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La clé des champs : essai sur
les compétences dun acteur autonome
Ou comment ne pas être abusé, aliéné, dominé ou exploité lorsquon nest ni riche, ni puissant
Faculté de psychologie et des sciences de
léducation
Université de Genève
1999
Questionner la question ou comment résister à la tentation du " politiquement correct " ?Des compétences transversales ?
Quelques compétences pour être autonome
A qui appartient-il de définir les compétences-clés nécessaires à tous pour vivre au XXIe siècle ? Un expert ne peut se limiter à poser un cadre conceptuel et méthodologique. La question est éthique et politique. Aucune liste de compétences-clés ne surgit spontanément de lobservation des pratiques sociales et de lévolution des sociétés. Quelle est la légitimité, quelles sont les prémisses de ceux qui construiront la liste ? Pourront-ils, sauront-ils, voudront-ils se prémunir contre la tentation de projeter sur le monde leurs propres valeurs ? Suffit-il quils soient plusieurs pour être représentatifs ?
Lenjeu serait de taille si le référentiel qui résulte de ces travaux devait orienter léducation de base dans les pays développés. Aujourdhui, les systèmes éducatifs investissent encore des ressources immenses pour former une minorité à un très haut niveau dinstruction, alors quune autre minorité naccède pas aux compétences de base. Lorsquun pays développé produit 10 % dillettrés et beaucoup plus de jeunes dont les compétences langagières sont faibles, il ne travaille pas à consolider la démocratie et la justice sociale (Bentolila, 1997). Former des élites scientifiques et technologiques pour tenir son rang dans la compétition économique mondiale nest pas le seul enjeu des démocraties !
A quoi bon définir des compétence de base si ce nest pour mobiliser toutes les forces requises pour permettre à chacun de les construire, et dabord à ceux qui ne les construisent pas de toute manière ? Ceux qui sont riches, instruits, beaux et intelligents nont pas besoin dune évolution du système éducatif, car ils construisent dans leur famille, à lécole ou ailleurs toutes les compétences qui assurent leur réussite et leur pouvoir.
Définir les compétences de base nest donc pas un jeu intellectuel dès lors quun référentiel pourrait infléchir, si peu que ce soit, les politiques éducatives et les finalités des systèmes scolaires. Cest pourquoi on ne peut sengager dans cette entreprise sans questionner la question !
Le sous-titre de cette contribution évoquera sans doute le marxisme des années 1950. Il est choisi délibérément pour marquer demblée que la question des compétences-clés nest pas idéologiquement neutre. Y répondre, cest défendre, implicitement ou explicitement, une vision de lêtre humain et de la société.
Cest aussi répondre, ouvertement ou de facto, à la question posée en 1966 aux chercheurs en sciences sociales par Howard S. Beckers : du côté de qui sommes-nous ? Il ne voulait pas dire que la recherche devait se mettre au service dune idéologie, mais que le choix de ses objets, de ses problématiques et de ses démarches ne pouvait que renforcer certaines visions du monde et en affaiblir dautres. Les acteurs ont besoin dexpliquer le changement, le pouvoir, les inégalités, la violence, la crise économique, le chômage, léchec scolaire ou la toxicomanie, par exemple. Ils nont pas attendu que les sciences sociales et humaines proposent des " théories " et lorsquelles le font, il nhésitent pas à sen servir sélectivement, lorsquelles les arrangent, pour conforter leur propre vision du monde. La connaissance de la société est rarement désintéressée, elle aide à maintenir ou à modifier le statu quo, à légitimer ou à contester les législations et les politiques publiques à léchelle sociétale, aussi bien que les structures et les stratégies des entreprises, des hôpitaux, des partis, des syndicats, des administrations et de toutes les institutions dont dépend la vie des gens.
Le concept de compétence, tel quil est construit par la psychologie, la linguistique, la sociologie ou lanthropologie cognitives, néchappe pas à cette règle. Selon la façon dont on conçoit les compétences, on renforce ou on affaiblit certaines visions de lêtre humain et du monde social.
On peut rappeler au moins trois controverses classiques :
Ces enjeux idéologiques sont constamment présents dès que lon débat des compétences. Ils saccentuent lorsquon se risque à dire quelles sont les compétences essentielles dans une société contemporaine et devraient donc être développées en priorité par les systèmes de formation. On savance alors sur un terrain dont il faut souligner demblée quil est politique, philosophique et éthique autant que scientifique. Les compétences-clés ne se donnent pas à voir. Elles sont construites à partir dun point de vue théorique, mais aussi idéologique. Il y a donc matière à débat, voire à conflit.
Cest vrai même lorsquon sen tient à un métier et à la formation professionnelle correspondante. En dépit de la référence à une pratique identifiée, des représentations contradictoires saffrontent, comme le montre par exemple Raisky (1996) à propos du métier de viticulteur nologue. Tous les métiers évoluent, tous font lobjet de débats, qui portent notamment sur leur dépendance à légard dautres métiers, sur leur place dans la division du travail, sur le degré de professionnalisation ou de qualification réel ou souhaitable des praticiens. Tout référentiel de compétences est une façon de prendre position sur ces questions.
Lorsquon prétend faire le même exercice à propos de la vie en général et des compétences de base quelle met en jeu, on se trouve sur un terrain encore plus miné, car cest de la conception de l'être humain et de la société quil est question.
On peut tenter de trouver un consensus en se limitant au politiquement correct. Dans une société dite démocratique, composée de femmes et dhommes dits libres et égaux, unis par un contrat social supposé librement consenti, censé donner à chacun les mêmes devoirs et les mêmes droits, la question des compétences peut être abordée dans un éclairage doublement optimiste. On dira volontiers :
En fonction de cette vision " angélique " de la société, on pourrait sans peine proposer des compétences telles que :
Les conditions de telles pratiques sont partiellement réalisées dans les pays les plus démocratiques et les plus développés, en particulier dans les classes supérieures et une partie des classes moyennes. De là à considérer quil sagit de la condition humaine " ordinaire ", il y a un pas à ne pas franchir :
En énonçant des compétences prétendues " universelles ", on privilégie une partie de la planète et un mode de vie dans les sociétés nanties. Même si lon sen tient aux sociétés les plus développées, par exemple les pays membres de lOCDE, le problème est double :
A ces deux catégories, les citoyens intégrés et en accord avec la société apportent en général des réponses différentes :
Vues du centre de la société, les compétences prioritaires se limitent alors à celles quexige une " vie sociale normale ", en admettant quil faut aider ceux qui veulent à y accéder, mais en sont empêchés (par leur santé, leur instruction, leur situation économique). Les êtres épris de normalité se désintéressent ou ont peur de ceux qui choisissent délibérément de vivre en marge ou en dissidence.
Une organisation intergouvernementale, regroupant les pays les plus développés, peut-elle échapper à cette vision étroite de la normalité ? Lorsquelle demande à des experts de divers pays et de diverses disciplines didentifier les compétences-clés qui seront nécessaires dans les sociétés développées au début du XXIe siècle, leur demande-t-elle, au moins implicitement, dadopter un point de vue " politiquement correct " ? Cela naurait rien de surprenant, dans la mesure où une telle organisation exprime nécessairement la vision des classes dirigeantes et des classes moyennes des nations développées, fondamentalement en accord avec le système politique et économique des pays membres.
Un sociologue radicalement critique pourrait avancer lhypothèse que sous couvert de définir des compétences-clés, on veut réaffirmer, dans un langage moderne et apparemment non normatif, une vision de la normalité. Il en conclurait quil vaut mieux ne pas sassocier à une entreprise purement idéologique. Peut-être serait-ce sans compter avec les soubresauts, les contradictions et les changements culturels et technologiques qui caractérisent le monde daujourdhui (Morin, 1977 ; Dubet et Martucelli, 1998).
