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Professionnalisation du
métier denseignant
et développement de cycles
dapprentissage
Philippe Perrenoud
Faculté de psychologie et des
sciences de léducation
Université de Genève
1997
Réformes du troisième type et formation des enseignantsLa professionnalisation du métier d'enseignant au cur des réformes du système éducatif
Lorganisation de lécole en cycles dapprentissage est à lordre du jour dans de nombreux pays développés, notamment à lécole primaire. Certains systèmes les ont institués sur le papier, mais leur mise en uvre nest que partielle. Dautres ont planifié une implantation progressive entre 1995 et 2005, comme la Belgique ou le canton de Genève. Dautres systèmes encore font des expériences limitées, qui déboucheront peut-être soit sur une loi dorientation à la française, soit sur une extension progressive à la manière belge ou suisse, soit sur une autre démarche encore.
Quel que soit le processus et son degré davancement, lorganisation de lécole en cycles dapprentissage reste partout de lordre du projet, dans la mesure où aucun système éducatif francophone ne peut prétendre avoir réalisé à large échelle une école sans degrés, qui ne distinguerait que des cycles dapprentissages à parcourir en deux, trois ou quatre ans. Ce quon observe pour linstant, cest plutôt une volonté de décloisonner les degrés adjacents, de rendre les progressions plus fluides, en abolissant ou en limitant le redoublement, de pousser les enseignants à gérer un cycle de façon solidaire, par un travail déquipe, si possible dans le cadre dun projet détablissement. En fait, pour le dire brutalement, les cycles ne sont encore quune intuition, on ne sait pas encore les concevoir et les faire fonctionner en opérant une rupture claire et définitive avec la segmentation du cursus en années de programmes. Si des expériences décoles sans degrés ont été menées ici et là depuis le début du siècle, on ne dispose daucun modèle vraiment convaincant. Quant aux organisations pédagogiques sans degrés mises en place dans les pays scandinaves et dautres régions européennes, elles ne paraissent pas aisément transposables à des systèmes dans lesquels les savoirs tiennent une place importante et où il y a une forte sélection scolaire au second degré (Perrenoud, 1996 f et g).
On se trouve donc, du moins dans les pays francophones, dans une dynamique dinnovation assez particulière : il sagit de faire évoluer le système éducatif, à large échelle, dans une direction affirmée, mais sans disposer dun modèle de référence précis vers lequel on pourrait tendre par étapes. Linnovation à large échelle prend alors la forme dune " recherche-action " impliquant tous les acteurs du système, plutôt que de la diffusion dun modèle complet déjà éprouvé dans le cadre dune expérience pilote.
On peut se demander pourquoi on ne procède pas dans ce domaine selon la méthode habituelle : mise au point dans des établissements expérimentaux, puis généralisation. Sans doute est-ce parce quon a compris peu à peu que ce modèle ne fonctionne, en réalité, que pour des innovations essentiellement technologiques, imposées par un pouvoir fort. Dès quil sagit de modifier les pratiques pédagogiques, on se heurte aux résistances actives ou aux stratégies de fuite dacteurs suffisamment autonomes et habiles pour rejeter - ouvertement ou sourdement - toute innovation venue dailleurs, du moins si on leur donne pas la possibilité et le pouvoir de se lapproprier et de la reconstruire dans leur contexte. On ne peut changer les représentations, les pratiques, les cultures professionnelles par décret. Si on parvient, grâce à des conditions favorables, à construire ce changement à petite échelle, le problème de sa généralisation reste entier. On sait désormais quil est vain de vouloir transmettre des modèles qui ont fait leurs preuves en pensant quils vont être spontanément adopté par tout acteur informé et de bonne volonté en quête dune solution rationnelle au même problème.
En réunissant, dans une école alternative de taille restreinte, une douzaine denseignants expérimentés, bien formés, déterminés, acquis à lidée des cycles dapprentissage, on aurait de bonnes chances de saffranchir définitivement de lorganisation du cursus par degrés de programme, de parvenir à individualiser les parcours de formation des élèves et à piloter leurs progressions différenciées sur la durée dun cycle. On obtiendrait alors un fonctionnement fondé sur lexpérience et les savoirs dexpérience, quon pourrait tenter de décrire et de proposer à dautres écoles. Il faut simplement admettre que ce modèle, loin de pouvoir être simplement adopté, ne pourrait qualimenter et accélérer une démarche originale de chaque établissement. Encore faudrait-il, pour que cette appropriation soit possible, créer un climat favorable et pouvoir compter sur une ouverture de chacun aux idées venues dailleurs
Je ne dénie pas toute pertinence à lidée dune division du travail dinnovation. Tout le monde ne peut y investir dans la même mesure. Je dis seulement quil faut rompre avec lidée simple que les uns inventent la solution et que dautre lappliquent. Cela nempêche pas de distinguer des cercles et des phases dans tout processus de changement planifié.
