|
|
Linnovation toujours
recommencée
ou peut-on apprendre de lexpérience des
autres ?
Philippe Perrenoud
Faculté de psychologie et des sciences de
léducation
Université de Genève
1999
Le transfert, une idée trop simple ?Apprendre de lexpérience des autres
On mesure aujourdhui les limites dune innovation venue den haut. Leurs auteurs proposent, les praticiens disposent et ont le pouvoir de diluer, dénaturer, voire réduire à néant les structures, programmes ou méthodes les mieux pensés. Le souci du transfert des innovations senracine dans léchec des réformes centralisées. On rêve dun transfert de praticiens à praticiens, ou plus justement, déquipes à équipes, détablissements à établissements.
Cette idée séduisante se heurte à au moins deux obstacles :
Pour franchir le premier obstacle, il importe que le système éducatif et les établissements laissent assez dautonomie aux équipes pédagogiques innovantes, leurs fassent confiance, appuient leurs efforts. Cela ne va pas de soi et ne convient en outre quaux innovations les plus centrées sur la salle de classe et létablissement. Lévolution des programmes et des structures peut difficilement se faire sur le mode de linitiative locale et de la dissémination.
Admettons toutefois que ce processus soit prometteur pour une partie des innovations et que le système le soutienne activement et avec persévérance. Reste alors le second obstacle : lémergence de pratiques innovantes ne garantit nullement leur adoption par dautres enseignants. Le " transfert " na rien dautomatique. On commence à sen rendre compte. Doù la vogue des réseaux et des dispositifs de valorisation des innovations, qui ont au moins le mérite de ne pas croire que les innovateurs clament spontanément leurs découvertes sur les toits et que les autres praticiens équipes se démènent tout aussi spontanément pour se documenter et adopter de nouvelles façons de faire dès quils sont confrontés à un problème ou engagés dans un projet.
Si nul ne prend la peine de lorganiser, la communication reste très incertaine. Suffit-il de la faciliter, en offrant des lieux, des espaces, des méthodes, une forme de reconnaissance et de mise en valeur des innovations ?
Le transfert, une idée trop simple ?
Suffit-il de mettre les uns et les autres en contact pour que " le courant passe ", que les idées circulent, que les innovations " se transfèrent " ?
Non, parce que, justement, les pratiques novatrices ne sont pas détachables de leur contexte. Certes, on peut tenter de les codifier, de les associer à des récits ou à des procédures. Même en admettant que des écrits, des explications orales, des vidéos, des graphiques, des visites permettent à des tiers de se faire une bonne représentation de pratiques innovantes, rien ne dit encore quelle les conduira à développer des pratiques équivalentes.
Le schéma suivant sous-tend lidée de transfert appliquée à des pratiques :
Ce schéma est déjà plus complexe que celui qui représenterait le simple déplacement dun objet, puisquil suppose une double traduction : des pratiques en représentations et des représentations en pratiques. Il admet aussi que le transfert doit sans doute être dialogique, interactif, que la narration ou la mise en forme ne suffisent pas, quil faut répondre à des questions, et que la communication ne se limite pas à un unique échange, sans lendemain. Peut-être pourrait-on ajouter que le dialogue entre A et B peut sinsérer dans un réseau et être facilité par un animateur, un médiateur, un expert.
Aussi étoffé et nuancé soit-il, ce schéma reste simpliste, parce que la métaphore du transfert est en réalité fallacieuse. On ne transfère, stricto sensu, que des objets, des ressources, des outils, éventuellement des technologies. Même alors, le transfert purement matériel nest que la partie visible de liceberg. Il nest efficace que lorsque le sens des " choses " que lon déplace est partagé. Si lon transfère un outil dans une culture qui ne prévoit pas son mode demploi, il apparaît comme un objet venu sur Terre dune autre galaxie : insolite, étrange, inutile.
