Source et copyright à la fin du texte

 

In Éducateur, n° 7,
28 mai 1999, pp. 28-33.
 

 

 

Plaidoyer pour des cycles
d’apprentissage de plus de deux ans

Philippe Perrenoud

Faculté de psychologie et des sciences de l’éducation
Université de Genève
1999

Sommaire

La tentation des cycles courts

Le risque de geler le curriculum

Le risque de ne pas mieux différencier

Le risque d’en rester aux combattants solitaires

Le risque de revenir à des routines

L’art de la réforme qui ne change presque rien

Références


Un cycle d’apprentissage est un espace-temps de formation de plus d’un an. Dans un système où la scolarité est structurée de la sorte, chaque élève " appartient " à un cycle. Ainsi, un cycle d’apprentissage de 4 ans sera en principe fréquenté par les enfants de 4 à 8 ans, un autre par des enfants de 9 à 12. Mais, de même que son appartenance à un degré annuel ne dit pas encore dans quel groupe-classe un élève se trouve, son appartenance à un cycle ne préjuge pas de l’ensemble dont il fera partie à l’échelle d’un établissement.

Ce dernier dépendra à la fois de la taille de l’établissement et de choix relatifs à l’organisation pédagogique. A l’échelle d’un système éducatif, cela représente en général des milliers, voire des dizaines ou des centaines de milliers d’élèves. A l’échelle d’un établissement scolaire, le nombre d’élèves appartenant au même cycle oscillera d’une vingtaine, dans les petites écoles rurales, à quelques centaines dans les très grandes écoles de ville.

Dans l’enseignement primaire, une école moyenne compte de 25 à 50 élèves par classe d’age. Dans un cycle de quatre ans, on comptera donc dans l’établissement, entre 100 et 200 élèves. Il faut diviser ces chiffres par deux si les cycles n’ont que deux ans. Ces aspects numériques ont des incidences non négligeables sur l’organisation pédagogique : on ne peut travailler en cycle avec 20 élèves et un enseignant de même qu’avec 200 et 10 enseignants.

La carte scolaire étant ce qu’elle est, il convient :

On ne peut toutefois concevoir l’organisation du travail en cycles sur cette seule base. Le nombre d’élèves à encadrer ne dicte pas une réponse unique à la question de savoir comment s’organisera concrètement le travail à l’échelle de l’établissement. Ainsi, un établissement primaire qui compte 150 élèves de 4 à 8 ans peut ouvrir six classes multiâges de 25 élèves, chacune prise en charge par un titulaire, ou constituer une équipe de six enseignants collectivement responsables des 150 élèves. On peut aussi retenir des formules intermédiaires, par exemple deux équipes de trois enseignants, en charge de 75 élèves ou trois tandems encadrant chacun 50 élèves.

On ne saurait détacher cette question de l’option retenue quand à la longueur des cycles d’apprentissage. Certes, la prise en compte de la taille des écoles pourrait jouer un rôle : dans un système où les écoles sont dispersées, on peut, toutes choses égales, être conduit à instituer des cycles longs, pour des raisons proches de celles qui ont favorisé les classes à degrés multiples dans les campagnes. A l’inverse, des écoles urbaines comptant au moins 100 élèves par cohorte rendent possibles des cycles courts, ce qui ne signifie pas qu’ils sont préférables. Mieux vaudrait cependant entrer dans le débat par une autre porte, en clarifiant la relation entre la longueur des cycles et ce qu’on en attend.

Une question se pose en amont : faut-il que la longueur des cycles soit réglementée à l’échelle du système ? Pourquoi ne laisserait-on pas chaque établissement en décider, en fonction de son projet, de sa taille et des possibilités de collaboration entre les enseignants en place ? Cette formule séduisante, qui valorise l’autonomie des établissements (Perrenoud, 1999 b), pourrait se révéler impraticable, en raison à la fois de l’investissement requis pour déterminer des objectifs de fin de cycle et de la difficulté de faire coexister, dans un même système, des écoles découpant le même cursus chacun à sa façon. Il apparaît raisonnable que le choix soit fait au niveau du système éducatif, pour décharger les écoles d’un choix difficile, qui peut les diviser.

