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Les pédagogies
nouvelles
en question (s)
Philippe Perrenoud
Faculté de psychologie et des sciences de
léducation
Université de Genève
1997
Nul naime être mis en question, car la mise en accusation nest jamais bien loin. Se mettre en question, délibérément, cest autre chose, une façon à la fois de rester en vie et de nêtre pas pris au dépourvu lorsquon vous dit : " Le monde a changé : et vous ? ".
Les pédagogies nouvelles tirent leur force et leur pertinence dune révolte contre lécole-caserne, lécole-usine, lécole qui évalue avant denseigner, lécole où lon se rend avec angoisse, où lon travaille dans lennui et la souffrance, lécole où lon est assujetti et où lon apprend la soumission plutôt que lautonomie, lécole sélective, qui fabrique des échecs et des hiérarchies, lécole qui dénie le droit à lerreur, à la différence, à la parole. Dans les pays développés, une partie des idées défendues durant des décennies par les pédagogies nouvelles qui sentaient le souffre sont désormais incorporées - dans leur version la plus soft - au fond commun des représentations et des valeurs relatives à lécole, et se retrouvent dans certaines pratiques utilisées à large échelle : le texte libre, le conseil de classe, la correspondance scolaire se sont détachées du mouvement Freinet, et les démarches de projet, les modèles coopératifs et les méthodes actives ne caractérisent plus uniquement des marginaux. Les révoltes des origines restent néanmoins fondées, car linstitution scolaire nen finit pas dexorciser ses vieux démons (Perrenoud, 1996 d). Pourtant, les écoles nouvelles daujourdhui ne peuvent plus se présenter comme une alternative radicale, un refuge dont la simple existence justifierait toute laction.
Pour survivre autrement que comme des vestiges dune époque héroïque révolue, elles doivent affronter des risques et savoir dire non à diverses tentations ou dérives. Je vais en examiner quelques unes, en sachant davance que jenfonce des portes ouvertes pour les vrais militants de léducation nouvelle, dont la culture politique et théorique les garde de la plupart de ces pièges, mais quil nest pas inutile de mettre les points sur les i pour ceux qui adhèrent aux pédagogies nouvelles sans tout connaître de leur enracinement social et de leur histoire mouvementée.
Non à une pédagogie réduite à ses outils
Comme le souligne Boumard (1996), on assimile trop souvent Freinet à ses outils - limprimerie, le texte libre - et les pédagogies nouvelles à des démarches emblématiques : le conseil de classe, le projet, la correspondance scolaire. Ce sont des acquis importants, mais ce ne sont que des moyens. Les outils disponibles sont renouvelés par lévolution des technologies et des logiciels, limprimerie daujourdhui, cest le traitement de texte, la PAO et la page WEB. Il reste à ne pas en devenir lesclave.
Les démarches de formation méritent aussi dêtre diversifiées et fécondées par les acquis des sciences de léducation et des mouvements pédagogiques. Les pédagogies nouvelles ne peuvent plus ignorer les approches constructivistes, les didactiques des disciplines (Develay, 1992, 1995)., les travaux sur le transfert ou les compétences ; (Meirieu, Develay, Durand et Mariani, 1996 ; Rey, 1996 ; Tardif, 1992), les pédagogies des situations-problèmes (Astolfi, 1992 ; Meirieu, 1989 ; 1990). Limportant est de construire un rapport autonome au savoir et à la loi (Develay, 1996) par toutes les stratégies respectueuses des personnes et cohérentes avec ces finalités. Les mouvements pédagogiques qui sen réclament lont bien compris, mais les écoles nouvelles abritent aussi des enseignants tentés dêtre fidèles aux moyens plutôt quaux intentions, peut-être parce que ce sont les moyens qui les mobilisent
Non à une pédagogie faite sur mesure pour les classes moyennes
Les pédagogies nouvelles sont, historiquement, du côté des opprimés, des défavorisés, des classes populaires. Que reste-t-il de cet ancrage historique dans une société de classes moyennes ? Lorsque les parents sont libres du choix de leur école, ce sont les familles de classes moyennes supérieures qui inscrivent leurs enfants dans les écoles actives. Cela na rien de mystérieux : le capital culturel et la position des parents leur donnent en leur enfant la confiance nécessaire pour parier sur son développement, son autonomie, la construction de soi plutôt que sur une instruction menée au pas de charge. Les valeurs personnalistes des écoles actives font écho aux valeurs individualistes des catégories sociales pour lesquelles la réussite, le bonheur et le sens de la vie sont des affaires intimes. Sans doute le respect du sujet nest-il pas, philosophiquement, synonyme dindividualisme, mais dans la vie de tous les jours, la confusion est possible.
