages tournées, d’exercices faits, de fiches utilisées.

C’est un métier censé permettre l’appropriation de savoirs. Toutefois, si on cherche à identifier leur place dans les activités quotidiennes, on se rend compte qu’ils sont fortement décontextualisés. L’un des rapports au savoir auquel l’école habitue consiste à dire : " Apprenez ! C’est important. Mais cela n’a pas de rapport avec ce que vous vivez par ailleurs ". On dit qu’il faut " rapprocher l’école de la vie ", mais même quand on fait cet effort, les effets de l’inscription scolaire font que ce qui aurait pu être une curiosité spontanée ou une réponse à une occasion fortuite doit survenir à un moment précis de l’année scolaire, en rapport avec un chapitre particulier du programme, dans des conditions de temps et d’espace données. Le réel est médiatisé, mis en textes (ou en cassettes) pour donner l’illusion que l’école est dans la vie. Tout le monde a cette illusion, sauf les élèves : lorsqu’ils sortent de la classe, de l’école, ils changent de rythme, de ton, d’allure. Regardez la mutation des comportements, juste avant, juste après : vous vous rendez bien compte que la vraie vie, pour une bonne partie des enfants, n’est pas à l’école, ou alors dans les interstices de la vie scolaire, là où ils recouvrent liberté de parole, de mouvement et de relation.

L’élève vit dans un système où le savoir est souvent détourné de sa raison d’être originelle, pour devenir une preuve de bonne exécution du métier d’élève (Charlot, Bautier et Rochex, 1992 ; Rochex, 1995). Il faut rendre des exercices correctement faits, qui constituent une garantie d’obtenir de bonnes notes lorsqu’on sera confronté à des tâches assez voisines au moment de l’évaluation. Ainsi donc, une partie de ce qui pourrait être librement appris, qui pourrait être quelque chose de beau, de fort, de gratuit, de personnel, devient assez souvent " ce qu’il faut faire pour avoir la paix ! " On prêche dans les discours généraux l’autonomie, l’intuition, la prise de risques et toutes sortes de choses satisfaisantes pour l’esprit, mais qu’en réalité on ne privilégie pas au jour le jour à l’école, parce que cela compliquerait trop l’existence des adultes. L’école est un lieu où on apprend en partie le contraire de ce qui est valorisé en paroles, où une partie des idéaux ne sont pas incarnés dans les fonctionnements de chaque jour, ce qui laisse l’élève dans la perplexité.

Le métier d’élève est un métier où le sens de l’activité en cours n’est pas toujours au rendez-vous, parce qu’il est souvent défini par rapport à un avenir extrêmement lointain : il faut d’immenses capacités d’anticipation et d’imagination pour se rendre compte que ce qu’on fait maintenant pourrait peut-être servir plus tard. Quand on pose la question au professeur, il est lui-même assez démuni et répond, la plupart du temps, que cela servira dans la classe suivante, dans le cycle d’études suivant, plutôt que dans la vie… On n’arrête pas de tourner en rond dans la " logique scolaire " !


Métier d’élève et résistance au changement

Aujourd’hui, s’il fallait faire une sociologie des métiers, on pourrait les situer entre deux pôles correspondant à des niveaux contrastés de qualification, de pouvoir et de prestige. Il y aurait d’un côté les métiers à propos desquels on peut et on doit se poser des questions sur le sens de ce qu’on fait ; d’un autre côté les métiers où " C’est comme ça ", où la question du sens n’est nullement bienvenue, où chacun est fermement invité à faire comme s’il était d’accord, parce qu’il n’y a pas d’alternative, parce qu’en faisant autrement, il désorganiserait complètement le système. Le travail scolaire se situe dans une large mesure du côté de ce deuxième pôle. C’est un métier où la négociation et la métacommunication ont peu de place : " Peut-on faire autrement ? À quoi cela sert-il ? Doit-on faire tous la même chose en même temps ? " À de telles questions, les professeurs sont bien conscients de n’avoir pas de réponses entièrement satisfaisantes. C’est pourquoi, le plus souvent, ils les éludent, pressentant que toute mise en question pourrait dévoiler l’arbitraire du métier d’élève et du travail scolaire. Si l’on tire un fil, l’écheveau se dévide et c’est toute l’institution scolaire qui vacille !

