Source et copyright à la fin du texte
in Lapierre, G. (dir.) Qui forme les enseignants en France aujourd’hui ?, Grenoble, Université Pierre Mendès France, 1996, pp. 102-112.

 

 

 

 

Les IUFM ou la quadrature du cercle

Philippe Perrenoud

Faculté de psychologie et de sciences de l’éducation
Université de Genève
1996

Sommaire

L’état du débat sur les IUFM : dix constats

Quelques pistes pour poursuivre la réflexion


Formule inaugurée dans quelques sessions de formation continue et dans des universités d’été, un éditorial est un libre commentaire sur ce qui se dessine à un moment précis d’un travail collectif de plusieurs jours. Il n’est pas préparé et reflète une analyse à chaud. Il ne prétend pas rendre compte de l’opinion majoritaire d’un groupe, ni proposer une synthèse équilibrée. Prenez-le comme un libre propos, dont chacun fera ce qu’il veut. Il est alimenté par les débats en cours, mais aussi par les comparaisons entre les IUFM et d’autres systèmes de formation. Je proposerai aussi quelques pistes en vue des ateliers d’aujourd’hui.


L’état du débat sur les IUFM : dix constats

Ces constats sont évidemment des hypothèses et méritent discussion. Ils sont divers et je vais les énoncer dans un ordre qui n’a pas de signification particulière.

 1. L’existence des IUFM paraît acquise

Après quelques années d’incertitude, liée à la cohabitation puis à la fin de deuxième septennat socialiste, l’existence d’instituts de formation des maîtres dans l’enseignement supérieur semble globalement admise. La faveur dont jouissent les IUFM auprès des étudiants est un atout majeur. Une forte demande sociale est une protection efficace, mais elle n’est pas éternelle : les flux ne sont pas stables, la tendance peut s’inverser, parfois très vite. Si la - relative - tranquillité des IUFM ne tient qu’à la demande sociale, elle restera précaire. L’afflux d’étudiants ne devrait pas être un oreiller de paresse, une raison de différer des ajustements. C’est en période de croissance qu’on peut encore concevoir et réaliser d’importantes transformations. Dès qu’une récession s’annonce, chacun défend ses acquis et tout est bloqué !

 2. On s’habitue à vivre dans les contradictions

Les structures des IUFM restent complexes, dans le sens de Morin : porteuses de contradictions, de conflits, d’ambiguïtés. On vit avec une formation commune qui n’en est pas une, des logiques de formation parallèles pour les professeurs d’école et les professeurs de lycées et collèges, alors que le rapport aux disciplines est très différent, une procédure d’admission qui échappe à toute visibilité sociale, un concours dont la place interdit une véritable formation professionnelle, des textes ambitieux sur l’alternance, mais partiellement vidés de leur sens par le rôle ambigu de l’inspection et la faiblesse du partenariat avec l’éducation nationale.

Ces contradictions sont connues, une partie des formateurs les vivent douloureusement, et pourtant, le temps ne semble pas venu de s’y attaquer vraiment, de remettre les problèmes sur le métier au-delà de modestes aménagements. Je perçois une sorte de défaitisme mou et désolé, personne ne semble imaginer qu’on puisse dire " Repensons complètement le dispositif… ". C’est un peu ce qu’on entend dans les société en crise endémique : nul n’a le moindre espoir d’un changement radical et se borne à essayer de tirer son épingle du jeu, à contourner les obstacles, à tenter souvent de faire quelque chose de bien dans une structure qui s’y prête mal. Cette énergie pourrait être mieux employée si l’on s’attaquait aux contradictions de base, mais pour l’instant, cela ne semble pas d’actualité, il y a une sorte de résignation à vivre de longues années encore dans la structure telle qu’elle est, en étant, au vu des rapports de force, déjà heureux de ne pas " revenir en arrière ". Ce réalisme fait qu’on ne rêve plus beaucoup, qu’on se limite à la régulation des dispositifs à l’intérieur d’une structure tenue pour invariante à court terme. Qui croit, qui a intérêt à croire que les IUFM sont expérimentaux, qu’ils sont une réponse possible, parmi d’autres, à la question de savoir où et comment former les enseignants ?

3. Une intelligence tactique mal partagée

Se pose évidemment le problème des marges de manœuvre à l’intérieur de cette structure. Il y en a, comme dans toutes les organisations. Certains sont plus habiles que d’autres à les identifier, à les utiliser. Ce repérage et cette utilisation des marges semblent relever d’une intelligence tactique mal partagée, qui est plutôt l’apanage des responsables que celle de la collectivité des formateurs.

