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in " Retours sur… la pédagogie différenciée ", Supplément des Cahiers pédagogiques, n° 346, octobre-novembre 1997, pp. 41-42.

 

 

 

La différenciation des actions thérapeutiques
est-elle encore d’actualité en médecine ?

Philippe Perrenoud

Faculté de psychologie et des sciences de l’éducation
Université de Genève

1997

Les Cahiers pédagogiques sont peu suspects d’inconstance à propos de l’échec scolaire et de la nécessité de s’y attaquer sans relâche. S’ils posent la question de " ce qui reste des pédagogies différenciées, au-delà des slogans, des dérives et des déformations ", c’est parce qu’elle se pose dans le champ scolaire, toujours prompt à brûler ce qu’il a adoré.

La question révélerait, si on se la posait autrement qu’à titre rhétorique, l’archaïsme de la pensée pédagogique ou la confusion dans laquelle elle est plongée. Comme si on avait le choix ! La pédagogie sera différenciée ou l’école continuera à transformer les différences en inégalités qui poursuivront les individus toute leur vie et priveront une partie de ceux qui l’ont fréquentée des moyens de faire face à la complexité du monde de manière responsable et autonome, solidaire et active.

Différencier la pédagogie, c’est organiser les activités et les interactions didactiques de sorte que chaque apprenant soit constamment ou du moins très souvent confronté aux situations les plus fécondes pour lui du point de vue des apprentissages visés. Si l’on s’en tient à cette conception, comment pourrait-on renoncer à différencier sans renoncer du même coup à instruire tous ceux qui n’apprennent spontanément, hors de l’école ?

Aussi longtemps que le " Meilleur des mondes " n’est pas advenu et que les gens sont différents, tous les métiers de l’humain devront faire avec les différences sans les transformer irrésistiblement en hiérarchies, en avantages ou en handicaps irréversibles. Si la médecine ne soignait que les bien portants, elle ne profiterait qu’aux médecins. Si l’école n’instruisait que ceux qui doivent tout à leur héritage culturel, à quoi servirait-elle ?

Imagine-t-on la médecine se demandant : la différenciation des actions thérapeutiques est-elle encore d’actualité ? En tant que mode de pensée, en tant que réponse aux différences, la différenciation est au principe de toute action pédagogique. On ne peut ignorer sous peine d’abandonner les plus démunis. Le reste est affaire de stratégies et de moyens.

Instruire ceux qui ne demandent qu’à s’instruire et ont tous les atouts est à la portée de tout adulte un peu cultivé et doué de bons sens. Si nous avons besoins de professionnels et d’écoles efficaces, c’est surtout pour les autres. C’est donc que la réalité résiste à l’intention d’instruire. L’idée de pédagogie différenciée a près d’un siècle, en défendant une " éducation sur mesure ", Claparède, au début du siècle, reconnaissait déjà que si l’école reste indifférente aux différences - selon l’expression de Bourdieu - ou plus exactement ne les prend en compte qu’au moment d’évaluer, elle transformera la diversité des élèves en hiérarchies.

Comment faire autrement ? En acceptant la complexité et en travaillant sur les vrais problèmes :

Bref, il y a du pain sur la planche, à l’écart des effets de mode. La pédagogie différenciée n’est pas une pédagogie de plus, à ajouter au catalogue des approches didactiques disponibles. C’est une dimension de toute pédagogie, une alternative à l’indifférence aux différences, l’expression d’une volonté de maîtriser la diversité des expériences éducatives pour fabriquer moins d’inégalités.

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L’infime et l’ultime différence

Les statistiques attestent de l’inégalité sociale devant l’éducation scolaire comme devant la justice, la santé, la participation politique, l’emploi ou le logement. Elles n’en expliquent pas les mécanismes. À l’école, ils sont, au fil des réformes, devenus plus subtils. Chacun est scolarisé au même âge dans le même réseau et a donc, semble-t-il, les mêmes chances de réussite. On a mis fin à la séparation structurelle entre l’école du peuple et l’école des élites, les obstacles structurels, géographiques ou financiers à l’accès aux études ont été en bonne partie levés. Ici ou là, certainement, l’exclusion, la ségrégation, la sélection, la fabrication des hiérarchies se font encore, presque explicitement, en fonction de l’origine ethnique ou de l’appartenance de classe. Cependant, les systèmes éducatifs et les enseignants n’ont plus aujourd’hui bonne conscience devant l’échec, ils se réclament plutôt, souvent sincèrement, de l’égalité des chances et du pluralisme des cultures. L’explosion des classes moyennes et leur pression en faveur de la démocratisation des études a brouillé les cartes, ouvert le jeu. On cherche désormais à empêcher la transformation des différences initiales devant la culture en inégalités irréversibles. Pédagogies différenciées, zones d’éducation prioritaires, individualisation des parcours de formation, création de cycles d’apprentissage, travail en équipe pédagogique : telles sont les lignes directrices des politiques actuelles de lutte contre l’échec scolaire. L’école affirme vouloir rompre avec l’égalitarisme formel, avec " l’indifférence aux différences " que décrivait Bourdieu en 1966.

Pourquoi ces louables intentions n’engendrent-elles pas les miracles attendus ? Sans doute parce que la volonté politique est souvent fluctuante, les moyens insuffisants, les stratégies de changement simplistes, les enseignants et les parents divisés. Mais on finira, si on le veut, par tenir compte des différences les plus grossières, selon le rythme et les capacités d’apprentissage, le niveau de développement intellectuel, le capital culturel, les acquis scolaires antérieurs. Sans négliger l’apport de la sociologie de l’éducation à la construction de dispositifs réalistes de différenciation, je voudrais proposer une lecture complémentaire : l’échec se joue aussi dans les infimes différences qui ne relèvent pas de la " gestion pédagogique de l’hétérogénéité des apprenants ", mais de la dimension anthropologique de la classe et de l’école, du groupe, de la relation pédagogique, du contrat didactique, du métier d’élève ou d’enseignant. Place, identité, besoin d’appartenance, projet de vie, confiance en soi, rapport au savoir, au temps, à l’espace, à l’ordre, capacité de donner du sens au travail scolaire : tout cela distingue les élèves autant que les disparités de développement culturel ou de connaissances et influence leur réussite. Mais ces " petites différences " appellent un autre regard, un autre traitement, une autre raison pédagogique. L’infime différence est aussi l’ultime différence, celle qui résistera même dans le cadre d’une pédagogie différenciée et de dispositifs favorisant l’individualisation des parcours, parce qu’elle implique la personne et la culture de l’enseignant, son identité et son projet, et non seulement sa didactique et sa gestion de classe.

Extrait de Perrenoud, Ph. " L’infime et l’ultime différence ",
in Bentolila, A. (éd.) L’école : diversités et cohérence, Paris, Nathan, 1996, pp. 49.

 

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