À cela sajoute le réel divorce entre les valeurs, le rapport au savoir et à la règle, les modalités de travail qui animent les pédagogies nouvelles et la culture des enfants et des parents des classes populaires. Apprendre par le jeu, discuter les ordres, négocier les activités, parlementer, poser des questions, formuler des objections, tout cela paraît contraire aux rapports " naturels " adultes-enfants et aux façons jugées sérieuses dapprendre aux yeux des familles ouvrières. Quant aux enfants, les activités ouvertes, le contrat négociable, le savoir incertain peuvent les déboussoler (Perrenoud, 1996 b). Quelle le veuille ou non, lécole active parle aux enfants et aux parents des classes moyennes supérieures un langage qui leur est familier, au-delà des divergences politiques.
Non à une pédagogie politiquement désengagée
La classe ouvrière sembourgeoise et les plus défavorisés daujourdhui - immigrés, chômeurs, minorités ethniques ou réfugiés - sont trop occupés à survivre pour construire un projet de société comparable ceux qui ont porté le mouvement ouvrier depuis le XIXème siècle. Leffondrement du communisme totalitaire permettra peut-être lémergence dun socialisme crédible, mais aujourdhui, la connexion nest pas facile à établir entre les pédagogies nouvelles et un projet politique mobilisateur. Les enseignants des écoles nouvelles peuvent donc être tentés de centrer la pédagogie sur le sujet, en larmant pour une société aux valeurs de laquelle ils adhèrent faiblement, sans voir se dessiner une " utopie crédible ". Des écoles alternatives jadis inscrites dans un mouvement social deviennent des figures parmi dautres de la " bonne école ".
La difficulté est de réinscrire lécole nouvelle dans un combat de société sans nourrir la nostalgie dune époque où les enjeux étaient plus clairs et les camps mieux dessinés. Aujourdhui, le tiers-mondisme, lécologie, la lutte contre le racisme ou le refus dune société duale ou lexclusion ont plus de pertinence que la défense dune classe ouvrière recomposée et pour une part divisée, puisquelle vote de plus en plus souvent pour lextrême-droite.
Non à un simple refuge contre la dureté du monde
Parmi les révoltes qui inspirent les pédagogies nouvelles, il y a le sort de lenfance :
La pédagogie de lécole républicaine se coule dans le moule des pédagogies cléricales ; elle en reprend à la fois les rites, les méthodes et les techniques " disciplinaires ". Cest une pédagogie de la maîtrise qui ignore lenfance ou, plutôt, qui ne sadresse quà la part adulte qui sommeille en lenfant, qui lutte contre ce qui est enfantin chez lui : la rêverie, le jeu, la dissipation, linstabilité. La forme scolaire républicaine ne rompt pas avec ses devancières (Dubet et Martucelli, p. 29.).
Une pédagogie centrée sur lenfant prend son parti, le reconnaît dans sa différence et lautorise à grandir à la faveur de rapports sociaux moins durs que ceux qui prévalaient dans lécole cléricale ou républicaine. Le refus de la violence symbolique et du déni du sujet est une noble cause. Osons dire que les adultes peuvent y trouver leur compte. Pour quelques uns, les écoles nouvelles sont aussi un refuge contre les logiques de compétition et de pouvoir qui gouvernent nos sociétés. Chercher à travailler dans un lieu protégé ne saurait être, cependant, la raison majeure dune adhésion aux pédagogies nouvelles. La quête dune oasis pourrait en effet conduire à renoncer à toute tension entre les désirs des sujets et la raison de leur présence dans une école : apprendre. Or, sans cette tension, il ny a pas daccès aux savoirs et à une identité autonome.
Non à une pédagogie sans évaluation, ni exigences fortes
La peur de reconstruire des hiérarchies et de fonder des sélections peut alimenter le désir de ne pas évaluer, pour ne mettre personne en échec apparent. Les écoles nouvelles rejettent la note, mais les plus lucides ne refusent pas la vérité des écarts. Cest la seule façon de les neutraliser : ne pas pratiquer la politique de lautruche, ne pas faire comme si tous les enfants avaient les mêmes moyens dapprendre et construisaient spontanément les mêmes compétences. Sans évaluation, il ny a pas de régulation des apprentissages. Pratiquer une pédagogie de la réussite, ce nest pas affirmer la réussite contre toute évidence, cest la rendre possible et ne pas enfermer lapprenant dans un échec provisoire.