Il y a peu d’explicitation de ce qu’on peut faire avec de pareilles structures. Il y a dans les IUFM et notamment dans les équipes de direction et le premier cercle qui les entoure, des gens très " futés ", qui savent jouer avec les règles et utiliser les failles ou les lourdeurs de la bureaucratie pour innover. Ils agissent, mais n’en parlent pas, c’est d’ailleurs une prudence compréhensible. Une partie des équipes de direction ou des responsables de formation de formateurs favorisent des expériences et des pratiques tout à fait ingénieuses, dont on ne parle pas guère en dehors de l’Académie. Lorsqu’il faut tricher avec les textes pour réaliser les objectifs de l’institution, on ne le crie pas sur les toits, c’est normal. Du même coup, chacun réinvente la roue.

 4. La lente émergence de démarches de projet

Les démarches de projet qui ont produit les nouveaux plans de formation ont été souvent assez audacieuses et participatives, inédites dans l’enseignement supérieur. Les universités n’ont pas une longue habitude des projets d’établissement et d’une démarche participative de ce type. Ce sont des " anarchies organisées ", qui ne cherchent pas à mobiliser les uns et les autres au service d’un projet commun. Chacun est au contraire en quête d’une structure qui serait propice à la réalisation de ses projets de recherche, de développement, de formation, ou du moins ne l’entraverait pas.

Je ne suis pas sûr que les IUFM aient pris la mesure de leur fonctionnement atypique, favorisé sans doute par l’existence d’une direction qui fait de l’IUFM un véritable établissement. Le cadrage du Ministère, imposant une synchronisation de l’écriture des plans de formation et fixant des échéances rapprochées, a favorisé la mise au travail de tous. Toutes les équipes de direction n’ont pas pour autant induit une véritable démarche de projet. Certaines n’ont associé qu’un petit cercle de formateurs à la rédaction du nouveau plan, d’autres l’on fait à plus large échelle, mais trop tard ou pour la forme. Toutefois, on peut aussi relever que de vraies démarches collectives ont été conduites ici ou là et mériteraient d’être étendues à d’autres Académies.

La démarche de projet n’est donc pas encore un acquis commun dans le monde des IUFM, et là où elle existe, elle reste fragile. Une fois le plan de formation accepté, le risque existe de mettre le projet d’établissement en sommeil jusqu’à la prochaine échéance. La culture de coopération et les dispositifs requis par l’élaboration et le suivi d’un projet d’établissement dans le cadre d’un IUFM ne me semble pas consolidés, ni même explicités.

Encore une fois, ce sont des hypothèses, vous avez toute liberté de dire qu’elles simplifient beaucoup votre réalité. Je suggère cependant que les échanges entre IUFM ne se limitent pas aux problèmes de formation, mais s’étendent aux modes respectifs de fonctionnement institutionnel, et notamment aux dispositifs et aux démarches d’élaboration du plan et du projet de formation. Il n’est pas de bonne politique d’attendre les injonctions du Ministère, dans 3-4 ans, pour mettre en place un dispositif d’observation et d’analyse alimentant le prochain plan de formation et l’ajustement du projet d’établissement.

 5. La préprofessionnalisation, pour quoi faire ?

L’existence d’un Centre universitaire de formation des enseignants dans les universités, en amont des IUFM, ne semble pas mise en cause dans son principe, mais les attentes à l’égard de la " préprofessionnalisation " semblent plus que floues, que ce soit à l’IUFM, à l’université ou au Ministère. Les lignes de force les plus claires sont évidemment dessinées par les artisans de la préprofessionnalisation. Ils se sentent un peu seuls et ne savent vers qui se tourner pour savoir si leur travail est vraiment utile. Qui sont leurs interlocuteurs, dans les IUFM ou les universités ? Qui prend aujourd’hui cinq minutes pour se dire : voilà ce que j’attends de la préprofessionnalisation et cinq autres pour le faire savoir aux centres universitaires concernés ? Chacun, simplement parce qu’il a beaucoup d’autres chats à fouetter, trouve qu’il faut maintenir la préprofessionnalisation, mais sans éprouver le besoin de formuler vraiment des exigences ou de négocier des contrats forts, qui seraient autant d’occasions de régulation et de progrès.

