Source et copyright à la fin du texte
Paru in Piron, V. et al. (dir.) Profession : instituteur, institutrice, du passé au présent vers un conditionnel futur, Bruxelles, Communauté française de Belgique, 1997, pp. 103-117.

 

 

 

Professionnalisation du métier d’enseignant
et développement de cycles d’apprentissage

Philippe Perrenoud

Faculté de psychologie et des sciences de l’éducation
Université de Genève
1997

Sommaire

Réformes du troisième type et formation des enseignants

La professionnalisation du métier d'enseignant au cœur des réformes du système éducatif

Faire de nécessité vertu

Références


 

L’organisation de l’école en cycles d’apprentissage est à l’ordre du jour dans de nombreux pays développés, notamment à l’école primaire. Certains systèmes les ont institués sur le papier, mais leur mise en œuvre n’est que partielle. D’autres ont planifié une implantation progressive entre 1995 et 2005, comme la Belgique ou le canton de Genève. D’autres systèmes encore font des expériences limitées, qui déboucheront peut-être soit sur une loi d’orientation à la française, soit sur une extension progressive à la manière belge ou suisse, soit sur une autre démarche encore.

Quel que soit le processus et son degré d’avancement, l’organisation de l’école en cycles d’apprentissage reste partout de l’ordre du projet, dans la mesure où aucun système éducatif francophone ne peut prétendre avoir réalisé à large échelle une école sans degrés, qui ne distinguerait que des cycles d’apprentissages à parcourir en deux, trois ou quatre ans. Ce qu’on observe pour l’instant, c’est plutôt une volonté de décloisonner les degrés adjacents, de rendre les progressions plus fluides, en abolissant ou en limitant le redoublement, de pousser les enseignants à gérer un cycle de façon solidaire, par un travail d’équipe, si possible dans le cadre d’un projet d’établissement. En fait, pour le dire brutalement, les cycles ne sont encore qu’une intuition, on ne sait pas encore les concevoir et les faire fonctionner en opérant une rupture claire et définitive avec la segmentation du cursus en années de programmes. Si des expériences d’écoles sans degrés ont été menées ici et là depuis le début du siècle, on ne dispose d’aucun modèle vraiment convaincant. Quant aux organisations pédagogiques sans degrés mises en place dans les pays scandinaves et d’autres régions européennes, elles ne paraissent pas aisément transposables à des systèmes dans lesquels les savoirs tiennent une place importante et où il y a une forte sélection scolaire au second degré (Perrenoud, 1996 f et g).

On se trouve donc, du moins dans les pays francophones, dans une dynamique d’innovation assez particulière : il s’agit de faire évoluer le système éducatif, à large échelle, dans une direction affirmée, mais sans disposer d’un modèle de référence précis vers lequel on pourrait tendre par étapes. L’innovation à large échelle prend alors la forme d’une " recherche-action " impliquant tous les acteurs du système, plutôt que de la diffusion d’un modèle complet déjà éprouvé dans le cadre d’une expérience pilote.

On peut se demander pourquoi on ne procède pas dans ce domaine selon la méthode habituelle : mise au point dans des établissements expérimentaux, puis généralisation. Sans doute est-ce parce qu’on a compris peu à peu que ce modèle ne fonctionne, en réalité, que pour des innovations essentiellement technologiques, imposées par un pouvoir fort. Dès qu’il s’agit de modifier les pratiques pédagogiques, on se heurte aux résistances actives ou aux stratégies de fuite d’acteurs suffisamment autonomes et habiles pour rejeter - ouvertement ou sourdement - toute innovation venue d’ailleurs, du moins si on leur donne pas la possibilité et le pouvoir de se l’approprier et de la reconstruire dans leur contexte. On ne peut changer les représentations, les pratiques, les cultures professionnelles par décret. Si on parvient, grâce à des conditions favorables, à construire ce changement à petite échelle, le problème de sa généralisation reste entier. On sait désormais qu’il est vain de vouloir transmettre des modèles qui ont fait leurs preuves en pensant qu’ils vont être spontanément adopté par tout acteur informé et de bonne volonté en quête d’une solution rationnelle au même problème.

En réunissant, dans une école alternative de taille restreinte, une douzaine d’enseignants expérimentés, bien formés, déterminés, acquis à l’idée des cycles d’apprentissage, on aurait de bonnes chances de s’affranchir définitivement de l’organisation du cursus par degrés de programme, de parvenir à individualiser les parcours de formation des élèves et à piloter leurs progressions différenciées sur la durée d’un cycle. On obtiendrait alors un fonctionnement fondé sur l’expérience et les savoirs d’expérience, qu’on pourrait tenter de décrire et de proposer à d’autres écoles. Il faut simplement admettre que ce modèle, loin de pouvoir être simplement adopté, ne pourrait qu’alimenter et accélérer une démarche originale de chaque établissement. Encore faudrait-il, pour que cette appropriation soit possible, créer un climat favorable et pouvoir compter sur une ouverture de chacun aux idées venues d’ailleurs…

Je ne dénie pas toute pertinence à l’idée d’une division du travail d’innovation. Tout le monde ne peut y investir dans la même mesure. Je dis seulement qu’il faut rompre avec l’idée simple que les uns inventent la solution et que d’autre l’appliquent. Cela n’empêche pas de distinguer des cercles et des phases dans tout processus de changement planifié.

 C’est ainsi que la rénovation genevoise de l’enseignement primaire distingue une phase d’exploration intensive de quatre ans, durant laquelle une quinzaine d’école vont élaborer et mettre à l’épreuve des propositions nouvelles, et une phase d’extension progressive touchant peu à peu l’ensemble des autres établissements.

Cette rénovation se développe selon trois axes, qu’il n’est pas sans intérêt de rappeler ici, puisqu’il s’agit notamment de créer des cycles d’apprentissage :

  • 1. Individualiser les parcours de formation.

    2. Apprendre à mieux travailler ensemble.

    3. Placer les enfants au cœur de l’action pédagogique.

  • Ces axes indiquent des directions de recherche, non des solutions toutes faites :

    À l’issue de la phase d’exploration intensive, les quinze écoles impliquées n’auront pas développé, selon les trois axes, un modèle d’organisation et de fonctionnement assez univoque et pertinent pour qu’on l’impose, livré " clés en main ", à toutes les écoles primaires du système, avec la consigne : alignez-vous ! La phase d’extension progressive qui s’ouvrira alors - si les conjonctures politiques et budgétaires et les conflits sociaux qu’elles engendrent le permettent - restera une phase de recherche et de développement, à l’échelle de l’ensemble de l’école primaire cette fois. On peut simplement espérer que les essais et réflexions de la phase d’exploration intensive auront resserré l’éventail des hypothèses de travail, repéré quelques impasses, développé quelques outils, concepts, connaissances et méthodes utilisables par d’autres et fondé une révision des textes porteurs de structures et de curricula plus favorables à l’individualisation des parcours, à la coopération professionnelle et à la centration sur l’apprenant.

