Source et copyright à la fin du texte

in Actes du congrès " L’école chrétienne et les défis de notre temps ", Bruxelles, Secrétariat général de l’enseignement catholique, 1998, pp. 24-45.

 

 

 

Compétences, solidarité, efficacité :
trois chantiers pour l’école

Philippe Perrenoud

Faculté de psychologie et des sciences de l’éducation
Université de Genève
1998

Sommaire

1. Des compétences pour tous

2. Une solidarité de tous avec tous

3. Agir à fil tendu

Références 


Je suis invité à intervenir sur le thème " École et Pédagogie ". De quoi s’agit-il ? Lorsqu’on dit " École et Société ", on parle à l’évidence du rapport entre un système éducatif et la société qui lui donne ses moyens, sa légitimité, ses finalités, et en même temps, lui met constamment des bâtons dans les roues et lui adresse des injonctions contradictoires. La société, c’est tout le monde et personne. L’école n’est pas plus cohérente. Les liens entre ces deux entités complexes ne sauraient donc être simples, mais on raisonne clairement sur le rapport entre un système social et l’un de ses sous-systèmes. L’école est dans la société, tout le monde le sait. Rappelons, avec Suzanne Mollo (1970), que la société est aussi dans l’école. L’école n’est pas un monde social coupé du reste du système, il s’y joue à peu près les mêmes conflits, les mêmes différences, les mêmes jeux que dans la société globale ou dans les autres organisations.

Le couple " École et Pédagogie " est moins facile à cerner. En parlant d’école, on désigne une institution, des organisations, un ensemble de gens, d’établissements, de structures. Mais qu’est-ce au juste que la pédagogie ? C’est une réalité beaucoup moins saisissable. On en donne en général deux définitions différentes :

•L’une évoque le discours des grands pédagogues, des philosophes de l’éducation, de tous ceux qui ont essayé de penser les finalités de l’école, le rapport pédagogique, l’éthique de la relation. Les sociétés occidentales ont une longue tradition de réflexion pédagogique, bien avant les sciences de l’éducation. Une partie des " grands pédagogues " étaient, comme Pestalozzi, fortement enracinés dans une pratique, d’autres se bornaient à philosopher sur l’éducation à partir d’idées générales sur la nature humaine.

•La pédagogie, dans un sens plus banal, désigne la pratique éducative. Tout enseignant est alors un pédagogue, si l’on considère son " intention d’instruire " (Hameline, 1971) et les stratégies qu’elle commande.

Daniel Hameline ou Philippe Meirieu (1995) pourraient vous entretenir mieux que moi du rapport entre ces deux définitions, du statut très particulier du discours pédagogique, qu’il soit l’expression du praticien qui réfléchit sur le sens de ce qu’il fait, ses fondements, ses méthodes, ou qu’il émane d’un penseur qui examine de plus loin les intentions et les pratiques éducatives de son temps.

Dans les deux cas, le discours pédagogique est assez ambigu. Il n’est pas vraiment scientifique, mais ce n’est pas non plus une simple opinion, telle qu’on peut l’entendre au café du commerce. La pédagogie essaie d’être un discours articulé, construit, argumentatif, rationnel. La " raison du pédagogue ", nous rappelle Clermont Gauthier (1993 a et b), est fortement engagée dans l’action et située par rapport à des valeurs, des problèmes de société, des finalités. C’est une raison pratique, qui dépasse toutefois les questions de méthode. La pédagogie ne s’occupe pas seulement du comment, mais du pourquoi. Réfléchir sur les rapports entre école et pédagogie, c’est réfléchir à la fois sur les pratiques et sur les missions de l’école.

Agnostique, je ne parlerai pas des missions de l’école chrétienne. Pour ce que j’en ai compris, elles ne sont pas radicalement différentes, aujourd’hui, des missions de l’école tout court. Je vais essayer de réfléchir avec vous sur un certain nombre de problèmes. Sociologue de l’éducation, je m’aventurerai au-delà de ce que la recherche peut affirmer aujourd’hui. Sur les questions de valeurs, rien n’est décidable à partir de la science. À la question de Philippe Meirieu (1995 b) " La pédagogie est-elle soluble dans les sciences de l’éducation ? ", la réponse est non. On ne peut pas, à partir de la connaissance seulement, répondre à toutes les questions que se pose la pédagogie, même si l’on peut s’appuyer sur un nombre croissant de savoirs établis par la recherche en éducation. C’est donc à un discours partiellement militant que je vous convie. Dans ce registre, moins encore que dans celui de l’explication, nul n’est obligé d’être en accord avec moi. Mon but est de faire réagir et débattre.

Je ne traiterai pas des rapports entre l’économie et l’emploi. Dans une société dans laquelle le chômage devient structurel, on peut se demander : à quoi sert l’école ? Le problème de l’emploi n’est pas d’abord le problème de l’école. C’est peut-être le meilleur indice des limites de son influence. On ne peut pas demander à l’école de garantir un emploi dans une société qui n’en crée plus. Le problème doit se gérer ailleurs. On peut en revanche demander à l’école de préparer les gens à vivre dans une société dans laquelle l’emploi n’est plus garanti, ce qui est différent. L’école ne peut pas faire de miracles. Elle est dans la société : comment pourrait-elle la changer à elle seule ? L’école n’est pas un deus ex machina. Elle ne peut créer du travail, engendrer du développement économique, promouvoir une société démocratique ou égalitaire si les autres forces tirent dans un sens contraire. Elle représente aussi une force non négligeable et peut contribuer à l’évolution sociale.

Mon propos s’articulera en trois volets :

1. Égalité : des compétences pour tous.

2. Citoyenneté : des solidarités de tous avec tous.

3. Efficacité : agir à fil tendu.

Ces trois utopies devraient faire sourire un sociologue réaliste… Pourtant, l’évolution va dans ce sens. La société change, elle développe de nouvelles attentes vis à vis de l’école. Faut-il désespérer pour paraître intelligent ? De toute façon, avons-nous le choix ? Le projet d’éduquer et d’instruire est toujours du côté de la pensée positive.

En éducation, le discours utopique nourrit les innovateurs les plus naïfs. Les plus aguerris ont trouvé une voie étroite, sans trop d’illusions, ni trop de cynisme, entre réalisme conservateur et idéalisme béat. Il ne s’agit pas de croire au changement aveuglément, mais juste assez pour rester un pessimiste actif ou un optimiste averti. Il importe que les innovateurs ne tombent pas de trop haut lorsqu’au bout de quelques années d’immenses efforts, ils n’ont pas réussi a éduquer à la citoyenneté ou à éradiquer l’échec scolaire… Le changement est une histoire sans fin. Raison de plus de se mobiliser tout de suite !


1. Des compétences pour tous

Nous allons à grands pas vers une société duale : une minorité manie les leviers de commande, oriente le développement et la production, détient les savoirs, prélève plus que sa part du produit national. Les autres, s’ils ont de la chance, ont un emploi et ne sont pas exclus de la prospérité, mais ne participent pas à la construction de l’avenir commun. Quant aux SDF et autres laissés pour compte, le souci du lendemain les prive de l’idée même qu’ils pourraient contribuer aux orientations de la société.

L’école trie entre ceux auxquels s’ouvre la voie royale des études longues et peut-être de la réussite sociale et ceux qui n’ont pas cette chance. Les systèmes éducatifs ont brouillé les cartes en multipliant les filières, sans parvenir à masquer le fait que sortent de l’école des gens qui ont des connaissances et des compétences très diverses et ont donc inégalement accès non seulement à l’emploi et à la consommation, mais encore aux processus de décision qui commandent notre avenir collectif et aux ressources qui permettent à chacun de mener sa vie de façon autonome. En dépit du discours sur l’égalité des chances, on sait aussi que " certains sont plus égaux que d’autres " : enfants de cadres et enfants d’ouvriers n’ont pas, statistiquement, le même destin.