Lexigence, cest aussi ne pas rapprocher la culture scolaire de lenfant au point de ne lui donner aucun moyen nouveau de comprendre le monde.
Non à une pédagogie enfermant chacun dans sa différence
Entre enfermer lélève dans son rythme ou le forcer à apprendre à marche forcée, la voie est étroite. Les pédagogies nouvelles ont toujours été plus sensibles à la part de violence dans laction éducative, à la tentation de fabriquer autrui, tel Frankenstein (Meirieu, 1996). Cette prudence peut nourrir une forme dattentisme. " Si je devais vraiment rouler à mon rythme, je ne roulerais pas ", dit Le Chat, personnage des bandes dessinées de Philippe Geluck. Meirieu le dit autrement :
il y aurait un danger à vivre la différenciation comme une manière de casser, de briser toute dynamique collective, ou dindividualiser comme une manière de " respecter " les différences et dy enfermer les personnes. Moi je ne " respecte pas " les différences, je le dis avec beaucoup de simplicité, les différences jen tiens compte ce qui est tout à fait autre chose (Meirieu, 1995).
Dans les écoles nouvelles, le désir de faire accéder chacun au savoir comme moyen de libération a servi de contrepoids à la tentation de lattentisme. En un temps où les " savoir-être " paraissent plus importants que les savoirs, on peut croire - qui nen aurait envie - que lon peut apprendre sans jamais travailler, ni souffrir. Non pas souffrir de lennui ou de brimades, mais souffrir de devoir comprendre et assimiler des savoirs quau départ on trouve opaques, abstraits, hors datteinte. Apprendre en jouant, pourquoi pas, mais en sachant que le jeu, ce nest pas la facilité, la désinvolture, la détente, mais une tension positive vers la maîtrise des situations, bref, la construction de compétences. Une pédagogie différenciée (Meirieu, 1996 b) nest pas une pédagogie du renoncement.
Non à une pédagogie écartant les parents
Les écoles nouvelles ont historiquement refusé la relégation des familles à la marge de la scolarité de leurs enfants. Cest là que lont trouve les parents les plus impliqués dans la gestion communautaire de létablissement. Pourtant, ces solidarités peuvent être menacées de part et dautre.
Les parents, devenant consommateurs décole (Ballion, 1982), se montrent de plus en plus exigeants et certains définiraient volontiers lécole active comme une école bâtie sur mesure pour leurs enfants, comme le simple prolongement de leurs valeurs et ambitions éducatives. Les enseignants se trouvent dès lors mis en situation de servir un projet éducatif qui nest pas négocié. Lasymétrie sest renversée
À linverse, une équipe pédagogique peut être, à certains moments de lhistoire dune école alternative, lasse de la négociation, fatiguée de travailler à ciel ouvert, à court dénergie pour expliquer à des parents de plus en plus instruits que les urgences et les incertitudes du métier (Perrenoud, 1996 e) ne permettent pas de tout maîtriser et de tenir toutes les promesses. On peut comprendre la tentation de se retrouver entre professionnels, mais elle tourne le dos à une coopération indispensable. Pas seulement pour que les devoirs soient compris ou lévaluation bien reçue, mais pour que les savoirs et le travail scolaires aient un sens construit à la fois en classe et à la maison.
Non à une pédagogie en circuit fermé
Le clivage école nouvelle - école traditionnelle a vécu. Même si une école globalement engagée dans les pédagogies nouvelles est toujours un endroit extraordinaire, pas comme les autres, en raison de cette commune orientation et du rattachement à un mouvement plus large, à des réseaux militants, il serait absurde de ne pas voir que dans le système éducatif, une partie des enseignants ont les mêmes valeurs et poursuivent des projets proches ou qui présentent au moins certaines convergences. Le mouvement déducation nouvelle nest jamais aussi fort que lorsquil se mêle au système et investit dans les groupes où lon débat des programmes, de la formation des enseignants, de lévaluation, des devoirs. La pureté cultivée en circuit fermé conduit au complexe de lassiégé - le village dObélix et Astérix - et du juste, parfois à une forme darrogance. Le système éducatif a besoin des militants de léducation nouvelle partout où il est question de lutter contre léchec scolaire, le non sens du travail, la soumission à des normes, lévaluation et la sélection précoces. Quils ne soient pas constamment suivis ne devraient pas les inciter au repli !