Grâce à cette complexité, il existe peut-être une place pour un débat et une chance de définir les compétences-clés de façon assez large, en prenant en compte la pluralité des valeurs et des modes de vie et en élargissant la " normalité " de sorte à y inclure toutes sortes de rapports au travail, à lordre social, à la sexualité, à la famille, à la consommation, à la culture et à prendre en compte limmense majorité des conditions, des positions et des projets qui coexistent dans les sociétés développées.
La question est très difficile. Une démocratie ne peut tout légitimer. Il faut des compétences pour gérer un camp de concentration, persécuter les minorités, organiser un hold-up, frauder le fisc, torturer des dissidents, organiser lexploitation sexuelle des enfants, préparer un coup dÉtat, développer de nouveaux toxiques biochimiques ou créer un parti fasciste. De telles compétences ne font à lévidence pas partie des compétences légitimes quun État démocratique pourrait se proposer de développer.
La question est de savoir où lon fixe les limites du pluralisme. Dire que la Terre tournait autour du Soleil était mortel au temps de Galilée. Organiser une grève était illégal au XIXe siècle, pratiquer lavortement était ou reste exclu dans les sociétés conservatrices du XXe siècle. Les limites de la légalité et de la normalité psychique se redéfinissent au gré des changements culturels. Où en sommes-nous aujourdhui ? Quel degré de dissidence, de désordre, de différence, de résistance, de contradictions, de conflit ouvert, tolère-t-on dans les sociétés développées ? Quelles sont les pratiques sociales défendables ? Où commencent celles qui ne sont pas compatibles avec la vision actuelle dune vie " normale " ? Bref, à quelle image de la " condition humaine " se référer pour bâtir un référentiel " universel " de compétences de base ?
Face à daussi difficiles questions, mieux vaudrait, pour préserver son innocence, se garder de répondre et se contenter danalyser la part didéologie quil y a dans tout inventaire, aussi neutre soit-il en apparence. Je prendrai le risque dune position moins confortable, parce que le travail sur les compétences de base, aussi ambigu soit-il, concerne aussi ceux qui, comme les sociologues, font profession dinterroger la norme et suggèrent de considérer divers rapports au monde et à la société comme également dignes dêtre pris en compte et associés à des compétences relevant de léducation scolaire de base.
Il faut certainement des compétences rares pour diriger le monde ou les organisations et occuper des positions exceptionnelles. Jai choisi pourtant de me centrer :
Cest en effet de lhomme et de la femme " de la rue " que doit se préoccuper la politique de léducation. Adoptant cette perspective, je ne prétends nullement épuiser linventaire des compétences nécessaires à lacteur ordinaire. Dautres voix, à partir dautres ancrages idéologiques ou disciplinaires, feront dautre propositions.
Je ne prétends pas ici présenter un point de vue objectif. Décrire objectivement des pratiques sociales et les compétences quelles mettent en uvre est possible. Cela ne dicte pas encore des priorités. Une approche statistique ne saurait mettre tout le monde daccord : à supposer quon constate quun très grand nombre dêtres humains mentent, trichent ou sarrangent pour ne pas voir ce qui les dérange, faut-il pour autant ériger lart du mensonge, de la fraude ou de la mauvaise foi en compétences de base ? Refuser radicalement cette question, cest uvrer à une vision angélique de la société et du pouvoir. Laccepter entièrement, cest ajouter lart de voler, de torture et de tuer aux compétences de base
Le choix que je fais ici ne permet pas de dépasser ce dilemme. Certes, se placer du côté de ceux qui ne sont ni dominants, ni nantis peut donner bonne conscience. Mais la vertu nest pas lapanage des pauvres et des exploités. En outre, comment se défendre sans recourir à la ruse, parfois à la violence ? Qui pourrait se vanter davoir tranché ce dilemme ? Mieux vaut vivre avec et le thématiser que feindre de lavoir résolu.
Autre hésitation : faut-il limiter le raisonnement aux pays développés, au risque dénoncer des compétences dont les conditions même de possibilité sappuient sur les rapports Nord-Sud et un développement économique opéré au détriment du Tiers Monde ? Faut-il étendre le raisonnement à toute la planète, en succombant à une forme dethnocentrisme culturel et en pratiquant un exercice surréaliste pour tous les pays qui sont encore très loin dune vie démocratique et nont pas atteint un niveau de vie décent ?
Au risque de paraître afficher une indifférence coupable à la misère du Tiers Monde, je men tiendrai ici aux sociétés dites développées, parce que la tâche devient impossible si on prend en compte une immense diversité de contextes politiques, culturels et économiques. En contrepartie, efforçons-nous de ne pas oublier que définir des compétences de base pour le XXIe siècle est un privilège de pays fortement scolarisés, assez riches pour avoir les moyens de formuler et de mettre en uvre une politique des compétences et dont la simple survie nest plus lenjeu essentiel
Même à sen tenir aux pays développés, il reste un question majeure : peut-on identifier des compétences transversales, qui valent pour les divers secteurs de la vie sociale, famille, travail, santé, éducation, politique, médias, etc. ? Pour le savoir, il conviendrait de conduire des analyses comparatives et interdisciplinaires.
Puisque loption a été prise didentifier un petit nombre de compétences transversales sans se fonder sur des travaux comparatifs conçus et menés cette fin, on ne peut quavancer des hypothèses.
Il est évident que coexistent dans une société des pratiques spécifiques, appuyées sur des savoirs théoriques, des savoirs experts et des savoirs daction propres à un champ social ou à une organisation. Ainsi, se mouvoir dans le monde du droit fiscal, de la santé et de limmobilier fait appel à des compétences très différentes. Cela nexclut pas les analogies superficielles : chercher une astuce pour payer moins dimpôts, un médicament pour lutter contre une maladie ou un terrain pour construire, cest toujours chercher, mais à un niveau dabstraction où lidentité des mots masque la diversité des processus mentaux et des contenus de savoir.
Je pense toutefois que les sciences humaines et sociales peuvent identifier certains " invariants fonctionnels " et tenter dy rapporter des compétences transversales, pour au moins deux raisons :
Anthropologue et sociologue, je privilégierai le second registre, lentrée par la théorie des champs sociaux. Jimagine que mes collègues des autres disciplines, confrontés à une tâche semblable, choisiront dautres transversalités, spécifiques de leur discipline, en termes didentité, de personnalité, de mode relationnel. Cela ne conduira pas nécessairement à se référer à dautres pratiques sociales. Il sagit plutôt de regards complémentaires portés sur les mêmes réalités.
Au risque dajouter à la confusion, je prendrai ici la transversalité dans un sens particulier. Dans le champ scolaire, les compétences transversales (Rey, 1996) sont celles qui traversent les diverses disciplines. Ici, les compétences transversales sont celles qui traversent divers secteurs de lexistence humaine, sans référence aux disciplines scientifiques ou scolaires.
Je ne prétends donc pas exprimer le point de vue de la sociologie, mais celui dun sociologue interactionniste, constructiviste, spécialiste des pratiques et de léducation et dont les références théoriques se sont construites au gré dun itinéraire intellectuel spécifique. Je me servirai ici de façon assez libre de la notion de champ social développée par Pierre Bourdieu (1980, 1982, 1983, 1997 ; Lafaye, 1996 ; Pinto, 1998), parce quelle me semble particulièrement pertinente pour identifier lune des transversalités intéressantes : tous les acteurs agissent dans des champs sociaux, dont les lois de fonctionnement présentent des similitudes sociologiques importantes. Cest pourquoi trouver ou construire la clé des champs pourrait constituer une compétence de base de lacteur social ordinaire.
Agir dans un champ social
Même lorsquil agit seul, nul ne se meut dans un vide social. Le sens commun et les sciences de lhomme parlent souvent dun milieu, dun entourage, dun environnement social ou socioculturel. Le concept de champ social permet de faire un pas de plus : cet environnement est structuré en champs sociaux multiples, caractérisés par des enjeux spécifiques. La transversalité ne réside pas dans la nature des enjeux, mais dans leur existence même et les pratiques, les interactions, les alliances et les combats quils engendrent.