Cette inégalité s’aggrave du fait que nous sommes encore prisonniers d’une logique selon laquelle, pour que les uns aient un niveau élevé d’éducation, les autres doivent nécessairement en être privés. L’éducation paraît trop souvent encore un " jeu à somme nulle ", comme si les uns ne pouvaient être bien éduqués qu’au prix de l’échec scolaire des autres. C’est une logique archaïque. Dans les sociétés développées, les budgets publics sont étranglés en raison d’un choix politique. On trouverait les moyens d’éduquer tout le monde si on en avait la volonté.

Si l’échec scolaire et de fortes inégalités persistent, on peut, en enfourchant la théorie pure et dure de la reproduction, en conclure que la société ne veut pas d’une égalité de compétences ou d’acquis. Or, nos contemporains avancent à ce sujet des choses fort contradictoires. Ils disent qu’il faut préparer des élites, que tout le monde ne peut pas prétendre aux positions les plus enviables. Ils disent en même temps que chacun doit avoir des compétences de haut niveau dans une société complexe et en constante transformation. Il n’est pas sûr que la demande sociale d’aujourd’hui conduise à fabriquer de l’échec aussi ardemment qu’au début du siècle. Alors, en France, 4 % des adolescents fréquentaient les lycées. Aujourd’hui, ils sont 60 à 70 %. La société a changé, l’éducation de masse a progressé, même si les chances d’accéder au lycée dépendent encore fortement de l’origine sociale. Donc, verre à moitié vide, verre à moitié plein. On commence à mesurer les risques d’une éducation chichement mesurée aux besoins immédiats de l’économie. Nous ne sommes pas dans l’impasse, nous œuvrons dans un chantier en constante évolution.

1.1 Identifier des compétences essentielles

On aurait pu dire, il y a vingt ans " Des connaissances pour tous " et on le disait. Revendiquer des compétences pour tous, n’est-ce pas simplement une façon à la mode de dire la même chose ? L’idée demeure de former tout le monde, à un niveau évidemment plus élevé que le savoir lire, écrire, compter du siècle dernier. Mais le changement de langage insiste sur le fait qu’il ne suffit pas d’accumuler des savoirs, qu’il faut être capable de les transférer, de les utiliser, de les réinvestir, donc de les intégrer à des compétences (1997 b).

Les compétences mobilisent des connaissances, mais ne s’y réduisent pas. Elle se manifestent dans la capacité d’un sujet de mobiliser des ressources cognitives multiples pour agir à bon escient, face à des situations complexes, imprévisibles, changeantes et toujours singulières (Le Boterf, 1994 ; Perrenoud, 1998). Développer des compétences, c’est permettre :

- d’une part, d’acquérir ces ressources, parmi lesquelles des savoirs, des techniques, des méthodes ;

- d’autre part, entraîner leur mobilisation dans des situations complexes.

C’est un défi nouveau pour une école qui s’est, pendant longtemps, contentée d’inviter les élèves à accumuler des savoirs, sans trop se soucier de leur transfert et de leur mobilisation hors des situations d’exercice et d’évaluation scolaires. Certes, le système éducatif se centre, à l’école maternelle et dans les premiers degrés de l’école primaire, sur le développement de compétences de base comme savoir lire ou savoir calculer. Ensuite, elle assène des savoirs pendant une bonne dizaine d’années en se disant que " cela pourra toujours servir ", sans dire jamais clairement dans quelles situations. La référence qui sauve est alors l’exigence des études longues, auxquelles l’école primaire puis le début de l’école secondaire sont censés préparer. On ne retrouve véritablement une logique de compétences qu’en formation professionnelle, c’est-à-dire fort tard dans le cursus et par rapport à des orientations relativement spécifiques vers des métiers ou des groupes de métiers.

L’approche par compétences durant toute la scolarité de base est une forme de révolution culturelle, bien au-delà d’un changement de vocabulaire. La Belgique, avec les socles de compétences, s’est engagée dans cette voie, en l’articulant au travail sur les cycles d’apprentissages. Mais, comme dans les autres pays, on commence à peine à comprendre ce que pourrait être un curriculum basé sur les compétences et à mesurer le changement radical que cela suppose dans les programmes et les pratiques d’enseignement et d’évaluation.

L’approche par compétences repose d’abord le problème de la transposition didactique de façon nouvelle. Les programmes scolaires sont des programmes notionnels, des listes de contenus qui se réfèrent largement aux savoirs les mieux établis. La transposition didactique n’est jamais achevée, puisque l’école doit se tenir au courant des développements des disciplines (physique, biologie, histoire, géographie, etc.) pour moderniser régulièrement les programmes et les moyens d’enseignement. Travailler sur des compétences confronte toutefois à un problème d’une autre taille, et d’abord à la question des compétences estimées nécessaires pour vivre dans une société du XXIe siècle, c’est-à-dire pour gouverner son existence, fonder une famille, travailler, chômer sans se détruire, voter, participer, se former, avoir des loisirs, gérer ses biens, avoir une certaine indépendance face aux médias, prendre soin de sa santé, comprendre le monde.

Chacun reconnaîtra sans doute que de telles compétences sont utiles. Le rôle de l’école est-il d’aider tous les élèves à les construire ? Si l’on pense que oui, il reste, pour les traduire en objectifs de formation, à les identifier, à en analyser précisément, le fonctionnement, à décrire les familles de situations dans lesquelles elles sont mises en œuvre et à inventorier les ensembles de ressources, notamment de connaissances, qu’elles mobilisent. Il n’y a pas aujourd’hui de consensus sur ces questions. L’OCDE vient de lancer un programme de recherche sur ce thème, ce qui montre bien que la question n’est pas résolue.

Dans une société développée, les compétences dont chacun a besoin ne concernent pas les situations de travail les plus spécialisées, celles auxquelles préparent en principe les formations professionnelles. L’enjeu de l’école obligatoire, ce sont les compétences qui font de nous non seulement des travailleurs, indépendants ou salariés, mais des êtres autonomes, des citoyens responsables, des gens qui ont une vie privée, familiale, spirituelle, sexuelle, associative, des loisirs, des engagements dans divers projets et diverses causes. Cette réflexion n’est pas seulement technique, elle pose d’abord la question des finalités de l’école. Il est urgent de reconstruire une transposition didactique sur la base d’enquêtes sérieuses portant sur ce que les gens utilisent vraiment pour vivre, réfléchir, se former et agir dans tous ces registres.

 1.2 Clarifier le statut des connaissances et des disciplines

Une partie des connaissances enseignées à l’école ne prétendent pas se justifier comme ressources pour agir dans la vie, mais comme bases d’une formation ultérieure, voire comme outils de sélection. L’hypertrophie des programmes résulte de cette accumulation de contenus qu’il faut avoir " vus " pour passer dans l’enseignement secondaire, puis à l’université. Aussi longtemps que la logique dominante de l’école primaire sera de préparer aux études longues, aussi longtemps qu’on voudra anticiper sur la formation supérieure de quelques-uns, on sacrifiera la formation de compétences utiles au plus grand nombre ! On peut imaginer une école qui ne serait pas la propédeutique des études supérieures, mais tout simplement une préparation à la vie, en renvoyant l’acquisition de certains savoirs savants pointus aux filières postobligatoires spécialisées dans lesquelles ils sont incontournables. Est-il vraiment indispensable, notamment dans l’enseignement secondaire, de charger les programmes de notions nouvelles aux seules fins d’en décharger les premiers cycles universitaires et d’imposer à tous des savoirs qui ne trouveront véritablement leur sens que dans des orientations ultérieures particulières ?