Communiquer une information ou un savoir est un processus encore plus complexe :
Faire état dune pratique innovante, dune part, sen inspirer pour innover, de lautre, sont des opérations encore plus complexes :
Du point de vue de lémetteur, il est difficile de rendre compte de pratiques qui présentent une certaine opacité, qui relèvent en partie du préréfléchi, de lintuitif, du faiblement rationnel, autant de facettes qui rendent laborieuses et coûteuses lexplicitation des façons et des raisons de faire ce que lon fait ; si bien quon ne rend jamais compte de lentier dune pratique innovante ; les chaînons manquants, tant de lhistorique que de largumentation, sont souvent essentiels ; le sens profond des pratiques est en général implicite, lié au contexte et aux personnes, les acteurs nen ont même pas conscience ou ne pensent pas quil intéresse quiconque ; doù limportance du récit, moins épuré que la formalisation dun modèle abstrait.
Du point de vue du destinataire, il ne suffit pas de " bien comprendre " comment et pourquoi les autres pratiquent pour avoir lenvie et les moyens de faire de même. Les représentations sont de lordre de la conscience, elles ninfluence quen partie les pratiques, qui sont sous le contrôle dun habitus et de situations récurrentes autant que dune volonté. Par ailleurs, même linnovateur est traversé dambivalences. Le changement est un effort, un déséquilibre, parfois une perte de repères, defficacité ou didentité. Il met souvent en porte-à-faux avec un environnement qui, lui, ne change pas au même rythme. Savoir ce quon pourrait faire, en avoir une idée claire nest quune infime partie du travail du changement
Si, lorsquon parle de " transfert des innovations ", on sappliquait à intégrer lensemble des éléments qui viennent dêtre brièvement esquissés, peut-être cette métaphore pourrait-elle être " sauvée ". On peut craindre hélas quelle ne suive sa plus forte pente : pousser constamment à penser linnovation sur le modèle du transfert de fonds, de technologies ou dinformations.
Sans renoncer à mettre les praticiens et les innovateurs en contact, pourquoi ne pas construire progressivement un modèle moins simpliste et moins réducteur du changement en éducation ? Moins réducteur en ce sens que la diffusion de pratiques innovantes ne suffit pas à assurer le changement planifié et nest pas une alternative aux stratégies de réformes. Moins simpliste en ce sens quon peut tenter de penser linfluence des pratiques innovantes des uns sur les pratiques des autres sans lenfermer dans la métaphore du transfert.
Comme souvent, un " mot étendard " permet de faire valoir une nouvelle approche. Il permet de nommer et dinstituer des dispositifs, des actions, des rôles nouveaux. Jusquau jour où il fait obstacle à une juste conceptualisation des processus en jeu
Apprendre de lexpérience des autres
Les spécialistes de la communication le disent depuis des décennies : lefficacité dun message se mesure au niveau du destinataire. Or, sur le destinataire, lémetteur na pas de prise, sauf lorsquil a le pouvoir de léduquer. Cest le rêve totalitaire : éduquer les masses pour quelles absorbent ensuite tout ce que les médias leur diront. Dans une société pluraliste, chacun garde un jugement critique et donc le pouvoir den prendre et den laisser. Le destinataire est " ce quil est ", il faut faire avec. Doù linsistance de la publicité et de la propagande politique sur le médium et le message.
A trop penser linnovation comme liée à une transmission dexpériences réussies à des praticiens ou à des équipes en quête dinformations, de modèles et dexemples, on peut être conduit à valoriser exagérément la mise en forme et la mise en évidence des innovations réussies. Les uns adopteront le registre narratif, voire littéraire, dautres resteront dans le registre méthodique, avec des descriptifs structurés à la manière de fiches de cuisine. Je crois que le récit a plus de force, respecte mieux la logique de lauteur, permet lidentification et a une plus grande force de conviction et de séduction. Mais lessentiel nest pas là. On peut peaufiner le fond et la forme, associer récits épiques et fiches analytiques, mobiliser la vidéo et le témoignage " live " sans être au cur du problème : pourquoi et comment apprend-on des autres, de leur expérience, des savoirs quils ont construits ?