Quel que soit alors la longueur instituée des cycles, on peut souhaiter que le système autorise les établissements à regrouper des cycles successifs s’il peut mettre en place une équipe assez cohérente pour gérer cet ensemble plus vase. À l’inverse, on peut espérer qu’on laissera aux enseignants aient assez d’autonomie pour qu’ils puissent fractionner un cycle long en deux étapes, à deux conditions : conserver une vue d’ensemble et ne pas réintroduire les degrés annuels de façon subreptice.

Même si on garantit une telle flexibilité, le choix institutionnel s’impose comme la référence officielle pour chaque établissement. Il a donc une valeur stratégique. Or, on peut craindre que nombre de systèmes éducatifs penchent trop rapidement vers des cycles de deux ans, par manque d’audace, mais surtout d’attentes claires.

 La tentation des cycles courts

La tentation de privilégier des cycles courts a plusieurs raisons assez faciles à comprendre :

Je vais tenter de montrer que si le choix de cycles courts a l’avantage de rester prudent et de provoquer moins de résistances, la médaille a un revers :

Reprenons ces divers arguments, qui évoquent autant de risques. Les systèmes éducatifs privilégient souvent les solutions les moins pointues, pour ne pas compromettre les réformes. On peut se demander si c’est toujours un bon calcul : introduire des cycles n’est pas une fin en soi, ni un progrès magique. Ce n’est qu’un détour structurel pour mieux atteindre les objectifs de la scolarité. La question n’est pas alors de savoir si les cycles courts sont plus simples ou s’ils font moins peur, mais s’ils représentent un réel pas en avant.

On peut sans doute considérer des cycles de deux ans comme un premier pas, en les inscrivant délibérément dans une stratégie à plus long terme. Encore faut-il, pour ne pas se contenter d’un argument creux, même s’il paraît de bon sens, se demander exactement ce que l’on veut. Nul responsable ne prend le risque de proposer des changements audacieux sans avoir de bonnes raisons.

 Le risque de geler le curriculum

Dans certains cantons suisses, les années scolaires allaient jadis de Pâques à Pâques. Lorsque tous se sont, par concordat, alignés sur une norme unique, de fin août à début juillet de l’année civile suivante, les administrations scolaires ont, pour assurer la transition, décrété, à titre exceptionnel, une " année longue ", de Pâques à juillet de l’année suivante, soit environ 15 mois. Le fonctionnement de l’école s’en est-il trouvé changé ? Les enseignants se sont bornés à aménager la programmation, de sorte à " tenir " quelques mois supplémentaires. Bref, on a fait " plus du même " et on a eu raison, puisqu’il s’agissait d’une manœuvre sans lendemain.

Il serait plus ennuyeux qu’un cycle d’apprentissage de deux ans fonctionne comme une " année longue instituée ". Mises bout à bout, deux années scolaires représentent approximativement 18 mois de travail en classe, si l’on déduit les vacances. Or, cette durée n’exige pas nécessairement de forte rupture avec les modes habituels de planification et de progression dans le curriculum. Au prix d’une courte période d’adaptation, n’importe quel enseignant saura mettre bout à bout deux années scolaires, sans pour autant modifier radicalement sa conception de la planification, de la gestion de classe, de la gestion des progressions. Un tel système existe pratiquement déjà : dans les campagnes, les classes à deux degrés n’ont pas disparu. En ville, il n’est pas rare qu’un enseignant garde ses élèves deux ans, en couvrant successivement deux programmes annuels. Hutmacher (1993) a montré qu’alors le taux de redoublement tend vers zéro, puisque l’enseignant qui " suit " ses élèves n’a pas à craindre le jugement éventuel d’un collègue sur leur " niveau désolant " au début de l’année suivante.