    Ce modèle de changement ne fait pas l’unanimité, on s’en doute. Il peut même rencontrer l’opposition conjuguée de ceux qui ne veulent rien changer et de ceux qui n’ont pas compris qu’on ne change pas l’école par des lois nouvelles, même bien faites, mais par une évolution des représentations et des pratiques, conduite avec cohérence et persévérance durant dix ans au moins. Cependant, les réformes spectaculaires qui ne laissent aucune trace ont un bel avenir encore, car elles peuvent faire le bonheur aussi bien des politiciens qui veulent marquer l’école de leur sceau que de la fraction la plus conservatrice des enseignants, qui savent qu’il suffit de courber la tête sous l’orage et d’attendre les prochaines élections pour que le vent tourne…

    Je ne me réfère donc pas ici à une vision du changement que le système politique et éducatif aurait clairement adoptée. En même temps, les démarches genevoises et belges suggèrent que certains systèmes, instruits par l’expérience des dernières décennies, ne croient plus à la magie des réformes éclairs et tentent de planifier le changement sur plusieurs législatures.

    On change alors de registre, il ne s’agit plus de généraliser une formule testée à petite échelle, mais de mettre l’ensemble du système éducatif en mouvement. Il convient alors de conduire une démarche d’innovation à large échelle, qui autorise et encourage chaque école à progresser, sans réinventer la roue, mais sans adopter un modèle tout fait, dans une sorte d’alternance entre des moments d’imitation intelligente et des moments d’invention.

    La difficulté de cette stratégie tient au fait que la réorganisation de l’école dans le sens de cycles d’apprentissage ne suppose pas simplement une adhésion idéologique suivie d’un passage à l’acte. Ce dernier exige des compétences nouvelles et un autre rapport au métier. On se heurte donc à un problème de niveau de formation des enseignants, et au-delà, à la question de la professionnalisation du métier d’enseignant. Ce seront les deux chapitres principaux de cet article.


    Réformes du troisième type et formation des enseignants

    Les réformes de structures et de programmes sont légitimes, mais elles ne portent leurs fruits que si elles sont relayées par de nouvelles pratiques. Toute réforme d’importance est en dernière instance une réforme du troisième type (Perrenoud, 1990), qui s’attaque ouvertement et institutionnellement, à ce que vivent les élèves et les maîtres au jour le jour, dans les classes et les établissements. Les réformes du premier type touchent aux structures scolaires au sens restreint : filières, organisation du cursus. Les réformes du deuxième type transforment les curricula. Aujourd’hui, cela ne suffit plus, il faut toucher aux pratiques, au rapport pédagogique, au contrat didactique, aux cultures professionnelles, à la collaboration entre enseignants. Ne nous y trompons pas, l’introduction de cycles d’apprentissage est une réforme du troisième type, quand bien même elle se présente en surface comme une réforme de structure et de curriculum. C’est en fin de compte les pratiques professionnelles qu’il s’agit de transformer. Les valeurs, les attitudes, les représentations, les connaissances, les compétence, l’identité et les projets des uns et des autres sont donc décisifs. Autrement dit ce que les technocrates appellent parfois " le facteur humain ", qui passe par la formation.

    Réformes du système éducatif et formation initiale

    Que nous apprend le demi échec de presque toutes les réformes scolaires, par delà les différences de contexte et de contenu ? Que le changement a presque invariablement été pensé pour un corps enseignant qui n’existait pas encore, du moins à large échelle, au moment décisif. C’est ainsi que les enseignants d’aujourd’hui ne sont ni disposés, ni préparés, dans leur majorité, à pratiquer une pédagogie active et différenciée, à impliquer les élèves dans des démarches de projet, à conduire une évaluation formative, à travailler en équipe.

    Le bilan des réformes scolaires les plus ambitieuses est souvent mitigé. On incrimine alors volontiers la formation des enseignants, suspecte de ne pas être " à la hauteur ". De là à rêver d’une préparation spécifique à telle ou telle réforme projetée ou en cours, il n’y a qu’un pas, vite franchi. Pourquoi, en effet, ne pas associer à toute réforme, une formation initiale cohérente, donnant ou développant les compétences requises ? Hélas, il faut déchanter : de nombreuses années sont nécessaires pour mettre sous toit une rénovation importante de la formation initiale des enseignants. C’est en général le temps qu’il faut pour qu’une réforme scolaire s’enlise ou soit oubliée ! En outre, même si elle était faite à temps, une rénovation de la formation initiale ne toucherait, dans l’immédiat, qu’une fraction marginale du corps enseignant en place, les " nouveaux enseignants ", dont les rêves de changement seraient d’ailleurs, dès leur entrée en fonction, fortement tempérés par la culture professionnelle en vigueur dans la plupart des établissements.

    Est-ce à dire qu’il ne faut pas agir sur la formation des enseignants ? Nullement. Mais on ferait bien de s’inspirer du discours d’un médecin homéopathe lorsque vous le consultez pour une forte grippe. Il vous dit qu’il peut atténuer les symptômes, mais qu’il est trop tard pour s’attaquer aux causes profondes. Il vous rassure cependant : vous avez bien fait de venir, parce qu’il est temps de travailler à empêcher la prochaine grippe, en renforçant vos propres mécanismes de défense.

    Les réformes scolaires sont des analyseurs précieux du décalage entre la formation des enseignants et ce qu’ils sont censés savoir faire aujourd’hui. Ce décalage ne peut être résorbé sur le vif. On peut en revanche l’anticiper et tenter de l’atténuer pour " la prochaine fois ". Mais, dira-t-on, c’est maintenant qu’il faut des compétences adéquates, la prochaine fois sera une " autre fois ", qui exigera d’autres compétences dans un autre contexte. Ce serait sous-estimer le fait que les réformes scolaires successives s’attaquent dans une large mesure aux mêmes problèmes : l’inégalité des chances, l’échec scolaire, la difficulté de faire face à l’hétérogénéité, de différencier l’action pédagogique, de rendre l’évaluation plus formative, de donner du sens au travail scolaire, de mettre les élèves en projet, d’individualiser les parcours de formation, d’ouvrir l’école sur la vie, de rendre la pédagogie plus active et participative, de construire la citoyenneté, de généraliser la coopération, etc. Chaque époque apporte un langage nouveau pour exprimer des problèmes qui le sont moins. Et chaque réforme définit ces problèmes à sa façon, compte tenu de l’esprit du temps, des modes pédagogiques dominantes, de la conjoncture économique et démographique, des rapports de forces politiques et syndicaux. Ces singularités ne devrait pas masquer l’essentiel : on remet l’ouvrage sur le métier, parce qu’il n’est pas satisfaisant.