Mon propos ne mène nullement à renoncer à un enseignement scientifique ou littéraire de bon niveau à l’école obligatoire, mais invite ne pas le conformer entièrement, dès le début du cursus, aux attentes présumées de l’enseignement postobligatoire général (niveau lycée) et, au-delà, des facultés de sciences ou de lettres. Je dis les attentes " présumées " des facultés, car elles préféreraient peut-être des étudiants autonomes et maniant couramment les méthodes de base du travail intellectuel à des élèves ayant déjà une large culture disciplinaire. On se fait par ailleurs beaucoup d’illusions sur le statut théorique des savoirs scolaires. Jean-Pierre Astolfi rappelle que " les savoirs scolaires aimeraient se parer des vertus du théorique, qui leur conféreraient une légitimité qu’ils recherchent. S’ils y échouent, c’est faute de développer un vrai travail de pratique théorique que seul rendrait possible l’usage, dans chaque discipline, de concepts fondateurs et vivants " (Astolfi, 1992, p. 45). L’université. aurait tout intérêt à ce que ses étudiants possèdent d’emblée un habitus et une pratique théorique, à partir de quoi ils pourraient assimiler rapidement les connaissances disciplinaires qui leur font défaut. Il se peut que la vraie résistance se situe au niveau du lycée, comme le montre la consultation nationale conduite en France. À ce niveau, on ne se trouve ni dans une culture orientée vers l’action, ni dans une culture orientée vers la théorie et la recherche, mais dans une culture spécifiquement scolaire, pour ne pas dire " scolastique ".

Il ne s’agit pas davantage de tourner le dos à la culture générale et à ses aspects identitaires. Découvrir- pour soi et avec d’autres - le sens de l’existence humaine exige des compétences au même titre que rencontrer l’âme sœur ou trouver un logement agréable et bon marché. Il n’y a aucune raison de limiter les compétences à la sphère pratico-pratique et de réserver les savoirs aux hautes sphères de l’esprit. Il y a des savoirs triviaux et pour autant respectables et des compétences intellectuelles et spirituelles sans valeur d’usage dans la vie pratique. La vie, même quotidienne, n’est pas la vie pratique !

Il y aurait, en bref, deux raisons de justifier la présence de savoirs définis dans un curriculum :

On ne devrait plus, aujourd’hui, laisser subsister dans les programmes des savoirs dont la seule justification est qu’ils sont intéressants ou qu’ils y ont toujours figuré. Non par souci de faire de l’ordre, mais parce que si l’on veut faire une place, à l’école obligatoire, à la construction de véritables compétences, il convient de modifier assez radicalement les " rapports de force " entre connaissances et compétences. J’aime la formule de Pierre Gillet, qui propose de donner aux compétences un " droit de gérance " sur les connaissances.

Plutôt que de concevoir un programme scolaire comme un ensemble de connaissances dont on espère qu’elles serviront un jour, mieux vaudrait viser le développement de compétences définies et enseigner en priorité les savoirs qui fonctionneront comme de véritables ressources. On pourrait élaguer et décloisonner les disciplines en utilisant le critère de la mobilisation probable des savoirs au service de compétences identifiées. On verrait à ce moment qu’une bonne partie des connaissances que l’on apprend à l’école sont très rarement mobilisées par des compétences identifiables, sans être pour autant des bases évidentes d’études ultérieures. On perd à l’école beaucoup de temps pour assimiler des connaissances que l’on oublie rapidement, parce qu’elles ne s’intègrent jamais à des démarches d’action, ne sont mobilisées par aucune compétence essentielle et ne sont pas davantage reprises ou approfondies en aval dans le cursus.

C’est évidemment facile à dire. Pour élaguer, réorganiser les programmes dans cet esprit, il faut mettre en cause la dotation horaire de chaque discipline, donc aussi des emplois, du moins aussi longtemps que chacun se réfugie derrière sa spécialisation disciplinaire. Lorsqu’on examine un programme pour l’alléger, vous savez très bien ce qu’il advient : tout paraît en fin de compte absolument indispensable. On ne peut semble-t-il, sans mettre la culture en péril, renoncer à aucune notion, aucun chapitre, aucune œuvre, aucune théorie.

À qui appartiennent les compétences ? Certaines sont à dominante disciplinaire et relèvent des spécialistes, à charge pour eux de travailler la mobilisation autant que la maîtrise des ressources dans leur champ. D’autres compétences - dites parfois transversales - n’appartiennent en propre à aucune discipline et mobilisent des ressources relevant de plusieurs d’entre elles, aussi bien que de savoirs de sens commun, non disciplinaires.

Il faut alors trouver des espaces-temps inter- ou pluridisciplinaires, centrés sur la mobilisation de ressources hétérogènes. Il se s’agit pas de renoncer à enseigner les connaissances disciplinaires, mais de les faire contribuer à des compétences qui, jusqu’à un certain point, les transcendent. La partie n’est pas gagnée, à la fois sur le plan de la clarté conceptuelle, de l’écriture des programmes et des socles de compétences et beaucoup plus encore sur le plan de l’adhésion à ce modèle culturel d’une bonne partie des professeurs qui, dans le fond, maîtrisent des connaissances, s’en trouvent assez heureux et se prennent parfois pour des modèles de l’être cultivé. En fait, si une partie des professeurs, et notamment ceux du secondaire et du secondaire supérieur, ne veulent pas entendre parler des compétences, peut-être est-ce parce que cela rétrécirait la part de savoirs disciplinaires qui ne se justifient que dans une visée encyclopédique, mais sont au principe de leur identité.

Le pire serait de feindre de former à des compétences, pour afficher une certaine modernité sans mécontenter personne. Dans les nouveaux programmes du collège, en France, a surgi une colonne inédite, celle des " compétences ". À la regarder de près, on constate qu’y figurent des contenus considérés jusqu’alors comme des connaissances, auxquels on a accolé un verbe d’action. Se servir de la loi d’Ohm n’est pas une compétence, juste une insistance, certes bienvenue, sur un début de mobilisation d’un savoir déclaratif ou procédural.

Pour aller au-delà d’un changement d’étiquette, il faut avoir le courage d’assumer les implications d’une approche par compétences pour l’organisation des programmes, le temps dévolu à divers domaines, l’évaluation et les façons d’enseigner et de gérer la classe, avec un nombre impressionnant de deuils à faire, notamment le deuil des connaissances qu’on enseignera plus, parce qu’elles ne sont pas des bases d’apprentissage ultérieurs et ne contribuent pas davantage à développer des compétences identifiables

Cette tension est absolument indéniable. On ne peut pas sérieusement former à des compétences sans alléger fortement les contenus de connaissances et sans les mettre au service de ces compétences. Il est normal que le système éducatif et les gens d’école soient divisés sur ces questions, au nom de visions différentes de la culture et des finalités de l’enseignement.

Certains sont rendus méfiants par l’adhésion rapide du monde économique au langage des compétences. La notion de compétence est en vogue dans les entreprises et le monde professionnel, où elle est liée à la mise en cause du concept de qualification, à la tendance à la flexibilité du travail et à l’augmentation du rendement des " ressources humaines ". Cette " coïncidence " dessert la cause des compétences dans le monde scolaire. Une partie des enseignants, ceux qui votent à gauche (sans être pour autant des pédagogues novateurs), l’interprètent comme une commande de monde de l’économie au système éducatif, censé servir ses intérêts, au détriment de la culture et des savoirs. Ce qui les conduit à rejeter complètement l’approche par compétences, jugée technocratique, pragmatique, utilitariste, liée au monde marchand et à l’aliénation des travailleurs.

Il y a là de vraies questions, mais aussi le risque de grandes confusions. S’il y a un accord sur le mot et l’idée de compétences, il n’y pas de convergence sur les pratiques sociales auxquelles on se réfère et les compétences à construire dès l’école. Il n’est pas sûr que savoir négocier, argumenter, contester, prendre sa vie en main, constituer un acteur collectif, animer un mouvement, créer des réseaux de coopération soient exactement les compétences que les entreprises ont en tête, même si, dans certains secteurs, elles demandent plus d’initiatives à leurs salariés. Il peut y avoir une vision émancipatrice des compétences aussi bien que des savoirs, de même qu’il y a une vision conservatrice des unes et des autres. Le vrai clivage ne devrait pas passer entre ceux qui parlent de compétences et ceux qui valorisent les savoirs, mais entre ceux qui mettent le sujet au service du système économique et ceux qui plaident pour l’inverse. Ce clivage préexiste au débat sur les compétences et lui survivra, il participe de l’affrontement de modèles de société.