Les modèles de la communication de masse guident sur une fausse piste si on les applique à linnovation en éducation. Les enseignants ne constituent pas un public à convaincre, chacun ayant la liberté de zapper si lémission de lui convient pas. Ils font partie dun système, ils partagent une culture administrative et professionnelle, chacun appartient à un établissement qui a sa propre culture. Alors que les communications de masse nont dautre choix que de peaufiner le message, les stratégies dinnovation éducative relèvent de la sociologie des organisations. Cela ne les rend pas ipso facto maîtrisable, mais dispense de lancer les idées neuves comme des bouteilles à la mer.
Le système éducatif, sil veut vraiment (?) que les pratiques innovantes des uns stimulent lévolution des pratiques des autres, nest pas aussi impuissant que les médias. Les voies dune " diffusion horizontale " de linnovation sont plus riches dans une organisation qui maîtrise la formation des personnels, leur encadrement, leur évaluation, leurs mouvements dun site à lautre, lallocation de ressources, etc.
Il importe certes de mettre en place des réseaux, daccompagner les innovateurs, de valoriser leurs efforts, de les aider à décrire et écrire leurs pratiques de façon vivante et convaincante. Ces efforts resteront vain si un travail parallèle ne saccomplit pas dans les établissements pour que les enseignants souvrent à linnovation. Le fond de laffaire nest pas de mettre en contact ceux qui cherchent des idées ou se posent des questions avec ceux qui ont peut-être des réponses. Il suffirait pour cela de réinventer le système des petites annonces. Internet sy prête fort bien. Pour aller nettement plus loin, pourquoi ne pas développer le système des arbres de connaissances et de compétences (Authier et Lévy, 1996) à léchelle dune académie ou du système ? Si quelquun cherche comment instituer un conseil délèves, gérer la progression des élèves dans un cycle dapprentissage ou faire fonctionner des parcours diversifiés réellement interdisciplinaires, une base de données peut laider à trouver de " bonnes adresses ", sa volonté de changement fera le reste.
Le véritable enjeu est de toucher les enseignants qui ne sont pas vraiment décidés à changer, ne savent pas " par quel bout commencer " et nont pas même lintuition que dautres, ailleurs, se sont déjà confrontés à un problème semblable. Bien sûr, sil existe dans leur environnement une personne capable de les mettre en contact avec des textes ou des expériences proches de leurs préoccupations, cela les aidera à avancer. Mais plutôt que de rêver de truffer le système éducatif dagents de liaison, pourquoi ne pas travailler en priorité sur les cultures et les formations professionnelles ?
On dit volontiers que nul nest prophète en son pays. Il est vrai quil est souvent plus facile de raconter ce quon fait à des étrangers quà ses voisins : les collègues plus éloignés nont pas les moyens destimer la cohérence entre le dire et le faire, et ils se sentent moins menacés par un discours innovateur dont ils feront ce quils voudront, hors de portée de celui qui le tient. Si bien quune partie des innovateurs vont porter la bonne parole dans dautres établissements, voire dautres régions, alors que leurs collègues les plus proches ignorent tout de leur travail.
Que révèlent de tels fonctionnements ? de lindifférence ? de la peur ? du mépris ? de larrogance ? un manque de confiance en soi ? Ou encore l'individualisme proverbial des enseignants ? Un peu de tout cela, sans doute. Au-delà du goût du risque et du changement des personnes, on se trouve confronté à un corps organisé, à une culture professionnelle et administrative qui ne favorisent ni la coopération, ni le partage (Gather Thurler, 1994). Aussi longtemps que lon ne sattaquera pas aux racines de cette culture, les innovateurs resteront un réseau atypique, quil ne suffira pas de sortir de la clandestinité pour féconder le changement à large échelle.
Si le problème était simple, il serait résolu. Encore faut-il le poser clairement. Je ne retiendrai ici que deux aspects : le rapport au savoir et le rapport à la coopération avec dautres professionnels.