Vu sous cet angle, le métier d’élève peut servir d’analyseur des conditions du changement pédagogique. Une partie des transformations apportées à l’école, les plus ambitieuses, celles qui portent sur les contenus et les pratiques, devraient ou pourraient transformer le métier d’élève. Il est donc important de se demander si telle ou telle réforme peut avoir des incidences importantes sur le métier d’élève, le sens du travail scolaire, les stratégies qui permettent de survivre dans l’école. C’est ainsi que tout ce qui va dans la direction des méthode actives et coopératives, des démarches de projet, de l’aide méthodologique, des pédagogies différenciées, de l’approche par compétences, du travail en équipe, peut se heurter à l’attachement des élèves à leur métier traditionnel, un peu à la façon dont les nouvelles technologies ont suscité la résistance de gens de métiers qu’elles dépossédaient de leurs tours de main et de leurs traditions, aussi bien que des tactiques les plus éprouvées de protection contre le contrôle de l’encadrement et de la pression à produire. Paradoxalement, en effet, même s’il n’est pas toujours rose, on s’attache à son métier, parce qu’il a au moins le mérite d’être connu, familier, qu’on en a acquis le bon usage, qu’on sait l’utiliser pour préserver une part d’autonomie. Quand on exerce un métier, on ne peut s’y investir que jusqu’à un certain point ; naïvement, oubliant leurs propres ruses et ambivalences face au travail, les adultes demandent aux enfants de s’engager corps et âme dans leur métier d’élève, comme si leur vie en dépendait. De fait, la plupart des élèves ont la sagesse de maintenir une distance entre ce qu’on attend d’eux et ce qu’ils font vraiment. L’institution même d’un métier constitue une protection pour ceux qui l’exercent. Jusqu’à un certain point, un métier permet de fonctionner, par moments, comme un automate : on fait les gestes voulus, la tête ailleurs, sans trop attirer l’attention. À l’intérieur du système, on peut bavarder, divaguer, rêver, dormir… Ce qui rend la vie d’élève supportable, c’est que leur métier peut " tourner " presque sans eux, sans la partie la plus active et la plus personnelle de leur esprit. Au bout de quelques années, ils ont appris les ficelles du métier : les temps morts pour souffler, la documentation qu’on fait semblant de rechercher, ce qui permet de se balader, le travail en équipe qui donne en fait la possibilité de bavarder ou de laisser faire les autres. Un métier d’élève fortement ritualisé autorise à sauvegarder les apparences du travail sérieux alors qu’en réalité on vit dans un autre registre. Même si tous ne l’aiment pas, les élèves s’attachent donc à leur métier, dans la mesure o$ il leur donne une identité sociale, tout en les protégeant d’une trop forte implication personnelle. Ils s’y attachent au point de ne pas vouloir en changer, tellement ils se sont habitués, dans ce cadre, à ruser avec les attentes de l’institution, les règles du jeu, les modalités d’évaluation. Toute innovation qui conduit, délibérément ou indirectement, à transformer le métier d’élève sera mal reçue, parce qu’elle désarme ou démode une partie des mécanismes de défense que des générations d’élèves ont fabriqués et se sont transmis. Par exemple, le travail collectif est menaçant pour les élèves qui ont l’habitude de tirer individuellement leur épingle du jeu, en s’acquittant le plus vite possible des exercices pour lire, rêver ou bavarder avec un voisin aussi rapide. Différencier le temps en fonction de l’avancement des projets n’est pas mieux admis, quand on sait qu’une bonne partie des élèves survivent parce que tous les trois quarts d’heure on change de cours et de professeur : on peut arriver à bout d’une semaine éclatée en vingt-cinq périodes, après avoir fait vingt-cinq fois " le minimum décent ", alors qu’on serait tout à fait incapable de faire illusion dans la même activité s’il fallait tenir plusieurs heures. Cela est sans doute vrai aussi pour les professeurs, mais c’est un autre débat…

Le système de tâches standardisées favorise ceux qui se situent aux extrémités de la classe : les meilleurs peuvent finir bien avant les autres et avoir beaucoup de temps libre ; les plus lents bénéficient de leur statut de " décalés chroniques ", dont on n’attend même plus qu’ils achèvent tous les exercices et qui, du coup, n’ont même plus besoin de se presser. Mais si les termes du contrat viennent à changer, les meilleurs seront obligés d’en faire plus, et les moins rapides ne pourront plus se réfugier derrière leur réputation.