1.3 S’organiser pour construire et évaluer des compétences

Il ne suffit pas de viser la formation de compétences, en les explicitant dans un " socle " ou un programme, pour qu’elles soient effectivement prises au sérieux dans le travail quotidien des maîtres ou des élèves. Le " passage à l’acte " se heurte à nombre de difficultés. Ce que les professeurs savent et aiment le mieux faire, c’est transmettre des connaissances de façon plus ou moins active, en renvoyant à d’autres temps de la scolarité l’exercice de leur transfert et de leur mobilisation dans d’autres contextes. Un professeur de biologie pensera par exemple volontiers que son rôle est de donner des bases théoriques et méthodologiques dans sa discipline. Il ne sera pas opposé par principe à ce que ces savoirs fondamentaux aident éventuellement à résoudre des problèmes concrets de santé ou d’hygiène, mais ce sera en quelque sorte " par dessus le marché ", sans qu’il ait à s’en soucier dans le temps d’enseignement qui lui est - chichement, dira-t-il - imparti.

Si tous les spécialistes des disciplines raisonnent de la sorte dans l’enseignement général, on ne s’étonnera pas que le travail de mobilisation et d’intégration soit délégué à la formation professionnelle. Or, cette dernière, dans le meilleur des cas, ne se préoccupe que de compétences spécifiquement liées à un métier. Pour nombre de personnes, une partie importante des savoirs scolaires restent donc en friche, inutilisables dans la vie privée, associative, culturelle, politique, parce que leur mobilisation n’a pas été entraînée à l’école, qu’ils restent des " matières d’examen ", sans que ceux qui ont acquis ces savoirs les perçoivent comme des ressources pour la vie.

Les compétences ne s’enseignent pas, elles se construisent à la faveur d’un entraînement. On apprend en faisant, au gré d’une pratique réflexive, avec un soutien, une régulation et un coaching. Il ne s’agit pas d’apprendre tout seul, par essais et erreurs, sur le tas, mais il n’est pas question non plus de s’exercer simplement à suivre une procédure, une marche à suivre ou une recette. Pour développer des compétences, il faut être confronté en personne, de façon à la fois répétée et variée, à des situations complexes, se démener pour essayer de les maîtriser, ce qui, peu à peu, amène à intégrer des savoirs, des savoir-faire plus étroits, des informations, des méthodes, pour faire face, pour décider en temps réel, pour prendre des risques. Cela demande du temps, cela ne peut pas se faire au rythme effréné de la transmission de savoirs décontextualisés.

Un professeur peut parcourir à un rythme élevé le " texte du savoir ". Si tous les élèves n’ont pas compris, n’ont pas fini leurs exercices, tant pis, il passe plus loin, pour " boucler le programme ". Dès le moment où il veut mettre en place des situations dans lesquelles les élèves doivent s’investir, atteindre un but, pratiquer, échanger, réfléchir à ce qu’ils ont fait, le contenu qu’on pouvait survoler en une demi heure de discours magistral prend une matinée de travail. Du coup, on ne peut plus tout faire, il faut choisir. Il faut surtout créer des situations d’apprentissage qui se gèrent tout à fait autrement qu’une succession de leçons et d’exercices. La formation générale, si elle veut s’orienter vers des compétences, devrait s’inspirer davantage de certains dispositifs de formation professionnelle et d’éducation des adultes, études de cas, jeux de rôles, démarches de projets, simulation, méthodes actives et contextualisation des problèmes.

Avant d’en venir aux situations et démarches didactiques, je voudrais insister sur le fait que l’approche par compétences a des conséquences majeures pour l’évaluation. Si on évalue des connaissances, on ne développera pas des compétences. Il faut que les compétences soient évaluées, de façon formative et certificative, pour que l’intention de les développer soit crédible. Sinon, ni les parents, ni les élèves, ni les enseignants ne vont investir. Pourquoi se donner du mal pour des apprentissages qui ne seraient pas validés au stade de l’évaluation ? Or, l’évaluation des compétences ne se fait pas avec des tests papier-crayon et encore moins avec des QCM. Elle se fait dans de vraies situations, qui ne peuvent pas être standardisées, synchronisées. On est alors plus proche de l’atelier artistique ou d’un entraînement sportif : la transmission condensée d’un savoir est limitée, au profit d’une pratique que le formateur observe, encadre, régule et évalue sur cette base, bien loin des épreuves écrites ou des interrogations orales classiques dans l’enceinte scolaire.

Les enseignants primaires sont moins effrayés que leurs collègues du secondaire par une approche par compétences, parce qu’elle leur est plus familière et apparaît plus compatible avec les contraintes horaires, les objectifs de l’éducation de base et la teneur des programmes, moins axée sur les disciplines et les savoirs. À partir du début du second degré, former à des compétences est, pour nombre de professeurs, un métier nouveau (Meirieu, 1990). Les personnes qui ont " choisi " ce métier pour transmettre des connaissances ne s’y seraient peut-être pas engagées, si elles avaient eu le choix, pour développer des compétences. Le travail par compétences donne au professeur une autre place, exige d’autres savoir-faire didactiques, un autre contrat pédagogique, une autre gestion de classe, une autre évaluation, toutes choses qui peuvent légitimement faire peur. Il faut tenir compte de cette réalité, des adhésions et des refus de principe, mais aussi des enjeux de formation et de reconversion, qui sont autant d’obstacles à l’évolution des pratiques.

1.4 Aller vers une pédagogie active et des démarches de projet

Développer et mettre en place, régulièrement, des situations qui développent des compétences, amène à se rattacher à ce qu’on peut appeler, pour aller vite, les méthodes actives, les pédagogies nouvelles, les démarches de projet, le travail par problèmes ouverts et situations-problèmes. C’est à ce prix que l’on peut mettre les élèves devant des situations complexes qui exercent la mobilisation des savoirs acquis et l’assimilation de savoirs nouveaux.

Les démarches de projet les plus classiques ont l’intérêt de placer les élèves devant un vrai défi, avec un but mobilisateur. En contrepartie, l’activité n’est pas planifiable dans son détail, la participation des élèves n’est pas maîtrisable et les processus d’apprentissage que produit une démarche de projet ne sont pas faciles à organiser et contrôler, ni même à anticiper. Ils sont même susceptibles d’aggraver les inégalités, puisque, dans une démarche de projet, c’est souvent la logique de la réussite qui prime, d’où - exemple que Philippe Meirieu donne volontiers - la tendance, dans une pièce de théâtre, à ne pas donner le premier rôle au bègue. Dans une démarche de projet, on doit réussir et donc on fait le meilleur usage des compétences disponibles, c’est-à-dire qu’on prive de chances d’apprendre ceux qui en auraient le plus besoin… Même une démarche de projet consciente de cette dérive ne maîtrise pas vraiment les apprentissages.

C’est pourquoi, sans revenir aux cours traditionnels, il importe de recourir en parallèle au travail par problèmes ouverts et situations-problèmes, c’est-à-dire des situations problématiques, certes, mais conçues et construites, par des didacticiens ou par l’enseignant, pour que des obstacles cognitifs précis soient affrontés et si possible dépassés par l’élève.