 6. L’opacité des dispositifs

Sur le détail des dispositifs et des démarches de formation, les synthèses apportent très peu d’éléments. Chaque fois qu’on discute en général des IUFM, on discute encore et encore des variables faiblement changeables - les structures, le concours, le rapport aux universités et aux établissements - et très peu des variables sur lesquelles on a prise, à savoir les plans et dispositifs de formation, l’évaluation, la formation de formateurs. Je vous invite à mettre sur la table autre chose que des constats d’impuissance navrée autour de décisions qui relèvent du Ministère. Il y a nombre de choses qui ne dépendent pas de lui, ni même de la direction de l’IUFM. Sur les dispositifs et les pratiques de formation, il pourrait y avoir à la fois bilan, échanges et progression. Il est vrai que les flux, les budgets, les textes, les infrastructures sont des contraintes fortes, mais on sait aussi que dans la réalité, il y a " du jeu ". Ce qu’on fait des degrés de liberté, ce qu’on invente en termes de bilan de compétences, de dispositifs d’individualisation, de contrats avec le terrain, mériterait des synthèses et des mises en commun qui ne viennent pas spontanément.

 7. Chacun pour soi

On peut former l’hypothèse, un peu impertinente, qu’on organise une forme d’opacité entre les académies, que l’information circule peu. Il existe un réseau au sommet, qui a l’air de bien fonctionner. La conférence des directeurs d’IUFM a été et demeure un acteur décisif dans la survie de l’institution et le maintien d’un certain cap par rapport aux universités, par rapport au Ministère. Les directeurs d’IUFM savent pas mal de choses sur les problèmes ou les projets de leurs collègues. En revanche, pour avoir été en contact avec un certain nombre d’IUFM, je suis frappé de voir à quel point, même au niveau des directeurs adjoints ou des responsables de formation de formateurs, a fortiori des formateurs eux-mêmes, on ne se parle pas beaucoup, on ne se lit pas beaucoup par-delà les frontières de l’Académie. De nombreux IUFM éditent une revue, mais elle est presque confidentielle et ne circule au-delà de l’académie qu’auprès de ceux qui l’on découverte par hasard et la demandent expressément.

Les plans de formation circulent au niveau des directions, guère plus loin. J’ai parfois l’impression que nous avons réuni, à Genève, davantage d’information sur les IUFM que chacun n’en possède sur les autres, même proches. Il n’y a pas de volonté de black-out, mais ce cloisonnement - classique - appauvrit énormément les échanges et la culture professionnelle des formateurs. Il existe une assemblée des représentants des centres universitaires chargés de la préprofessionnalisation, qui tient des assises nationales. Où est l’équivalent pour les IUFM ? Je ne parle pas là d’un syndicat des formateurs - qui pourrait aussi avoir du sens - mais plutôt d’un réseau qui organiserait des échanges professionnels et des formations, non pas contre l’institution, au contraire, mais sans en être nécessairement l’émanation. De leur côté, les IUFM pourrait aussi construire des réseaux. Il y a des exceptions intéressantes, des moments de rassemblement. L’idée de pôle régionaux a pris diversement. Au départ, il y avait 4 ou 5 pôles en France : le pôle Sud-Est a fonctionné avant même l’ouverture des IUFM et organise toujours des universités d’été et autres occasions d’échanges. Que deviennent les autres ? J’ai visité des IUFM proches qui s’ignorent, alors qu’ils sont confrontés à des problèmes semblables et que chacun pourrait apporter des idées à l’autre. Peut-être faut-il des partenariats par affinités plus que par proximité.

Le cloisonnement règne aussi à l’intérieur, entre premier et second degré, entre disciplines. Tout cela est très ordinaire dans les organisations, avec le coût ordinaire qui s’ensuit : peu de décentration, peu de transfert, chacun réinvente la roue.

Quand aux rapports entre les IUFM et les institutions en charge le la formation continue (dont les MAFPEN), ce serait aussi un sujet de réflexion intéressant. Il y a dans ces dernières des gens qui ont une longue expérience de la formation d’adultes et, pour certains, de fortes identités de formateurs. DE nombreuses personnes circulent d’une institution à l’autre, mais les institutions elles-mêmes ne se parlent pas toujours…