    Peut mieux faire ! ", tel est le moteur des réformes scolaires. Philippe Meirieu ironise volontiers en disant que l’école fait des réformes alors que la médecine fait des progrès. La différence est peut-être moins grande que la formule ne le suggère, car les réformes éducatives, comme les progrès de la médecine, sont des réponses, toujours limitées et insatisfaisantes, à des questions fondamentales, qui resurgiront aussi longtemps qu’elles ne seront pas résolues. Les réformes scolaires participent de la quête du Graal et présentent, de ce point de vue, davantage de continuité que ne le suggèrent les mots d’ordre du moment. J’ai analysé ailleurs (Perrenoud, 1996 b) les " vieux démons de l’école ", parmi lesquels l’exclusion comme réponse à l’hétérogénéité, l’indifférence aux différences, la pédagogie transmissive ou l’acharnement pédagogique. Chaque réforme s’attaque en priorité à certains d’entre eux, mais tous sont solidaires.

    On peut donc croire à une certaine cohérence à long terme des réformes du système éducatif et des rénovations de la formation initiale, mais il n’est guère réaliste d’espérer synchroniser les changements dans le temps court d’une réforme du système éducatif, comme j’ai tenté de le montrer plus longuement ailleurs (Perrenoud, 1996 h). Cela dit, il importe que la formation initiale s’infléchisse dans le sens des politiques de l’éducation, pour :

    Qui voudrait, en effet, croire à une politique de l’éducation dont les institutions de formation initiale ne se montreraient pas globalement solidaires ? Ce serait le signe d’une division des forces ou d’une rhétorique réformatrice sans prise sur les acteurs.

    Réformes du système éducatif et formation continue

    Les transformations de la formation des enseignants peuvent-elles être plus que des signes de la volonté de réforme ? La formation continue apparaît un levier de transformation plus facile à actionner à court terme. Elle pourrait donc, mieux que la formation initiale, être " en phase " avec les réformes éducatives du moment. Ce n’est, hélas, pas aussi simple, car on se heurte à un paradoxe, un de plus : lorsque la formation continue est encore faiblement implantée dans un système éducatif, on ne peut s’attendre à ce qu’elle exerce une influence massive sur le corps enseignant en place ; à l’inverse, lorsqu’elle est fortement développée, elle s’est du même coup institutionnalisée et bureaucratisée ; on peut craindre qu’elle suive alors la pente de toute organisation : devenir un Etat dans l’Etat, plus soucieuses de garantir son propre développement que de servir une politique d’ensemble (Perrenoud et Montandon, 1988).

    Même si le gouvernement ou d’autres pouvoirs organisateurs ont la légitimité et l’autorité suffisantes pour mobiliser les organismes de formation continue dans le sens des réformes, il serait naïf d’espérer que les formateurs détiennent la solution de tous les problèmes. Ils peuvent au mieux contribuer à les poser et accompagner la recherche collective de solutions. Lorsqu’une entreprise adopte un système de traitement de textes ou de données, elle envoie son personnel en formation dans une institution dont les formateurs détiennent la maîtrise souhaitée. Leur seule tâche est de la partager. Les réformes scolaires posent un problème tout à fait différent : les compétences et connaissances requises ne sont pas " déjà là ", dans l’attente que le corps enseignant veuille bien se les approprier. Les formateurs n’en sont pas détenteurs, ils ont au mieux quelques moyens supplémentaires de contribuer à leur clarification et à leur construction. Ils se trouvent dans la situation de médecins d’aujourd’hui auxquels on demanderait de prévenir ou de guérir le SIDA : les professeurs de médecine ne sont pas beaucoup plus avancés que les praticiens ordinaires ; ils sont certes plus au fait de l’état de la recherche, mais comment partageraient-ils des solutions que nul n’a encore trouvées ?

    Cette impuissance est renforcée par la sociographie particulière du corps des formateurs dans le champ scolaire : la formation continue est largement assurée par des enseignants qui ont une classe à mi-temps ou ne sont déchargés d’enseignement que depuis peu. Ce phénomène est plus affirmé dans le second degré que dans le primaire, probablement en raison des attitudes des professeurs du second degré, qui induisent un refus plus massif des apports des sciences de l’éducation et même des didactiques des disciplines, et une volonté plus affirmée de " n’avoir de leçons de pédagogie à recevoir de personne ". Les formateurs de formation continue sont donc, dans le second degré, le plus souvent des collègues qui n’ont qu’une faible avance sur ceux qu’ils forment. Ils se trouvent à certains égards dans la situation des écoles rurales qui, au siècle dernier et dans certaines régions aujourd’hui encore, " héritaient " d’un instituteur à peine plus instruit que ses grands élèves, qui se formait " sur le tas ", en lisant les manuels la veille de la leçon… On connaît aussi le modèle inverse : certains formateurs s’éloignent de leur milieu professionnel d’origine, pour construire une identité purement théorique et offrir à leurs anciens collègues un discours tellement abstrait qu’il n’est d’aucune aide à quiconque.

    Au primaire, la globalité du développement et des apprentissages a favorisé une plus grande ouverture aux sciences humaines et une accumulation d’expériences que le cloisonnement disciplinaire décourage. Une partie des formateurs présentent donc un niveau de formation nettement supérieur à la moyenne de leurs collègues et sont allés chercher dans une maîtrise de sciences de l’éducation une légitimité et une formation universitaires que leurs collègues du secondaire croient détenir d’emblée.

    Cependant, même dans le cas de figure le plus favorable, la formation continue, comme la plus belle fille du monde, ne peut donner que ce qu’elle a. Elle fait partie du système éducatif et ne peut donc avoir dix ans d’avance quant à l’identification et à la résolution des problèmes. Elle peut cependant contribuer de façon décisive à la réussite d’une réforme, à deux conditions :

    Une telle évolution demande plus de quelques mois. Il importe donc que les formateurs et les institutions de formation continue soient, autant que possible, associés à la genèse des réformes et puissent les anticiper dans leurs plans de formation.

    À Genève, comme dans d’autres systèmes éducatifs, l’évolution vers la formation en établissement est amorcée. On peut même craindre un effet de mode et une nouvelle norme : après avoir exclusivement offert des cours hors des établissements, la formation continue semble, dans certains systèmes, tentée de se muer complètement en intervention en établissement. De tels mouvements de balancier sont excessifs, plusieurs modalités peuvent et doivent coexister. Dans tous les cas, on ne peut que susciter des situations favorables au changement de représentations et de pratiques : le déplacement vers les établissements donne quelques atouts supplémentaires pour entrer dans la complexité, mais suscite également des résistances et ne provoque aucun miracle… De plus, s’il permet de mieux tenir compte des dynamiques locales et de proposer des formations sur mesure, il ne modifie pas nécessairement la substance des apports des formateurs. Transférer un cours de didactique au sein de l’établissement ne suffit pas à le rendre adéquat !