1.5 Différencier l’enseignement,
individualiser les parcours de formation

Ce n’est pas parce qu’on travaille à développer des compétences que les mécanismes producteurs de l’inégalité vont disparaître par magie. Cela peut toutefois les atténuer, pour deux raisons : l’une, c’est que cette façon de travailler donne davantage de sens au travail scolaire ; or, l’absence de sens est un des obstacles à l’apprentissage ; apprendre régulièrement, à travers des exercices, des savoirs complètement décontextualisés, dont on ne voit pas à quoi ils peuvent bien servir, n’est pas mobilisateur pour les élèves qui n’ont pas l’héritage culturel et le rapport au savoir requis pour s’investir " gratuitement ", voire ludiquement, dans de telles tâches (Develay, 1996 ; Charlot, Bautier et Rochex, 1992). Une approche par compétences est plus proche de la vie, plus proche du travail, plus proche de la décision. Elle peut donc " parler " à un certain nombre d’élèves d’ordinaire à mille lieues de la culture scolaire.

Par ailleurs, elle exclut moins ceux qui sont plus à l’aise dans le faire que dans le dire. Même l’usage de la langue change : pour affronter une situation, on utilise et on entraîne d’autres compétences verbales que pour répondre à une interrogation orale ou participer à une leçon. Ce n’est pas sans lien avec les mécanismes générateurs de l’échec scolaire.

Cela dit, il n’y a aucune raison de verser dans un optimisme béat. Il est sûr que " l’indifférence aux différences " produira les mêmes effets, qu’on travaille sur des connaissances ou des compétences. Il faut donc qu’une pédagogie des compétences soit aussi une pédagogie différenciée, une pédagogie qui individualise les parcours de formation (Perrenoud, 1996, 1997).

Une pédagogie différenciée peut commencer à se déployer dans l’espace de la classe. L’individualisation des parcours de formation exige cependant que l’on fasse, du moins par moments, éclater ce cadre, pour travailler dans des espaces-temps plus ouverts, plus vastes, pris en charge par des équipes pédagogiques. Insistons-y : il ne s’agit pas d’enseignement individualisé, ni d’une forme généralisée de tutorat. Ce qui est individualisé, c’est le chemin de l’apprenant.

Le souci d’une forte individualisation des parcours de formation conduit aux cycles d’apprentissage. La Belgique s’y est lancée, comme quelques autres pays. On est, là aussi, au début de la réflexion, on tâtonne pour concevoir de " vrais " cycles d’apprentissage. Dans sa définition minimale, un cycle d’apprentissage est une suite de degrés (ou niveaux ou classe, selon les terminologies nationales), entre lesquels on ne redouble pas. C’est indispensable, comme le montre Marcel Crahay (1996)., mais ce n’est pas suffisant ! Aller vers de véritables cycles d’apprentissage, c’est avoir des objectifs de fin de cycle et considérer qu’un cycle de deux, voire de trois ou quatre ans, est une totalité indécomposable, confiée globalement à une équipe pédagogique, qui a plusieurs années devant elle pour atteindre les objectifs et s’organise pour cela à sa guise. En quelque sorte, on transpose la logique d’une année scolaire à une suite d’années gérées dans la continuité, avec une responsabilité globale et une autonomie d’organisation interne. Cela ne va pas sans évaluation formative, ni sans bilans intermédiaires, mais il n’y a pas de redoublements ou d’exclusions possibles durant le cycle, les bilans permettent de gérer les progressions et d’utiliser au mieux le temps qui reste (Perrenoud, 1997).

L’instauration de cycles est sans doute une condition d’une approche par compétences, mais ce détour organisationnel représente, à lui seul, un enjeu majeur, qui provoque autant de malentendus que de résistances.


2. Une solidarité de tous avec tous

Il ne suffit pas d’être instruit pour être honnête. Il est difficile d’admettre, pour qui se bat contre l’échec scolaire, que les élèves bien formés peuvent devenir des adultes égocentriques et méchants. Pourtant, il n’y a rien là de mystérieux : à partir du moment ou l’on est plus instruit, on a plus de choix, y compris celui de ne pas être honnête, et plus de ressources pour ne pas se faire prendre. Les manipulations génétiques, la spéculation immobilière, la guerre, la torture, le génocide, le crime organisé, la délinquance économique, le surarmement, les pollutions industrielles, l’extermination de certaines espèces animales à des fins lucratives, l’exploitation du travail, l’exclusion, la destruction de la biosphère et quelques autres calamités sont le fait de scientifiques, de gens qui ont un très haut niveau de formation et qui vendent leur savoir au plus offrant. On peut trouver d’excellents chimistes pour purifier de la drogue, d’excellents juristes pour frauder le fisc, d’excellents informaticiens pour pirater les bases de données du gouvernement… Le savoir ne garantit, hélas, ni la solidarité, ni l’honnêteté. L’élévation du niveau moyen d’instruction et de l’intelligence collective n’est pas garante de progrès.

Est-ce la mission de l’école de civiliser, de rendre honnête, de rendre solidaire dans une civilisation qui ne l’est pas entièrement, qui contient le meilleur et le pire ? Pourquoi l’école serait-elle plus vertueuse que la société qui la paie ? Tout simplement parce qu’on lui délègue ce rôle et qu’on la protège en contrepartie des compromissions et de la violence du monde, parce qu’elle peut être un rempart contre la jungle et la guerre civile (Meirieu et Guiraud, 1997).

Il y a évidement un autre problème : à supposer qu’on veuille éduquer à la solidarité et qu’on croie que c’est possible, il reste savoir comment s’y prendre, dans une société pluraliste, individualiste, médiatique, planétaire, où l’éducation morale a fait long feu. Comment faire, sachant qu’on poursuit ce projet de longue date et qu’à ce jour, il n’a pas vraiment réussi ?

2.1 Contre l’indifférence, contre la violence

Souvent, on s’inquiète de la violence. Elle existe, même si elle n’est pas encore dans tous nos murs, dans tous nos établissements. Il y a peut-être quelque chose de plus inquiétant, même si cela fait moins de bruit : l’indifférence.

Christophe Dejours vient de publier un ouvrage intitulé " Souffrance en France " (1998). Chercheur, spécialiste de la psychodynamique du travail, Dejours étudie notamment, dans toutes sortes de métiers, la souffrance au travail et les mécanismes de défense qu’elle engendre (Dejours, 1993). Nombre de salariés vivent dans la peur ou sont brimés par toutes sortes de mécanismes de contrôle, de compétition, de pression au rendement. La montée du chômage et du néolibéralisme accroît la souffrance au travail de ceux qui ont encore un emploi et sur lesquels s’exerce une pression croissante dans tous les secteurs régis par le marché et la course au rendement. Produire de plus en plus, avec de moins en moins de main d’œuvre, est en gros la politique de toutes les entreprises et de nombreuses administrations publiques.

Ceux qui conservent leur emploi devraient se sentir solidaires des chômeurs, qui représentent ce qui peut leur arriver. Or, ils font preuve, dit Dejours, d’une indifférence étonnante. Selon un sondage de 1980 en France, les personnes interrogées pensaient, dans leur immense majorité, que si le taux de chômage dépassait les 4-5 %, ce serait l’explosion sociale. En 1998, le taux de chômage en France est d’environ 14 %. Or, l’explosion ne s’est pas produite, le chômage fait désormais partie du paysage, il est banalisé. Au point que, quand les salariés entendent les chômeurs demander, pour Noël, quelques ressources supplémentaires, certains trouvent qu’ils exagèrent, qu’il n’y a pas de raison de leur faire de cadeaux, alors que chacun a des problèmes, que la vie est dure pour tout le monde.

Dejours montre à quel point nous nous sommes forgés une extraordinaire capacité d’indifférence, non seulement à la misère du monde (Bourdieu, 1993), à la guerre en Bosnie, à la famine au Sahel, mais à ce qui se passe autour de nous. Nous vivons avec 10 à 15 % de gens sans emploi, avec beaucoup de gens sous-payés, surexploités, condamnés au silence sous la menace de la prochaine charrette. Le chômage n’atteint pas seulement ceux qui chôment, mais touchent ceux qui se sentent, à tort ou à raison, dans l’antichambre du chômage et donc acceptent n’importe quelles conditions de travail, parce que rien n’est pire que de se retrouver sans emploi. Dejours montre que cette indifférence recouvre d’abord des peurs. Chacun s’applique à nier le risque, à faire comme si seuls les autres pouvaient avoir un accident ou être menacés de chômage.