De même, les pédagogies actives mettent les élèves devant des défis auxquels ils résistent. Je me souviens par exemple d’avoir demandé à des élèves de niveau CM2, de mettre au participe passé des phrases dénuées de sens, parce que construites de sorte à contenir au moins deux " mots " qui n’existent pas en français. Tous les élèves ont très sagement transformé les phrases proposées, sans poser aucune question sur leur sens. Par exemple " Les raliciens, fatigués, délusent leurs chevaux " devient très facilement sous leur plume " Les raliciens, fatigués, ont délusé leurs chevaux ". Les élèves ont fait leur métier : ils n’ont pas besoin de connaître le sens des mots pour mettre une phrase au participe passé. Quant, ensuite, on leur fait remarquer qu’ils ont agi comme des automates, ils réagissent un peu agressivement, non pas tant parce qu’ils sont pris en flagrant délit de non sens, mais parce qu’ils disent : " Où irait-on s’il fallait, devant chaque exercice, réfléchir, se poser des questions, demander éventuellement des explications ? Tout deviendrait alors très fatiguant ! "

Avec les pédagogies constructivistes, faites de questionnements, d’initiatives, on touche non seulement à l’implication active dans une tâche ouverte, mais à l’angoisse de l’échec. Le travail par situations-problèmes, par exemple, exige du temps, du travail, des risques. Tout le monde n’est pas prêt à s’y engager à fond. Si on modifie le contrat didactique, on touche au métier d’élève, ce qui explique en partie la difficulté extrême de modifier d’une année sur l’autre les pratiques pédagogiques : quand après plusieurs années de fonctionnement traditionnel, on demande d’un seul coup à des élèves de faire des propositions, de prendre des initiatives, ils sont complètement " déboussolés ". Le message qu’on leur adresse devient : " Désapprenez tout ce que vous avez laborieusement appris et faites le contraire de ce qui vous a réussi jusqu’à maintenant ". On comprend leur perplexité…

En tout cas, cela veut dire que les rénovations qui portent sur les pratiques pédagogiques, le contrat didactique, la gestion de la classe, et par conséquent le métier d’élève, doivent accepter que les générations d’élèves qui ont été fortement engagés dans le système vont " freiner des quatre fers " : " Avant, c’était mieux, on connaissait les règles du jeu ; maintenant, on a plus de travail et on n’y gagne pas ! " L’un des facteurs de conservatisme, en pédagogie, ce sont les élèves, ceux qui ont chèrement acquis le droit " d’avoir la paix ". L’attachement au métier d’élève peut être ainsi une cause de forte résistance au changement, d’autant plus que les professeurs l’anticipent plus ou moins confusément : " Mes élèves ne marcheront jamais " ; " Je me mettrai en porte-à-faux par rapport à leurs habitudes et leurs attentes ". Cela alimente des fantasmes de perte possible de contrôle, de dissolution du contrat didactique en vigueur, d’effritement d’une " coutume didactique " qui, après tout, a le mérite de rendre les choses structurées et prévisibles, et donc à laquelle on ne peut pas toucher impunément (Perrenoud, 1997).