    Plus que d’un déplacement, il s’agit donc de travailler à la jonction de deux courants dans un premier temps séparé : d’un côté l’intervention en établissement, parfois pour dénouer un conflit ou une crise, le plus souvent pour accompagner la genèse ou l’évolution d’un projet ; d’autre part la réponse à des besoins de formation propres à une équipe pédagogique ou un établissement. On se rend compte alors de la nécessité d’intégrer à la réflexion sur la formation continue des dimensions nouvelles : la réflexion sur les pratiques, le travail en équipe et la coopération professionnelle, les dynamiques d’établissement (Gather Thurler, 1993, 1994, 1996 ; Hutmacher, 1990 ; Obin, 1993 ; Perrenoud, 1994 d ; 1996 i et j). Et une assimilation de l’expérience et des connaissances accumulée dans le champ de la formation des adultes hors du monde scolaire…

    Il s’agit aussi de développer des compétences plus que de transmettre des connaissances. Une partie des stages de formation continue proposent essentiellement des théories et des méthodes, donc des connaissances déclaratives et procédurales, qui ne sont que des ingrédients des compétences professionnelles. Certes, tout le monde parle aujourd’hui de développer des compétences. Ce langage à la mode, faussement familier, conduit à sous-estimer l’ampleur du changement de perspective. Une approche par compétences appelle une reconstruction complète des dispositifs et des démarches de formation continue. On le mesurera un peu mieux en prenant l’exemple de l’enseignement primaire genevois, qui tente de développer, en marge de la rénovation évoquée et de l’universitarisation intégrale de la formation initiale (Perrenoud, 1994 a et b, 1996 d), une approche par compétences en formation continue.

    Dix grands domaines de compétences ont été définis :

    1.

    Organiser et animer des situations d’apprentissage.

    2.

    Gérer la progression des apprentissages.

    3.

    Concevoir et faire évoluer des dispositifs de différenciation.

    4.

    Impliquer les élèves dans leur apprentissage et leur travail.

    5.

    Travailler en équipe.

    6.

    Participer à la gestion de l’école.

    7.

    Informer et impliquer les parents.

    8.

    Se servir des technologies nouvelles.

    9.

    Affronter les devoirs et les dilemmes éthiques de la profession.

    10.

    Gérer sa propre formation continue.

    Chaque domaine se décline en un certain nombre de compétences plus spécifiques, qui donnent à voir plus concrètement le lien avec l’individualisation des parcours ou l’organisation de l’école en cycles d’apprentissage. Voici par exemple le détail des quatre premiers domaines, plus centrés sur les aspects pédagogiques et didactiques, les suivants concernant davantage les relations entre adultes :

    Compétences
    de référence
  • Compétences plus spécifiques à travailler
    en formation continue (exemples)
  • 1. Organiser et animer des situations
    d’apprentissage
    • Connaître, pour une discipline donnée, les contenus à enseigner et leur traduction en objectifs d’apprentissage
    • Travailler à partir des représentations des élèves
    • Travailler à partir des erreurs et des obstacles à l’apprentissage
    • Construire et planifier des dispositifs et des séquences didactiques
    • Engager les élèves dans des activités de recherche, dans des projets de connaissance
    2. Gérer la progression des apprentissages
    • Concevoir et gérer des situations-problèmes ajustées aux niveaux et possibilités des élèves
    • Acquérir une vision longitudinale des objectifs de l’enseignement primaire
    • Établir des liens avec les théories sous-jacentes aux activités d’apprentissage
    • Observer et évaluer les élèves dans des situations d’apprentissage, selon une approche formative
    • Établir des bilans périodiques de compétences et prendre des décisions de progression
    3. Concevoir et faire évoluer des dispositifs de différenciation
    • Gérer l’hétérogénéité au sein d’un groupe-classe
    • Décloisonner, élargir la gestion de classe à un espace plus vaste
    • Pratiquer du soutien intégré, travailler avec des élèves en grande difficulté
    • Développer la coopération entre élèves et certaines formes simples d’enseignement mutuel
    4. Impliquer les élèves dans leur apprentissage et leur travail
    • Susciter le désir d’apprendre, expliciter le rapport au savoir, le sens du travail scolaire et développer la capacité d’autoévaluation chez l’enfant
    • Instituer et faire fonctionner un conseil des élèves (conseil de classe ou d’école) et négocier avec les élèves divers types de règles et de contrats
    • Offrir des activités de formation optionnelles, " à la carte "
    • Favoriser la définition d’un projet personnel de l’élève
    5. Travailler en équipe
    • Élaborer un projet d’équipe, des représentations communes
    • Animer un groupe de travail, conduire des réunions
    • Former et renouveler une équipe pédagogique
    • Confronter et analyser ensemble des situations complexes, des pratiques et des problèmes professionnels
    • Gérer des crises ou des conflits entre personnes
    6. Participer à la gestion de l’école
    • Élaborer, négocier un projet d’établissement
    • Gérer les ressources de l’école
    • Coordonner, animer une école avec tous les partenaires (parascolaires, quartier, associations de parents, enseignants de langue et culture d’origine)
    • Organiser et faire évoluer, au sein de l’école, la participation des élèves
    7. Informer et impliquer les parents
    • Animer des réunions d’information et de débat
    • Conduire des entretiens
    • Impliquer les parents dans la valorisation de la construction des savoirs
    8. Se servir des
    technologies nouvelles
    • Utiliser des logiciels d’édition de documents
    • Exploiter les potentialités didactiques de logiciels en relation avec les objectifs des domaines d’enseignement
    • Communiquer à distance par la télématique
    • Utiliser les outils multimédia dans son enseignement
    9. Affronter les devoirs et les dilemmes éthiques de la profession
    • Prévenir la violence à l’école et dans la cité
    • Lutter contre les préjugés et les discriminations sexuelles, ethniques et sociales.
    • Participer à la mise en place de règles de vie commune touchant la discipline à l’école, les sanctions, l’appréciation de la conduite
    • Analyser la relation pédagogique, l’autorité, la communication en classe
    • Développer le sens des responsabilités, la solidarité, le sentiment de justice
    10. Gérer sa propre formation continue
    • Savoir expliciter ses pratiques
    • Établir son propre bilan de compétences et son programme personnel de formation continue
    • Négocier un projet de formation commune avec des collègues (équipe, école, réseau)
    • S’impliquer dans des tâches à l’échelle d’un ordre d’enseignement ou du DIP
    • Accueillir et participer à la formation des collègues
    Compétences
    de référence
  • Compétences plus spécifiques à travailler
    en formation continue (exemples)
  • Source : Classeur Formation continue. Programme des cours 1996-97,
    Genève, Enseignement primaire, Service du perfectionnement, 1996.

    On trouvera le détail dans le catalogue des offres de formation continue édité par l’enseignement primaire genevois. On le voit, il s’agit pour une part de compétences nouvelles, qui n’étaient que marginalement inscrites dans la définition du métier il y a dix ans, ou qui étaient affirmées sans être véritablement honorées. Cette liste n’épuise pas la gamme des compétences professionnelles et ne constitue donc nullement un " référentiel métier " exhaustif. Elle couvre plutôt les besoins prioritaires en regard de la rénovation entreprise.