Si, de l’introduction de cycles d’apprentissage, le système éducatif n’attend rien d’autre que la disparition du redoublement, fixer leur durée à deux ans leu paraîtra peut-être idéal, car ce changement atténue le retard scolaire sans exiger un " saut qualitatif " dans les pratiques. Il n’appelle aucun paradigme nouveau dans la gestion du temps et des apprentissages, les enseignants transférant assez vite leurs savoir-faire à ce nouvel espace-temps, certes un peu plus vaste, mais qui ne diffère pas de l’année scolaire au point de mettre en crise leurs habitudes. On le voit dans les systèmes qui ont introduit ou introduisent de tels cycles courts : cela ne passe pas inaperçu, il y a un moment d’inquiétude, on aménage un peu les pratiques, puis tout rentre dans l’ordre.

Cela d’autant plus qu’on reste attaché à un enseignement orienté par des programmes plutôt que par des objectifs : il suffit de réunir deux programmes annuels pour n’en faire qu’un, et le tour est joué. On peut assouplir certaines progressions, repousser telle acquisition à l’année suivante, hâter telle autre, en fonction des élèves qu’on a et des activités mises en place. Bref, faire ce que l’on fait déjà en étant un peu moins gêné aux entournures. Un cycle de deux ans peut se gérer comme une année scolaire, à quelques ajustements près.

Sur deux ans, travailler par compétences et objectifs-noyaux n’est pas indispensable. L’invitation à le faire pourrait même apparaître comme une contrainte arbitraire. En deux ans, on ne perçoit guère mieux la construction de compétences qu’en un an. De même, organiser la construction de savoirs autour d’objectifs-noyaux ne s’impose pas et peut même compliquer les choses. Il paraît plus simple de feuilleter une à une les pages du " texte du savoir " (Chevallard, 1991).

Si l’on veut, à l’occasion de la mise en place de cycles, transformer la nature du curriculum, travailler par compétences (Perrenoud, 1997) et objectifs-noyaux (Direction de l’enseignement primaire, 1998 ; GPR, 1999 a), une rupture plus nette s’impose. Un cycle long, par exemple de quatre ans, accroît les chances de transformer les pratiques, de sorte que les enseignants travaillent véritablement en fonction des objectifs du cycle et d’une gestion des progressions à flux tendu (Perrenoud, 1997), dans un constant compte à rebours et une perspective stratégique (Tardif, 1992), plutôt qu’en avançant pas à pas dans un programme, à flux poussés, au gré d’une grille horaire hebdomadaire invariable. Lorsqu’on a trois ou quatre ans devant soi, il devient évident qu’il faut cesser d’empiler des années et tenter de gérer la progression des apprentissages en référence aux objectifs de fin de cycle. Seul ce pilotage par l’objectif, par l’aval, autorise des parcours de formation réellement individualisés.

Ce défi, didactique et organisationnel, exige aussi un changement des formes d’évaluation (GPR, 1999 c), ce qui peut certainement faire peur, ce qui suffit parfois à expliquer qu’on s’en tienne à des cycles courts, dont la gestion peut largement se fonder sur les routines du métier acquises au gré des programmes actuels.

Instituer des cycles longs, notons-le, est compatible avec des balises plus rapprochées, pour piloter les progressions. Leur gestion peut se construire progressivement, en passant par des étapes de transition entre gestion de classe à un degré et gestion d’un cycle long (GRP, 1999 b ; Perrenoud, 1999 d).

 Le risque de ne pas mieux différencier

L’introduction de cycles d’apprentissage n’est pas une fin en soi, c’est un aménagement structurel censé faciliter la différenciation de l’enseignement. Un cycle court présente à cet égard moins d’intérêt. D’abord parce qu’il est plus simple, donc assez tentant, dans le cadre de cycles courts, de confier à chaque enseignant son groupe-classe. Certes, il importe que le groupe soit multiâge plutôt que monâge. Mais dans tous les cas, on retrouve les limites de l’action d’un enseignant " seul maître à bord " avec ses élèves. Outre l’appui hors de classe par un enseignant de soutien, les dispositifs de différenciation puisent dans un éventail restreint, compatible avec la gestion du groupe par une seule personne : soutien intégré, travail en alternance avec des sous-groupes, méthode du " plan de travail hebdomadaire " avec différenciation des contrats, devoirs à la carte, essais d’enseignement mutuel, dispositifs autocorrectifs. L’intérêt des cycles est de créer un plus vaste espace-temps de formation en mobilisant plusieurs enseignants, pour créer d’autres dispositifs de différenciation, plus puissants, groupes de niveaux, de besoins, de projets ou modules (GPR, 1999 b ; Perrenoud, 1997, 1999 d ; Wandfluh et Perrenoud, 1999).