Cest ainsi que la rénovation genevoise de lenseignement primaire distingue une phase dexploration intensive de quatre ans, durant laquelle une quinzaine décole vont élaborer et mettre à lépreuve des propositions nouvelles, et une phase dextension progressive touchant peu à peu lensemble des autres établissements.
Cette rénovation se développe selon trois axes, quil nest pas sans intérêt de rappeler ici, puisquil sagit notamment de créer des cycles dapprentissage :
1. Individualiser les parcours de formation. 2. Apprendre à mieux travailler ensemble.
3. Placer les enfants au cur de laction pédagogique.
Ces axes indiquent des directions de recherche, non des solutions toutes faites :
À lissue de la phase dexploration intensive, les quinze écoles impliquées nauront pas développé, selon les trois axes, un modèle dorganisation et de fonctionnement assez univoque et pertinent pour quon limpose, livré " clés en main ", à toutes les écoles primaires du système, avec la consigne : alignez-vous ! La phase dextension progressive qui souvrira alors - si les conjonctures politiques et budgétaires et les conflits sociaux quelles engendrent le permettent - restera une phase de recherche et de développement, à léchelle de lensemble de lécole primaire cette fois. On peut simplement espérer que les essais et réflexions de la phase dexploration intensive auront resserré léventail des hypothèses de travail, repéré quelques impasses, développé quelques outils, concepts, connaissances et méthodes utilisables par dautres et fondé une révision des textes porteurs de structures et de curricula plus favorables à lindividualisation des parcours, à la coopération professionnelle et à la centration sur lapprenant.
Ce modèle de changement ne fait pas lunanimité, on sen doute. Il peut même rencontrer lopposition conjuguée de ceux qui ne veulent rien changer et de ceux qui nont pas compris quon ne change pas lécole par des lois nouvelles, même bien faites, mais par une évolution des représentations et des pratiques, conduite avec cohérence et persévérance durant dix ans au moins. Cependant, les réformes spectaculaires qui ne laissent aucune trace ont un bel avenir encore, car elles peuvent faire le bonheur aussi bien des politiciens qui veulent marquer lécole de leur sceau que de la fraction la plus conservatrice des enseignants, qui savent quil suffit de courber la tête sous lorage et dattendre les prochaines élections pour que le vent tourne
Je ne me réfère donc pas ici à une vision du changement que le système politique et éducatif aurait clairement adoptée. En même temps, les démarches genevoises et belges suggèrent que certains systèmes, instruits par lexpérience des dernières décennies, ne croient plus à la magie des réformes éclairs et tentent de planifier le changement sur plusieurs législatures.
On change alors de registre, il ne sagit plus de généraliser une formule testée à petite échelle, mais de mettre lensemble du système éducatif en mouvement. Il convient alors de conduire une démarche dinnovation à large échelle, qui autorise et encourage chaque école à progresser, sans réinventer la roue, mais sans adopter un modèle tout fait, dans une sorte dalternance entre des moments dimitation intelligente et des moments dinvention.
La difficulté de cette stratégie tient au fait que la réorganisation de lécole dans le sens de cycles dapprentissage ne suppose pas simplement une adhésion idéologique suivie dun passage à lacte. Ce dernier exige des compétences nouvelles et un autre rapport au métier. On se heurte donc à un problème de niveau de formation des enseignants, et au-delà, à la question de la professionnalisation du métier denseignant. Ce seront les deux chapitres principaux de cet article.
Les réformes de structures et de programmes sont légitimes, mais elles ne portent leurs fruits que si elles sont relayées par de nouvelles pratiques. Toute réforme dimportance est en dernière instance une réforme du troisième type (Perrenoud, 1990), qui sattaque ouvertement et institutionnellement, à ce que vivent les élèves et les maîtres au jour le jour, dans les classes et les établissements. Les réformes du premier type touchent aux structures scolaires au sens restreint : filières, organisation du cursus. Les réformes du deuxième type transforment les curricula. Aujourdhui, cela ne suffit plus, il faut toucher aux pratiques, au rapport pédagogique, au contrat didactique, aux cultures professionnelles, à la collaboration entre enseignants. Ne nous y trompons pas, lintroduction de cycles dapprentissage est une réforme du troisième type, quand bien même elle se présente en surface comme une réforme de structure et de curriculum. Cest en fin de compte les pratiques professionnelles quil sagit de transformer. Les valeurs, les attitudes, les représentations, les connaissances, les compétence, lidentité et les projets des uns et des autres sont donc décisifs. Autrement dit ce que les technocrates appellent parfois " le facteur humain ", qui passe par la formation.