 8. Rêves de cohérence

Les formateurs, du moins lorsqu’ils se réunissent, rêvent de cohérence. Même Alain Bouvier, qui sait bien que les institutions vivent largement dans le désordre, a dénoncé hier l’incohérence entre ce qu’on exige à l’entrée de l’IUFM, au concours et au niveau de la profession proprement dite. Tout le monde sait - ou devrait savoir - qu’il ne peut guère en aller autrement dans une démocratie, que l’incohérence du politique est une condition de sa survie et qu’il renvoie nécessairement aux institutions les contradictions qu’il a pas pu ou voulu dépasser au plan des textes, du fait des rapports de force et des enjeux électoraux. Il ne sert à rien d’attendre le ministre providentiel qui va enfin y voir clair et avoir le courage de mettre le système en cohérence. Sa fonction le lui interdit, la logique du politique est laisser les institutions " se débrouiller " avec les contradictions de la société et du pouvoir. Ces incohérences conviennent à une partie des acteurs, elles ménagent à certains des zones de liberté, protègent des intérêts acquis ou masquent des incompétences. Les attribuer au système uniquement est un peu facile, il faut peut être là aussi balayer devant sa porte.

 9. Qui croit encore à l’individualisation des parcours de formation ?

C’était le thème des dernières Assises 1993, Jacqueline Lacotte l’a rappelé hier matin. C’était la seule apparition de ce concept et de cette préoccupation dans la journée d’hier. Alors, est-ce un problème résolu ou un deuil définitif ? C’est une absence criante, en tout cas.

On peut l’interpréter comme une difficulté à passer d’une logique d’enseignement à une logique de formation. Pour un formateur d’adultes, l’individualisation des parcours est la règle. Pour un enseignant, c’est le contraire. L’individualisation apparaît une rupture avec l’équité formelle, une complication de la gestion de l’institution, une exception coûteuse, un renoncement à exercer un pouvoir sur un groupe. En formation d’adultes, le bilan individuel de compétences et l’itinéraire personnalisé semblent les seules façons de tenir compte de la réalité.

 10. Et la culture, dans tout ça ?

Lors de la création des IUFM, on a beaucoup parlé des trois cultures qu’il fallait réunir, celle des écoles Normales, celle des centres de préparation au CAPES requis pour enseigner dans les collèges et lycées et celle des ENNA, préparant à l’enseignement en lycée professionnel. On a moins parlé de la culture des universités, pourtant elle est aussi présente. Les IUFM ont fonctionné comme un melting pot en quête d’une culture commune capable de fédérer des formateurs et des responsables issus de traditions forts différentes.

Aujourd’hui, quelle est la " culture IUFM ", existe-t-elle, quel est son noyau dur ? On peut suggérer qu’elle se situe entre la culture des établissements scolaires et une culture universitaire. Peut être, par moment, les IUFM prennent-ils la plus mauvaise part des deux… Dans un établissement scolaire, chaque professeur s’acquitte de son service et rentre chez soi, selon des horaires bien établis. Il a peu d’interaction avec ses collègues, l’administration lui attribue des élèves et, du même coup, les lui garantit sans l’exposer a aucune compétition. Il peut n’investir aucun temps, aucune énergie dans la gestion de l’ensemble, se borner à faire son travail et à s’en aller. On peut aussi fonctionner de la sorte à l’université, mais une partie de la gestion reste collective et la nécessité de publier ou d’intervenir dans des congrès oblige, sinon à dire ce qu’on fait, du moins à exposer ses idées et à se confronter à celles des autres, au moins dans sa discipline. Dans les IUFM coexistent donc des enseignants-chercheurs issus de l’université et des enseignants issus des écoles, collèges et lycées. Ils participent de cultures administratives différentes, dans lesquelles le rôle de la direction et les modes de décision ne sont pas les mêmes. Comment se fait la rencontre de la culture scolaire et de la culture universitaire ?

Quelles cultures professionnelles, quelles cultures d’établissements se dessinent aujourd’hui dans les IUFM ? C’est une question à creuser, même si la coexistence de corps à l’origine bien distincts semble relativement pacifiée, en partie parce que les gens se renouvellent au gré des générations ou s’adaptent. Dans une organisation née d’une fusion entre diverses institutions et diverses traditions, la question de la culture pourrait l’analyse de l’alliage ainsi fabriqué. Au-delà du métissage, d’autres thèmes sont tout aussi centraux dans l’analyse de la culture d’un IUFM : la coopération entre formateurs, les représentations du projet d’établissement, la place et les modalités de l’autorité négociée, l’influence et le souci des étudiants, la décentralisation interne à l’IUFM, le rôle la recherche, par exemple.