Chacun cherche à tirer son épingle du jeu. S’il y parvient, il ne lui reste qu’à regretter que les autres n’en puissent faire autant. On parle du malheur des autres au gré d’une compassion souvent sincère, mais fugitive. On compatit, mais de là à se mobiliser pour qu’il en aille différemment, il y a un grand pas. C’est une compassion qui ne nous engage à rien, sinon à un petit moment de sympathie vite oublié. Or, cette indifférence compatissante est à la racine de l’effritement du lien social, de la violence, à la racine des ségrégations, des exclusions.

Dejours propose un parallèle saisissant avec les régimes totalitaires, rappelant qu’Hitler n’a pas fait l’Allemagne nazie à lui seul, que toute la société a collaboré activement ou du moins fermé les yeux, trouvant même qu’après tout, il était assez juste de persécuter Juifs, communistes et autres résistants au nouvel ordre. Dans le monde d’aujourd’hui, les sociétés développées ne sont pas fascistes, mais des mécanismes assez voisins fonctionnent à propos de la misère, de l’exclusion, des inégalités, de la souffrance de catégories entières, chômeurs, immigrés, personnes âgées, laissés pour compte de la croissance. Nous acceptons des choses inacceptables, tous les jours, parce que nous ne voulons pas prendre le risque de nous mobiliser.

Je vous renvoie à ce très beau livre, un livre très fort qui nous interpelle tous, parce que nous sommes tous menacés d’indifférence. Ce pourrait être la base d’une éducation à la solidarité, non seulement comme valeur, mais comme compréhension des interdépendances et des mécanismes qui engendrent les injustices.

2.2 Reconstruire les bases du contrat social et de la solidarité

Une éducation à la citoyenneté ne va pas sans élargir fortement l’éducation civique, celle qui vise à former un bon citoyen capable de comprendre la constitution, de voter, de jouer un rôle actif et responsable dans la cité. Le problème est plus global. On pourrait parler de solidarité.

Bien sûr, le mot est chargé de valeurs morales. L’école chrétienne parle de fraternité, idée dont les connotations confessionnelles (ou révolutionnaires !) peuvent déranger l’un ou l’autre. Solidarité est peut être un peu plus neutre, mais exprime tout de même le refus de " Moi d’abord, moi tout seul ".

La question dépasse l’échelle nationale, à la fois par le haut et par le bas. La solidarité, si l’on pense aux rapports Nord-Sud et Est-Ouest, n’a de sens que planétaire. Si tous les Belges allaient bien, alors que le reste de la planète sombre, serait-ce vraiment suffisant ? Inversement, la solidarité est aussi locale, à l’échelle de la famille, de l’entreprise, du quartier, de la communauté. Mieux vaudrait éduquer à ces diverses solidarités, qui reposent sur des connaissances et des identités distinctes.

L’éducation à la citoyenneté est aujourd’hui au programme de tous les colloques. Elle pourrait s’infléchir vers une éducation aux solidarités. Comment s’y prendre ? La solidarité s’apprend, cela ne fait aucun doute. Peut-elle être l’objet d’une éducation à l’école ?

Il y a un premier paradoxe : si le contrat social est défait, l’éducation n’est plus possible. Comment pourrait-on enseigner la non violence dans la violence ? Comment pourrait-on enseigner la solidarité si les conditions mêmes du dialogue pédagogique ne sont plus remplies ? Heureusement, les rapports entre générations ne sont pas partout aussi dégradés. Il est donc encore temps, là où la communication pédagogique reste possible, d’éduquer avant qu’il ne soit trop tard.

Il reste à prendre le problème au sérieux autrement que dans le discours et à en faire une priorité. Les leçons de morale n’ont guère d’effets et il ne suffit pas de multiplier les instances de participation, les conseils de classe, les lieux de parole. Il est temps de connecter plus étroitement une éducation à la citoyenneté et à la solidarité avec la construction des savoirs et des compétences.

L’éducation à la citoyenneté n’est pas une cure d’âme ou d’appel aux bons sentiments, une heure par semaine, alors que, pour le reste on " fait le programme ". Elle n’a aucune chance si elle n’est pas au cœur du programme, liée à l’ensemble des compétences et des savoirs.

2.3 Apprendre à analyser et à assumer la complexité

Certaines compétences sont des clés de la solidarité, sans en être garantes. Elles ont par ailleurs toutes sortes d’autres usages, dans d’autres contextes. Savoir analyser et assumer la complexité me parait une compétence décisive, parce que certains dysfonctionnement du lien social et des rapports sociaux tiennent à la peur, au repli sur soi, au raidissement devant un monde qui dérange, inquiète, panique une partie de nos contemporains lorsqu’ils ne comprennent plus ce qui se passe et se sentent les jouets de mécanismes opaques, notamment ceux qui les jettent au chômage ou dans la précarité. On sait que c’est le fond de commerce de l’extrême droite.

Analyser et assumer la complexité exige des savoirs. Aujourd’hui, les savoirs économiques et sociologiques pertinents restent très absents de la scolarité de base, alors qu’ils rendent compte de mécanismes qui nous déterminent fortement. À défaut de passer par des leçons de morale, l’éducation à la solidarité doit s’appuyer sur des leçons de choses, les " choses " dont il s’agit étant politiques, économiques, culturelles et sociales. Il faut en parler, mettre des mots sur les réalités, expliquer les contradictions. La complexité, comme le rappelle Edgar Morin, ce sont les contradictions indépassables dans lesquelles nous nous plongeons quotidiennement, dans le meilleur des cas en vivant avec elles, mais sans jamais pouvoir les dépasser définitivement. Aujourd’hui, comprendre où se prennent les décisions, par exemple sur le développement urbain, technologique ou économique, serait assez crucial pour être un citoyen averti. Pour cela, il faut un minimum de culture, non seulement à propos des mécanismes démocratiques, mais sur le fond des enjeux. Si l’on ignore ce qu’est une multinationale, une opération de bourse, une OPA, un lobby ou un capital-risque, on ne saisit pas certains rouages essentiels de notre société.

Suffirait-il de consacrer aux sciences sociales, à l’école, autant de temps qu’à la physique ou à la biologie ? Peut-être y a-t-il un rééquilibrage des disciplines à envisager. Toutefois, il ne servirait à rien d’ajouter des connaissances aux connaissances si on ne se préoccupe pas davantage de leur mobilisation dans la compréhension et la résolution des problèmes individuels et collectifs.

 2.4 Apprendre à coopérer et à vivre ensemble

Apprendre aussi à coopérer, à vivre ensemble, ce n’est pas seulement intérioriser de bons sentiments, cela exige des compétences. On le voit, par exemple, quand on appelle les enseignants à travailler en équipe : les compétences correspondantes leur font cruellement défaut. Au premier conflit, à la première divergence, chacun se retire sous sa tente en disant " Si c’est comme ça, je reprend mes billes " ou en ne disant rien… Ce n’est pas de l’individualisme caractériel, plutôt une absence de maîtrise de la coopération, avec sa part de conflits et de jeux de pouvoir. Aussi longtemps qu’on a le sentiment que, si l’on coopère, on va se faire absorber par le groupe, ramener à la norme, assujettir à des décisions prises par d’autres, pourquoi s’y risquerait-on ? Si chacun était capable de faire entendre sa voix et sa différence, de poser les problèmes comme il les ressent, de dire " Là il y a un malaise, là je ne suis pas d’accord, on va trop vite, là je n’accepte pas ", il s’engagerait plus volontiers dans un travail d’équipe, il serait plus à l’aise, moins défensif, capable de régulation sans chercher le salut dans la fuite dès que ca se passe mal.