Le rapport au savoir
Le formation des enseignants évolue, mais elle se caractérise encore par une estime et une place démesurées accordées aux savoirs savants à " transmettre " et un égal déni des savoirs didactiques et surtout pédagogiques. Le problème est double :
Dans les métiers plus techniques ou scientifiques, les professionnels partagent une large " base de connaissances ", les unes issues de la recherche scientifique ou technologique, les autres fondées sur lexpérience collective de " ce qui marche ", parfois avec des fondements théoriques incertains. Ces praticiens innovent, en partie, parce quils assimilent sans cesse des savoirs nouveaux et que cela leur suffit pour transformer leurs pratiques. Ce changement rationnel est basé sur une confiance accordée à des savoir construits par dautres, souvent des inconnus. Elle fait cruellement défaut dans le monde scolaire, alors quelle est monnaie courante dans nombre de métiers techniques, et même dans lagriculture.
Dans lenseignement, chacun ne croit vraiment quà ce quil a lui-même compris ou découvert, quil se sente terriblement original ou lamentablement banal. Comme nul ne peut tout repenser tout seul, cette absence de contrat social et de réciprocité en matière de réflexion et de savoir conduit à conforter chacun dans ses pratiques et ses valeurs dans tous les domaines où son action produit sa propre confirmation. Lorsque les élèves changent ou quun professeur change détablissement, ces évidences sont bousculées, au pire il entre en crise quelques temps, mais cela ne déclenche pas nécessairement une évolution dans son rapport au savoir. Une fois des routines retrouvées, il peut reconstruire des certitudes solitaires.
On ne peut espérer dévolution que si les IUFM cherchent et trouvent un plus grand équilibre entre savoirs à enseigner et savoirs pour enseigner et, parmi ces derniers, entre savoirs didactiques et savoirs transversaux. La formation continue en prenait le chemin ces dernières années, au gré de lévolution des MAFPEN. Souhaitons que leur intégration aux IUFM ne soit pas synonyme de régression vers le " tout disciplinaire " !
On peut souhaiter aussi, non seulement que les " savoirs dinnovation " soient de plus en plus souvent inscrits au programme tant de la formation des cadres que de celles des enseignants (Gather Thurler, 1998 a ; Perrenoud, 1999), mais que le rapport au savoir (Develay, 1996 ; Charlot, 1997) soit travaillé comme tel en formation, aussi bien à propos des élèves que des adultes.
Au-delà des programmes et des dispositifs de formation, lévolution du rapport au savoir est aussi laffaire de linstitution, de linspection et des chefs détablissements. Le rapport au savoir, notamment au savoir des autres, sur lapprentissage et lenseignement, peut évoluer au gré de démarches de projet et de travaux en équipe, donc de diverses formes de coopération professionnelle. Peut-être est-ce lune des vertus essentielles dun projet détablissement : aider les enseignants et les cadres à prendre conscience de leur capacité de contruire et de formaliser des savoirs portant sur leur propre métier et à développer des compétences dans leur mise en forme, en débat et en mémoire.
Il ny a pas dinnovation sans explicitation, conceptualisation et mise en mots des finalités et des pratiques, ni sans débat contradictoire sur les avantages et les inconvénients de tel ou tel dispositif denseignement-apprentissage ou dorientation. La construction ou lappropriation didées nouvelles sont des processus dont ne devient acteur quen se donnant des outils professionnels de formalisation et de communication, qui jettent des points entre le savoir de chacun et celui des autres, entre la recherche et lexpérience, entre la tradition et lexploration. Développer des réseaux, cest aussi et peut-être dabord faire évoluer les cultures professionnelles sous langle du rapport au savoir.