De plus, dans un cycle court, les échéances restent assez rapprochées et limitent les possibilités d’individualisation des parcours de formation. Les responsables d’un cycle court savent qu’en 18 mois de travail, ils doivent faire franchir à tous les élèves une étape significative dans le cursus. La tentation d’une progression uniforme est donc presque aussi vive que dans un programme d’un an.

Pour " laisser du temps au temps ", pour accepter des cheminements diversifiés, sans perdre l’espoir d’atteindre les objectifs communs, pour individualiser véritablement les parcours, il faut avoir une marge suffisante, sans laquelle on sera immédiatement saisi par l’angoisse du " temps qui passe " et l’obsession du " temps qui reste ".

D’autres arguments militent également pour des cycles plus longs :

Deux années, bien entendu, c’est déjà mieux qu’une seule, mais cela reste un peu court pour déployer des stratégies de différenciation efficace.

 Le risque d’en rester aux combattants solitaires

Des cycles longs sont plus propices à un travail en équipe. D’abord pour des raisons démographiques : dans les écoles qui comptent actuellement une classe par degré, un cycle de deux ans réunirait une cinquantaine d’élèves et ne mobiliserait que deux enseignants à temps plein. Ils pourraient travailler en tandem, mais cela ne créerait pas une véritable dynamique d’équipe. Toutes choses égales d’ailleurs, le passage à des cycles de quatre ans double, dans chaque établissement, le nombre d’élèves appartenant au même cycle.

Toutefois, il ne suffit pas de réunit un grand nombre d’élèves pour surmonter la tentation de l’individualisme (Gather Thurler, 1994). Même s’il y a, dans un établissement, cent ou deux cents élèves appartenant au même cycle, il est peu probable que les enseignants seront spontanément portés, à quatre ou à huit, à en prendre ensemble la responsabilité.

Si le système n’associe pas délibérément et fermement la gestion des cycles à une plus forte coopération professionnelle, on observera certes, comme aujourd’hui, des décloisonnements plus ou moins audacieux. Certaines équipes se constitueront sur une base volontaire, en investissant hélas une partie de leur énergie pour " survivre " dans un environnement qui n’est pas prévu à cet effet, en luttant chaque année, par exemple, contre des modalités de gestion du personnel qui ne connaissent que des individus et n'accordent aux équipes aucun privilège.

Si l’on estime que le travail en équipe est nécessaire pour accroître l’efficacité de l’enseignement, les cycles longs apparaissent de surcroît une excellente occasion de transformer le métier dans ce sens.

Il reste à dire pourquoi l’on peut souhaiter que les enseignants coopèrent davantage. On peut avancer pour plusieurs raisons. La coopération est :

Il convient ici d’être réaliste : la longueur des cycles ne garantit pas ipso facto un travail d’équipe ! La France en donne l’exemple : les cycles de trois ans introduits par la loi d’orientation de 1989 peuvent fonctionner avec trois enseignants individualistes, chacun gardant ses élèves durant un an, pour les passer à un collègue en fin d’année. Tous visent les mêmes objectifs de fin de cycle, parce qu’ils sont inscrits dans les textes, mais cela n’exige aucune concertation forte, puisque chacun s’occupe de ses élèves. On reste dans le modèle d’une " chaîne de montage ", chaque poste de travail prenant en charge une nouvelle étape du " traitement ". Cette façon de faire n’est pas la seule possible, mais elle est compatible avec la lettre, sinon l’esprit des textes français, qui n’imposent pas le travail en équipe.

Un système qui envisage d’introduire des cycles d’apprentissage devrait décider si l’accroissement de la coopération professionnelle est pour lui un enjeu majeur. Dans l’affirmative, des cycles longs paraissent plus favorables à la transformation des combattants solitaires en équipiers solidaires, collectivement responsables des élèves d’un cycle.