Quelques pistes pour poursuivre la réflexion

Voici maintenant quelques éléments de réflexion sur les quatre thèmes d’ateliers que les organisateurs vous ont proposés.

A. Recruter ou former les futurs enseignants ?

B. La liaison entre le cursus universitaire et la formation aux métiers.

C. Démarches de recherche et professionnalisation.

D. La formation de formateurs.

Ici encore, je prends la liberté de lancer quelques hypothèses sans être sûr ni de leur réalisme, ni de leur pertinence dans le paysage institutionnel actuel.

Vous en ferez ce que bon vous semble dans vos travaux de groupes.

 A. Recruter ou former les futurs enseignants ?

Peut-on, et comment, faire évoluer les concours ? Idéalement, il vaudrait mieux sortir du compromis historique qu’André Legrand a décrit hier, et choisir de mettre le concours soit à la fin, soit au début. Pour ma part, j’opterais pour un concours placé en amont des études en IUFM, dès lorsqu’on assume que la formation complète n’est accessible qu’à ceux dont l’Éducation nationale a besoin. Dans d’autres systèmes nationaux, l’accès à la formation est libre et la sélection s’opère sur le marché du travail. Le système français, qui lie la formation au concours d’entrée dans la fonction publique, permet une sélection à l’entrée des études. Pourquoi ne pas choisir alors en priorité des gens qui ont déjà une partie des compétences intellectuelles qui leur permettront d’acquérir des compétences professionnelles en deux ans de formation intensive ? Une telle sélection permettrait de prendre pour acquises trois choses essentielles :

Deux ans de formation professionnelle intensive, après concours, ne pourraient garantir un diplôme et un emploi qu’à ceux qui témoignent, en cours et en fin de formation, des compétences professionnelles requises. Dans une telle perspective, l’essentiel de la formation en IUFM serait reconstruit en mariant les approches transversales et les approches didactiques du métier d’enseignant, le reste des acquis étant alors des préalables. Dans ces conditions, une partie du modèle genevois que j’ai présenté hier me paraîtrait transférable sans perdre tout son sens.

Utopie, direz-vous. Sans doute. Mais si l’on veut faire évoluer les concours sans changer clairement la structure, il faut au moins avoir une idée de la direction dans laquelle on voudrait aller. Sinon, chacun " bricole ", dans son coin, une procédure d’admission différente et chacun interprète les concours nationaux en fonction d’une conjoncture économique et démographique plus que d’une politique de formation. Si l’on voulait tendre vers un concours placé avant l’entrée à l’IUFM, on pourrait, contre vents et marées, tenter d’en faire évoluer le contenu dans la direction indiquée. Aujourd’hui, on axe le concours sur la maîtrise des savoirs savants sans avoir précisément fixé le niveau effectivement requis pour enseigner. On risque donc d’en rajouter dans la surenchère académique au détriment des autres critères, capacité réflexive et projet personnel. Peut-être n’est-il pas judicieux de juxtaposer d’une part des épreuves académiques sans lien avec la transposition didactique des contenus correspondants, d’autre part une épreuve professionnelle indépendante des contenus. La sélection par le niveau de maîtrise des savoirs savants est la plus facile à organiser et à légitimer socialement, ce n’est pas la plus intéressante lorsqu’on cherche à recruter les étudiants qui tireront le meilleur parti d’une formation professionnelle de haut niveau orientée vers des compétences, autrement dit la mobilisation de savoirs de divers types pour agir face à des situations complexes.

Les flux d’étudiants sont des données conjoncturelles qui modulent les possibilités de sélection. Lorsqu’on peut choisir le " meilleur quart " des candidats, on devrait concevoir les concours en de tout autres termes que quand si devait accepter presque tout le monde en raison d’une pénurie d’enseignants. Les paradigmes de sélection sont fonction des flux, qui peuvent s’inverser tous les 4-5 ans. Dans la période qui vient, les IUFM pourront encore miser sur une forte sélection préalable. Peut-être n’est-ce pas très juste, cela pose le problème du droit d’accès aux compétences et aux diplômes. Tant qu’à sélectionner, tentons au moins, si l’on veut former les meilleurs professionnels, de travailler en priorité avec ceux qui ont le meilleur profil et les meilleurs atouts pour faire de telles études. Plus on maîtrise le recrutement, plus on peut garantir un niveau élevé de formation professionnelle.