Réformes du système éducatif et formation initiale
Que nous apprend le demi échec de presque toutes les réformes scolaires, par delà les différences de contexte et de contenu ? Que le changement a presque invariablement été pensé pour un corps enseignant qui nexistait pas encore, du moins à large échelle, au moment décisif. Cest ainsi que les enseignants daujourdhui ne sont ni disposés, ni préparés, dans leur majorité, à pratiquer une pédagogie active et différenciée, à impliquer les élèves dans des démarches de projet, à conduire une évaluation formative, à travailler en équipe.
Le bilan des réformes scolaires les plus ambitieuses est souvent mitigé. On incrimine alors volontiers la formation des enseignants, suspecte de ne pas être " à la hauteur ". De là à rêver dune préparation spécifique à telle ou telle réforme projetée ou en cours, il ny a quun pas, vite franchi. Pourquoi, en effet, ne pas associer à toute réforme, une formation initiale cohérente, donnant ou développant les compétences requises ? Hélas, il faut déchanter : de nombreuses années sont nécessaires pour mettre sous toit une rénovation importante de la formation initiale des enseignants. Cest en général le temps quil faut pour quune réforme scolaire senlise ou soit oubliée ! En outre, même si elle était faite à temps, une rénovation de la formation initiale ne toucherait, dans limmédiat, quune fraction marginale du corps enseignant en place, les " nouveaux enseignants ", dont les rêves de changement seraient dailleurs, dès leur entrée en fonction, fortement tempérés par la culture professionnelle en vigueur dans la plupart des établissements.
Est-ce à dire quil ne faut pas agir sur la formation des enseignants ? Nullement. Mais on ferait bien de sinspirer du discours dun médecin homéopathe lorsque vous le consultez pour une forte grippe. Il vous dit quil peut atténuer les symptômes, mais quil est trop tard pour sattaquer aux causes profondes. Il vous rassure cependant : vous avez bien fait de venir, parce quil est temps de travailler à empêcher la prochaine grippe, en renforçant vos propres mécanismes de défense.
Les réformes scolaires sont des analyseurs précieux du décalage entre la formation des enseignants et ce quils sont censés savoir faire aujourdhui. Ce décalage ne peut être résorbé sur le vif. On peut en revanche lanticiper et tenter de latténuer pour " la prochaine fois ". Mais, dira-t-on, cest maintenant quil faut des compétences adéquates, la prochaine fois sera une " autre fois ", qui exigera dautres compétences dans un autre contexte. Ce serait sous-estimer le fait que les réformes scolaires successives sattaquent dans une large mesure aux mêmes problèmes : linégalité des chances, léchec scolaire, la difficulté de faire face à lhétérogénéité, de différencier laction pédagogique, de rendre lévaluation plus formative, de donner du sens au travail scolaire, de mettre les élèves en projet, dindividualiser les parcours de formation, douvrir lécole sur la vie, de rendre la pédagogie plus active et participative, de construire la citoyenneté, de généraliser la coopération, etc. Chaque époque apporte un langage nouveau pour exprimer des problèmes qui le sont moins. Et chaque réforme définit ces problèmes à sa façon, compte tenu de lesprit du temps, des modes pédagogiques dominantes, de la conjoncture économique et démographique, des rapports de forces politiques et syndicaux. Ces singularités ne devrait pas masquer lessentiel : on remet louvrage sur le métier, parce quil nest pas satisfaisant.
" Peut mieux faire ! ", tel est le moteur des réformes scolaires. Philippe Meirieu ironise volontiers en disant que lécole fait des réformes alors que la médecine fait des progrès. La différence est peut-être moins grande que la formule ne le suggère, car les réformes éducatives, comme les progrès de la médecine, sont des réponses, toujours limitées et insatisfaisantes, à des questions fondamentales, qui resurgiront aussi longtemps quelles ne seront pas résolues. Les réformes scolaires participent de la quête du Graal et présentent, de ce point de vue, davantage de continuité que ne le suggèrent les mots dordre du moment. Jai analysé ailleurs (Perrenoud, 1996 b) les " vieux démons de lécole ", parmi lesquels lexclusion comme réponse à lhétérogénéité, lindifférence aux différences, la pédagogie transmissive ou lacharnement pédagogique. Chaque réforme sattaque en priorité à certains dentre eux, mais tous sont solidaires.