Lafaye résume ainsi la notion de champ dans la sociologie de Bourdieu :
On saisit déjà lexistence de mécanismes communs, qui fondent celle de compétences transversales à tous les champs ou à plusieurs. Il ne suffit pas cependant dassocier une compétence à chacune des caractéristiques dun champ ! Nous aurons donc à recomposer un référentiel de compétences à la lumière de lensemble des fonctionnement ainsi décrits.
Lorsquil avance en âge, lindividu participe fréquemment à plusieurs champs :
Limportant nest pas de figer cette liste. Elle nest présentée quà titre dillustration et ne prétend pas être exhaustive. Elle se limite aux champs dans lesquels il est difficile, dans une société développée, de ne pas être impliqué, dès lâge adulte, parfois dès lenfance. Nombre de personnes sont en outre impliquées dans tel ou tel champ sportif ou artistique. Certains sont acteurs dans le champ militaire, par choix ou comme conscrits. Tous les métiers, toutes les pratiques spécifiques constituent des champs sociaux partiellement autonomes, de même que chaque organisation (entreprise, hôpital, prison, école, etc.), chaque discipline, chaque confession, chaque communauté spécifique.
Dans chaque champ, être acteur exige une forme de familiarité avec les savoirs, les valeurs, les règles, les rites, les codes, les concepts, le langage, le droit, les institutions et les objets propres au champ considéré. Cest pourquoi lentrée dans un champ nouveau passe par un processus de socialisation, plus ou moins rapide, parfois fortement organisé, parfois sauvage, et en général connecté à une position spécifique dans le champ : pénétrer dans le champ hospitalier comme patient, visiteur ou soignant nexige pas la même socialisation.
Ce qui mintéresse ici, ce sont les compétences et les savoirs transversaux, au sens où ils traversent les divers champs sociaux et ne sont propres à aucun. Pour attester de leur réalité, il faudrait mener des recherches comparatives de vaste envergure. Javance, sur la base de multiples observations personnelles aussi bien que des recherches en sciences sociales, lhypothèse que dans tous les champs sociaux il est utile, voire indispensable de disposer des compétences suivantes pour ne pas être le jouet des stratégies et des décisions des autres acteurs :
Des recherches comparatives fondées sur lobservation des pratiques sociales et lidentification des compétences quelles mettent en uvre produiraient certainement un inventaire plus riche et détaillé et permettraient de mieux cerner, dans chaque cas, la part transversale et ce qui est propre à chaque champ. Ainsi, savoir " identifier, évaluer et faire valoir ses ressources, ses limites et ses besoins " vaut pour un membre dune famille, un écolier, un patient hospitalisé, un prévenu devant une cour de justice, un salarié dans une entreprise ou un boxeur sur le ring. La ressemblance des problèmes rencontrés et des réponses apportées natteste pas encore de lidentité des mécanismes cognitifs en jeu. Lobservation des acteurs qui passent dun champ social à un autre atteste dune part de transfert, dautant plus importante quon sintéresse aux processus psychosociologiques. La prudence exige quon ne saute pas sans examen de lidentification de compétences semblables à une stratégie de formation faisant abstraction des champs dans lesquelles elles sinscrivent. Jy reviendrai en conclusion.
Défendre ses droits et ses intérêts, une compétence ?
Ne pas être abusé, aliéné, dominé, exploité ou victime impuissante de la misère du monde, individuellement ou collectivement, nest-ce pas tout simplement avoir des droits et les moyens de les faire respecter et de défendre ses droits et ses intérêts ? Pourquoi exiger des compétences pour obtenir ce qui relève de la démocratie et de la loi ? Parce que le droit nest quune ressource pour les acteurs, qui modifie les rapports de force, mais en est aussi la traduction :
Ma réflexion ne porte pas sur les compétences juridiques seulement, même si lacteur social, pour devenir ou rester autonome dans une société développée, a besoin dune bonne culture juridique. Cest nest quune ressource parmi dautres.
Sil fallait qualifier les compétences de lacteur social autonome énumérées plus haut, je dirai quelles sont tactiques et stratégiques et quelles se fondent, au-delà du droit, sur des savoirs psychologiques, sociologiques, économiques, parfois techniques, scientifiques, informatiques ou administratifs, quils soient savants ou issus de lexpérience. Chacune fait en outre appel à des capacités telles que savoir sinformer, réfléchir, analyser, communiquer, anticiper, négocier, réguler, décider, etc. Ces ressources ne suffisent pas, toutefois, à constituer à elles seules les compétences. Ces dernières naissent de la faculté de mobiliser ces ressources à bon escient et de les orchestrer en temps utile, dans une situation complexe (Le Boterf, 1994, 1997).
Tentons maintenant de reprendre une à une ces compétences, en vue de préciser dans quelles familles de situations chacune est pertinente et de décrire certaines ressources spécifiques quelles mobilisent.
Lautonomie exige des compétences, mais ne sy réduit pas. Nul ne deviendra autonome sil ne le souhaite. Cette valeur nest pas universelle. Elle est indissociable de la modernité, de la démocratie et de lindividualisme. Il serait donc abusif den faire une norme à toute époque, dans toute société. En revanche, dans les sociétés développées, le système de valeurs privilégie lautonomie comme aspiration et base dune identité individuelle. On se situe ici dans ce contexte culturel, donc aux antipodes des visions du monde qui invitent chacun à se fondre dans la collectivité et lordre établi. Souvenons-nous cependant que la quête dune forte autonomie individuelle nest pas la seule source possible didentité. La réflexion menée ici na de pertinence quen regard dun type de société qui valorise lautonomie de lacteur, sa capacité de se définir et de réaliser ses projets, de défendre ses intérêts et ses droits. Quun tel modèle simpose progressivement sur toute la planète ne fait pas, dun point de vue anthropologique, disparaître son arbitraire (Bourdieu et Passeron, 1970).
Dans ce cadre, on se trouve confronté à un paradoxe : former le projet de devenir un être autonome est déjà une manifestation dautonomie. Laliénation totale est de ne pas se penser comme sujet capable dautonomie, de ne pas saccorder assez de valeur pour penser et agir par soi-même. Ce qui signifie quon ne peut poser lidentité comme première et les compétences correspondantes comme ses " conséquences logiques ". Cest en conquérant les moyens dune première autonomie quon forge un début didentité, qui nourrit à son tour le développement de nouvelles compétences.
Identité et compétences ont des rapports dialectiques et salimentent réciproquement. Cest pourquoi développer les compétences analysées plus loin nest possible quà partir dune aspiration à lautonomie, solidaire dune identité. En même temps, ce développement va transformer cette aspiration et lidentité qui la fonde, à la faveur dun cercle " vertueux " qui fait le pendant du cercle vicieux de laliénation.
Dans chacune des compétences ou familles de compétences évoquées, il y a donc des composantes identitaires qui relèvent de rapports au monde quon ne peut réduire à des savoirs ou des savoir-faire, qui supposent une intention et des valeurs, qui comportent une face lumineuse et des zones dombre. Cest plus clair lorsquon propose une formation non obligatoire : ceux qui choissent de la suivre ne le font que sils adhèrent aux pratiques et aux postures qui en sont solidaires. Lorsquon réfléchit sur des compétences de base et quon assigne à léducation la mission de les développer, on lui confie aussi une tâche de socialisation, quil vaut mieux expliciter également.