Le rapport à la coopération
Le rapport au savoir change dautant moins que chacun peut sabriter derrière un rapport aux autres qui évite la controverse, voire le débat ou la simple comparaison des pratiques. Croire quil ny a rien à apprendre du collègue le plus proche autorise, en toute bonne conscience, à ne parler avec lui que de sports ou de vacances, et à estimer que travailler en équipe serait du temps gaspillé. Le rapport au savoir masque la peur de la confrontation des pratiques et de la force des arguments pratiques des uns et des autres. Si cest " à chacun sa vérité pédagogique ", à quoi bon se parler ? Il y des familles où certains sujets sont tabous. Gloton (1979) évoque de même ces établissements dans lesquels quiconque parle de pédagogie doit sacquitter dune amende, destinée à financer une agape de fin dannée
Que faire ? Dire simplement " Coopérez ! " est aussi inefficace et pervers que le célèbre " Soyez spontané ! ". Une politique de linnovation ne peut être incantatoire. Elle nagit quen modifiant les règles du jeu, en rendant la coopération nécessaire. Nécessaire ne signifie pas " obligatoire ", mais " intéressante ", au sens du profit que lon peut espérer en tirer. Pour la majorité, travailler en équipe ou sinvestir dans une démarche collective de projet détablissement, cest difficile. Dans un premier temps, sauf à ceux qui sont en équipe comme des poissons dans leau, cela coûte du temps, de lénergie, menace lautonomie, brouille les certitudes, fragilise les territoires, crée des conflits, oblige à régler des problèmes difficiles de justice, de division des tâches, de mode de décision (Gather Thurler, 1996 ; Perrenoud, 1994, 1996, ch. 5, 1999, ch. 5).
Pour franchir le pas, il faut donc de bonnes raisons. Aux uns, lidéalisme suffit, ou le goût des contacts ou de laventure collective. Dautres ont besoin de mobiles plus concrets. Seule lorganisation quotidienne du travail dans les écoles peut constituer une incitation forte à coopérer. Aujourdhui, certaines informations sont en passe de nêtre plus accessibles que sur CD-ROM ou Internet. Si on en a besoin, il faut " sy mettre ", goût de linformatique ou pas. Certains viendront à la coopération professionnelle de cette façon, comme un détour nécessaire pour atteindre leurs fins Dans certains secteurs, aucun poste de travail ne permet de travailler sans coopérer. Ou alors, il faut accepter une marginalisation croissante.
Dans le champ scolaire, le travail des enseignants reste défini comme une tâche individuelle. Sils sont réunis dans des établissements, cest au départ presque par commodité, sans projet autre que de faire côte à côte ce que le système attend de chacun. Lévolution des établissements, aujourdhui entre mandat et projet (Perrenoud, 1999 b) invite les enseignants à mettre en commun leurs efforts, voire à se constituer en acteur collectif, mais chacun peut encore choisir de rester confiné dans son alvéole, protégé de tout choc avec les autres, comme un uf dans une boîte ad hoc, selon limage de Lortie (1975). Ce qui, par symétrie, le met à labri de toute influence novatrice
Certes, dans les discours favorables à linnovation, la coopération est progressivement valorisée, mais elle ne fait pas encore partie du cahier des charges des enseignants. Ne pas coopérer nest pas une faute professionnelle et ne pèse guère dans lévaluation des enseignants.
On voit bien que la voie autoritaire ne mène à rien (Perrenoud, 1996 b). Cest pourquoi il appartient aux chefs détablissements et aux corps dinspection dinfléchir progressivement les pratiques, en prenant position au plan des principes, mais surtout en créant des occasions, des incitations et en agissant sur les coûts et les bénéfices respectivement associés à lindividualisme et à la coopération. Le jour où les gens qui veulent travailler en équipe auront la priorité dans la construction des horaires, le choix des formations continue, lautorisation de sécarter des normes pour expérimenter, chacun des acteurs reconsidérera ses stratégies.
" On ninnove pas tout seul ! ". Cette formule inspirée du titre dun ouvrage du CRESAS (1987) indique lurgence, pour soutenir linnovation, de favoriser la coopération professionnelle sous toutes ses formes. Parfois, elle commence timidement, et ne développe par des projets bien audacieux. Certaines équipes commencent pas réinventer la roue. Limportant nest pas quelles deviennent immédiatement des foyers dinnovations originales. Elles le deviendront si elles durent, lorsquelles auront fait le tour de leurs ressources propres. Cest pourquoi le soutien et laccompagnement des équipes est essentiel, même lorsquelles ne travaillent pas sur les problèmes les plus pointus et ne font que redécouvrir ce que dautres pratiquent déjà.