    Ce référentiel a plusieurs fonctions, donc chacune mériterait une discussion séparée :

    1. Constituer un langage commun, donner à voir les compétences requises par une rénovation et autoriser chacun à les développer sans " faire comme si " elles allaient sans dire ou étaient déjà entièrement maîtrisées.
    2. Insister sur la notion de compétence comme savoir-mobiliser faisant appel à des ressources multiples, dont les connaissances disciplinaires et didactiques ne sont qu’une partie.
    3. Inviter les organismes de formation à organiser les offres de formation continue selon une logique de compétences professionnelles plus que de connaissances décontextualisées, qu’elles soient disciplinaires, technologiques, didactiques ou transversales.
    4. Servir de référence aux inspecteurs et aux responsables d’établissements scolaires dans leur dialogue avec les enseignants à propos des problèmes professionnels qu’ils rencontrent ou dans le cadre d’une évaluation plus formelle.

    On aperçoit ici l’amorce d’une connexion forte entre réformes scolaires et formation continue, à travers le langage des compétences. Même si c’est son ambition et si elle s’en donne les moyens, la formation continue ne peut toutefois, à elle seule, prétendre transformer les compétences du corps enseignant, qui sont en partie sous le contrôle du milieu professionnel et de l’expérience personnelle.

    Par ailleurs, on va le voir, l’organisation de l’école en cycles d’apprentissage et l’individualisation des parcours exigent davantage qu’une extension des compétences des enseignants et des cadres. La rénovation exige non seulement un enrichissement de la formation, mais un changement radical du niveau de formation et de l’identité professionnelle des enseignants. Les réformes appellent donc une nouvelle " professionnalité enseignante " ou un processus accéléré de professionnalisation (Altet, 1994 ; Bourdoncle, 1992, 1993 ; Carbonneau, 1993 ; Lessard, Perron et Bélanger, 1993 ; Perrenoud, 1994 a, 1996 e).


    La professionnalisation du métier d’enseignant
    au cœur des réformes du système éducatif

    Aller vers un niveau sans précédent de compétences professionnelles, c’est viser un saut qualitatif, donc toucher à l’identité professionnelle.

    Un niveau sans précédent de compétences professionnelles

    Le seul but des réformes est de permettre à ceux qui n’assimilent pas les connaissances scolaires d’apprendre mieux et plus vite. Le reste est sans intérêt. À quoi bon bouleverser le système si on retrouve les hiérarchies classiques entre ceux qui apprennent presque tous seuls, quel que soit le système, ceux qui finissent par s’en sortir avec de l’aide et ceux qui sont d’avance promis à l’échec et à l’exclusion ?

    Lutter contre l’échec scolaire, c’est donc apporter des solutions à la fois plus ingénieuses et plus humaines là où la réalité résiste (Hutmacher, 1993). Pour cela, il faut des dispositifs pédagogiques et didactiques plus complexes, plus sophistiqués, plus flexibles, pour être plus efficaces. Ils ne sauraient fonctionner sans un surcroît de compétences des acteurs.

    On pourrait croire que c’est le propre d’une période de développement et qu’une fois ces dispositifs mis au point, ils pourront être confiés à des agents moyennement qualifiés, à la manière dont une centrale nucléaire fonctionne sans mettre à chaque poste des ingénieurs de haut niveau. L’école ne fonctionnera jamais comme une centrale, parce que les procédures ne seront jamais codifiables au même degré sur des bases scientifiques établies, parce que la part du travail prescrit restera marginale même dans des structures scolaires nouvelles, parce que les technologies et les systèmes experts ne prendront pas le relais de l’intelligence humaine, cette " intelligence du vivant " (Cifali, 1994), capacité d’affronter la complexité, l’ambiguïté, la mouvance des situations et des relations éducatives.

    Si l’on veut s’attaquer radicalement à l’échec scolaire, il faut amener le corps des enseignant au niveau de formation du corps des ingénieurs ou des médecins. Non pas d’un corps de théoriciens ou de chercheurs fondamentaux, mais d’un corps de praticiens réfléchis fondant leur action et l’analyse de leur action sur une culture scientifique et la connaissance des travaux de recherche aussi bien que sur des savoirs professionnels collectivement capitalisés.

    C’est pourquoi il importe :

    C’est à ce prix que les enseignants, sans réinventer la roue, deviendront les coauteurs des dispositifs pédagogiques et didactiques. Et qu’ils pourront par conséquent ajuster de bonnes idées issues de la recherche ou de l’expérience des autres à la réalité de chaque terrain.

    Une nouvelle identité et une prise sur le changement

    Nous n’en sommes pas, si on y parvient jamais, au stade où quiconque saurait ce qu’il faut faire pour empêcher l’échec scolaire. On sait ce qu’il ne faut pas faire, on repère des intuitions prometteuses, on ouvre des pistes, mais la suite reste à inventer :

    1. La créativité est indispensable, parce qu’il est impossible de concevoir au centre, dans leur détail, les " réformes du troisième type " ; il est utile de proposer des textes, mais ils ne suffisent pas ; ils constituent au mieux des " conditions nécessaires ", ils incitent et ils autorisent ; mais l’évaluation formative, les pédagogies actives, la différenciation ou le dialogue avec les familles ne se décrètent pas par des textes ministériels ; ils supposent l’adhésion profonde des acteurs ; aucune des réformes scolaires des dernières années n’est véritablement une réponse, elle propose plutôt une démarche, une méthode et des objectifs, en laissant aux établissement et aux enseignants la tâche de développer des pistes et de traduire des intentions générales en dispositifs et en pratiques.

    2. La responsabilisation en découle : on ne peut inventer des dispositifs et des pratiques sans bénéficier d’une forte confiance, d’une délégation de pouvoir dans le cadre de projets d’établissements et d’équipes pédagogiques solides ; aucune réforme ne réussira si les enseignants ne prennent pas davantage de pouvoir sur leur métier, individuellement et collectivement, non pas dans un dialogue au sommet entre les associations professionnelles et le ministère, mais dans un dialogue entre enseignants, directions, parents et pouvoirs organisateurs, dans les établissements. L’autonomie des enseignants est alors non pas une " liberté de contrebande ", celle dont on jouit porte fermée, à la faveur de l’opacité des pratiques, mais une autonomie assumée, parce que les enseignants sont les mieux placés pour décider des modalités de travail dans le cadre global tracé par les objectifs de formation et un code d’éthique. Cette autonomie ne va pas sans responsabilité, toute prise de pouvoir sur son métier (" empowerment " disent les anglo-saxons) appelle une façon nouvelle de rendre des comptes (" accountability " disent encore les anglo-saxons, ce que les Québécois traduisent par un néologisme assez barbare : " imputabilité ").

    3. L’investissement est nécessaire parce que la construction de pratiques et de dispositifs alternatifs ne va pas sans un travail intensif de coopération et d’innovation, donc une rupture avec l’individualisme et la routine. Cet investissement ne se développera que si les systèmes éducatifs inventent de nouvelles formes de reconnaissance du travail des établissements, des équipes et des enseignants ; reconnaissance dans le sens le plus terre à terre - revenu, conditions de travail, moyens d’enseignement et d’innovation -, mais aussi reconnaissance symbolique, considération, confiance, évaluation constructive.