On peut donc croire à une certaine cohérence à long terme des réformes du système éducatif et des rénovations de la formation initiale, mais il nest guère réaliste despérer synchroniser les changements dans le temps court dune réforme du système éducatif, comme jai tenté de le montrer plus longuement ailleurs (Perrenoud, 1996 h). Cela dit, il importe que la formation initiale sinfléchisse dans le sens des politiques de léducation, pour :
Qui voudrait, en effet, croire à une politique de léducation dont les institutions de formation initiale ne se montreraient pas globalement solidaires ? Ce serait le signe dune division des forces ou dune rhétorique réformatrice sans prise sur les acteurs.
Réformes du système éducatif et formation continue
Les transformations de la formation des enseignants peuvent-elles être plus que des signes de la volonté de réforme ? La formation continue apparaît un levier de transformation plus facile à actionner à court terme. Elle pourrait donc, mieux que la formation initiale, être " en phase " avec les réformes éducatives du moment. Ce nest, hélas, pas aussi simple, car on se heurte à un paradoxe, un de plus : lorsque la formation continue est encore faiblement implantée dans un système éducatif, on ne peut sattendre à ce quelle exerce une influence massive sur le corps enseignant en place ; à linverse, lorsquelle est fortement développée, elle sest du même coup institutionnalisée et bureaucratisée ; on peut craindre quelle suive alors la pente de toute organisation : devenir un Etat dans lEtat, plus soucieuses de garantir son propre développement que de servir une politique densemble (Perrenoud et Montandon, 1988).
Même si le gouvernement ou dautres pouvoirs organisateurs ont la légitimité et lautorité suffisantes pour mobiliser les organismes de formation continue dans le sens des réformes, il serait naïf despérer que les formateurs détiennent la solution de tous les problèmes. Ils peuvent au mieux contribuer à les poser et accompagner la recherche collective de solutions. Lorsquune entreprise adopte un système de traitement de textes ou de données, elle envoie son personnel en formation dans une institution dont les formateurs détiennent la maîtrise souhaitée. Leur seule tâche est de la partager. Les réformes scolaires posent un problème tout à fait différent : les compétences et connaissances requises ne sont pas " déjà là ", dans lattente que le corps enseignant veuille bien se les approprier. Les formateurs nen sont pas détenteurs, ils ont au mieux quelques moyens supplémentaires de contribuer à leur clarification et à leur construction. Ils se trouvent dans la situation de médecins daujourdhui auxquels on demanderait de prévenir ou de guérir le SIDA : les professeurs de médecine ne sont pas beaucoup plus avancés que les praticiens ordinaires ; ils sont certes plus au fait de létat de la recherche, mais comment partageraient-ils des solutions que nul na encore trouvées ?
Cette impuissance est renforcée par la sociographie particulière du corps des formateurs dans le champ scolaire : la formation continue est largement assurée par des enseignants qui ont une classe à mi-temps ou ne sont déchargés denseignement que depuis peu. Ce phénomène est plus affirmé dans le second degré que dans le primaire, probablement en raison des attitudes des professeurs du second degré, qui induisent un refus plus massif des apports des sciences de léducation et même des didactiques des disciplines, et une volonté plus affirmée de " navoir de leçons de pédagogie à recevoir de personne ". Les formateurs de formation continue sont donc, dans le second degré, le plus souvent des collègues qui nont quune faible avance sur ceux quils forment. Ils se trouvent à certains égards dans la situation des écoles rurales qui, au siècle dernier et dans certaines régions aujourdhui encore, " héritaient " dun instituteur à peine plus instruit que ses grands élèves, qui se formait " sur le tas ", en lisant les manuels la veille de la leçon On connaît aussi le modèle inverse : certains formateurs séloignent de leur milieu professionnel dorigine, pour construire une identité purement théorique et offrir à leurs anciens collègues un discours tellement abstrait quil nest daucune aide à quiconque.
Au primaire, la globalité du développement et des apprentissages a favorisé une plus grande ouverture aux sciences humaines et une accumulation dexpériences que le cloisonnement disciplinaire décourage. Une partie des formateurs présentent donc un niveau de formation nettement supérieur à la moyenne de leurs collègues et sont allés chercher dans une maîtrise de sciences de léducation une légitimité et une formation universitaires que leurs collègues du secondaire croient détenir demblée.
Cependant, même dans le cas de figure le plus favorable, la formation continue, comme la plus belle fille du monde, ne peut donner que ce quelle a. Elle fait partie du système éducatif et ne peut donc avoir dix ans davance quant à lidentification et à la résolution des problèmes. Elle peut cependant contribuer de façon décisive à la réussite dune réforme, à deux conditions :
Une telle évolution demande plus de quelques mois. Il importe donc que les formateurs et les institutions de formation continue soient, autant que possible, associés à la genèse des réformes et puissent les anticiper dans leurs plans de formation.