Facile à dire
" Rendre lélève actif cest vite dit ! ", ai-je écrit (1996 c). Les pédagogies nouvelles relèvent un défi majeur donner du sens aux savoirs sans renoncer à les rendre accessibles, pour les rendre accessibles (Vellas, 1996, Perrenoud 1996 a). Aménager pour cela lespace de la classe, la relation, le contrat, le temps, le matériel. Coopérer à léchelle de lécole. Travailler avec les parents. Se former, réfléchir sur sa pratique.
Rappeler les militants des écoles nouvelles à leurs idéaux, cest évidemment facile et un peu injuste. Les risques quils affrontent sont sans commune mesure avec la routine dans laquelle nombre de classes et décoles fonctionnent. Pourquoi demander toujours plus à ceux qui en font déjà plus pour la cause des élèves que ceux qui se contentent dun travail dexécutant ? Sans doute parce quon estime quils en ont les moyens et parce quon a terriblement besoin quils avancent encore pour faire avancer lécole ! Non pas seulement pour innover, moderniser les dispositifs, proposer un usage ingénieux des technologies ou défendre des valeurs humanistes, mais pour articuler valeurs, savoirs, scolarité et organisation de la cité. Penser tout cela ensemble est très difficile, aucun ressource nest superflue. Les pédagogies nouvelles enrichissent notre héritage commun.
Astolfi, J.-P. (1992) Lécole pour apprendre, Paris, ESF.
Ballion, R. (1982) Les consommateurs décole, Paris, Stock.
Boumard, P. (1996) Célestin Freinet, Paris, PUF.
Develay, M. (1992) De lapprentissage à lenseignement, Paris, ESF.
Develay, M. (éd) (1995) Savoirs scolaires et didactiques des disciplines, Paris, ESF.
Develay, M. (1996) Donner du sens à lécole, Paris, ESF.
Dubet, F. et Martucelli, D. (1996) À lécole. Sociologie de lexpérience scolaire, Paris, Seuil.
Meirieu, Ph. (1989) Apprendre oui, mais comment ?, Paris, ESF, 4e éd.
Meirieu, Ph. (1990) Lécole, mode demploi., Paris, ESF, 5e éd.
Meirieu, Ph. (1995) Différencier, cest possible et ça peut rapporter gros, in Vers le changement espoirs et craintes. Genève, Département de linstruction publique, pp. 11-41.
Meirieu, Ph. (1996 a) Frankenstein pédagogue, Paris, ESF.
Meirieu, Ph. (1996 b) La pédagogie différenciée : enfermement ou ouverture, in Bentolila, A. (éd.) Lécole : diversités et cohérence, Paris, Nathan, pp. 109-149.
Meirieu, Ph., Develay, M, Durand, C, et Mariani, Y. (dir.) Le concept de transfert de connaissance en formation initiale et continue, Lyon, CRDP.
Perrenoud, Ph. (1995) La fabrication de lexcellence scolaire : du curriculum aux pratiques dévaluation., Genève, Droz, 2ème édition augmentée.
Perrenoud, Ph. (1996 a) Métier délève et sens du travail scolaire, Paris, ESF, 3e édition.
Perrenoud, Ph. (1996 b) La pédagogie à lécole des différences, Paris, ESF, 2e édition.
Perrenoud, Ph. (1996 c) Rendre lélève actif cest vite dit !, Migrants-Formation, n° 104, mars, pp. 166-181.
Perrenoud, Ph. (1996 d) En finir avec les vieux démons de lécole, est-ce si simple ? Antidote sociologique à la pensée positive, in Des idées positives pour lécole, Actes des journées du Cinquantenaire des Cahiers pédagogiques, Paris, Hachette, pp. 85-130.
Perrenoud, Ph. (1996 e) Enseigner : agir dans lurgence, décider dans lincertitude, Paris, ESF.
Rey, B. (1996) Les compétences transversales en question, Paris, ESF.
Tardif, J. (1992) Pour un enseignement stratégique, Montréal, Éditions Logiques.
Vellas, E. (1996) Donner du sens aux savoirs à lécole : pas si simple !, in Groupe français déducation nouvelle, Construire ses savoirs, Construire sa citoyenneté. De lécole à la cité, Lyon, Chronique sociale, pp. 12-26.
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