Faut-il ajouter que former à la coopération est une action tout aussi nécessaire, aussi bien à travers laccompagnement de projets et la formation continue quen IUFM. Sans doute en donnant quelques outils pour travailler en équipe ou en projet sans sépuiser, mais surtout en sentraînant, en formation, à une coopération proprement professionnelle. Des réseaux stables peuvent y contribuer, notamment lorsque les formations continues sont trop courtes et les dynamiques détablissements trop exsangues.
Organiser sans imposer : le pilotage négocié
Plus globalement, il faut concevoir lencouragement au " transfert " des innovations comme une composante dune politique systémique de linnovation, qui joue sur tous les leviers, de façon cohérente et persévérante.
Lécole ne changera pas en dépit de ses acteurs, ou alors seulement en surface. Un ministre peut changer les textes par décret, pas les pratiques. La politique de linnovation ne peut donc être conçue par quelques-uns contre tous les autres.
Doù lurgence de mettre en place des instances nationales et régionales de pilotage négocié des innovations. Pilotage, parce que la diffusion horizontale spontanée ne suffit pas, tout simplement du fait quelle reste confinée au réseau minoritaire des " innovateurs spontanés ". Le changement à large échelle est volontariste, planifié et stratégique. Laisser du temps au temps ne fait aucun miracle. Ce qui change le plus spectaculairement lécole, cest son public. Mais ce changement nest pas maîtrisé et peut conduire à des régressions.
Le pilotage doit être négocié si lon veut sortir de cette logique absurde selon laquelle le corps enseignant et une partie des cadres pensent &endash; souvent à raison &endash; quil suffit de sarquebouter, le temps voulu, pour résister aux fantasmes réformateurs dun ministre de passage. Bien entendu, le politique a un rôle décisif, à la fois parce quil représente la légitimité démocratique et parce quil a le pouvoir formel de décider. Le spectacle des réformes inabouties depuis cinquante ans suggère toutefois que ce pouvoir ne peut que renforcer une dynamique de changement développée sur le terrain, portée par un plus grand nombre dacteurs, y compris les syndicats, les parents et les usagers.
On crée désormais à la moindre occasion des " groupes de pilotage " pour gérer un projet et le faire évoluer au gré des accidents de parcours. Il est temps délargir la conception du pilotage et de létendre à la construction même des changements et des stratégies dinnovation, en articulant propositions et revendications diverses, données recueillies par les observatoires du système et résultats de la recherche en éducation (Gather Thurler, 1998 ; Perrenoud, 1999 c).
Le fonctionnement des ministères évolue dans ce sens un peu partout. La crise budgétaire, les échéances et les luttes électorales, les impatiences de ceux qui nont pas toute la vie devant eux pour innover provoquent régulièrement des retours en arrière. Le frein le plus constant, cependant, reste la faiblesse de la culture de la négociation du côté de la haute administration. Négocier ne consiste pas à expliquer longuement quil ny a pas dautre issue, mais à poser les problèmes et à chercher les solutions ensemble. Cest évidemment plus laborieux que de raisonner en vase clos, mais la lenteur et le compromis assurent en contrepartie une certaine solidité des décisions.
Valoriser les innovations, cest bien sûr affirmer la valeur de pratiques innovantes identifiées, mais cest peut-être, en dernière instance, si lon abandonne la tentation technocratique, contribuer à remettre le processus de changement au centre de lattention collective et rappeler que nul na le monopole de sa régulation.
Références
Authier, M, et Lévy, P. (1996) Les arbres de connaissances, Paris, La Découverte.
Bonami, M. et Garant, M. (dir.) (1996) Systèmes scolaires et pilotage de linnovation. Émergence et implantation du changement, Bruxelles, de Boeck.
Charlot, B. (1997) Du rapport au savoir. Éléments pour une théorie, Paris, Anthropos.
CRESAS (1987) On napprend pas tout seul ! Interactions sociales et construction des connaissances, Paris, ESF.
Cros, F. et Adamczewski, G. (dir.) (1996) Linnovation en éducation et en formation, Bruxelles, De Boeck.
