Source et copyright à la fin du texte

 

in Triquet, E, et Fabre-Col, C. (dir.) Recherche (s) et formation des enseignants, Grenoble, IUFM, 1999, pp. 191-195.

 

 

 

 

La recherche en sciences de l’éducation dans les IUFM : quelques réflexions imprudentes

En guise de post-scriptum au débat

Philippe Perrenoud

Faculté de psychologie et des sciences de l’éducation
Université de Genève
1999

Ces quelques pages ne sont ni un résumé, ni une synthèse du débat. J’abandonne ici la neutralité du meneur de jeu pour adopter un point de vue plus personnel, en partie critique, construit à partir d’une position extérieure aux IUFM, mais très engagée dans la formation des enseignants et dans les sciences de l’éducation.

Transcrit, relu en novembre, ce débat d’un samedi de février 1998 est sans doute déjà dépassé dans son détail. Pourtant, il mérite d’être restitué comme témoignage d’un moment de la construction des IUFM. Une fois le dispositif de formation mis en place, la question de la recherche, au départ mise un peu entre parenthèses, revient en force, comme une question identitaire, aussi bien à l’intérieur que dans le réseau des institutions de l’enseignement supérieur.

La logique externe prédomine, à l’évidence. Dans le registre stratégique, on peut le comprendre. Pour participer aux orientations nationales, accéder aux ressources, ne pas être exclus devant les appels d’offres, il faut être respectable et respecté dans la communauté universitaire. Donc regrouper les forces, développer des pôles d’excellence, conclure des partenariats, publier des articles de haut niveau, dans des revues avec comité de lecture, être inséré dans des réseaux interinstitutionnels, intercatégoriels, internationaux.

Et si ce déni de la spécificité des IUFM était une voie sans issue ? Pourquoi faut-il faire de la recherche dans les IUFM ? Certainement pas pour permettre aux enseignants-chercheurs de faire carrière comme s’ils appartenaient au CNRS ou à un département universitaire. Qu’ils cherchent des postes conformes à leur vision des choses ! Que ceux qui choisissent un poste en IUFM assument lucidement les implications de ce choix.

Les IUFM doivent-ils faire de la recherche pour obtenir la considération des scientifiques pures et durs, notamment ceux qui occupent des fonctions influentes au ministère, au CNU, au rectorat ou dans divers instances nationales ? Sans doute n’est pas sans intérêt tactique, Mais comment ne pas voir que cette considération sera toujours refusées aux sciences de l’homme et en particulier aux sciences de l’éducation, quelle que soient les structures qui les abritent. La hiérarchie des discipline traverse le CNRS comme tout l’enseignement supérieur, les IUFM n’en sont pas les seuls victimes. La seule façon de gagner cette considération, c’est de devenir une science dure, de parler formalisation et dispositifs expérimentaux. Une partie de la psychologie suis aujourd’hui cette voie, au risque d’oublier, le sujet, la praxis, l’histoire, pour devenir une annexe des neurosciences développées le contrôle de la médecine. Avec pour conséquence un divorce croissant entre la recherche et la formation de psychologues de terrain. Pourquoi créer les IUFM en dehors des universités et vouloir ensuite gommer cette séparation originelle ? Leur mission prioritaire de formation professionnelle les empêchera à jamais d’accéder aux sphères de la science pure. Que les IUFM se rapprochent ou non des unités de sciences de l’éducation ne changera pas grand chose à leur statut dans la " communauté scientifique ". Même si, au détriment de leur mission de formation, les IUFM devenaient des pôles d’excellence de la recherche en physique, en biologie ou en linguistique, les unités disciplinaires persisteraient à les regarder de haut. Parce que la communauté scientifique n’a de communautaire que le nom, parce qu’il y a une lutte au couteau pour les ressources, les postes, les pouvoirs. Un peu de sociologie des sciences et du monde de l’enseignement supérieur et de la recherche devrait faire comprendre que les normes sont des instrument d’exclusion et de classement qu’il est commode de parer des habits de la rigueur et de la vérité.

Il reste, ayant fait le deuil d’une égale considération, à repenser les rapports entre les IUFM et les sciences de l’éducation, pour gagner non en prestige, mais en pertinence et en fécondité des savoirs fondamentaux.

Dans de nombreux pays, ce sont désormais les facultés de sciences de l’éducation qui forment les enseignants. C’est le modèle dominant en Amérique du Nord, qui gagne l’Europe. Les facultés disciplinaires prennent en charge la formation académique de base, l’appropriation du savoir à enseigner. Les facultés de sciences de l’éducation assurent la formation professionnelle, pédagogique et didactique, dans un partenariat plus ou moins mouvementé avec les précédentes.