Patrice Ranjard, dans un ouvrage récent (1997), qualifie l’individualisme de " suicide culturel ". Ce suicide, paradoxalement, est collectif, lorsque tous s’entendent au moins sur un point : chacun pour soi ! Il y a certes des modèles culturels en jeu, mais ils auraient moins de forces si davantage d’acteurs avaient les moyens de la coopération. Nos systèmes de valeurs sont souvent appelés à la rescousse pour disqualifier ce que nous ne savons pas faire.

2.5 Apprendre à vivre les différences et les conflits

Apprendre à coopérer, c’est déjà apprendre négocier, à gérer sinon des conflits, du moins des divergences d’avis ou d’intérêts. Du moins cela reste-t-il à l’intérieur d’un projet commun. Or, dans une société, tous ne tirent pas à la même corde. Il y a des clivages, des rapports de force, des dominations, des discriminations, des ségrégations. Il faut apprendre à ne pas diaboliser les différences, à vivre avec, à ne pas les transformer en conflits ou en rapports de domination.

Apprendre à accepter les différences, c’est une formule que l’on entend de plus en plus souvent chez ceux qui se soucient de la coexistence de diverses ethnies et cultures dans nos sociétés, qui brassent des populations de toutes origines. Là aussi, sans travaux pratiques et leçons de choses, on en reste aux bonnes intentions. Vivre les différences et les conflits ne s’apprend pas à travers un discours magistral et quelques préceptes. Cela s’apprend en travaillant sur des problèmes concrets.

Les écoles implantées dans des quartiers interculturels, où il y a quarante nationalités différentes dans l’école, dix-huit dans chaque classe, sont obligées, pour survivre, d’apprendre à gérer les différences, à travers les affrontements confessionnels, par exemple sur la présence de l’Islam, du voile, etc. ou à travers la coexistence de mœurs, de visions différentes de l’hygiène, d’habitudes alimentaires incompatibles, de rapports au savoir différents. Il y a des endroits, dans le système éducatif, où l’on n’a pas le choix. Lorsqu’on a le choix, on est tenté de ne pas travailler sérieusement ces problèmes, puisqu’ils n’empêchent pas de fonctionner et d’enseigner. Or, ces apprentissages n’ont pas seulement une valeur immédiate, ils font partie de la culture et des compétences de base.


3. Agir à fil tendu

Les politiques peuvent renvoyer au gens d’école, et ils le font de temps en temps, la question : " Si vous obteniez tous les moyens que vous demandez, sauriez vous en servir ? ". À cette question, la réponse n’est pas toujours bien assurée. L’efficacité de l’école dans l’usage de ses moyens prête à débat. Il faut bien sûr faire la part des lourdeurs bureaucratiques dont souffrent toutes les organisations, même les entreprises. J’avancerai cependant que l’école est particulièrement peu préparée à agir à flux ou à fil tendu, pour de bonnes et de moins bonnes raisons.

Georges Charpak, prix Nobel de Physique, intitulait son autobiographie : " La vie à fil tendu ". La formule évoque une existence tendue vers des projets, vers un avenir, vers ce qu’on veut réaliser, n’ayant pas un instant à perdre tellement la vie est courte. Ni les chômeurs, ni les gens peu qualifiés ne peuvent se payer le luxe d’une vie à fil tendu. C’est une aspiration de classe moyenne supérieure. Mais ce n’est pas ici la question.

Je transpose en effet le modèle aux organisations et plus particulièrement à l’école. Il me semble qu’une partie du problème de l’école n’est pas dans ses intentions, mais dans la façon dont elle organise son travail, dont elle perd du temps et de l’énergie à poursuivre des objectifs sans grande importance, dans son manque de continuité dans le traitement des problèmes.

3.1 Adopter une logique de résolution de problèmes

Agir à fil tendu, c’est tout simplement adopter une logique de résolution de problème. Quand vous entrez dans un hôpital, vous en sortez souvent guéri, ou du moins soulagé. C’est parce que l’organisation hospitalière, malgré ses pesanteurs, vous a pris en charge dans une logique très simple : quel est votre problème et que faut-il faire pour le résoudre ? Elle a mobilisé sur cette base les disciplines, les technologies, les thérapies pertinentes. Un hôpital bien géré n’envoie pas au service de radiologie ou au service de pédiatrie un quota standard, mais les patients dont le traitement exige un examen. Au patient, on ne fait pas une radiologie le mardi parce que c’était prévu, mais parce qu’elle était nécessaire et au moment où c’est nécessaire. Cette organisation du travail ne produit pas toujours des miracles, mais elle assure quand même un rapport assez serré entre l’objectif et l’action. En médecine, on est prêt à recomposer constamment les stratégies en fonction de l’objectif, du temps qui reste et du chemin qui reste à parcourir. Si on n’y arrive pas, ce n’est pas faute d’avoir en tête un tel modèle, mais parce qu’on se heurte à la rareté des ressources, à la rigidité de certaines procédures, etc.

À l’école, on n’a pas la même vision du travail en tête. On est englué dans ce qu’on peut appeler, avec l’organisation du travail, une logique de flux poussés, par opposition à une logique de flux tendus. J’ai essayé de développé cela dans un livre sur la pédagogie différenciée, je n’entre pas ici dans le détail (Perrenoud, 1997). Pour ne donner qu’un exemple : quand on construit une maison de façon professionnelle, que les gens arrivent le premier septembre, alors que l’immeuble est à peine sorti des fondations, toutes les décisions sont prises pour qu’à l’échéance fixée, les habitants puissent emménager. On remanie la planification, on s’adjoint des forces supplémentaires, on simplifie, on repense certains problèmes en fonction du temps qui reste, du fait que l’échéance n’est pas négociable. À l’inverse, quelqu’un qui construit " à temps perdu " une résidence secondaire avance " comme il peut ". Il y travaille, une heure par-ci, une heure par-là, en vacances, le week-end. La maison sera finie " quand elle sera finie ". Telle est la logique du flux poussé, alors que la logique du flux tendu est d’être constamment en train de tenir les délais, et de se rapprocher de l’objectif.

Dans le monde du travail, le flux tendu est associé à davantage de rendement moins de poses, moins de libertés et, au bout du compte, une exploitation accrue des salariés. Proposer ce modèle à l’école ne me fera guère d’amis. Néanmoins je crois qu’il faut réinterroger nos dispositifs de travail, de sorte qu’on ne fasse pas les choses parce qu’elles étaient prévues, mais parce qu’elles sont nécessaires, qu’on recompose constamment les stratégies. C’est le sens d’un enseignement stratégique (Tardif, 1992).

Si, à la fin de l’école primaire, on veut vraiment que personne ne passe au second degré sans savoir lire, il faut s’y prendre autrement, cesser de dire à la fin de chaque année " Cet élève ne sait pas lire, mais il apprendra plus tard. Il faut lui laisser le temps, cela va se décrocher ". Or, pour certains élèves, cela ne se décroche pas. À partir de 8-10 ans, les élèves qui ne savent pas lire ne vont pas apprendre spontanément, par la simple vertu du temps qui passe. Ils n’y parviendront que si les enseignants, en équipe, se mobilisent pour que cet objectif soit atteint, pas tous les moyens du bord. S’il reste deux ans pour qu’un enfant sache lire et si c’est une véritable priorité, on accepte d’élaguer le reste du programme et on lui propose un traitement différencié, intensif, sur mesure.

Hélas, cela ne fonctionne pas ainsi, même si le soutien pédagogique tente parfois l’impossible. On accompagne de tels élèves de classe en classe, pour " découvrir ", d’année en année, qu’ils ne savent pas lire, sans jamais en tirer de conséquences décisives. On peut comparer l’attitude de école à celle de la planète face aux désastres écologiques qui nous menacent. Tout le monde le sait, voire s’inquiète, mais rien ne se passe, rien en tout cas qui soit à la mesure des risques. Dans nombre d’écoles, la division du travail, l’organisation en degrés et programmes annuels, les emplois sont ainsi faits que personne ne se sent véritablement responsable des connaissances et des compétences des élèves en fin de parcours. On découvre toujours l’irréparable trop tard et c’est en général le cycle d’études suivant ou le marché du travail qui fonctionnent comme révélateurs, chaque cycle faisant preuve d’une " volonté de ne pas savoir ".