Savoir
identifier, évaluer et faire valoir
ses ressources, ses droits, ses limites et ses
besoins
Dans la vie sociale, comme dans tout système vivant, rien ne se conserve par inertie. Les choses se reconstruisent en permanence, nul nest assuré de retrouver sa place, son emploi, son pouvoir sil séloigne ou cesse simplement de " veiller au grain ", à la manière dun marin qui ne dort jamais que dun oeil. On connaît des organisations ou des sociétés politiques dont les dirigeants nosent pas prendre de vacances, ni partir en voyage, de peur quune révolution de palais fomentée en leur absence leur fasse perdre le pouvoir. Il ne suffit pas dêtre là, il faut constamment faire valoir ses ressources, ses droits, ses limites et ses besoins :
Dans tous les cas, il sagit de trouver la force de dire non, dexiger des égards, daffirmer ses droits et ses besoins, de se poser en sujet dont il faut tenir compte. Cela requiert de lestime de soi, du courage, de la persévérance aussi, car les régulations ont rarement des effets durables. Dire non, saffirmer, faire valoir des droits est aussi une affaire de compétence :
Tout cela renvoie à une partie des compétences décrites plus loin, notamment " Savoir analyser des situations, des relations, des champs de force de façon systémique " et " Savoir négocier et construire des accords ".
Savoir,
individuellement ou en groupe,
former et conduire des projets, développer des
stratégies
Dans une " société à projets " (Boutinet, 1993, 1995), quiconque na pas de projet devient linstrument des projets dautrui. Au-delà des droits élémentaires et de laide minimale aux plus démunis qui, dans le Welfare State, sont garantis à chacun, la participation aux ressources et au pouvoir passe par ladhésion à un projet collectif ou la poursuite dun projet personnel.
Savoir former et conduire des projets noblige pas à vivre en permanence sur ce mode. Mais le retrait est alors un choix plutôt que la résultante dun manque de compétences. Les conséquences de ce choix sont assumées lucidement : sans projet, lacteur individuel ou collectif est victime dune certaine marginalisation, parce quil subit les décisions et les compromis de ceux dont les projets saffrontent. Dans le monde des entreprises, sauf à bénéficier dune rente de situation, vivre sans projet conduit assez vite à la faillite. Dans dautres domaines, moins régis pas la concurrence, les effets sont moins spectaculaires, on ne cesse pas dexister, mais dans un deuxième cercle, celui des spectateurs, en quelque sorte. On observe ce phénomène à léchelle sociétale, mais aussi dans les organisations, tant pour les individus que les unités. Cela fonctionne même dans la famille.
Savoir former des projets nest pas une compétence mineure. Cest certes dabord un rapport à la vie et au monde, qui suppose une forme didentité, de volonté, dénergie et destime de soi qui sont aux antipodes de la honte (De Gaulejac, 1996) et de la dépression. Il ny a pas de projet sans mobilisation de la personne ou du collectif. Il faut donc que former un projet ait un sens et rencontre une force.
La mobilisation, toutefois, nest pas une impulsion initiale. Elle soutient la genèse du projet, mais aussi sa mise en uvre. Et elle nest pas indépendante de la résistance du réel. Chacun est capable de former des projets irréalistes, quil abandonnera à la moindre raillerie ou au premier obstacle.
Savoir former des projets, cest savancer sur le fil du rasoir, sur la crête qui sépare linertie de lutopie, cest se projeter vers un avenir possible, mais qui nadviendra que si lon y travaille en mettant toutes les chances de son côté. Pour que le Soleil se lève, il nest pas nécessaire de former un projet. Pour aller sur la Lune, il en faut un. Mais un tel projet a été utopique jusquau milieu de ce siècle, parce que létat de la sciences et de la technologie ne donnait aucune chance dy parvenir. Un projet doit rester dans lordre du faisable, comporter une part de rêve, doptimisme, mais donner limpression quil nest pas hors de portée.
On voit quintervient ici le regard dautrui. Chacun peut, en son for antérieur, forger des projets délirants, que les psychanalystes placeront dans le registre du fantasme. Dès lors quon fait mine de vouloir réaliser un projet, les autres le perçoivent et le jugent. Il doit parfois être clairement énoncé pour avoir la moindre chance dobtenir les moyens, les informations, la coopération ou les autorisations nécessaires ( Amadieu, 1993 ; Strauss, 1992). Une première facette de la compétence consiste donc à former des projets dapparence raisonnable, que les autres jugeront éventuellement audacieux, risqués, mais pas irréalistes. Lorsque Alain Bombard se lança dans la traversée de lOcéan sur un radeau, sans aucune subsistance, il voulait prouver quon peut survivre grâce aux éléments nutritifs de leau de mer, notamment le plancton : On ne le pris pas pour un fou, parce quil était biologiste et connaissait bien la mer. Lorsque les premiers navigateurs ont tenté le tour du monde à la voile en solitaire, les risques étaient importants, mais ils étaient pris par des sportifs entraînés, qui mettaient toutes les chances de leur côté. Lorsque la NASA décida que lespèce humaine marcherait sur la Lune, on était loin des rêveries de Jules Vernes.
Pour former un projet dapparence raisonnable, il faut donc deux types de ressources :
Ce sont les ressources indispensables pour former de grands projets collectifs, projets sportifs (par exemple organiser les Jeux Olympiques), artistiques (bâtir une cathédrale), culturels (créer un musée de la civilisation), scientifiques (combattre le SIDA), technologiques (développer les énergies renouvelables), écologiques (lutter contre la désertification), militaires (déclarer et gagner la guerre du Golfe), politiques (réunifier lAllemagne, créer une monnaie unique en Europe) ou économiques (sortir une région du sous-développement, maîtriser le chômage). Ce sont là des projets qui intéressent lensemble dune société, voire toute la planète. On trouve des entreprises équivalentes, aussi ambitieuses et complexes, à léchelle de certaines organisations, par exemple lorsquune entreprise, une administration ou un hôpital veulent réaliser une décentralisation, une mutation technologique, une réforme, lorsquun parti, un syndicat ou une association veulent conquérir le pouvoir, renégocier une convention collective ou faire passer une législation plus favorable. Des groupes plus restreints peuvent, eux aussi, former des projets audacieux. Une équipe de football peut projeter de gagner le championnat, un groupe de rock de faire son premier disque, une famille dimmigrer vers des cieux plus cléments, un couple dadopter un enfant.
De tels projets collectifs reposent toujours, en fin de compte, sur des individus, ce sont eux qui rêvent, pensent, calculent, régulent, décident, négocient. Ils le font cependant, de façon générale, à titre de membres de groupes, dorganisations et de sociétés. On pourrait donc se dire quil nest pas indispensable que tous les membres dun groupe aient les compétences requises pour former et conduire des projets, quil suffit quelles soient présentes dans le groupe, chez ses dirigeants, ses experts ou tel membre inspiré.
La nécessité de compétences chez chacun est plus évidente lorsquon sintéresse aux projets de personnes prise individuellement : projets de voyage, de carrière, de reconversion, de formation, de thérapie, dépargne, dinvestissement, de création, de recherche (dun logement ou de la pierre philosophale, selon les cas). Lenjeu est alors que tout individu sache former et conduire des projets personnels et participer de façon active à former et conduire des projets collectifs.
Savoir développer des stratégies est rattaché ici au projet, parce quon na pas besoin de stratégie si lon vit sans projet, au jour le jour. La stratégie est lart du détour, du calcul, du maintien dun cap pour atteindre un objectif à moyen terme en tenant compte des obstacles qui surgissent, par toujours prévisibles. Un projet peut viser la transformation de la situation, mais aussi son maintien : tous les projets ne sont pas novateurs.
Les compétences stratégiques diffèrent en partie selon le champ social dans lequel on agit et le type de projet. Mais les racines de la pensée stratégique sont les mêmes : savoir prévoir le pire, envisager toutes sortes de cours possibles des événements, anticiper les obstacles matériels et les réactions des partenaires et adversaires, imaginer des solutions originales sur le vif, maîtriser les effets indirects et les effets pervers de laction (Boudon, 1977), évaluer au plus juste le temps que prennent les choses, les ressources nécessaires, les appuis sur lesquels on peut compter, planifier toute ce qui peut lêtre et sécarter du plan à bon escient, faire le point en permanence, réajuster les prévisions et les plans daction au fur et à mesure (Suchman, 1990).