 B. La liaison entre le cursus universitaire et la formation aux métiers

Ce débat n’est pas indépendant des options prises sur le thème précédent, car tout se tient. Je propose cependant à ce groupe de raisonner dans l’état actuel de la structure et des concours, pour se demander : comment mieux définir les contenus disciplinaires, didactiques et transversaux nécessaires, aux différentes étapes du cursus, pour que l’étudiant acquière progressivement des compétences professionnelles de base ?

Quand est-il judicieux d’introduire des stages sur le terrain dans la formation ? À cette question, je répondrai qu’ils doivent intervenir très vite, même en préprofessionnalisation, mais pas forcément à haute dose, et pas sans préparation, ni explicitation de ce qu’on y fait. Ce n’est pas tant le nombre d’heures qui compte que l’usage de ces heures. Il n’est pas nécessaire d’avoir passé des semaines dans une classe pour commencer à réfléchir sur les conditions de la pratique. Les fonctions attribuées à la présence sur le terrain devraient être claires à chaque stade de la formation.

On voit bien une forme d’ambiguïté dans l’expression même de " préprofessionnalisation ". Professionnalisation est entendu ici au sens de formation à la profession, ce qui n’est qu’un des sens possibles de l’expression, pas le plus heureux à mon avis. Peu importe, acceptons ici de parler de la professionnalisation comme d’une formation à la profession. La préprofessionnalisation est-elle alors un début de formation professionnelle ou une simple préparation ? On sent ces deux tendances s’affronter. Si la préprofessionnalisation n’est pas une formation professionnelle avant l’heure, mais quelque chose qui se situe clairement en amont, alors les fonctions que Jacqueline Lacotte rappelait hier - sensibiliser, orienter, donner envie, offrir une première expérience pour réfléchir - sont largement suffisantes. Il faut le faire bien et ne pas faire plus. Si, par contre, on imagine une formation professionnelle qui commencerait au DEUG pour se finir à la dernière année d’IUFM, il importe de concevoir autrement ce qui se passe avant l’IUFM et de donner aux stages une fonction plus ambitieuse. Du point de vue de ceux qui se soucient de la qualité de la formation professionnelle, le raisonnement est parfaitement intelligible : l’IUFM n’a que deux ans pour former des enseignants, dont une année de préparation du concours, qui fait la part congrue au métier proprement dit. Donc, tentons d’anticiper en amorçant la formation proprement professionnelle durant les trois ans d’université. Est-ce réaliste ? On peut en douter, pour deux raisons.

Première raison : ce n’est pas la mission essentielle des universités. Si elle le devenait, cela exigerait probablement des moyens nouveaux, en temps et en formateurs, mais surtout une plus forte légitimité dans les programmes. Cette extension de la formation professionnelle pourrait être analysée comme un aveu d’impuissance ou du moins de dépendance des IUFM, dont ne tirerait pas pour autant la leçon : la structure est inadéquate pour garantir à elle seule une formation professionnelle. Mieux vaudrait s’attaquer au fond du problème et ne pas faire peser sur les universités une responsabilité qu’elle ne peuvent assumer. Il me semblerait plus indiqué d’en attendre, voire d’en exiger, ce qui correspond à leur vocation historique : former des adultes non seulement savants dans un domaine, mais capables de réfléchir, d’analyser, de débattre, de lire et de rédiger, de prendre de la distance par rapport au savoir et à l’institution, de pratiquer le doute méthodique et la pensée critique ou dialectique. Toutes ces compétences sont au fondement d’une formation professionnelle orientée vers une pratique réfléchie basée sur des savoirs et un savoir-analyser.

Seconde raison : en se concentrant sur la préprofessionnalisation des enseignants, on passe à côté d’un débat plus global sur le rapport de l’université aux pratiques sociales et professionnelles. Parmi les formations universitaires, certaines se présentent clairement comme des formations professionnelles de haut niveau : ingénieurs, médecins, informaticiens, gestionnaires par exemple. Dans les autres, plus générales, il reste à savoir si on ignore tout avenir professionnel ou si l’on tient compte du fait qu’elles aboutiront à une spécialisation professionnelle, que ce soit avant ou après l’insertion dans le monde du travail. La préprofessionnalisation pourrait faire partie, dans tous les cursus généraux, des missions globales d’une université moderne, qui ne refuserait pas de voir que la majorité de ses étudiants visent en fin de compte un emploi et ne sont pas en quête d’un savoir gratuit. Cette tâche n’incombe pas forcément à un centre spécialisé, elle devrait concerner tous les enseignants-chercheurs, invités à réfléchir à haute voix, dans chacun de leurs enseignements, aux apports de leur discipline aux pratiques professionnelles, et plus globalement à leurs implications pour la société.

