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La différenciation des
actions thérapeutiques
est-elle encore dactualité en
médecine ?
Philippe Perrenoud
Faculté de psychologie et des
sciences de léducation
Université de Genève
1997
Les Cahiers pédagogiques sont peu suspects dinconstance à propos de léchec scolaire et de la nécessité de sy attaquer sans relâche. Sils posent la question de " ce qui reste des pédagogies différenciées, au-delà des slogans, des dérives et des déformations ", cest parce quelle se pose dans le champ scolaire, toujours prompt à brûler ce quil a adoré.
La question révélerait, si on se la posait autrement quà titre rhétorique, larchaïsme de la pensée pédagogique ou la confusion dans laquelle elle est plongée. Comme si on avait le choix ! La pédagogie sera différenciée ou lécole continuera à transformer les différences en inégalités qui poursuivront les individus toute leur vie et priveront une partie de ceux qui lont fréquentée des moyens de faire face à la complexité du monde de manière responsable et autonome, solidaire et active.
Différencier la pédagogie, cest organiser les activités et les interactions didactiques de sorte que chaque apprenant soit constamment ou du moins très souvent confronté aux situations les plus fécondes pour lui du point de vue des apprentissages visés. Si lon sen tient à cette conception, comment pourrait-on renoncer à différencier sans renoncer du même coup à instruire tous ceux qui napprennent spontanément, hors de lécole ?
Aussi longtemps que le " Meilleur des mondes " nest pas advenu et que les gens sont différents, tous les métiers de lhumain devront faire avec les différences sans les transformer irrésistiblement en hiérarchies, en avantages ou en handicaps irréversibles. Si la médecine ne soignait que les bien portants, elle ne profiterait quaux médecins. Si lécole ninstruisait que ceux qui doivent tout à leur héritage culturel, à quoi servirait-elle ?
Imagine-t-on la médecine se demandant : la différenciation des actions thérapeutiques est-elle encore dactualité ? En tant que mode de pensée, en tant que réponse aux différences, la différenciation est au principe de toute action pédagogique. On ne peut ignorer sous peine dabandonner les plus démunis. Le reste est affaire de stratégies et de moyens.
Instruire ceux qui ne demandent quà sinstruire et ont tous les atouts est à la portée de tout adulte un peu cultivé et doué de bons sens. Si nous avons besoins de professionnels et décoles efficaces, cest surtout pour les autres. Cest donc que la réalité résiste à lintention dinstruire. Lidée de pédagogie différenciée a près dun siècle, en défendant une " éducation sur mesure ", Claparède, au début du siècle, reconnaissait déjà que si lécole reste indifférente aux différences - selon lexpression de Bourdieu - ou plus exactement ne les prend en compte quau moment dévaluer, elle transformera la diversité des élèves en hiérarchies.
Comment faire autrement ? En acceptant la complexité et en travaillant sur les vrais problèmes :
Bref, il y a du pain sur la planche, à lécart des effets de mode. La pédagogie différenciée nest pas une pédagogie de plus, à ajouter au catalogue des approches didactiques disponibles. Cest une dimension de toute pédagogie, une alternative à lindifférence aux différences, lexpression dune volonté de maîtriser la diversité des expériences éducatives pour fabriquer moins dinégalités.
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Linfime et lultime différence
Les statistiques attestent de linégalité sociale devant léducation scolaire comme devant la justice, la santé, la participation politique, lemploi ou le logement. Elles nen expliquent pas les mécanismes. À lécole, ils sont, au fil des réformes, devenus plus subtils. Chacun est scolarisé au même âge dans le même réseau et a donc, semble-t-il, les mêmes chances de réussite. On a mis fin à la séparation structurelle entre lécole du peuple et lécole des élites, les obstacles structurels, géographiques ou financiers à laccès aux études ont été en bonne partie levés. Ici ou là, certainement, lexclusion, la ségrégation, la sélection, la fabrication des hiérarchies se font encore, presque explicitement, en fonction de lorigine ethnique ou de lappartenance de classe. Cependant, les systèmes éducatifs et les enseignants nont plus aujourdhui bonne conscience devant léchec, ils se réclament plutôt, souvent sincèrement, de légalité des chances et du pluralisme des cultures. Lexplosion des classes moyennes et leur pression en faveur de la démocratisation des études a brouillé les cartes, ouvert le jeu. On cherche désormais à empêcher la transformation des différences initiales devant la culture en inégalités irréversibles. Pédagogies différenciées, zones déducation prioritaires, individualisation des parcours de formation, création de cycles dapprentissage, travail en équipe pédagogique : telles sont les lignes directrices des politiques actuelles de lutte contre léchec scolaire. Lécole affirme vouloir rompre avec légalitarisme formel, avec " lindifférence aux différences " que décrivait Bourdieu en 1966.
Pourquoi ces louables intentions nengendrent-elles pas les miracles attendus ? Sans doute parce que la volonté politique est souvent fluctuante, les moyens insuffisants, les stratégies de changement simplistes, les enseignants et les parents divisés. Mais on finira, si on le veut, par tenir compte des différences les plus grossières, selon le rythme et les capacités dapprentissage, le niveau de développement intellectuel, le capital culturel, les acquis scolaires antérieurs. Sans négliger lapport de la sociologie de léducation à la construction de dispositifs réalistes de différenciation, je voudrais proposer une lecture complémentaire : léchec se joue aussi dans les infimes différences qui ne relèvent pas de la " gestion pédagogique de lhétérogénéité des apprenants ", mais de la dimension anthropologique de la classe et de lécole, du groupe, de la relation pédagogique, du contrat didactique, du métier délève ou denseignant. Place, identité, besoin dappartenance, projet de vie, confiance en soi, rapport au savoir, au temps, à lespace, à lordre, capacité de donner du sens au travail scolaire : tout cela distingue les élèves autant que les disparités de développement culturel ou de connaissances et influence leur réussite. Mais ces " petites différences " appellent un autre regard, un autre traitement, une autre raison pédagogique. Linfime différence est aussi lultime différence, celle qui résistera même dans le cadre dune pédagogie différenciée et de dispositifs favorisant lindividualisation des parcours, parce quelle implique la personne et la culture de lenseignant, son identité et son projet, et non seulement sa didactique et sa gestion de classe.
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