Ce n’est la faute de personne en particulier, mais de nous tous, gens d’école, en général. Nous ne prenons pas la mesure de notre enfermement dans des routines, nous mettons les apprenants sur des rails, qu’ils suivent de conserve jusqu’au moment où il ne reste plus assez de temps pour " rectifier le tir ". Il vaudrait mieux anticiper et prévenir l’échec. Il y a des élèves dont on peut dire dès le début de l’école, avec 9 chances sur 10 de ne pas se tromper, qu’ils auront de grosses difficultés d’apprentissage. Cela conduit souvent à les faire redoubler, voire à les orienter vers l’enseignement spécialisé. L’alternative serait de mobiliser d’emblée toutes les forces et les compétences disponibles pour les mettre à niveau, comme on le fait aux soins intensifs.

L’école est lente à réagir. De peur de stigmatiser les élèves en difficulté ou de nourrir un effet Pygmalion, elle n’anticipe pas et ne se mobilise pas à temps, dans une logique de résolution de problèmes. Certes, aujourd’hui, on critique le simple redoublement, on envoie les élèves en soutien pédagogique, on différencie un peu. La différenciation n’est jamais à la mesure des problèmes. Elle est toujours trop timide, trop tardive, emprisonnée dans une organisation en degrés annuels et en classes qui la limite terriblement.

Réorganiser le travail enseignant, cela voudrait dire encourager la mobilité des gens, mettre les énergies là où il faut, repenser les stratégies d’apprentissage et d’enseignement régulièrement, en cours d’année et tout au long du cursus. C’est donc travailler différemment, en cycles d’apprentissage, mais surtout dans une logique de résolution de problèmes et de différenciation.

3.2 Travailler à flux tendus

S’il se borne à " donner du temps au temps ", un cycle d’apprentissage produit plus d’inégalités. Puisqu’il n’y a pas de butoir à la fin de l’année scolaire, qu’il n’y a pas de redoublement, de décision d’orientation, on peut être tenté de reporter les bilans et les mesures énergiques à plus tard. Quand on fait les comptes, en fin de cycle, les inégalités se sont accrues et sont parfois devenues difficilement réversibles.

Mettre en place des cycles, c’est lutter contre cette tentation, qui est réelle, qu’on ne peut nier. Il faut donc organiser le travail à l’intérieur du cycle autrement que comme dans un long degré annuel. Un cycle permet une gestion à flux tendus, à condition de cesser le zapping permanent qu’impose la grille horaire typique d’une école primaire ou secondaire. Apprendre quelques notions fondamentales, qu’on travaille d’ordinaire, par intermittences, durant un an ou davantage, est possible en quatre semaines, à raison par exemple de huit heures par semaines. C’est ce qu’on fait souvent en formation d’adultes, dans un certain nombre de dispositifs qui ne sont pas prisonniers de la forme scolaire et s’autorisent donc à ne pas faire de tout chaque jour ou chaque semaine. En travaillant en modules, on pourrait arriver, jusqu’à un certain point, à se concentrer sur un objectif et à l’atteindre pour tous

Qu’est-ce qu’apprendre une langue étrangère à l’école ? C’est, trois à cinq fois par semaine, durant des années, à des heures tout à fait variables, pour 45 minutes, retrouver un professeur de langue. On voit les résultats, en tout cas pour les Suisses, qui vivent dans un pays trilingue où l’enseignement d’une autre langue nationale est obligatoire. L’apprennent-ils pour autant ? Hélas, au bout de huit ans de cours hebdomadaires, c’est souvent un désastre. Or, quand on envoie les gens dans un stage linguistique intensif, ils se débrouillent au bout de deux ou trois semaines. Pourquoi n’est-on pas capable d’en faire autant à l’école ?

C’est un exemple facile, parce qu’on a sous les yeux un modèle alternatif connu, qui fonctionne et donne des résultats convaincants. Pour les mathématiques ou la biologie, on ne connaît pas de strict équivalent du stage intensif, mais maintes expériences montrent qu’un apprentissage concentré, sous l’empire de la nécessité, permet dans chaque domaine d’aller plus vite et plus loin qu’un apprentissage fractionné, étalé sur des mois ou des années. Il suffirait d’un peu d’imagination pour réorganiser nos ressources de sorte à ne pas courir constamment tous les lièvres à la fois, en zappant constamment, en dépensant une énergie démesurée pour renouer le fil d’un enseignement encapsulé dans des périodes de 45 minutes. Ce modèle entraîne des déperditions considérables de temps, d’énergie, mais aussi de sens. En éducation des adultes, on ne travaille pas de façon aussi absurde. On pourrait tout à fait, si on s’en donnait le droit, agir à fil tendu ou à flux tendus dans le cadre d’un cycle d’apprentissage, plus généralement d’un cursus scolaire.

3.3 Évaluer ce qu’on fait et réguler

Il importe d’évaluer ce qu’on fait ici et maintenant. Aujourd’hui, les indicateurs de l’enseignement sont pris en charge par les États et les organisations internationales, notamment, l’OCDE. Ils renvoient une image parfois gratifiante, parfois désolante des politiques nationales de l’éducation, qui permet le cas échéant de les réorienter.

Cette évaluation globale ne suffit pas. Elle doit aussi être locale et pas forcément quantitative. Elle ne va pas de soi, car, si les enseignants ne cessent d’évaluer les élèves, ils fuient toute évaluation quand ils en sont l’objet. Tout se passe comme si l’évaluation était alors forcément négative, menaçante, alors que toute action rationnelle passe par une certaine lucidité, qui amène à se demander si cela a ou n’a pas marché, pourquoi et comment on pourrait éventuellement s’y prendre mieux.

Ce qu’on a appelé " culture de l’évaluation " est en train de séduire les uns et d’agacer les autres. Elle pose le problème du respect de la diversité et de l’autonomie des établissements, Ce qui pointe sur un chantier en plein essor : le développement de façons nouvelles de demander et de rendre des comptes dans l’institution scolaire. Plutôt que de contrôler de façon bureaucratique, comment aller vers une obligation de compétences et un dialogue entre professionnels ?

Le problème se pose pour les personnes, mais aussi pour les établissements, leurs projets, les contrats qu’ils concluent avec le système dont ils tiennent leurs moyens d’action et qui a le droit de leur demander des comptes. On commence à expérimenter quelques modèles novateurs, mais c’est encore balbutiant. Si on ne veut pas reconduire, de décennie en décennie, les mêmes constats et les mêmes errements, on a intérêt à développer des pratiques et des dispositifs qui permettent de " rendre compte " autrement, individuellement et collectivement. Les Québécois parlent de redevabilité ou d’imputabilité, néologismes discutables pour traduire " accountability " de l’anglais. Quels que soient les mots, le problème demeure.

***

Je dis parfois, par pure provocation, qu’on dispose en éducation d’assez de bonnes idées, que l’urgence est plutôt de les mettre en œuvre. Évidemment, les choses sont plus compliquées, comme en témoigne la nécessité de plaider pour le développement de compétences et l’éducation à la solidarité en fonction des problèmes et des savoirs de notre temps. Il reste indispensable de s’interroger de façon plus serrée et critique sur la mise en œuvre, nos stratégies d’innovation et de formation, l’écart entre le dire et le faire, et les moyens que nous nous donnons de l’amenuiser.


Références

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Ranjard, P. (1997) L’individualisme, un suicide culturel. Les enjeux de l’éducation, Paris, L’Harmattan.

Tardif, J. (1992) Pour un enseignement stratégique, Montréal, Éditions Logiques.

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