Savoir analyser
des situations, des relations,
des champs de force de façon
systémique
Une partie des gens démunis le restent parce quils ne tentent rien. Dautres parce quils font des efforts désordonnés qui naboutissent à rien et parfois aggravent leur cas. Dörner (1997) montre que même lorsquil ny a pas conflit, toute action qui ne prend pas correctement en compte les interdépendances systémiques peut conduire à des catastrophes à moyen terme, même si, à court terme, on enregistre un progrès. Ralentir ou détourner la circulation dans une ville pour accroître la sécurité et la tranquillité, cest bien ; mais si cela paralyse le commerce urbain au profit des centres commerciaux externes, la perte demploi et de vie sociale en ville peut être un effet indésirable très fâcheux. Souvent, le remède est plus grave que le mal si on ignore les régulations à luvre et quon ne traite que les symptômes.
Cet exemple montre que le problème est rarement purement technique, que les groupes qui pensent y gagner défendent une solution, alors que sy opposent les groupes qui pensent y perdre. Les stratégies des acteurs font partie du champ de force et du système.
Ces compétences danalyse systémique sont à lévidence nécessaires à un leader politique ou syndical, à un chef dentreprise, à quiconque veut mobiliser ou transformer un système social complexe et agir, par exemple, sur la natalité, la prévention des maladies, la protection de lenvironnement, la consommation ou le vote.
Je soutiens quà son échelle, lacteur autonome a besoin des mêmes compétences. Non pour conduire des politiques publiques, mais pour construire et tenir une ligne daction cohérente. Les parents qui veulent assurer la réussite scolaire de leurs enfants sont souvent dune grande maladresse faute dune bonne compréhension du système daction dans lequel ils se meuvent. Le mieux est lennemi du bien, ils font preuve dacharnement et suscitent des résistances ou des conduites de fuite proportionnées à leur insistance (Perrenoud, 1998 a).
Une partie des personnes victimes dinjustices ou dabus de pouvoir détériorent leur situation en se débattant inconsidérément, comme des bêtes prises au piège. Une personne que lon veut interner sous prétexte quelle perd la raison peut réagir si impulsivement quelle semble donner raison, a posteriori, à ceux qui veulent lenfermer et peut leur gagner la sympathie des témoins. Une personne victime dune injustice (punition ou licenciement arbitraires) peut avoir des réactions si violentes quelle se met hors la loi et passe du statut de victime à celui dagresseur. Ces réactions qui vont à lencontre des intérêts tactiques de lacteur témoignent dabord dune absence de sang-froid. Le sang-froid, est-ce une compétence ou une manière dêtre au monde ? Les deux, sans doute. Au-delà de la maîtrise de soi, la capacité danalyser les rapports de force, si elle est présente, peut être lun des rares atouts des dominés. Elle seule peut les inciter à attendre patiemment le moment où leur réaction aura le plus de chance davoir un effet et les inviter à construire des stratégies plus complexes, à ruser le temps de trouver des alliances ou des ressources pour retourner la situation en leur faveur ou au moins préserver leurs intérêts élémentaires.
Les dirigeants/dominants ont besoin de maîtriser toutes les " tactiques du pouvoir " pour prendre ou conserver le contrôle de lorganisation ou dun système plus vaste. Les acteurs ordinaires nont pas de telles ambitions. Ils ont simplement besoin, pour préserver leurs intérêts ou réaliser leurs " petits projets ", de savoir identifier les déterminismes, les contraintes, les marges daction, les possibles. Pour cela, ils doivent construire une représentation schématique, mais aussi juste que possible, du fonctionnement du champ et de leur propre position. Un acteur " sociologiquement lucide " sait sil a intérêt à sindigner vertueusement, à faire un scandale, à se plaindre ou au contraire attendre son heure en prenant la position basse. Il sait sil doit exposer honnêtement ses besoins, ses limites, ses zones de doute ou dincompétence, ou au contraire jouer la " comédie de la maîtrise " (Perrenoud, 1996 a). Il a en tête un modèle du système daction et de ses zones dincertitude (Friedberg, 1992, 1993) qui lui permet danticiper et de contrôler les conduites des autres et de prévoir ce qui risque darriver sil prend lui-même telle ou telle initiative.
Une formation en sciences sociales nest pas inutile, mais ce nest pas de théorie générale dont lacteur ordinaire a besoin, mais dun modèle, dune carte conceptuelle du système daction qui le concerne, ici et maintenant. Une partie des acteurs qui défendent bien leur autonomie, voire exercent du pouvoir, construisent un tel modèle de façon intuitive, sans concepts savants, à la manière dun savoir dexpérience et en partie par essais et erreurs, ce qui renvoie au bon usage de lexpérience et à la pratique réflexive.
Savoir
coopérer, agir en synergie,
participer à un collectif, partager un
leadership
Dans une société complexe, il est rare quon arrive à ses fins tout seul. Les partis politiques, les syndicats, les groupes de pression sont des dispositifs qui permettent à ceux qui partagent les mêmes intérêts ou les mêmes convictions dallier leurs forces.
Défendre son autonomie, cest parfois savoir limiter sa liberté de manuvre, pour se fondre dans un ensemble plus vaste de gens qui défendent des causes semblables ou une cause commune. Cest le principe de tout système daction collective. La première compétence dun acteur autonome consiste à identifier les groupes, partis, associations ou autres mouvements déjà constitués susceptibles de laider à atteindre ses buts ou à défendre ses intérêts. Le choix nest pas toujours facile, car il y a compétition entre organisations concurrentes. De plus, une fois inscrit dans une organisation, chacun est soumis à des disciplines et une forme dorthodoxie que tous ne sont pas prêts à supporter.
Lorsque lacteur entre dans une organisation existante, une seconde compétence lui devient indispensable : savoir sintégrer sans être utilisé, en restant fidèle à ses principes et à son projet initial. Les militants des organisations syndicales et politiques apprennent à leurs dépens que ce nest pas facile, quils deviennent les rouages dune machine de guerre où la raison stratégique prévaut souvent sur les états dâme et les valeurs des personnes. Cest lun de dilemmes permanents de lacteur : rester seul, donc impuissant, mais libre ; où saffilier à un collectif et se trouver conduit à faire des compromis pour atteindre les objectifs de laction collective. Cest ici encore une question de personnalité, de courage, de détermination, mais aussi de compétence : faire valoir son point de vue au moment où un collectif construit sa position et sa stratégie exige une grande habileté à comprendre la dynamique du débat et les tendances en présence, pour ne pas se retrouver isolé, voire réduit au silence. En dehors des habiletés argumentatives et manuvrières, il en est dautres, tout aussi fondamentales, par exemple savoir discerner les limites de la solidarité et savoir comment construire des alliances tactiques ou plus durables.
Même dans une société hyper organisée, il reste à construire des systèmes daction collective, aussi bien au sein des grandes organisations quen dehors, par exemple dans les domaines où il nexiste encore aucun acteur collectif, parce que le problème est neuf ou parce quun pays sort dune période de répression policière ou de crise économique qui empêchait toute action collective. La vie sociale ne cesse de faire émerger des catégories nouvelles de personnes qui se découvrent des intérêts communs. Cest ainsi que divers types de victimes (prises dotage, actes de terrorisme, erreurs médicales, transplantations sanguines responsables du SIDA, accidents aériens, nuisances diverses) se liguent pour défendre des droits nouveaux. De même, autour de maladies, de handicaps, des greffes dorganes ou déquipements médicaux rares, les patients ou leurs familles sorganisent. On voit les chômeurs constituer des groupes de pression indépendants des syndicats de salariés et qui entrent en partie en conflit avec ceux qui ont encore du travail. Diverses causes humanitaires mobilisent des gens révoltés. Des mouvements écologiques naissent autour dune centrale ou de déchets nucléaires, dune réserve naturelle menacée par des promoteurs, de lextermination des phoques ou des baleines.