    Le déficit massif des finances publiques et les politiques souvent à courte vue de gouvernements pris à la gorge n’autorisent pas un immense optimisme sur ce dernier point. Le " Faites mieux avec moins " n’a jamais été très mobilisateur, sauf peut-être dans les périodes les plus sombres de l’histoire et lorsque la classe politique se prétend le porte-parole des intérêts vitaux du pays, la garante du bien commun. Il est peu de ministres de l’éducation qui sachent aujourd’hui trouver les accents de Churchill s’adressant aux Britanniques durant les années les plus noires de la guerre.

    Dans l’état de tension où se trouvent les acteurs du système éducatif dans certaines sociétés développées, il peut paraître un peu surréaliste de parler de réformes, et plus encore de professionnalisation du métier, de pratique réflexive, de nouvelles compétences. Pourtant, si nous ne prenons pas ces problèmes à bras le corps, nous nous trouverons, de décennie et décennie, dans la même impuissance. Rien n’assure que nous retrouverons une croissance permettant de dire oui à chacun. Peut-être les gens d’école doivent-ils accepter que la croissance continue des budgets de l’éducation est une période révolue, qu’il faudra justifier désormais les ressources engagées, même si elles augmentent à nouveau. Nous sommes de toute façon dans un paradoxe : si nous attendons les conjonctures favorables pour préparer des réformes, nous pouvons être sûr qu’elles tourneront court, parce qu’encore une fois, nous n’aurons pas anticipé.

    C’est pourquoi, au minimum, quelle que soit la conjoncture, il faut un travail à long terme sur la professionnalisation des métiers de l’éducation et l’élévation des compétences correspondantes.


    Faire de nécessité vertu

    L’évolution de l’école transforme le métier d’enseignant de décennie en décennie, par un double mouvement : des ambitions croissantes, des conditions d’exercice de plus en plus difficiles. J’ai résumé ailleurs (Perrenoud, 1994 a) les transformations que subissent les système éducatifs : a. concentration de populations " à hauts risques " dans certains quartiers ; b. diversification culturelle et ethnique des publics scolaires ; c. hétérogénéité croissante des acquis scolaires sur lesquels compter au sein d’une classe ; d. flou dans la division du travail éducatif entre la famille et l’école ; e. inflation et renouvellement rapide des savoirs scolaires et des démarches didactiques ; f. poursuite d’objectifs de plus haut niveau taxonomique, plus difficile à respecter et évaluer ; g. concurrence sauvage des " écoles parallèles ", les media et hypermédias et des nouvelles technologies ; h. affaiblissement des investissements orientés par un avenir lointain (" no future ") et dégradation du sens des études ; i. à la faveur de la démocratisation des études, fin des " héritiers ", ces élèves ayant trouvé dans leur berceau les codes culturels et les aspirations assurant travail et réussite scolaires sans que l’école ait beaucoup d’efforts à déployer.

    On pourrait ajouter, dans certaines zones urbaines, l’effritement du contrat social permettant le fonctionnement des écoles et du rapport pédagogique dans des conditions minimales de sérénité : violence et travail scolaire ne font pas bon ménage (Develay, 1996).

    Ces transformations sont, paradoxalement, la rançon du succès de l’entreprise scolaire : ayant généralisé, puis allongé l’instruction obligatoire, qui est devenue un passage obligé pour accéder aux diplômes et à l’emploi, ayant nourri chez tous les parents le rêve de voir leurs enfants accéder aux études longues, ayant refermé sur chacun le " piège scolaire ", le système éducatif est désormais confronté à l’entier de chaque génération. Alors qu’au début du siècle, par exemple, le baccalauréat français ne concernait qu’un élève sur vingt, on prétend en faire aujourd’hui l’objectif pour tous. On ne s’étonnera pas dès lors de trouver dans les écoles des enfants et des adolescents qui, il y a cinquante ans encore, échappaient bien plus vite à la scolarité pour rejoindre le monde du travail agricole, industriel ou domestique, des enfants que ni leur origine sociale et familiale, ni leur projet ne préparaient à jouer le jeu scolaire aussi bien que les enfants de la bourgeoisie.

    Dans le même temps, malgré la crise économique ou les déficits des finances publiques, on assigne à l’école des objectifs de plus en plus ambitieux. Il ne suffit plus d’apprendre à lire, écrire et compter. La complexité des sociétés contemporaines exige des compétence de plus haut niveau, pour tout le monde, sous peine d’aller vers une société duale contrôlée par un petit nombre d’experts et créateurs aux dépens d’un grand nombre de chômeurs-consommateurs…

    D’autres secteurs ont connu des transformations de pareille ampleur, par exemple les media. Mais à la différence de l’école, elles ont été portées par des évolutions technologiques spectaculaires. Radio, vidéo, ordinateurs, réseaux, CD-ROM font leur apparition dans le monde scolaire, mais ils restent à la marge. Les ambitions accrues et les défis nouveaux font appel, avant tout, à ce qu’on appelait dans les années soixante le " potentiel humain ". Les enseignants n’ont pas failli à leur tâche, ni individuellement, ni collectivement. On en attend " simplement " beaucoup plus qu’il y a cinquante ou même vingt ans, dans des conditions plus difficiles. Isambert-Jamati (1985) montre par exemple que jusqu’aux années 1950, l’échec scolaire n’est pas un problème de société et ne fait pas l’objet de politiques de l’éducation. On trouvait déjà très bien de scolariser tous les élèves, ce défi était à peine relevé, il reste vivant, aujourd’hui encore, dans les régions les moins développées de l’Europe et paraît un rêve dans le Tiers Monde. Vouloir faire apprendre et réussir tout le monde est une utopie très moderne. Le principe d’éducabilité défendu par les mouvements pédagogiques novateurs - " Tous capables ", clame le GFEN - devient peu à peu le credo de la fraction la plus progressiste au sein des systèmes scolaires, avec l’alliance décisive de forces de gauche éprises de justice sociale et de forces plus gestionnaires, soucieuses de développement économique et de relève de la main d’œuvre. Cette alliance est le moteur de la démocratisation des études, au sens large. Mais ouvrir les études longues au plus grand nombre n’est qu’une partie du problème. Encore faut-il qu’une majorité d’entre eux y réussissent, donc trouvent du sens au travail scolaire et capitalisent suffisamment d’acquis pour survivre tout au long du cursus. Tous les systèmes éducatifs sont confrontés à ce que les Québécois appellent le " décrochage scolaire ", abandon pur et simple des études pour les uns, renoncement à tout intérêt et à toute ambition pour d’autres, qui restent là, mais sans projet, faute d’alternative, jugeant sans doute qu’aller à l’école est plus vivable qu’être jeune chômeur.