La totale décontextualisation de certains enseignements universitaires fait problème, quelle que soit l’orientation future des étudiants. Il n’est pas bon d’étudier des disciplines sans avoir la moindre idée de leur place dans des pratiques sociales. Cela vaut pour le droit, la philosophie, la biologie, la physique, l’histoire, la linguistique, etc. Même la recherche la plus fondamentale est une pratique sociale, insérée dans des institutions particulières. On peut donc souhaiter un débat général sur le rapport de l’université à la société, sur le rapport des savoirs universitaires à leurs usages sociaux, d’un point de vue éthique, idéologique, sociologique. C’est peut être une façon de renouveler la problématique de la préprofessionnalisation, mais d’abord d’interroger toute l’université sur le sens de ce qu’elle enseigne aujourd’hui et le rapport entre le contenu, les projets et l’avenir probable des étudiants. En Europe, la position selon laquelle l’université est le lieu des savoirs fondamentaux et doit se désintéresser des professions reste vivace, malgré les démentis de la médecine et de divers types d’ingénieries ou de sciences appliquées. L’Amérique du Nord nous indique que l’enseignement supérieur, à terme, englobera toutes les formations de niveau supérieur au baccalauréat, soit dans les facultés, soit dans des écoles ou instituts spécialisés. À défaut, se développera un enseignement supérieur non universitaire qui jouera le même rôle, mais sans lien avec la recherche et la pensée critique. En Europe, on demandera de plus en plus souvent une formation universitaire pour devenir un professionnel du travail social, des soins infirmiers, de la documentation, de l’éducation, du maintien de l’ordre, de la gestion, de la communication. Tous les métiers qualifiés du tertiaire deviendront des métiers universitaires. On peut résister à cette tendance lourde, ou faire de nécessité vertu. Bernard Miège l’a dit hier, avec quelques autres : cessons de créer des formations supérieures à côté de l’université, et restructurons-la de l’intérieur, pour faire coexister des cursus orientées vers la recherche et des cursus orientés vers des professions qui, s’ils n’ont pas la même vocation, ne sont pas enfermés dans l’utilitarisme et déconnectés de la recherche fondamentale.

L’enjeu dépasse largement le débat sur la préprofessionnalisation. Il est tentant de repenser le rôle des universités à partir des IUFM et de la préprofessionnalisation des futurs enseignants. Peut-être passerait-on alors à côté de l’essentiel.

 C. Démarches de recherche et professionnalisation

Quel rôle joue la recherche dans la formation de futurs praticiens réfléchis ? On ne peut poser comme postulat qu’on forme des praticiens réfléchis par la recherche et seulement par la recherche. Tout dépend de la recherche dont on parle, naturellement. À sa façon, chacun prépare à la pratique réfléchie dans la mesure où elle favorise un rapport réflexif à la réalité et habitue à une méthode, à une certaine rigueur, à un questionnement systématique, à une décentration. On voit très bien, toutefois, qu’une partie des scientifiques tout à fait respectables et même parfois très créatifs dans leur discipline sont nuls dans l’analyse de leurs pratiques et de leurs institutions. Il n’y a pas de transfert automatique de la recherche disciplinaire à la vie professionnelle, de la méthodologie de recherche à l’analyse d’un fonctionnement institutionnel. On sait très bien qu’une partie des laboratoires et des équipes de recherche abritent des nœuds de problèmes relationnels insolubles, alors qu’ils concentrent des ressources intellectuelles et des compétences méthodologiques considérables. On a même des raisons de penser que le monde de la science est un peu infirme du point de vue de la communication entre pairs, de la régulation du fonctionnement institutionnel, des décisions collectives.

Si on veut que la recherche devienne un outil de formation professionnelle à d’autres métiers que la recherche, il faut s’en donner les moyens. Utiliser les étudiants pour recueillir, codifier ou explorer des données standardisées dans une recherche conçue et publiée par d’autres n’est pas une démarche formatrice de praticiens réfléchis. Mieux vaut les associer à la conception des problématiques de recherche, à la formulation des hypothèses, à l’émergence des concepts, donc à la partie la moins codifiée, la plus créative de la recherche, celle qui oblige à réfléchir. Le reste, ce sont des logiciels qui le font ou le feront pour nous. Par contre, créer un projet de recherche, le négocier, poser des questions, observer, interpréter, aller et venir entre la théorie et le travail de terrain ou de laboratoire sont des démarches intellectuelles transposables.