À Genève, comme dans dautres systèmes éducatifs, lévolution vers la formation en établissement est amorcée. On peut même craindre un effet de mode et une nouvelle norme : après avoir exclusivement offert des cours hors des établissements, la formation continue semble, dans certains systèmes, tentée de se muer complètement en intervention en établissement. De tels mouvements de balancier sont excessifs, plusieurs modalités peuvent et doivent coexister. Dans tous les cas, on ne peut que susciter des situations favorables au changement de représentations et de pratiques : le déplacement vers les établissements donne quelques atouts supplémentaires pour entrer dans la complexité, mais suscite également des résistances et ne provoque aucun miracle De plus, sil permet de mieux tenir compte des dynamiques locales et de proposer des formations sur mesure, il ne modifie pas nécessairement la substance des apports des formateurs. Transférer un cours de didactique au sein de létablissement ne suffit pas à le rendre adéquat !
Plus que dun déplacement, il sagit donc de travailler à la jonction de deux courants dans un premier temps séparé : dun côté lintervention en établissement, parfois pour dénouer un conflit ou une crise, le plus souvent pour accompagner la genèse ou lévolution dun projet ; dautre part la réponse à des besoins de formation propres à une équipe pédagogique ou un établissement. On se rend compte alors de la nécessité dintégrer à la réflexion sur la formation continue des dimensions nouvelles : la réflexion sur les pratiques, le travail en équipe et la coopération professionnelle, les dynamiques détablissement (Gather Thurler, 1993, 1994, 1996 ; Hutmacher, 1990 ; Obin, 1993 ; Perrenoud, 1994 d ; 1996 i et j). Et une assimilation de lexpérience et des connaissances accumulée dans le champ de la formation des adultes hors du monde scolaire
Il sagit aussi de développer des compétences plus que de transmettre des connaissances. Une partie des stages de formation continue proposent essentiellement des théories et des méthodes, donc des connaissances déclaratives et procédurales, qui ne sont que des ingrédients des compétences professionnelles. Certes, tout le monde parle aujourdhui de développer des compétences. Ce langage à la mode, faussement familier, conduit à sous-estimer lampleur du changement de perspective. Une approche par compétences appelle une reconstruction complète des dispositifs et des démarches de formation continue. On le mesurera un peu mieux en prenant lexemple de lenseignement primaire genevois, qui tente de développer, en marge de la rénovation évoquée et de luniversitarisation intégrale de la formation initiale (Perrenoud, 1994 a et b, 1996 d), une approche par compétences en formation continue.
Dix grands domaines de compétences ont été définis :
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Organiser et animer des situations dapprentissage. |
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Gérer la progression des apprentissages. |
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Concevoir et faire évoluer des dispositifs de différenciation. |
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Impliquer les élèves dans leur apprentissage et leur travail. |
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Travailler en équipe. |
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Participer à la gestion de lécole. |
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Informer et impliquer les parents. |
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Se servir des technologies nouvelles. |
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Affronter les devoirs et les dilemmes éthiques de la profession. |
10. |
Gérer sa propre formation continue. |
Chaque domaine se décline en un certain nombre de compétences plus spécifiques, qui donnent à voir plus concrètement le lien avec lindividualisation des parcours ou lorganisation de lécole en cycles dapprentissage. Voici par exemple le détail des quatre premiers domaines, plus centrés sur les aspects pédagogiques et didactiques, les suivants concernant davantage les relations entre adultes :
de référence |
en formation continue (exemples) |
dapprentissage |
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technologies nouvelles |
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de référence |
en formation continue (exemples) |
On trouvera le détail dans le catalogue des offres de formation continue édité par lenseignement primaire genevois. On le voit, il sagit pour une part de compétences nouvelles, qui nétaient que marginalement inscrites dans la définition du métier il y a dix ans, ou qui étaient affirmées sans être véritablement honorées. Cette liste népuise pas la gamme des compétences professionnelles et ne constitue donc nullement un " référentiel métier " exhaustif. Elle couvre plutôt les besoins prioritaires en regard de la rénovation entreprise.
Ce référentiel a plusieurs fonctions, donc chacune mériterait une discussion séparée :
On aperçoit ici lamorce dune connexion forte entre réformes scolaires et formation continue, à travers le langage des compétences. Même si cest son ambition et si elle sen donne les moyens, la formation continue ne peut toutefois, à elle seule, prétendre transformer les compétences du corps enseignant, qui sont en partie sous le contrôle du milieu professionnel et de lexpérience personnelle.