Métier d’élève et inégalités devant l’école

On peut analyser l’inégalité devant l’école sous l’angle du métier d’élève. La distance à la norme et à la culture scolaires ne s’établit pas par rapport aux programmes tels qu’ils sont décrits dans les textes officiels, mais par rapport aux manuels, aux exercices, à l’ensemble des fonctionnements didactiques concrets dans lesquels les élèves sont effectivement impliqués. L’inégalité sociale devant l’école est donc, en partie, une inégalité devant l’exercice du métier d’élève (1995 c). Certains enfants ont reçu de leur famille tous les codes, toutes les habitudes, toutes les stratégies qui leur permettent de pratiquer ce métier sans y investir une énergie démesurée ; le métier d’élève ressemble à nombre d’égards au métier d’enfant (Chamboredon et Prevot, 1973 ; Chamboredon 1975) tel que le conçoivent les classes moyennes et supérieures ; pour d’autres enfants, le métier d’élève est très éloigné de ce que l’on attend d’eux à la maison. C’est ainsi, par exemple, que la socialisation familiale prépare très diversement aux jeux de l’esprit et du langage. Dans certaines familles, le métier d’enfant est très largement défini par la perspective de l’entrée à l’école et de la future compétition scolaire. C’est particulièrement évident dans les classes moyennes, qui croient fermement - à tort, probablement - aux vertus d’une préparation spécifique à la scolarisation. Les classes supérieures font preuve d’un plus grand détachement, elles misent sur le développement intellectuel global, les attitudes, le rapport au savoir plutôt que sur des apprentissages préscolaires précis. L’éducation familiale est porteuse d’inégalités, selon qu’elle définit l’enfance comme un métier en congruence ou en opposition avec le métier d’élève. Ce dernier est, pour certains enfants, un simple prolongement, un peu plus formel, de leur rôle familial, alors que d’autres ont tout à apprendre des règles et des codes qui organisent le travail scolaire.

Le métier d’élève peut être aussi considéré comme un analyseur du curriculum caché, autrement dit de tout ce qu’on apprend à l’école sans que ce soit explicitement enseigné. Le curriculum caché s’inscrit en partie dans l’exercice même du métier d’élève, qui préfigure partiellement le métier de citoyen, de consommateur, de salarié dans les grandes organisations. Etre à l’heure, faire son travail, garder sa place, respecter le domaine des autres : tout ce qui prépare l’adaptation aux organisations de masse est déjà en germe dans le métier d’élève (1994 a).


Un analyseur parmi d’autres

Le métier d’élève est un analyseur fécond des pratiques scolaires. Certes, la notion même met l’accent sur les aspects les plus codifiés, les plus répétitifs, les plus sécurisants et les plus contraignants de l’activité de l’élève. On pourrait aussi le prendre comme un analyseur du désordre, en relevant tout ce qui échappe (positivement ou négativement) à la définition normative du métier par les enseignants et l’institution, et qui, du coup, devient refus, aventure, ou déviance. Le métier répond à la norme et en même temps porte en creux plein de moments de la vie scolaire qui, à cause du maître ou en dépit de lui, s’écartent de cette norme. Il y dans la vie des élèves des instants de créativité, d’authenticité, d’aventure ou de folie, plus ou moins importants selon les classes.

En conclusion, on pourrait dire que la notion de métier d’élève est surtout utile si on ne s’empresse pas de la connoter positivement, et si on admet qu’il n’y a pas une façon unique de l’exercer, ni même une façon idéale. Comme tout métier, il est en partie défini par l’institution : c’est sa face visible ; mais il n’est pas entièrement sous contrôle : c’est sa face cachée, avec tout ce qui permet aux élèves de survivre et ne pas être complètement aliénés.

Il faut donc que l’institution accepte que le métier d’élève soit l’objet d’une constante transaction entre enseignants et enseignés, au gré tantôt d’un rapport de force, tantôt d’un rapport de coopération. Ce métier ne saurait être totalement normalisé, puisqu’il est, pour une part, le lieu d’une résistance à l’institution et d’une autonomie de l’élève.


Questions posées par les participants

1. Le concept de métier d’élève est-il utilisable à tous les niveaux de la scolarité, de la maternelle au lycée ?

Philippe Perrenoud : Je crois que oui. Évidemment, il prend des formes différentes. Peut-être est-il davantage, à l’école primaire, marqué par le poids du geste et de la conformité à des tâches qui ne sont pas intellectuellement compliquées, auxquelles on s’adapte, en acceptant une discipline. Plus on va vers les " grandes écoles ", moins cela devient vrai. Même à l’université, surtout dans une université de masse, fortement scolarisée, on retrouve un métier d’étudiant assez proche du métier d’élève (Coulon, 1993, 1997).