Les compétences de lacteur autonome ne se limitent donc pas à choisir une organisation existante, pour y adhérer et y jouer un rôle actif. Il devrait aussi, avec dautres, savoir construire des collectifs nouveaux, associations dusagers, groupements de quartiers, mouvements écologistes, etc.
La multiplication de mouvements sociaux suggère que de telles compétences existent déjà. Lobservation de leur fragilité et de leurs querelles intestines indique quon est encore loin du compte, en partie parce que les savoir-faire les plus courants ne permettent pas de concilier facilement efficacité et démocratie. Si bien quon voit des associations démocratiques qui sépuisent en débats internes sans avoir prise sur le réel et dautres placées sous la coupe de quelque tyran, qui se retrouve isols, une fois les menaces éloignées.
Savoir
construire et animer des organisations
et des systèmes daction collective de type
démocratique
On peut faire le rapprochement avec le thème de la citoyenneté, à condition daccepter que léducation à la citoyenneté ne soit pas uniquement une question de valeur et dadhésion au modèle démocratique. Ce sont des conditions préalables, mais sans compétences spécifiques et pointues, toutes les associations dérivent vers la paralysie ou la prise de pouvoir de quelques uns.
Ici à nouveau, les compétences nont de sens que si elles sancrent dans une identité et des convictions démocratiques. Elles permettent de mettre en uvre une partie des idéaux relatifs par exemple à la transparence des décisions, au strict respect des procédures, à légalité des chances, à la justice.
Nimporte quelle cause urgente peut mobiliser des gens hors de tout fonctionnement démocratique. Ils obéiront à un leader autoritaire sil apparaît capable de les tirer daffaire au moment où le navire sombre. En vitesse de croisière, cest différent. La mobilisation nest maintenue que si les gens se sentent considérés et parties prenantes des décisions. Cest vrai même dans les entreprises, où se mettent en place diverses structures de participation.
Si la démocratie reste limitée, dans les entreprises, par le droit des propriétaires à disposer de leurs biens, dans les administrations par les décisions du gouvernement, du parlement et parfois des électeurs, dans les églises par la référence à une volonté divine et aux textes sacrés interprétés par le clergé, elle na aucune raison dêtre bornée de la sorte dans les associations de tous genres dont on devient membre non au gré dun contrat de travail ou dun baptême, mais en vertu dun choix personnel, raisonné, volontaire et réversible.
Le spectacle des partis politiques montre quil existe toujours des formations, souvent extrémistes, aux ordres dun leader charismatique ou dune oligarchie. La plupart des grands partis gouvernementaux ne retiennent leur militants et leurs électeurs quen leur accordant une part de pouvoir, souvent le strict minimum. Dans des associations de moindre envergure nationale, qui disposent de moins de moyens et de compétence, la démocratie est mise à mal plus souvent, ou moins subtilement. Cest sans doute parce que ceux qui travaillent le plus et sollicitent des mandats nont pas lintention de suivre docilement leur base. La plupart des dirigeants dorganisations oscillent entre un respect inconditionnel de la base et une manipulation suffisante pour sauver les apparences de la démocratie. Cette oscillation tient à lambivalence des dirigeants, pris entre goût du pouvoir et convictions démocratiques. Mais elle tient aussi à un dilemme : forger une décision démocratique prend du temps et aboutit souvent à un consensus mou, à une stratégie peu cohérente, en outre dévoilée publiquement avant même dêtre mise en uvre. Cest pourquoi démocratie et efficacité sont en conflit.
Pour surmonter la tension, il faut construire une culture commune, des méthodes de travail, des formes de délégation réversibles, des procédures de consultation et de décision réalistes en regard des échéances et des contraintes tactiques. Ce travail repose dans une large mesure sur les épaules des dirigeants, qui conçoivent les structures, les statuts, les canaux dinformation, les procédures de travail et de décision. Cependant, plus la conception du fonctionnement démocratique est largement partagée, plus les membres sont capables de prendre des responsabilités et des initiatives dans le même esprit, plus ils sont vigilants et en mesure de prévenir les dérives autoritaires, plus lorganisation dans son ensemble sera démocratique. Cest vrai aussi dans les entreprises et administrations qui souhaitent une participation des salariés.
Les compétences correspondantes sont en partie fondées sur une connaissance du droit civil et des principes démocratiques. Leur mise en uvre dépend cependant de multiples savoir-faire plus pratiques, par exemple construire une véritable alternative, animer un débat, restructurer une problématique pour sortir dune impasse ou permettre à la minorité de sauver la face, donner la parole aux dissidents sans les laisser prendre le groupe en otage, construire des compromis en intégrant des logiques contraires, fractionner les décisions pour éviter de radicaliser les oppositions ou au contraire faire adopter une politique densemble dont découleront des décisions particulières, décentraliser à bon escient, mettre en place des mécanismes de recours ou de régulation.
On peut considérer que ce sont des compétences politiques, au sens large du fonctionnement dune cité régie par la recherche du bien commun. Plus largement, il sagit de savoir négocier, construire des accords, décider dans le respect de toutes les tendances.
Savoir gérer et dépasser les conflits
Cest évidemment hors dune commune appartenance que les conflits se développement de la façon la plus légitime, donc ouvertement et parfois violemment. Entre nations, ils ne sont modérés par aucune instance forte, même si lONU essaie de jouer ce rôle. De même en cas de guerre civile, lorsque la justice et les institutions sont-elles mêmes en crise ou écartelées entre des tendances antagonistes.
La commune appartenance à un ensemble ne fait pas disparaître les conflits. Il ny a " union sacrée " que dans les moments les plus dramatiques de la vie dune nation ou dune organisation. En période moins mouvementée, elle se défait. A lintérieur dune société démocratique, lÉtat, le droit, les conventions collectives et un système de valeurs partagées offrent un cadre légal et moral largement accepté par les adversaires au règlement de leurs conflits. Il en va de même au sein des organisations, où les instance dirigeantes jouent le rôle de lÉtat. Cela nempêche pas les sociétés et les organisations dêtre le théâtre de grèves, manifestations, occupations et autres affrontements verbaux et parfois physiques entre des groupes ou entre eux et les forces de lordre.
Bref, une société démocratique ne bannit pas le conflit, elle lui propose un cadre juridique, au sens large, incluant les procédures civiles, pénales ou administratives, mais aussi les tribunaux de prudhommes, diverses instances de médiation, les négociations et conventions collectives et toutes les institutions qui, à un titre ou un autre, formellement ou informellement, favorisent lexpression pacifique des différents et la recherche dun compromis équitable. On peut euphémiser les conflits en parlant de divergences de vues ou de " débats démocratiques ", mais il y parfois des intérêts ou des opinions aussi contrastés quentre de véritables adversaires, ne serait-ce que pour prendre le leadership de lorganisation ou emporter la majorité sur telle ou telle décision.
Si lon en arrive à la violence nue, que ce soit dans une ville, un immeuble, un quartier, une prison ou une entreprise, cest évidemment parce que les mécanismes de résolution pacifique des conflits nont pas suffi. Cela ne signifie pas quils nexistent pas ou sont inefficaces. Ils permettent au contraire, dans la plupart des cas, déviter lescalade, Hélas, leurs limites sont plus spectaculaires que les médiations réussies.
Aujourdhui, la crise économique, les mouvements de population, les mélanges multiculturels, linsécurité et la désorganisation urbaine, le rythme des changements technologiques, laccroissement du chômage, de la précarité et des inégalités sont autant de sources nouvelles daffrontements. Il est probable que la capacité de règlement pacifique des conflits sest accrue au fil des siècles, en valeur absolue, mais quelle est toujours insuffisante en regard de la complexité croissante du monde contemporain.