Par ailleurs, on va le voir, lorganisation de lécole en cycles dapprentissage et lindividualisation des parcours exigent davantage quune extension des compétences des enseignants et des cadres. La rénovation exige non seulement un enrichissement de la formation, mais un changement radical du niveau de formation et de lidentité professionnelle des enseignants. Les réformes appellent donc une nouvelle " professionnalité enseignante " ou un processus accéléré de professionnalisation (Altet, 1994 ; Bourdoncle, 1992, 1993 ; Carbonneau, 1993 ; Lessard, Perron et Bélanger, 1993 ; Perrenoud, 1994 a, 1996 e).
Aller vers un niveau sans précédent de compétences professionnelles, cest viser un saut qualitatif, donc toucher à lidentité professionnelle.
Un niveau sans précédent de compétences professionnelles
Le seul but des réformes est de permettre à ceux qui nassimilent pas les connaissances scolaires dapprendre mieux et plus vite. Le reste est sans intérêt. À quoi bon bouleverser le système si on retrouve les hiérarchies classiques entre ceux qui apprennent presque tous seuls, quel que soit le système, ceux qui finissent par sen sortir avec de laide et ceux qui sont davance promis à léchec et à lexclusion ?
Lutter contre léchec scolaire, cest donc apporter des solutions à la fois plus ingénieuses et plus humaines là où la réalité résiste (Hutmacher, 1993). Pour cela, il faut des dispositifs pédagogiques et didactiques plus complexes, plus sophistiqués, plus flexibles, pour être plus efficaces. Ils ne sauraient fonctionner sans un surcroît de compétences des acteurs.
On pourrait croire que cest le propre dune période de développement et quune fois ces dispositifs mis au point, ils pourront être confiés à des agents moyennement qualifiés, à la manière dont une centrale nucléaire fonctionne sans mettre à chaque poste des ingénieurs de haut niveau. Lécole ne fonctionnera jamais comme une centrale, parce que les procédures ne seront jamais codifiables au même degré sur des bases scientifiques établies, parce que la part du travail prescrit restera marginale même dans des structures scolaires nouvelles, parce que les technologies et les systèmes experts ne prendront pas le relais de lintelligence humaine, cette " intelligence du vivant " (Cifali, 1994), capacité daffronter la complexité, lambiguïté, la mouvance des situations et des relations éducatives.
Si lon veut sattaquer radicalement à léchec scolaire, il faut amener le corps des enseignant au niveau de formation du corps des ingénieurs ou des médecins. Non pas dun corps de théoriciens ou de chercheurs fondamentaux, mais dun corps de praticiens réfléchis fondant leur action et lanalyse de leur action sur une culture scientifique et la connaissance des travaux de recherche aussi bien que sur des savoirs professionnels collectivement capitalisés.
Cest pourquoi il importe :
Cest à ce prix que les enseignants, sans réinventer la roue, deviendront les coauteurs des dispositifs pédagogiques et didactiques. Et quils pourront par conséquent ajuster de bonnes idées issues de la recherche ou de lexpérience des autres à la réalité de chaque terrain.
Une nouvelle identité et une prise sur le changement
Nous nen sommes pas, si on y parvient jamais, au stade où quiconque saurait ce quil faut faire pour empêcher léchec scolaire. On sait ce quil ne faut pas faire, on repère des intuitions prometteuses, on ouvre des pistes, mais la suite reste à inventer :
1. La créativité est indispensable, parce quil est impossible de concevoir au centre, dans leur détail, les " réformes du troisième type " ; il est utile de proposer des textes, mais ils ne suffisent pas ; ils constituent au mieux des " conditions nécessaires ", ils incitent et ils autorisent ; mais lévaluation formative, les pédagogies actives, la différenciation ou le dialogue avec les familles ne se décrètent pas par des textes ministériels ; ils supposent ladhésion profonde des acteurs ; aucune des réformes scolaires des dernières années nest véritablement une réponse, elle propose plutôt une démarche, une méthode et des objectifs, en laissant aux établissement et aux enseignants la tâche de développer des pistes et de traduire des intentions générales en dispositifs et en pratiques.
2. La responsabilisation en découle : on ne peut inventer des dispositifs et des pratiques sans bénéficier dune forte confiance, dune délégation de pouvoir dans le cadre de projets détablissements et déquipes pédagogiques solides ; aucune réforme ne réussira si les enseignants ne prennent pas davantage de pouvoir sur leur métier, individuellement et collectivement, non pas dans un dialogue au sommet entre les associations professionnelles et le ministère, mais dans un dialogue entre enseignants, directions, parents et pouvoirs organisateurs, dans les établissements. Lautonomie des enseignants est alors non pas une " liberté de contrebande ", celle dont on jouit porte fermée, à la faveur de lopacité des pratiques, mais une autonomie assumée, parce que les enseignants sont les mieux placés pour décider des modalités de travail dans le cadre global tracé par les objectifs de formation et un code déthique. Cette autonomie ne va pas sans responsabilité, toute prise de pouvoir sur son métier (" empowerment " disent les anglo-saxons) appelle une façon nouvelle de rendre des comptes (" accountability " disent encore les anglo-saxons, ce que les Québécois traduisent par un néologisme assez barbare : " imputabilité ").