    L’organisation de l’école en cycles d’apprentissage et l’individualisation des parcours de formation ne sont donc pas des réformes marginales (Perrenoud, 1994 d, 1995). Elles affrontent un défi qui, sans être nouveau, devient urgent : passer de la scolarisation à la formation de tous. Dans trente ou quarante ans, on s’amusera du langage et des modes pédagogiques contemporaines, comme on sourit aujourd’hui des naïvetés scientistes et optimistes des années 1950-1960.

    Aura-t-on alors opéré enfin une rupture irréversible ? Depuis cinquante ans, l’école a changé, mais face à l’échec scolaire, son bilan est médiocre. Le niveau global de formation s’est sans doute accru, mais pas en proportion de la complexité des sociétés. Et les exclus du système scolaire sont peut-être plus exclus aujourd’hui qu’hier, sans doute parce qu’ils sont, paradoxalement, minoritaires. Comme le montre Hutmacher (1993), les classes moyennes ont obtenu ce qu’elles voulaient et l’échelle des inégalités s’est déplacée vers le haut.

    Le problème de l’inégalité devant l’école s’est reconstruit, mais il n’est ni plus simple, ni moins criant. Peut-être commence-t-on à comprendre qu’on ne peut s’y attaquer qu’en accélérant la professionnalisation et en accroissant le niveau de formation des enseignants. Même si on l’a compris, rien n’assure qu’on en tirera les conséquences : le spectacle des systèmes éducatifs confrontés à la crise suggère plutôt que leur capacité d’anticiper est en chute libre. Il est vrai qu’il paraît avantageux, d’un point de vue étroitement budgétaire, de freiner, voire de faire régresser, la professionnalisation du métier d’enseignant. C’est, à long terme, économiquement et culturellement absurde, mais qui se soucie du long terme dans les démocraties ?


    Références

    Allal, L., Bain, D. et Perrenoud, Ph. (dir.) (1993) Evaluation formative et didactique du français, Neuchâtel et Paris, Delachaux et Niestlé.

    Allal, L., Cardinet J. et Perrenoud, Ph. (dir.) (1979, 5e éd. 1989) L’évaluation formative dans un enseignement différencié, Berne, Lang.

    Altet, M. (1994) La formation professionnelle des enseignants, Paris, PUF.

    Bourdoncle, R. (1991) La professionnalisation des enseignants : analyses sociologiques anglaises et américaines, Revue française de pédagogie, n° 94, pp. 73-92.

    Bourdoncle, R. (1993) La professionnalisation des enseignants : les limites d’un mythe, Revue française de pédagogie, n° 105, pp. 83-119.

    Carbonneau, M. (1993) Modèles de formation et professionnalisation de l’enseignement : analyse critique de tendances nord-américaines, Revue des sciences de l’éducation (Montréal), vol. XIX, n° 1, pp. 33-57.

    Cifali, M. (1994) Le lien éducatif : contre-jour psychanalytique, Paris, PUF.

    Demailly, L. (1991) Le Collège : crise, mythes, métiers, Lille, Presses universitaires de Lille.

    Develay, M. (1996) Donner du sens à l’école, Paris, ESF.

    Gather Thurler, M. (1993) Amener les enseignants vers une construction active du changement. Pour une nouvelle conception de la gestion de l’innovation, Education et Recherche, n° 2, pp. 218-235.

    Gather Thurler, M. (1994) Relations professionnelles et culture des établissements scolaires : au-delà du culte de l’individualisme ?, Revue française de pédagogie, octobre-novembre, n° 109, pp. 19-39.

    Gather Thurler, M. (1996) Innovation et coopération entre enseignants : liens et limites, in Bonami, M. et Garant, M. (dir.), Systèmes scolaires et pilotage de l’innovation. Émergence et implantation du changement, Bruxelles, de Boeck, pp. 145-168.

    Gather Thurler, M. et Perrenoud, Ph. (1991) L’école apprend si elle s’en donne le droit, s’en croit capable et s’organise dans ce sens !, in Société Suisse de Recherche en Education (SSRE), L’institution scolaire est-elle capable d’apprendre ?, Lucerne, Zentralschweizerischer Beratungsdienst für Schulfragen, pp. 75-92.

    Hargreaves, A. & Fullan, M.G. (dir.) (1992) Understanding Teacher Development, New York, Cassell & Teachers College Press.

    Huberman, M. (1989) La vie des enseignants. Evolution et bilan d’une profession, Neuchâtel et Paris, Delachaux & Niestlé.

    Hutmacher, W. (1990) L’école dans tous ses états. Des politiques de systèmes aux stratégies d’établissement, Genève, Service de la recherche sociologique.

    Hutmacher, W. (1993) Quand la réalité résiste à la lutte contre l’échec scolaire, Genève, Service de la recherche sociologique, Cahier n° 36.

    Isambert-Jamati, V. (1985) Quelques rappels de l’émergence de l’échec scolaire comme " problème social " dans les milieux pédagogiques français, in Plaisance, E. (dir.), " L’échec scolaire " : Nouveaux débats, nouvelles approches sociologiques, Paris, Ed. du CNRS, pp. 155-163 (repris in Pierrehumbert, B. (dir.), L’échec à l’école : échec de l’école, Paris, Delachaux & Niestlé, 1992).

    Lemosse, M. (1989) Le " professionnalisme " des enseignants : le point de vue anglais, in Recherche et formation, n° 6, pp. 55-66.

    Lessard, C, Perron, M. & Bélanger, P.W. (dir.) (1993) La professionnalisation de l’enseignement et de la formation des enseignants, numéro thématique de la Revue des sciences de l’éducation (Montréal), vol. XIX, n° 1.

    Meirieu, Ph. (1989 a) Apprendre… oui, mais comment ?, Paris, Ed. ESF, 4e éd.

    Meirieu, Ph. (1989 b) Enseigner, scénario pour un métier nouveau, Paris, ESF.

    Obin, J.-P. (1993) La crise de l’organisation scolaire, Paris, Hachette.

    Paquay, L. (1994) Vers un référentiel des compétences professionnelles de l’enseignant ?, Recherche et Formation, n° 16, pp. 7-38.

    Paquay, L., Altet, M., Charlier, E. et Perrenoud, Ph. (1996) (dir.), Former des enseignants professionnels. Quelles stratégies ? Quelles compétences ?, Bruxelles, de Boeck.

    Perrenoud, Ph. (1990) La formation équilibrée des élèves, chimère ou changement du troisième type ?, C.O. Informations (Genève), novembre, n° 8, pp. 16-41.

    Perrenoud, Ph. (1992) Différenciation de l’enseignement : résistances, deuils et paradoxes, Cahiers pédagogiques, n° 306, pp. 49-55 (repris dans Perrenoud, Ph., La pédagogie à l’école des différences, Paris, ESF, 1995, chapitre 4, pp. 119-128).

    Perrenoud, Ph. (1993 a) Organiser l’individualisation des parcours de formation : peurs à dépasser et maîtrises à construire, in E. Bauthier, J. Berbaum et Ph. Meirieu (dir.), Individualiser les parcours de formation, Lyon, Association des enseignants-chercheurs en sciences de l’éducation (AESCE), pp. 145-182 (repris dans Perrenoud, Ph., La pédagogie à l’école des différences, Paris, ESF, 1995, chapitre 5, pp. 129-155).