Les compétences requises sont en partie des compétences dexperts : magistrats, médiateurs, conciliateurs professionnels. Ils ne devraient intervenir quen bout de parcours, lorsque des médiations plus proches des parties ont échoué. Felder (1985) analyse le fonctionnement des community boards à San Francisco et montre que dans des zones défavorisées, où les conflits de voisinage sont vifs et nombreux, des instances locales, faites de bénévoles volontaires et élus, peuvent faire un excellent travail de médiation. En dehors de structures organisées, un important travail de médiation informelle se fait tous les jours, dans toutes sortes de champs sociaux, par des tiers qui ne sont pas directement impliqués dans le conflit, par des acteurs solidaires de lune ou lautre partie mais qui plaident pour une solution négociée ou par les acteurs eux-mêmes lorsquils ne veulent pas se laisser entraîner dans une escalade et cherchent un règlement pacifique.
Pour identifier des compétences nécessaires, il nest pas utile de prétendre quelles font totalement défaut. Il sagit plutôt de les renforcer, de permettre à un nombre encore plus grand dacteurs de les développer. Il reste nécessaire de recourir à des médiateurs experts dans les cas les plus difficiles, mais il est souhaitable que les professionnels demeurent un ultime recours et que le traitement des conflits soit en priorité laffaire des intéressés ou de leurs proches.
Parmi les compétences requises, il y a dabord un rapport serein au conflit comme mode normal, acceptable, non pervers, de relation entre êtres humains, comme contrepartie de la liberté et du pluralisme. Ce qui suppose une culture psychosociologique permettant de ne pas diaboliser le conflit et de ne pas tenter de le résoudre en le niant ou en le stigmatisant comme une pathologie.
Ensuite, il faut des savoir-faire plus pointus, par exemple :
Selon la nature du conflit, il est souhaitable, si la médiation est assurée par un tiers, quil possède quelques connaissances techniques pour comprendre la nature du différent. Ce nest pas lessentiel. Un médiateur peut saisir les enjeux sans se substituer aux acteurs, encore moins sans être capable de faire le travail des gens en conflit. Derrière les oppositions techniques se cachent souvent des enjeux de pouvoir, de territoire, de préséance, de droits dauteur, de reconnaissance des mérites, de liberté et de contrôle, de division du travail, déquité. Les mécanismes concernés sont transversaux. Lexpertise du médiateur porte sur leur fonctionnement. Si le dénouement du conflit passe par des solutions techniques, son rôle nest pas de les amener, mais dinviter les acteurs à les construire ensemble.
Jouer avec les règles, sen servir, en élaborer
Linstauration de règles peut servir aussi bien que desservir lautonomie de chacun. Dans une société totalitaire, une organisation ou une famille autoritaire, le pouvoir impose des règles qui privent les acteurs dautonomie. Une société démocratique édicte au contraire des règles qui préservent lautonomie des sujets, de la déclaration universelle des Droits de lhomme au règlement intérieur dune lécole, dune lentreprise ou dun immeuble.
Ces formulations évoquent sans doute dabord des règles de droit, mais par analogie, elle sappliquent à nimporte quel système de normes explicites, voire implicites. Un adolescent doit trouver une réponse à ces questions pour savoir combien de fois par semaine ou par mois il peut rentrer tard la nuit, jusquà quelle heure sa rentrée tardive est tolérée ou provoque des réactions désagréables. De la même façon, une patient hospitalisé doit découvrir les limites de son autonomie et, pour les repousser, apprendre à jouer avec les règles en vigueur dans le service.
Lorsque les règles sont proprement juridiques, il faut évidemment une connaissance du langage et des concepts du droit formel. Dans ce cas et dans tous les autres, il faut des compétences " psychosociologiques " pour identifier la règle et le jeu quelle laisse, par essais et erreurs, en posant des questions anodines, en écoutant des anecdotes, en analysant les mécanismes de repérage et de répression de la déviance, en repérant les côtés vulnérables de ceux qui ont la charge de faire appliquer les normes. En amont, il faut sans doute liquider son rapport infantile à lautorité, se débarrasser de quelque Surmoi encombrant ou cesser dimaginer que le Ciel va tomber sur la tête de ceux qui sécartent de la norme. Cette compétence danalyse du statut humain, négociable et changeable de la norme, de son arbitraire, des intérêts quelle sert, du fait quelle na rien de sacré et que la répression de la déviance na rien dautomatique ni de standardisé, accroît la liberté intérieure du sujet et lautorise à construire un rapport stratégique aux règles qui limitent sa liberté.
En contrepartie, cela suppose une éducation éthique permettant de faire bon usage de lautonomie conquise en substituant le jugement au respect inconditionnel dune norme parce que cest la norme.
Savoir construire des ordres négociés par-delà les différences culturelles
On ne peut vivre dans le désordre, sauf à titre transitoire. En même temps, dans une société pluraliste, démocratique et en perpétuel changement, il ny a pas dordre traditionnel, immuable ou du moins stable, proposant une réponse à chaque situation, mais surtout limitant de façon drastique les situations qui peuvent se présenter. Lordre social est fragile, constamment contesté ou mis en crise, régulièrement remanié, renégocié (Padioleau, 1986). Seuls ceux qui savent participer à cette négociation parviennent à tirer leur épingle du jeu. Les autres perdent le peu quils avaient acquis lorsque les règles du jeu changent. Cest ainsi que le passage aux économies structurellement inflationnistes a dépossédé les épargnants qui ont vu, en spectateurs, se construire une nouvelle donne.
Dans notre société, du fait des mutations technologiques, des restructurations de lappareil de production, des recompositions de sociétés ou dorganisations entières, des fusions, des déplacements de populations dun pays ou dun continent à un autre, un nombre croissant de personnes se trouvent dans un environnement nouveau, entourées dinconnus et plongées dans des interactions dont elles ne comprennent pas les règles ou qui nen ont pas encore.
Pour éviter Mad Max aussi bien que le repli de chacun sur soi et sa famille, il importe donc quun maximum dacteurs sachent (re)construire de façon négociée et artisanale des ordres microsociaux provisoires, qui permettent de vivre ensemble. Dans les cas extrêmes, par exemple dans certains bidonvilles, certaines cités durgence, certaines zones frontières, camps ou quartiers déshérités, la coexistence doit sorganiser entre communautés qui ne parlent pas la même langue, nont pas la même culture et doivent se partager des ressources rares et des espaces limités. Pour que la coexistence soit pacifique, il faudrait que les acteurs en présence aient les moyens dinventer un ordre, et pour cela de communiquer, dexprimer des besoins, darticuler des points de vue et des intérêts. Ce qui est improbable dans des conditions aussi extrêmes est un peu plus facile dans les zones où la vie est moins menacée, désorganisée ou précaire. Même alors, il faut des compétences pour organiser la coexistence, sinon une nouvelle communauté. Même lorsque les différences culturelles sont internes à la même société globale, faire des concessions pour construire un ordre vivable nest pas facile. On sen rend compte lorsque des personnes instruites, civilisées et partageant les mêmes valeurs se retrouvent dans une chaloupe, sur une île déserte ou isolée loin de tout recours. En Suisse, la protection civile a, durant des années, prévu quen cas de conflit nucléaire, une partie de la population trouverait un abri durable dans des caves spécialement aménagées, protégées des radiations et isolées de lair extérieur. Pour anticiper les problèmes de coexistence dans ces espaces exigus, des expériences ont été faites dans certains immeubles, avec des habitants volontaires et pour une courte période. Elles ont montré lextrême difficulté que rencontre un groupe réuni par linfortune à construire des règles permettant la vie en commun, notamment des procédures de décision démocratique et des règles de justice quant aux tâches, aux espaces et aux privilèges de chacun en fonction de son âge, ses besoins, son statut.
Dans des circonstances moins confinées ou moins dramatiques, le manque de compétences na pas deffets aussi visibles, mais il contribue à " miner " les groupes et les organisations de lintérieur et à favoriser soit les dérives autoritaires, soit une forme danomie et de désorganisation des communautés qui doivent leur survie à la négociation plutôt quà une commune dépendance à légard dun gourou ou dun dogme assez fort pour les mettre daccord.