 Le risque de revenir à des routines

Gérer seul un cycle de deux ans est plus facile que de gérer en équipe un cycle de quatre ans, c’est indéniable. La question est plutôt : est-il intéressant de revenir le plus vite possible à des routines, d’autant plus vite qu’on s’éloignera peu de ce qu’on fait déjà et qu’on ne négociera qu’avec soi-même ?

Au fil des décennies et des expériences décevantes, les systèmes éducatifs ont appris que les réformes scolaires apportent rarement une solution définitive à des problèmes complexes, dont les données changent avec l’évolution constante des mœurs, des élèves, des familles, des technologies, des savoirs. Philippe Meirieu a souvent invité à méditer sur ce constat : là où l’école accouche périodiquement de réformes, la médecine fait continûment des progrès… S’il faut des réformes, c’est parce que seul le pouvoir organisateur peut modifier les programmes et les structures. Mais on sait aujourd’hui que seuls sont décisifs les changements du troisième type, qui concernent les représentations, les compétences et les pratiques (Perrenoud, 1990). Structures et programmes ne peuvent que favoriser la transformation des pratiques pédagogiques !

Si l’on pousse cette logique à son terme, on s’aperçoit que les meilleures réformes de structures et de programmes sont celles qui ont des effets partiellement irréversibles de formation et de mobilisation des enseignants. La formation s’entend ici au sens large : prise de conscience, construction de nouvelles représentations et compétences, évolution des modes de faire. Quant à la mobilisation, il importe, faut-il le dire, qu’elle repose sur le débat et la construction commune…

À quoi bon introduire des cycles s’ils n’ont qu’un fugace effet de formation et de mobilisation, lié à l’inquiétude devant toute nouveauté bien plus qu’à une transformation durable des problèmes à résoudre ? On peut attendre des cycles longs qu’ils obligent à repenser une partie des évidences constitutives du métier et induisent plus fortement une pratique réflexive (Schön, 1996), qu’on peut souhaiter aussi peu solitaire que possible.

 L’art de la réforme qui ne change presque rien

Geler le curriculum, ne pas mieux différencier, en rester aux combattants solitaires ou en revenir à des routines sans dimension réflexive : les éléments que je présente comme des risques peuvent être perçus comme autant d’arguments en faveur de cycles courts. Tout dépend en définitive de ce que l’on cherche et de la conception qu’on a des raisons et des enjeux du changement.

Dans certains systèmes, la création de cycles d’apprentissage pluriannuels est terriblement banalisée. Tout se passe comme si on les introduisait parce que les autres systèmes éducatifs le font ou l’envisagent. Mieux vaut alors choisir des cycles courts et insister sur la continuité des pratiques. Le comble de la prudence (ou de la démagogie) serait de dire aux enseignants : " Vous travaillez à certains égards déjà en cycles, sans le savoir, en gardant vos élèves plus d’un an, en gérant des classes à degrés multiples, en pratiquant certains décloisonnements ou une évaluation plus formative, en poursuivant des objectifs larges. Bref, rien de nouveau sous le soleil, il n’y a pas de quoi s’inquiéter ! "

Mais, si " on le fait déjà ", comment comprendre le sens d’une réforme ? Dans une société où l’immobilisme paraît archaïque, alors que le changement fait peur et suscite de multiples résistances, la tentation n’est pas mince d’inventer une magnifique synthèse : la réforme qui ne change presque rien.

Recette de la réforme qui ne change presque rien

Dans cette perspective, les cycles courts paraîtront vraisemblablement une heureuse synthèse. Ils modernisent sans bouleverser les habitudes, sans trop diviser le corps enseignant et les parents, sans donner davantage de pouvoir aux équipes et aux établissements, sans menacer l’encadrement.

De la sorte, de nombreux acteurs gagnent sur les deux tableaux : l’école se modernise, mais les enseignants et les parents ne descendent pas dans la rue. Il faut être aussi fou qu’Alain Savary ou Claude Allègre pour jouer sa carrière sur le sort d’une vraie réforme. Le coût de cette mascarade reste invisible : les générations suivantes hériteront d’un système éducatif qui n’a véritablement affronté aucune de ses contradictions. Il sera bien difficile alors de savoir à qui la faute.