    Perrenoud, Ph. (1993) Touche pas à mon évaluation ! Pour une approche systémique du changement pédagogique, Mesure et évaluation en éducation, vol. 16, n° 1-2, pp. 107-132 (repris dans Perrenoud, Ph., L’évaluation des élèves. De la fabrication de l’excellence à la régulation des apprentissages, Bruxelles, De Boeck, 1997, chapitre 9, pp. 169-186).

    Perrenoud, Ph. (1993 c) Travailler en équipe pédagogique : résistances et enjeux, Genève, Service de la recherche sociologique et Faculté de psychologie et des sciences de l’éducation (repris dans Perrenoud, Ph. Enseigner : agir dans l’urgence, décider dans l’incertitude. Savoirs et compétences dans un métier complexe, Paris, ESF, 1996, pp. 109-127).

    Perrenoud, Ph. (1994 a) La formation des enseignants entre théorie et pratique, Paris, L’Harmattan.

    Perrenoud, Ph. (1994 b) Former les enseignants primaires dans le cadre des sciences de l’éducation : le projet genevois, Recherche et Formation, n° 16, pp. 39-60.

    Perrenoud, Ph. (1994 c) La formation continue comme vecteur de professionnalisation du métier d’enseignant, Genève, Faculté de psychologie et des sciences de l’éducation et Service de la recherche sociologique.

    Perrenoud, Ph. (1994 d) Cycles pédagogiques et projets d’école : facile à dire !, Cahiers pédagogiques, n° 321-322, pp. 28-33 (repris dans Perrenoud, Ph., La pédagogie à l’école des différences, Paris, ESF, 1995, chapitre 6, pp. 157-166).

    Perrenoud, Ph. (1995) La pédagogie à l’école des différences. Fragments d’une sociologie de l’échec, Paris, ESF.

    Perrenoud, Ph. (1996 a) Enseigner : agir dans l’urgence, décider dans l’incertitude. Savoirs et compétences dans un métier complexe, Paris, ESF.

    Perrenoud, Ph. (1996 b) En finir avec les vieux démons de l’école, est-ce si simple ? Antidote sociologique à la pensée positive, in Des idées positives pour l’école, Actes des journées du Cinquantenaire des Cahiers pédagogiques, Paris, Hachette, pp. 85-130.

    Perrenoud, Ph. (1996 c) Le travail sur l’habitus dans la formation des enseignants. Analyse des pratiques et prise de conscience, in Paquay, L., Altet, M., Charlier, É. et Perrenoud, Ph. (dir.) Former des enseignants professionnels. Quelles stratégies ? Quelles compétences ?, Bruxelles, de Boeck, pp. 181-208.

    Perrenoud, Ph. (1996 d) Former les maîtres du premier degré à l’Université : le pari genevois, in Lapierre, G. (dir.) Qui forme les enseignants en France aujourd’hui ?, Grenoble, Université Pierre Mendès France, Actes des Assises de l’A.R.C.U.F.E.F, pp. 75-100.

    Perrenoud, Ph. (1996 e) Le métier d’enseignant entre prolétarisation et professionnalisation : deux modèles du changement, Perspectives, vol XXVI, n° 3, septembre, pp. 549-570.

    Perrenoud, Ph. (1996 f) Lorsque le sage montre la lune… l’imbécile regarde le doigt. De la critique du redoublement à la lutte contre l’échec scolaire, Éduquer & Former, Théories et Pratiques, (Bruxelles), juin, n° 5-6, pp. 3-30.

    Perrenoud, Ph. (1996 g) Où vont les pédagogies différenciées ? Vers l’individualisation du curriculum et des parcours de formation, Genève, Faculté de psychologie et des sciences de l’éducation (repris dans Perrenoud, Ph., Pédagogie différenciée : des intentions à l’action, Paris, ESF, 1997, chapitres 1 et 2, pp. 17-51).

    Perrenoud, Ph. (1996 h) Réformes scolaires et rénovations de la formation des enseignants : une introuvable synchronisation, Genève, Faculté de psychologie et des sciences de l’éducation (à paraître in Carbonneau, M. et Tardif, M. (dir.) Les réformes en éducation, leur impact sur l’école et sur la formation des maîtres, Bruxelles, De Boeck).

    Perrenoud, Ph. (1996 i) L’analyse collective des pratiques pédagogiques peut-elle transformer les praticiens ?, in Actes de l’Université d’été " L’analyse des pratiques en vue du transfert des réussites ", Paris, Ministère de l’Education nationale, de l’enseignement supérieur et de la recherche, pp. 17-34.

    Perrenoud, Ph. (1996 j) Peut-on changer par l’analyse de ses pratiques ?, Cahiers pédagogiques, n° 346, Septembre, pp. 14-16.

    Perrenoud, Ph. (1996 k) Formation continue et développement de compétences professionnelles, L’Éducateur, n° 9, pp. 28-33.

    Perrenoud, Ph. (1996 l) L’évaluation des enseignants : entre une impossible obligation de résultats et une stérile obligation de procédure, L’Éducateur, n° 10, pp. 24-30.

    Perrenoud, Ph. (1996 m) L’obligation de compétences : une évaluation en quête d’acteurs, L’Éducateur, n° 11, pp. 23-29.

    Perrenoud, Ph. (1996 n) Rendre compte, oui, mais comment et à qui ?, L’Éducateur, n° 12, pp. 22-29.

    Perrenoud, Ph. (1997) Pédagogie différenciée : des intentions à l’action, Paris, ESF.

    Perrenoud, Ph. (1997) Construire des compétences dès l’école, Paris, ESF.

    Perrenoud, Ph. et Montandon, Cl. (dir.) (1988) Qui maîtrise l’école ? Politiques d’institutions et pratiques des acteurs, Lausanne, Réalités sociales.

     

    Sommaire


    Source originale :

    http://www.unige.ch/fapse/SSE/teachers/perrenoud/php_main/php_1997/1997_10.html

    Téléchargement d'une version Word au format RTF :

    http://www.unige.ch/fapse/SSE/teachers/perrenoud/php_main/php_1997/1997_10.rtf

    © Philippe Perrenoud, Université de Genève.

    Aucune reprise de ce document sur un site WEB ou dans une publication imprimée ne peut se faire sans l’accord écrit de l'auteur et d’un éventuel éditeur. Toute reprise doit mentionner la source originale et conserver l’intégralité du texte, notamment les références bibliographiques.

    Début 

    Autres textes :

    http://www.unige.ch/fapse/SSE/teachers/perrenoud/php_main/textes.html

    Page d'accueil de Philippe Perrenoud :

    http://www.unige.ch/fapse/SSE/teachers/perrenoud/

    Laboratoire de recherche Innovation-Formation-Éducation - LIFE :

    http://www.unige.ch/fapse/SSE/groups/life