Cros, F. (dir.) (1998) Dynamiques du changement en éducation et en formation. Considérations plurielles sur linnovation, Paris, INRP.
Develay, M. (1996) Donner du sens à lécole, Paris, ESF.
Gather Thurler, M. (1994) Relations professionnelles et culture des établissements scolaires : au-delà du culte de lindividualisme ?, Revue française de pédagogie, octobre-novembre, n° 109, pp. 19-39.
Gather Thurler, M. (1996) Innovation et coopération entre enseignants : liens et limites, in Bonami, M. et Garant, M. (dir.), Systèmes scolaires et pilotage de linnovation. Émergence et implantation du changement, Bruxelles, de Boeck, pp. 145-168.
Gather Thurler, M. (1998 a) Savoirs daction, savoirs dinnovation des chefs détablissement, in Pelletier, G. (dir.) Former les dirigeants de léducation. Lapprentissage par laction, Bruxelles, Bruxelles, De Boeck, pp. 91-129.
Gather Thurler, M. (1998 b) Rénovation de lenseignement primaire à Genève : vers un autre modèle de changement. Premières expériences et perspectives, in Cros, F. (dir.) Dynamiques du changement en éducation et en formation. Considérations plurielles sur linnovation, Paris, INRP, pp. 229-257.
Gloton, R. (1979) Au pays des enfants masqués, Paris, Casterman.
Lortie, D.C. (1975) Schoolteacher : a Sociological Analysis. Chicago, University of Chicago Press.
Perrenoud, Ph. (1993 a) Touche pas à mon évaluation ! Pour une approche systémique du changement pédagogique, Mesure et évaluation en éducation, vol. 16, n° 1-2, pp. 107-132 (repris dans Perrenoud, Ph., Lévaluation des élèves. De la fabrication de lexcellence à la régulation des apprentissages, Bruxelles, De Boeck, 1998, chapitre 9, pp. 169-186).
Perrenoud, Ph. (1993 b) Lorganisation, lefficacité et le changement, réalités construites par les acteurs, Éducation et Recherche, n° 2, pp. 197-217.
Perrenoud, Ph. (1994) Travailler en équipe pédagogique, cest partager sa part de folie, Cahiers pédagogiques, n° 325, Juin, pp. 68-71.
Perrenoud, Ph. (1996 a) Enseigner : agir dans lurgence, décider dans lincertitude. Savoirs et compétences dans un métier complexe, Paris, ESF.
Perrenoud, Ph. (1996 b) Le métier denseignant entre prolétarisation et professionnalisation : deux modèles du changement, Perspectives, vol XXVI, n° 3, septembre, pp. 543-562.
Perrenoud, Ph. (1999 a) Dix nouvelles compétences pour enseigner. Invitation au voyage, Paris, ESF.
Perrenoud, Ph. (1999 b) Létablissement scolaire entre mandat et projet : vers une autonomie relative, Université de Genève, Faculté de psychologie et des sciences de léducation.
Perrenoud, Ph. (1999 c) Le pilotage négocié du changement dans les systèmes éducatifs, in Lurin, J. et Nidegger, C. (dir.) Expertise et décisions dans les politiques de lenseignement, Genève, Service de la recherche en éducation, Cahier n° 3, pp. 88-103.
http://www.unige.ch/fapse/SSE/teachers/perrenoud/php_main/php_1999/1999_09.html
Téléchargement d'une version Word au format RTF :
http://www.unige.ch/fapse/SSE/teachers/perrenoud/php_main/php_1999/1999_09.rtf
© Philippe Perrenoud, Université de Genève.
Aucune reprise de ce document sur un site WEB ou dans une publication imprimée ne peut se faire sans laccord écrit de l'auteur et dun éventuel éditeur. Toute reprise doit mentionner la source originale et conserver lintégralité du texte, notamment les références bibliographiques.
http://www.unige.ch/fapse/SSE/teachers/perrenoud/php_main/textes.html Page d'accueil de Philippe Perrenoud : http://www.unige.ch/fapse/SSE/teachers/perrenoud/ Laboratoire de recherche Innovation-Formation-Éducation - LIFE : |