Former par la recherche, c’est accepter de concevoir la démarche dans cet esprit et ne pas vouloir fait d’une pierre deux coups en associant simplement les étudiants, au titre de main d’œuvre docile et bon marché, aux recherches des professeurs… Les formateurs peuvent mener leur propres recherches ou s’associer à des projets sans y impliquer leurs étudiants.

 D. La formation de formateurs

Quel rôle pour l’université, quelle validation, quel lien avec la recherche ? Est-il si évident qu’on a, dans les IUFM, affaire à des formateurs ? Il y a-t-il des formateurs dans la salle, il y a-t-il des formateurs dans l’université, dans les IUFM ? Oui, au sens large qui considère formateur et enseignant comme des expressions interchangeables. Non, si l’on admet qu’enseigner, c’est d’abord transmettre un savoir, donc en maîtriser la substance et la transposition didactique, alors que former, c’est se centrer sur des personnes en transformation, qui s’approprient des connaissances, mais modifient aussi leur image d’elles-mêmes, leur identité, leur rapport au savoir, et mobilisent dans la situation tout ce qui les constitue, leur histoire, leur culture, leur appartenance à diverses communautés - famille, classe sociale, etc.- leurs pratiques, leur projet personnel. C’est dans le champ de l’éducation des adultes qu’ont émergé les formateurs, comme nouveau corps de praticiens en voie d professionnalisation. Ils ont construit leurs pratiques en dehors de l’institution scolaire, parfois contre elle, posant que le contenu importe moins que la démarche, le processus, développant des ingénieries de formation sans commune mesure avec les traditions scolaires.

Dans les IUFM, on a regroupé des professeurs d’université, des maîtres de conférence, des agrégés et d’autres professeurs de lycées et collèges détachés auprès des universités, des instituteurs-maîtres-formateurs. Donc, des enseignants ! Certes, l’évolution des didactiques et la centration annoncée sur l’apprenant rapprochent progressivement l’enseignant du formateur. Peut-être est-ce le défi actuel de l’école : faire que les enseignants deviennent des formateurs. Aujourd’hui, on ne peut considérer que cette évolution est achevée, ni même qu’elle fait l’unanimité. La plupart de ceux qu’on appelle formateurs ont baigné dans une culture d’enseignement, une culture dans laquelle on part d’un contenu disciplinaire pour se demander comment le faire apprendre, assimiler par d’autres.

La formation de formateurs, si on prend le mot au sérieux, vise d’abord la construction d’une identité de formateur, d’une autre posture par rapport à l’apprenant et par rapport au contenu, donc aussi par rapport à l’individualisation des parcours et au contrat de formation. Lorsque le changement identitaire s’amorce, il devient nécessaire d’acquérir certains outils et certaines compétences d’animation, de négociation, d’identification des besoins, de gestion des trajectoires, d’analyse des pratiques, outils et compétences qu’un enseignant n’a pas besoin de maîtriser dans la même mesure. Former un enseignant aux outils du formateur n’a de sens que s’il se sent ou veut devenir formateur !

La réflexion sur la fonction de formateur, son identité, ses outils n’est pas propre aux IUFM. Elle se déploie dans le cadre de la formation continue d’enseignants, c’est-à-dire dans les MAFPEN et d’autres structures propres à l’éducation nationale. Elle est plus avancée encore dans d’autres secteurs, travail social, soins infirmiers, formation en entreprise. Les IUFM ne sont pas condamnés à réinventer la poudre. Il y a beaucoup de domaines, hors de l’enseignement, qui ont beaucoup d’avance en matière de formation d’adultes, de formation continue et de formation de formateurs. Il vaudrait mieux travailler avec eux, voire engager comme formateurs IUFM, et au moins comme formateurs de formateurs, des gens qui ne viennent ni de l’école, ni de la recherche universitaire. En analyse de pratiques, par exemple, il y a des gens qui connaissent rien à la pédagogie, mais sont plus efficaces dans la conduite d’un groupe d’analyse de problèmes professionnels que des enseignants qui ont tenu une classe pendant 20 ans. En analyse de pratiques, le regard sur l’autre, la parole et l’échange comptent autant que l’expertise personnelle dans le champ considéré.

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© Philippe Perrenoud, Université de Genève.

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