3. Linvestissement est nécessaire parce que la construction de pratiques et de dispositifs alternatifs ne va pas sans un travail intensif de coopération et dinnovation, donc une rupture avec lindividualisme et la routine. Cet investissement ne se développera que si les systèmes éducatifs inventent de nouvelles formes de reconnaissance du travail des établissements, des équipes et des enseignants ; reconnaissance dans le sens le plus terre à terre - revenu, conditions de travail, moyens denseignement et dinnovation -, mais aussi reconnaissance symbolique, considération, confiance, évaluation constructive.
Le déficit massif des finances publiques et les politiques souvent à courte vue de gouvernements pris à la gorge nautorisent pas un immense optimisme sur ce dernier point. Le " Faites mieux avec moins " na jamais été très mobilisateur, sauf peut-être dans les périodes les plus sombres de lhistoire et lorsque la classe politique se prétend le porte-parole des intérêts vitaux du pays, la garante du bien commun. Il est peu de ministres de léducation qui sachent aujourdhui trouver les accents de Churchill sadressant aux Britanniques durant les années les plus noires de la guerre.
Dans létat de tension où se trouvent les acteurs du système éducatif dans certaines sociétés développées, il peut paraître un peu surréaliste de parler de réformes, et plus encore de professionnalisation du métier, de pratique réflexive, de nouvelles compétences. Pourtant, si nous ne prenons pas ces problèmes à bras le corps, nous nous trouverons, de décennie et décennie, dans la même impuissance. Rien nassure que nous retrouverons une croissance permettant de dire oui à chacun. Peut-être les gens décole doivent-ils accepter que la croissance continue des budgets de léducation est une période révolue, quil faudra justifier désormais les ressources engagées, même si elles augmentent à nouveau. Nous sommes de toute façon dans un paradoxe : si nous attendons les conjonctures favorables pour préparer des réformes, nous pouvons être sûr quelles tourneront court, parce quencore une fois, nous naurons pas anticipé.
Cest pourquoi, au minimum, quelle que soit la conjoncture, il faut un travail à long terme sur la professionnalisation des métiers de léducation et lélévation des compétences correspondantes.
Lévolution de lécole transforme le métier denseignant de décennie en décennie, par un double mouvement : des ambitions croissantes, des conditions dexercice de plus en plus difficiles. Jai résumé ailleurs (Perrenoud, 1994 a) les transformations que subissent les système éducatifs : a. concentration de populations " à hauts risques " dans certains quartiers ; b. diversification culturelle et ethnique des publics scolaires ; c. hétérogénéité croissante des acquis scolaires sur lesquels compter au sein dune classe ; d. flou dans la division du travail éducatif entre la famille et lécole ; e. inflation et renouvellement rapide des savoirs scolaires et des démarches didactiques ; f. poursuite dobjectifs de plus haut niveau taxonomique, plus difficile à respecter et évaluer ; g. concurrence sauvage des " écoles parallèles ", les media et hypermédias et des nouvelles technologies ; h. affaiblissement des investissements orientés par un avenir lointain (" no future ") et dégradation du sens des études ; i. à la faveur de la démocratisation des études, fin des " héritiers ", ces élèves ayant trouvé dans leur berceau les codes culturels et les aspirations assurant travail et réussite scolaires sans que lécole ait beaucoup defforts à déployer.
On pourrait ajouter, dans certaines zones urbaines, leffritement du contrat social permettant le fonctionnement des écoles et du rapport pédagogique dans des conditions minimales de sérénité : violence et travail scolaire ne font pas bon ménage (Develay, 1996).
Ces transformations sont, paradoxalement, la rançon du succès de lentreprise scolaire : ayant généralisé, puis allongé linstruction obligatoire, qui est devenue un passage obligé pour accéder aux diplômes et à lemploi, ayant nourri chez tous les parents le rêve de voir leurs enfants accéder aux études longues, ayant refermé sur chacun le " piège scolaire ", le système éducatif est désormais confronté à lentier de chaque génération. Alors quau début du siècle, par exemple, le baccalauréat français ne concernait quun élève sur vingt, on prétend en faire aujourdhui lobjectif pour tous. On ne sétonnera pas dès lors de trouver dans les écoles des enfants et des adolescents qui, il y a cinquante ans encore, échappaient bien plus vite à la scolarité pour rejoindre le monde du travail agricole, industriel ou domestique, des enfants que ni leur origine sociale et familiale, ni leur projet ne préparaient à jouer le jeu scolaire aussi bien que les enfants de la bourgeoisie.