Le métier existe toujours. L’identification du métier à l’excellence fait probablement la différence entre les formations postobligatoires de haut niveau et la scolarité obligatoire. En effet, à certains stades du cursus, il ne suffit plus de maîtriser correctement le métier d’élève pour réussir, car la sélection porte sur des savoirs et des compétences de plus en plus éloignés d’un simple conformisme.

2. Je trouve la fin de votre exposé assez rassurant : si le métier d’élève est le lieu d’une résistance, alors toute dérive des enseignants vers des programmations qui voudraient rendre l’élève plus capable de faire son métier serait de toute façon vouée à l’échec ?

PhP. : Quand il y a transposition didactique, la tentation est de tout maîtriser, et si l’on reconnaît l’existence d’un curriculum caché, on se dit qu’il faudrait l’expliciter et s’en servir… Le rêve de certains pédagogues est de contrôler complètement la situation, pour le bien de l’autre, il va sans dire. Or, c’est un rêve définitivement irréalisable. La clarification de ce qui se joue dans le rapport pédagogique, dans le contrat didactique, dans l’analyse des tâches devrait nous conduire à un surcroît de lucidité, donc à une sorte d’humilité face au contrôle, plutôt qu’à une volonté de toute-puissance. Mais il est difficile de résister à la tentation de traduire ce qu’on a appris en dispositifs de pouvoir, en général dans de bonnes intentions.

L’école n’est certainement pas un système totalitaire et il y restera toujours des zones de résistance et de liberté. Mais il faut savoir que le souci de bien faire complique souvent les choses. Le rapport des enseignants aux parents l’illustre fort bien. On sait que les enseignants ont besoin de leur for (ou fort) intérieur. Or, dans les écoles les plus ouvertes, et notamment au Québec, on observe que lorsque les parents ont accès à la salle des professeurs, ces derniers en recréent une autre, de préférence à un autre étage, qui, elle, n’est pas ouverte aux parents, ce qui fait qu’elle devient la véritable salle des professeurs. Il s’ensuit que l’ouverture est un faux-semblant. À force de nier ces processus, qui sont fort humains, on crée une illusion de transparence et de rationalité. L’école est tentée par exemple de multiplier en son sein les " lieux non scolaires ", sous prétexte de prendre en compte le fait que les jeunes ne sont pas des élèves seulement, qu’ils ont aussi une vie sentimentale, artistique, sportive, politique. Faire de l’école une institution globale, qui prétend donner une place à toutes les dimensions des personnes, est-ce forcement une bonne idée ? Pourquoi vouloir offrir aux enfants et aux adolescents une institution totale, capable de couvrir tous leurs besoins ? Ce n’est pas la vocation première de l’école et ce n’est pas non plus une source d’autonomie et de développement.

3. La notion de métier d’élève a-t-elle une place dans la formation des maîtres ? Comment en parler à ceux qui vont devenir des profs ?

PhP. : Il y a, dans la représentation du métier d’élève, comme du métier d’enseignant, une sorte d’irréalisme constitutif. On fait comme si chacun vivait constamment " sur une ligne de crête ", était sans relâche en train de se poser des questions, d’être intelligent et imaginatif, d’avoir envie d’apprendre ou d’enseigner. En souscrivant à ce mythe, on a ensuite du mal à admettre que les gens étant ce qu’ils sont - normaux ! - il y a beaucoup de moments pendant lesquels les interactions didactiques ne sont pas aussi tendues, intensives, pleines de sens qu’on pourrait l’espérer. Dans la journée et la semaine d’école, il y a nécessairement des temps morts, des " creux de la vague " ; le rapport à la tâche devient alors quelconque, voire médiocre. C’est une face de la condition humaine. On ne peut pas être tout le temps passionné par ce qu’on fait, présent dans la moindre de ses paroles, engagé dans chaque activité comme si sa vie en dépendait.

Et cependant, la définition des programmes, les fonctionnements, les découpages du temps scolaire sont faits comme si chaque minute comptait. À cet égard, une réflexion sur le métier d’élève pourrait aussi être une réflexion sur la fiction dans laquelle on place les acteurs de l’école, qui doivent rester humains dans un système qui ne l’est pas, parce qu’il est fondé sur le postulat que tout le monde a envie d’apprendre et de se poser des questions trente heures par semaine ! Pour lutter contre cette fiction, les élèves comme les enseignants doivent développer de véritables stratégies d’évitement et d’accommodement.