Le modèle français a détaché la formation professionnelle des enseignants de sa base la plus évidente, la recherche en éducation. C’est comme si on formait les médecins dans des écoles professionnelles en développant la recherche médicale tout à fait ailleurs. Ce choix de 1989 révèle le statut mineur des sciences de l’éducation dans la culture française. Et l’aveuglement d’une partie des chercheurs en éducation qui imaginent que leur recherche sera plus pure ou plus libre s’ils ne sont pas responsables de la formation professionnelle des personnels de l’éducation.

Cette séparation est accomplie. Faut-il en faire son deuil et recréer une recherche en éducation en dehors de son habitat originel, en faisant dans les IUFM la même chose que dans les UFR de sciences de l’éducation ? Si c’est l’ambition, ne vaudrait-il pas mieux, alors, revenir sur les options de base et confier la formation disciplinaire des enseignants aux universités et leur formation professionnelle aux unités de sciences de l’éducation, en leur donnant les forces requises et en soumettant leurs programmes à des procédures concertée d’accréditation ?

Sans doute est-ce aussi utopique que de vouloir déplacer ou modifier les concours. Du coup, pour les mêmes raisons, on dépense une énergie folle à créer des synergies et des partenariats entre des entités qu’on a inutilement séparées…

Le plus absurde serait que ces synergies alignent la recherche des IUFM sur les standards d’une recherche détachée du terrain et de la référence aux pratiques. La seule raison d’être des sciences de l’éducation, c’est l’éducation. Or, l’éducation, c’est d’abord une pratique sociale, donc aucune science humaine ne peut faire le tour à elle seule. Les sciences de l’éducation n’ont de sens que comme carrefour interdisciplinaire, comme croisement des regards autour d’un objet complexe, le champ de l’éducation, ses acteurs, leurs pratiques. On peut mener des recherche de psychologie de l’apprentissage dans une unité de psychologie, de sociologie de l’échec scolaire dans une unité de sociologie, d’anthropologie ou d’histoire de l’éducation dans un département disciplinaire d’anthropologie ou d’histoire. Si l’on nomme des enseignants-chercheurs en sciences de l’éducation, c’est pour faire autre chose, quelque chose qu’ils ne pourraient faire séparément, un travail interdisciplinaire d’élucidation d’une praxis humaine, dans toutes ses dimensions. Il en va de même des sciences économiques, des sciences politiques, des sciences du travail telles qu’on les développe au CNAM, des sciences de la communication ou du langage, de toutes les entités interdisciplinarité dont l’unité tient à la commune référence à un champ social et aux pratiques qui y ont cours.

Cela ne signifie pas que ces sciences doivent être entièrement au service de ces pratiques sociales, ou vouée à la simple formation des praticiens. Cela signifie encore moins que leurs objets de savoir sont la simple transposition, dans le langage de la recherche, des problèmes que rencontrent les acteurs. C’est évidemment un risque : lorsqu’on prend une pratique et un champ social comme objet de savoir, on est confronté aux acteurs de ce champ, à une demande sociale qui passe par la formation professionnelle initiale ou continue, mais aussi par l’expertise, l’intervention sur le terrain ou la participation à la construction ou à l’évaluation des politiques publiques. Les facultés de médecine ou les écoles polytechniques courent les mêmes risques, ce qui ne les a jamais empêchées de faire coexister recherche appliquée et recherche fondamentale, souvent dans une stimulation mutuelle. Le risque naît surtout de la confusion épistémologique ou des parti pris idéologiques qui traversent le corps des enseignants-chercheurs.

En contrepartie de ce risque, les unités interdisciplinaires qui assument la formation professionnelle des praticiens et interviennent dans un champ social ont un atout majeur : elles sont obligées de penser ces pratiques et ce champ dans toutes leurs dimensions, donc de faire leur propre travail scientifique, théorique, jusqu’au bout. Peut-être les chercheurs en éducation comprendront-ils tous, un jour, que la référence aux pratiques est une condition de la recherche la plus fondamentale dans un lieu interdisciplinaire. C’est la pratique qui oblige à la confrontation des disciplines autour de la complexité des phénomènes psychosociaux totaux que sont l’éducation, le travail, le marché ou la cité politique, par exemple. Les unités de sciences de l’éducation qui se tiennent à distance des pratiques tournent le dos ce qui légitime leur existence et rend possible leur travail spécifique. Elles finissent par fournir une médiocre imitation de la recherche disciplinaire pointue, en perdant sur tous les tableaux : elles perdent toutes pertinence aux yeux des acteurs sans gagner en respectabilité aux yeux des censeurs disciplinaires.