Dans le même temps, malgré la crise économique ou les déficits des finances publiques, on assigne à lécole des objectifs de plus en plus ambitieux. Il ne suffit plus dapprendre à lire, écrire et compter. La complexité des sociétés contemporaines exige des compétence de plus haut niveau, pour tout le monde, sous peine daller vers une société duale contrôlée par un petit nombre dexperts et créateurs aux dépens dun grand nombre de chômeurs-consommateurs
Dautres secteurs ont connu des transformations de pareille ampleur, par exemple les media. Mais à la différence de lécole, elles ont été portées par des évolutions technologiques spectaculaires. Radio, vidéo, ordinateurs, réseaux, CD-ROM font leur apparition dans le monde scolaire, mais ils restent à la marge. Les ambitions accrues et les défis nouveaux font appel, avant tout, à ce quon appelait dans les années soixante le " potentiel humain ". Les enseignants nont pas failli à leur tâche, ni individuellement, ni collectivement. On en attend " simplement " beaucoup plus quil y a cinquante ou même vingt ans, dans des conditions plus difficiles. Isambert-Jamati (1985) montre par exemple que jusquaux années 1950, léchec scolaire nest pas un problème de société et ne fait pas lobjet de politiques de léducation. On trouvait déjà très bien de scolariser tous les élèves, ce défi était à peine relevé, il reste vivant, aujourdhui encore, dans les régions les moins développées de lEurope et paraît un rêve dans le Tiers Monde. Vouloir faire apprendre et réussir tout le monde est une utopie très moderne. Le principe déducabilité défendu par les mouvements pédagogiques novateurs - " Tous capables ", clame le GFEN - devient peu à peu le credo de la fraction la plus progressiste au sein des systèmes scolaires, avec lalliance décisive de forces de gauche éprises de justice sociale et de forces plus gestionnaires, soucieuses de développement économique et de relève de la main duvre. Cette alliance est le moteur de la démocratisation des études, au sens large. Mais ouvrir les études longues au plus grand nombre nest quune partie du problème. Encore faut-il quune majorité dentre eux y réussissent, donc trouvent du sens au travail scolaire et capitalisent suffisamment dacquis pour survivre tout au long du cursus. Tous les systèmes éducatifs sont confrontés à ce que les Québécois appellent le " décrochage scolaire ", abandon pur et simple des études pour les uns, renoncement à tout intérêt et à toute ambition pour dautres, qui restent là, mais sans projet, faute dalternative, jugeant sans doute qualler à lécole est plus vivable quêtre jeune chômeur.
Lorganisation de lécole en cycles dapprentissage et lindividualisation des parcours de formation ne sont donc pas des réformes marginales (Perrenoud, 1994 d, 1995). Elles affrontent un défi qui, sans être nouveau, devient urgent : passer de la scolarisation à la formation de tous. Dans trente ou quarante ans, on samusera du langage et des modes pédagogiques contemporaines, comme on sourit aujourdhui des naïvetés scientistes et optimistes des années 1950-1960.
Aura-t-on alors opéré enfin une rupture irréversible ? Depuis cinquante ans, lécole a changé, mais face à léchec scolaire, son bilan est médiocre. Le niveau global de formation sest sans doute accru, mais pas en proportion de la complexité des sociétés. Et les exclus du système scolaire sont peut-être plus exclus aujourdhui quhier, sans doute parce quils sont, paradoxalement, minoritaires. Comme le montre Hutmacher (1993), les classes moyennes ont obtenu ce quelles voulaient et léchelle des inégalités sest déplacée vers le haut.
Le problème de linégalité devant lécole sest reconstruit, mais il nest ni plus simple, ni moins criant. Peut-être commence-t-on à comprendre quon ne peut sy attaquer quen accélérant la professionnalisation et en accroissant le niveau de formation des enseignants. Même si on la compris, rien nassure quon en tirera les conséquences : le spectacle des systèmes éducatifs confrontés à la crise suggère plutôt que leur capacité danticiper est en chute libre. Il est vrai quil paraît avantageux, dun point de vue étroitement budgétaire, de freiner, voire de faire régresser, la professionnalisation du métier denseignant. Cest, à long terme, économiquement et culturellement absurde, mais qui se soucie du long terme dans les démocraties ?
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