Les cycles longs seront, dans un premier temps, moins efficaces, précisément parce qu’ils exigent de nouvelles compétences et de nouveaux fonctionnements collectifs. Leurs potentialités ne se manifesteront que progressivement, une fois divers problèmes nouveaux identifiés et résolus. Le chantier demeurera ouvert. C’est ce qui fait peur. C’est pourtant le seul intérêt des réformes : empoigner les vrais problèmes, affronter les dilemmes majeurs du métier (Woods et al., 1997), ce qui ne peut se faire que sur le long terme, par un patient travail professionnel, appuyé sur la recherche, la formation, la concertation, le pilotage négocié de l’innovation (Gather Thurler, 1999 ; Perrenoud, 1999 c). Toutes choses que les réformes de structures ne peuvent qu’appeler de leurs vœux, sans le décréter et que les politiques de l’éducation devraient soutenir avec persévérance, sans changer de cap au premier écueil…

Bref, la longueur des cycles n’est pas une question de pédagogie et d’organisation. C’est un bon indicateur de la volonté politique de changer l’école. Les cycles d’apprentissage pluriannuels ne sont que des moyens de recadrer les problèmes et les solutions, aux fins d’inventer une école plus efficace. Pour que ce détour structurel justifie le remue-ménage qu’il provoque, il n’est pas suffisant qu’il soit acceptable. Il faut encore qu’il crée un déséquilibre optimal, qu’il mette les acteurs en mouvement et en recherche, qu’il sollicite le système dans sa " zone proximale de développement ". Dans le débat sur la longueur des cycles s’affrontent des conceptions du changement. L’échec relatif des réformes scolaires durant ces dernières décennies devrait conduire à penser autrement celles qui viennent : une réforme n’est qu’un temps fort d’un processus continu, elle lève certains verrous structurels, le vrai travail se passe en amont et en aval de la décision, à travers la concertation, la formation, l’accompagnement du processus durant des années.

Pour aller dans ce sens, il faut construire des stratégies de changement à long terme. On peut rêver qu’un jour un ministre de l’éducation quittera son poste sans se glorifier d’avoir " réformé le système éducatif " et se contentera de dire qu’il a soutenu, éventuellement " à travers une réforme ", une politique à plus long terme, dont il n’est ni l’instigateur, ni le propriétaire, juste l’un des garants, durant quelques années…

 Références

Chevallard, Y. (1991) La transposition didactique. Du savoir savant au savoir enseigné, Grenoble, La Pensée Sauvage (2e édition revue et augmentée, en coll. avec Marie-Alberte Joshua).

Direction de l’enseignement primaire (1998) Les objectifs-noyaux, Genève, Département de l’instruction publique.

Gather Thurler, M. (1994) Relations professionnelles et culture des établissements scolaires : au-delà du culte de l’individualisme ?, Revue française de pédagogie, octobre-novembre, n° 109, pp. 19-39.

Gather Thurler, M. (1996) Innovation et coopération entre enseignants : liens et limites, in Bonami, M. et Garant, M. (dir.), Systèmes scolaires et pilotage de l’innovation. Émergence et implantation du changement, Bruxelles, de Boeck, pp. 145-168.

Gather Thurler, M. (1999) L’établissement scolaire, un lieu où construire le sens du changement, à paraître.

GPR (1999 a) Les objectifs noyaux et les situations d’apprentissage, Genève, Département de l’instruction publique, enseignement primaire.

GPR (1999 b) Différenciation de l'enseignement et individualisation des parcours de formation dans les cycles. Genève : Département de l’instruction publique, enseignement primaire.

GPR (1999 c) L'évaluation dans les cycles et le passage au C.O., Genève, Département de l’instruction publique, enseignement primaire.

GPR (1999 d) La gestion des groupes, du temps et des espaces dans les cycles. Genève : Département de l’instruction publique, enseignement primaire.

Hutmacher, W. (1993) Quand la réalité résiste à la lutte contre l’échec scolaire, Genève, Service de la recherche sociologique, Cahier n° 36.