Ma position, à peine esquissée ici, ne fait pas l’unanimité, on s’en doute. Mais si on l’adopte, une conclusion s’impose : les IUFM, s’ils deviennent un second pôle de développement de la recherche en sciences de l’éducation, aurait grandement tort, par souci de respectabilité, de gommer le plus possible la référence aux pratiques d’enseignement et de formation. C’est au contraire en faisant de ces pratiques le cœur des problématiques de recherche qu’on développera les savoirs théoriques essentiels.

Si les IUFM prennent la position basse, les partenariats avec les universités seront pauvres. Pourquoi la prendraient-ils ? En partie par tactique, même si elle me semble à courte vue. En partie, peut-être, parce que les pilotes des IUFM viennent très souvent des sciences dures et ne se sont pas tous entièrement départis du mépris de leurs disciplines d’origine pour les sciences humaines. Par fonction et par position, ils voient bien la complexité des pratiques et des institutions éducatives et l’impossibilité d’en traiter comme de particules, de molécules ou de cellules. Mais leur vision positiviste de la science et parfois leur absence de culture de base en sciences humaines peut les amener, contre leurs intuitions de formateurs et de responsables, à revenir au cantique de la méthode, aux mythes les plus éculés des données qui, traitées avec rigueur, parlent toutes seules et fabriquent de la théorie.

L’absence, dans le débat, de références substantielles au contenu des problématiques de recherche qui pourraient fédérer les travaux est assez symptomatique de la tendance à privilégier l’institutionnel et le méthodologique. Dans ce registre, tout le monde est compétent, quel que soit son ancrage disciplinaire d’origine. Pour que l’inégalités des connaissances et des cultures théoriques n’éclate pas, mieux vaut manier des abstractions.

Je ne dit pas qu’il serait raisonnable et fécond de donner aux enseignants-chercheurs en sciences de l’éducation, dans les IUFM et ailleurs, le monopole de la définition des problématiques de recherche. On peut néanmoins s’étonner que chacun se sente autorisé à parler de la recherche en éducation tout à fait indépendamment de sa formation disciplinaire. On peut se demander par exemple si les mathématiciens ou les physiciens qui enseignent dans une faculté de médecine se sentent autorisés à parler de la recherche proprement médicale, surtout dans ses composantes cliniques. Le débat sur la recherche en sciences de l’éducation dans les IUFM est mené par des acteurs dont une partie ont des identités disciplinaires. Le paradoxe est que tout en plaidant pour la rigueur, chacun s’improvise chercheur en éducation. Je ne doute pas que ceux qui font sérieusement et passionnément un travail de formateur ou de responsable de la formation professionnelle des enseignants se fassent, d’où qu’ils viennent, des idées assez précises sur le métier d’enseignant et les processus d’apprentissage. De là à construire des problématiques de recherche en sciences de l’éducation, le pas est vite, trop vite franchi. Le paradoxe crève les yeux : le seul domaine de recherche propre aux IUFM relève des sciences de l’éducation et de la formation, au sens le plus large. Or, la majorité des formateurs IUFM et des responsables ont d’autres appartenances. Ajoutons que le statut ambigu des didactiques des disciplines brouille les cartes. La recherche pointue en didactique fait aujourd’hui partie des sciences de l’éducation. Mais son ancrage historique &endash; en France &endash; dans les unités disciplinaires (mathématique, physique, biologie, histoire, etc.) a produit une génération de formateurs en didactique qui n’ont en sciences humaines que des références très limitées. Ce qui donne aux sciences de l’éducation des contours flous et légitime quiconque réfléchit sur la transmission de son savoir à se prendre pour un expert de l’enseignement-apprentissage. Il est judicieux que tous les universitaires se posent la questions des usages sociaux des savoirs qu’ils produisent et de leur transmission, de la vulgarisation par les médias à leur scolarisation. Cet intérêt n’en fait pas des experts, encore moins des chercheurs en sciences de l’éducation. Lorsque le débat sur la formation des enseignants et ses rapports à la recherche se développe dans une faculté de sciences de l’éducation, il peut être plus dur qu’au sein d’un IUFM, mais il mobilise des chercheurs qui ont une culture commune. Dans un IUFM, qui parle à qui à propos de la recherche en éducation ?