Donc, tout le monde triche. Tout le monde attend parfois que ça sonne, les professeurs comme les élèves. Il arrive à tout le monde de " meubler " le temps qui reste. Nul ne peut pas être créatif à jet continu, mais nul n’ose le reconnaître ouvertement. Peut-être bien que certains de ces mythes sont nécessaires et qu’une analyse trop lucide des conditions de fonctionnement de l’institution serait démobilisante. On peut toutefois espérer que les futurs enseignants en formation initiale pourront dépasser ce stade mythique, pour reconnaître et travailler le décalage inévitable entre les aspirations et la réalité. Mieux vaut en tout cas y réfléchir pendant la formation initiale, plutôt que de " tomber de haut " durant ses premières années d’enseignement.

4. Pour parler de la méthodologie, est-ce qu’on ne va pas vers l’apprentissage des ficelles, du décodage de ce qu’il faut faire pour que ça marche ?

PhP. : Ce n’est pas exclu. Prenons par exemple les modules de préparation à la dissertation du baccalauréat. Ils permettent sans doute d’avoir de bonnes notes. L’analyse des produits attendus peut être efficace, dans un premier temps, mais elle pousse jusqu’au bout la logique du circuit fermé. Enseigner le métier d’élève à l’école ou y préparer ses enfants en famille serait à la fois absurde, parce qu’il échappe toujours, en partie, au contrôle des adultes, et à courte vue quant à la formation de compétences !


Références

Astolfi, J.-P. (1992) L’école pour apprendre, Paris, ESF.

Chamboredon, J.-C. (1975) Le métier d’enfant : vers une sociologie du spontané, Paris, OCDE.

Chamboredon, J.-C. et Prevot, J. (1973) Le " métier d’enfant ", prime enfance et école maternelle, Revue française de sociologie, XIV, n° 3, pp. 295-335.

Charlot B., Bautier É. et Rochex J.-Y. (1992) École et savoir dans les banlieues… et ailleurs, Paris, Armand Colin.

Chevallard, Y. (1991) La transposition didactique. Du savoir savant au savoir enseigné, Grenoble, La Pensée Sauvage (2e éd. revue et augmentée, en coll. avec Marie-Alberte Joshua).

Coulon, A. (1993) Ethnométhodologie et éducation, Paris, PUF.

Coulon, A. (1997) Le métier d’étudiant. L’entrée dans la vie universitaire, Paris, PUF.

Merle, P. (1993) Quelques aspects du métier d’élève en classe terminale, Revue française de pédagogie, n° 105, pp. 59-69.

Merle, P. (1996) L’évaluation des élèves. Enquête sur le jugement professoral, Paris, PUF.

Perrenoud, Ph. (1994 a) Métier d’élève et sens du travail scolaire, Paris, ESF, 3e éd. 1996.

Perrenoud, Ph. (1994 b) Curriculum : le réel, le formel, le caché, in J. Houssaye (dir.) La pédagogie : une encyclopédie pour aujourd’hui, Paris, ESF, pp. 61-76, 2e éd.

Perrenoud, Ph. (1995 a) La fabrication de l’excellence scolaire : du curriculum aux pratiques d’évaluation, Genève, Droz (2e éd. augmentée).

Perrenoud, Ph. (1995 b) Enseigner des savoirs ou développer des compétences : l’école entre deux paradigmes, in Bentolila, A. (dir.) Savoirs et savoir-faire, Paris, Nathan, pp. 73-88.

Perrenoud, Ph. (1995 c) La pédagogie à l’école des différences. Fragments d’une sociologie de l’échec, Paris, ESF.

Perrenoud, Ph. (1997) Construire des compétences dès l’école, Paris, ESF (2e éd.1998).

Rochex, J.-Y. (1995) Le sens de l’expérience scolaire, Paris, PUF.

Sirota R. (1993) Le métier d’élève. Note de synthèse, Revue française de pédagogie, n° 104, p. 85-108.

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