Meirieu, Ph. (1989) Itinéraires des pédagogies de groupe. Apprendre en groupe ? I, Lyon, Chronique sociale, 3e éd.

Meirieu, Ph. (1989) Outils pour apprendre en groupe. Apprendre en groupe ? II, Lyon, Chronique sociale, 3e éd.

Meirieu, Ph. (1990) L’école, mode d’emploi. Des " méthodes active " à la pédagogie différenciée, Paris, ESF, 5e éd.

Perrenoud, Ph. (1997) Pédagogie différenciée : des intentions à l’action, Paris, ESF.

Perrenoud, Ph. (1990) La formation équilibrée des élèves, chimère ou changement du troisième type ?, C.O. Informations (Genève), novembre, n° 8, pp. 16-41.

Perrenoud, Ph. (1998 c) Les cycles d’apprentissage : une auberge espagnole ?, Éducateur, n° 13, 27 novembre, pp. 25-28.

Perrenoud, Ph. (1998 d) Les cycles d’apprentissage, de nouveaux espaces-temps de formation, Éducateur, n° 14, 18 décembre, pp. 23-29.

Perrenoud, Ph. (1998) De la réflexion dans le feu de l’action à une pratique réflexive, Genève, Faculté de psychologie et des sciences de l’éducation.

Perrenoud, Ph. (1999 a) Trois conditions pour apprendre en cycles, Éducateur, n° 1, 5 février, pp. 26-31.

Perrenoud, Ph. (1999 b) L’établissement scolaire entre mandat et projet : vers une autonomie relative, Université de Genève, Faculté de psychologie et des sciences de l’éducation.

Perrenoud, Ph. (1999 c) Le pilotage négocié du changement dans les systèmes éducatifs, in Lurin, J. et Nidegger, C. (dir.) Expertise et décisions dans les politiques de l’enseignement, Genève, Service de la recherche en éducation, Cahier n° 3, pp. 88-103.

Perrenoud, Ph. (1999 d) De la gestion individuelle d’une classe à la gestion collective d’un cycle d’apprentissage pluriannuel. Une nouvelle corde à l’arc des enseignants, Université de Genève, Faculté de psychologie et des sciences de l’éducation.

Schön, D. (1994) Le praticien réflexif. À la recherche du savoir caché dans l’agir professionnel, Montréal, Editions Logiques.

Schön, D. (1996) À la recherche d’une nouvelle épistémologie de la pratique et de ce qu’elle implique pour l’éducation des adultes, in Barbier, J.-M. (dir.) Savoirs théoriques et savoirs d’action, Paris, PUF, pp. 201-222.

Schön, D. (dir.) (1996) Le tournant réflexif. Pratiques éducatives et études de cas, Montréal, Editions Logiques.

Tardif, J. (1992) Pour un enseignement stratégique, Montréal, Éditions Logiques.

Wandfluh, F. et Perrenoud, Ph. (1999) Travailler en modules pour gérer des cycles d’apprentissage pluriannuels à l’école primaire, Université de Genève, Faculté de psychologie et des sciences de l’éducation.

Woods et al. (1997) Restructuring Schools, Reconstructing Teachers, London, Open University.

Sommaire


Source originale :

http://www.unige.ch/fapse/SSE/teachers/perrenoud/php_main/php_1999/1999_10.html

Téléchargement d'une version Word au format RTF :

http://www.unige.ch/fapse/SSE/teachers/perrenoud/php_main/php_1999/1999_10.rtf

© Philippe Perrenoud, Université de Genève.

Aucune reprise de ce document sur un site WEB ou dans une publication imprimée ne peut se faire sans l’accord écrit de l'auteur et d’un éventuel éditeur. Toute reprise doit mentionner la source originale et conserver l’intégralité du texte, notamment les références bibliographiques.

Début

 

Autres textes :

http://www.unige.ch/fapse/SSE/teachers/perrenoud/php_main/textes.html

Page d'accueil de Philippe Perrenoud :

http://www.unige.ch/fapse/SSE/teachers/perrenoud/

Laboratoire de recherche Innovation-Formation-Éducation - LIFE :

http://www.unige.ch/fapse/SSE/groups/life