Le plus intéressant serait effectivement que se constituent des réseaux entre IUFM et UFR de sciences de l’éducation, pour construire des problématiques de recherche propres à la formation des enseignants et aux sciences de l’éducation, didactiques des disciplines comprises. Obtenir ensemble des contrats de recherche est une façon de confronter sur l’essentiel, de cerner les questions théoriques majeures, par exemple la question des spécificités du travail enseignant et de leurs savoirs, la question du transfert de connaissance, la question de la prise de conscience des pratiques à travers l’explicitation et l’analyse, la question de la nature des compétences et des ressources qu’elles mobilisent, la question de la transposition didactique, la question de la métacognition, celle des apprentissages en contexte, de la médiation, du métier d’élève, du rapport au savoir, des inégalités devant l’école, des fonctionnements d’établissements. Ces questions et bien d’autre figurent parmi les pistes de recherche déjà ouvertes. Ces problématiques ne tournent pas nécessairement le dos aux soucis du moment &endash; violence, citoyenneté, cycles au primaire, parcours diversifiés au collège ou réforme du lycée, par exemple &endash; mais elles sont plus vastes, plus durables et moins dépendantes des modes, des politiques, des conjonctures. Ce sont des questions théoriques. Il ne s’agit pas de savoir que faire, mais de comprendre " comment ça marche ", l’enseignement, l’apprentissage, l’organisation scolaires.

Ces questions théoriques ne sont pas nécessairement désintéressées, on peut espérer à terme certaines retombées " pratiques ", mais elles ne dictent pas une recherche appliquée, ni même une recherche-action ou une recherche-développement. Il s’agit de construire de nouveaux savoirs théoriques, plus pointus, plus valides, sur les processus éducatifs.

Il n’y a aucune raison de le faire sans les praticiens, enseignants ou formateurs, mais dans un contrat clair. S’il en tirent un bénéfice pour leur pratique, ce sera un bénéfice secondaire, non la raison d’être d’une démarche de recherche. Pourquoi y insister ? Parce qu’on entretient une regrettable confusion entre la recherche sur la pratique et la recherche pour la pratique. La recherche dans les IUFM peut et doit porter sur les pratiques et les organisations sans être ipso facto utilitaire ou appliquée.

Ce qui ne veut pas dire que la recherche sur la pratique doit être aussi ésotérique ou éthérée que possible. Sa valeur ne se mesure pas à son hermétisme pour les praticiens. Leur lecture critique et leur participation active à la démarche peuvent au contraire être des sources très fécondes de formation d’hypothèses, voire de validation partielle. C’est ainsi qu’aucun travailleur ne peut être indifférent à une recherche ergonomique fondamentale portant sur sa propre activité. Elle ne l’aide pas forcément à être plus efficace, mais elle lui donne au minimum des outils de prise de conscience et d’analyse, ce qui est une contrepartie équitable à sa coopération active. Les acteurs sont souvent plus curieux et désintéressés que les chercheurs ne l’imaginent. Ce qu’ils comprennent de leur travail ajoute à son sens et à leur maîtrise intellectuelle de la réalité, sans qu’il soient constamment en quête de conseils pour l’action ou de justifications de leurs manières de faire. Travailler avec eux ne conduit un chercheur à diluer ou abandonner sa problématique théorique que si elle était bien fragile… ou si la coopération se fait sans contrat clair.

Bref, il a manqué dans ce débat un échange plus pointu sur les sciences de l’éducation et la recherche en éducation dans leurs dimensions épistémologiques et leurs rapports aux pratiques. Si bien qu’on a reconduit comme allant de soi cette idée toute faite, qui me paraît de plus en plus fausse, selon laquelle les sciences humaines gagneraient à se détacher des pratiques. pour mieux les objectiver. Il nous manque à l’évidence une conception un peu plus pointue et partagée du détachement et de la distance, qui nous permettrait de comprendre qu’un chercheur peut être à la fois très conscient et très éloigné des enjeux du terrain.

Début


Source originale :

http://www.unige.ch/fapse/SSE/teachers/perrenoud/php_main/php_1999/1999_12.html

Téléchargement d'une version Word au format RTF :

http://www.unige.ch/fapse/SSE/teachers/perrenoud/php_main/php_1999/1999_12.rtf

© Philippe Perrenoud, Université de Genève.

Aucune reprise de ce document sur un site WEB ou dans une publication imprimée ne peut se faire sans l’accord écrit de l'auteur et d’un éventuel éditeur. Toute reprise doit mentionner la source originale et conserver l’intégralité du texte, notamment les références bibliographiques.

Début

 

Autres textes :

http://www.unige.ch/fapse/SSE/teachers/perrenoud/php_main/textes.html

Page d'accueil de Philippe Perrenoud :

http://www.unige.ch/fapse/SSE/teachers/perrenoud/

Laboratoire de recherche Innovation-Formation-Éducation - LIFE :

http://www.unige.ch/fapse/SSE/groups/life