Ces diverses compétences mériteraient évidemment dêtre analysées en composantes plus spécifiques. De même, les ressources quelles mobilisent devraient être méthodiquement identifiées. Cest à cette condition quon pourrait commencer à construire des programmes de formation de telles compétences.
On peut supposer quun sujet extrêmement érudit et intelligent serait capable de construire de telles compétences par ses propres moyens, en apprenant très vite de lexpérience. Chez des sujets plus ordinaires, dont les ressources seront moins impressionnantes, la construction de compétences définies passe par un entraînement organisé, dès lécole élémentaire. La scolarisation nexclut pas, au contraire, quon mise aussi sur le développement de telles compétences au gré de lexpérience de vie et dune pratique réflexive. Une véritable formation articulerait dailleurs ces dimensions.
Une autonomie bridée
Au moment où un acteur entre, pour la première fois, dans un champ social défini, il est normal quil ne sache pas grand-chose et ne soit pas très compétent. Sauf bien entendu sil a été dûment formé, mais alors on peut considérer que la formation fait partie du champ : être séminariste, cest déjà faire partie du champ ecclésiastique. La plupart des champs organisés prévoient un statut spécial pour les nouveaux arrivants, qui leur permet justement dapprendre ce quils doivent savoir et leur donne le droit à lerreur et au tâtonnement, pour une période dinitiation plus ou moins codifiée. Lorsquelle est organisée, la socialisation privilégie souvent une sorte de conformisme. Elle est régie par les acteurs dominants du champ et ne vise pas nécessairement leur autonomie, soit parce que ce nest pas une valeur importante (par exemple dans une armée, un ordre religieux, certaines entreprises), soit parce qu'elle entre en contradiction avec dautres valeurs (obéissance, humilité, efficacité, uniformité), soit encore parce quelle nest pas associée au statut de nouveau venu. Devenir un acteur autonome nest donc pas nécessairement " au programme ". Dans nombre de champs sociaux, les compétences et lautonomie dun acteur sont limitées à ce que sa position autorise et exige. Quil en sache plus menacerait lordre établi !
Il existe certes des organisations dont le travail de socialisation vise lautonomie des acteurs qui y entrent. Si cétait la règle, il ne serait pas nécessaire de se soucier de développer lautonomie de lacteur et les compétences correspondantes dans la formation de base. En réalité, la socialisation interne à un champ social est presque toujours une entreprise paradoxale, qui privilégie une certaine forme dautonomie sans laquelle le champ ne saurait fonctionner et qui la limite en même temps, pour quelle serve lunité, les buts et les intérêts des acteurs dominants dans le champs, ceux qui contrôlent les processus de socialisation, parfois dadmission.
Cest évident dans une organisation, champ spécifique fortement structuré par un pouvoir organisateur et auquel on appartient en vertu dune décision formelle et au gré dune socialisation prise clairement en charge. Dans un champ social, les processus de socialisation ne sont en général pas organisés de manière aussi délibérée, mais on retrouve la même tension, avec un double seuil : en deçà dun premier seuil, le manque dautonomie empêche le champ de fonctionner, au-delà du second seuil, elle en menace lexistence ou simplement la configuration établie des pouvoirs.
Le développement de lautonomie des sujets, si on ne les réduit pas à laddition de leurs appartenances, se construit donc nécessairement, au moins en partie, contre la logique de chaque champ. Cest pourquoi il importe que le système éducatif ne soit pas dans une totale dépendance à légard des autres organisations et des autres champs sociaux, mais travaille en partie dans lintérêt des acteurs individuels, voire collectifs, au-delà de leur appartenance, à la formation dacteurs réflexifs et critiques.
Agir en praticien réflexif
La notion de praticien réflexif à été popularisée par les travaux de Schön (1983, 1987, 1991) dans le contexte de la recherche sur les professions et les formations correspondantes. Je lextrais ici de ce contexte parce quelle me paraît étroitement connectée à la problématique de la genèse des compétences dun acteur social autonome, définie indépendamment de leur normalisation dans telle organisation ou dans tel champ social. Il sagit, pour être plus clair, de rendre les acteurs aussi indépendants que possible des limites que chaque organisation ou chaque champ fixe à leur autonomie.
Ou encore, pour le dire autrement, lenjeu est de rendre autonome même par rapport aux normes sociales qui régissent lautonomie dans les divers champs constitutifs dune société moderne. Ce qui revient à affirmer quun acteur nest pas la simple addition des rôles quon lui assigne dans les divers champs dont il fait partie, de gré ou de force.
Cette posture est sans doute, à certains égards, très optimiste quant à la démocratie et quant à lautonomie relative du système éducatif par rapport à la demande ou à la commande sociales. Si cet optimisme nétait pas de mise, il suffirait, pour orienter les programmes, dinterroger les porte-parole autorisés de chaque champ sur leurs attentes à légard de lécole et de faire la synthèse de ces attentes pour définir les programme scolaire. Si lécole nest pas laddition de telles demandes, mais participe dun projet centré sur la personne et la citoyenneté, réfléchir à des compétences et à une autonomie transversales a un certain sens.
La pratique réflexive est alors un moyen de les conquérir, de les conserver, de les développer, indépendamment de et parfois contre les programmes de socialisation et de formation propres à chaque champ ou organisation. Une posture et une démarche réflexives permettent à lacteur dapprendre de lexpérience et de réfléchir par lui-même sans être prisonnier de la pensée unique ou des attentes de son environnement. Cest une attitude et une " métacompétence " dont dépendent toutes les autres.
Deux principes de base
Soulignons deux principes de base dune formation à lautonomie dès lécole obligatoire :
1. Comme on apprend à marcher en marchant, on apprend à construire son autonomie en lexerçant. Plutôt que dorganiser des travaux pratiques de 14 à 16 heures le vendredi, mieux vaudrait évidemment que lensemble de la situation de formation (scolarisation, éducation dadultes, voire travail) constitue un curriculum formateur des compétences reliées à lautonomie.
2. Chaque compétence suppose un développement global de la pensée critique et de la pratique réflexive qui ne peut sexercer que sur lensemble des savoirs et des situations de formation ou de vie.
Cest dire que prendre au sérieux le développement des compétences évoquées suppose bien davantage que la modification ou lenrichissement des programmes. Lévolution est solidaire dune approche par compétences pour lensemble du curriculum (Perrenoud, 1998 a, 2000 a) et dune transformation assez sensible du rapport pédagogique et du fonctionnement des établissements scolaires et des classes dans le sens de la pédagogie institutionnelle, de lécole nouvelle, des méthodes actives, des démarches de projet, de lapprentissage sous contrat, de lautogestion pédagogique.
On sinscrit ici dans le champ de léducation à la citoyenneté, mais bien au-delà de linstruction civique. Il est question non seulement de valeurs et de savoirs, mais de compétences, donc dune formation à la fois théorique et pratique mobilisable dans des situations réelles de la vie, à lécole et hors de lécole, dès lenfance et tout au long du cycle de vie.
On ne peut aller dans ce sens sans mettre ce projet au cur des disciplines. Développer la pensée critique, le débat et lautonomie intellectuelle est en principe lintention de chaque discipline, langue maternelle, mathématique, histoire, biologie, philosophie, etc. En réalité, cet objectif est souvent laissé de côté au profit de laccumulation de savoirs. Il se heurte aussi au manque de temps et à la crainte des professeurs de perdre le pouvoir sils ouvrent le débat. Former lesprit critique fait toujours courir le risque quil sexerce dabord contre lécole. Jai développé ces thèses ailleurs, notamment à propos des connexions à faire entre citoyenneté, débat intellectuel et rapport au savoir (Perrenoud, 1997, 1998 e). Je souligne simplement un postulat de base : lécole ne peut développer lautonomie, la pratique réflexive et la pensée critique en les interdisant en son sein. Cest donc une formation à hauts risques quil faut envisager, qui implique des changement dattitudes et de contrats pédagogiques et didactiques (y compris sur lévaluation) autant que des remaniements du curriculum prescrit.
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