Source et copyright à la fin du texte

 

Texte revu et augmenté de la conférence d’ouverture du congrès de l’Anped (Association nationale pour la recherche en éducation), Caxambu (Brasil), 26-30 septembre 1999, Paru en portugais : Formar professores em contextos sociais em mudança. Prática reflexiva e participação crítica, Revista Brasileira de Educação, 1999, n° 12, pp. 5-21.

 

 

 

Former les enseignants dans des contextes sociaux mouvants : pratique réflexive et implication critique

Philippe Perrenoud

Faculté de psychologie et des sciences de l’éducation
Université de Genève
1999

Sommaire

I. L’école peut-elle rester immobile dans des contextes sociaux mouvants ?

II. D’abord des compétences de base

III. La pratique réflexive comme maîtrise de la complexité

IV. L’implication critique comme responsabilité citoyenne

V. Des formateurs réflexifs et critiques pour former des professeurs réflexifs et critiques…

Références

Annexe : référentiel complet


Les sociétés se transforment, se font et se défont. Les technologies changent le travail, la communication, la vie quotidienne et même la pensée. Les inégalités se déplacent, s’aggravent, se recréent sur des terrains nouveaux. Les acteurs sont pris dans des champs sociaux multiples, la modernité ne permet à personne de se protéger des contradictions du monde.

Quelles leçons faut-il en tirer pour la formation des enseignants ? Il convient certainement d’accentuer leur préparation à une pratique réflexive, à l’innovation, à la coopération. Peut-être importe-t-il tout autant de favoriser un rapport moins frileux et moins individuel à la société. Les enseignants, s’ils ne sont pas des intellectuels à part entière, sont au moins des médiateurs et des interprètes actifs de cultures, de valeurs, de savoir en train de se transformer. Qu’on les perçoive comme dépositaires de la tradition ou défricheurs de l’avenir, ils ne sauraient jouer ce rôle chacun pour soi.

Pratique réflexive et implication critique seront retenues ici comme des orientations prioritaires de la formation des enseignants. Mais avant de développer cette double thèse, questionnons d’abord l’idée même que les transformations de la société appellent automatiquement des évolutions de l’école et donc de la formation des professionnels.

I. L’école peut-elle rester immobile
dans des contextes sociaux mouvants ?

Le bon sens incline à penser que si la société change, l’école ne peut qu’évoluer avec elle, anticiper, voire inspirer des transformations culturelles. C’est oublier que le système éducatif bénéfice d’une autonomie relative (Bourdieu et Passeron, 1970) et que la forme scolaire (Vincent, 1994) est en partie construite pour protéger maîtres et élèves de la fureur du monde.

Certes, les enseignants, les élèves et leurs parents font partie du monde du travail et bien sûr de la société civile. De sorte qu’à travers eux, pour reprendre la formule de Suzanne Mollo (1970), la société est dans l’école autant que l’inverse. Pourtant, l’école ne pourrait accomplir sa mission si elle adoptait de nouvelles finalités à chaque changement de gouvernement et tremblait sur ses bases chaque fois que la société est en proie à une crise ou à de graves conflits. Il importe que l’école soit en partie une oasis, qu’elle continue à fonctionner dans les circonstances les plus mouvementées, même en cas de guerre ou de crise économique majeure. Elle reste, sinon un sanctuaire, du moins un lieu dont le statut " protégé " est reconnu. Lorsque la violence urbaine ou la répression policière font irruption dans les écoles, les esprits sont choqués.

L’école n’a pas vocation à être l’instrument d’une faction, ni même des partis au pouvoir. Elle appartient à tous. Même les régimes totalitaires tentent de préserver cette apparence de neutralité et de paix. Il reste au système éducatif à trouver un juste équilibre entre une ouverture destructrice aux conflits et soubresauts de la société et une fermeture mortifère, qui le couperait du reste de la vie collective.

Un autre facteur intervient : en dépit des nouvelles technologies, de la modernisation des curricula, du renouvellement des idées pédagogiques, le travail des enseignants évolue lentement, parce qu’il dépend faiblement du progrès technique, parce que la relation éducative obéit à une trame assez stable et parce que leurs conditions de travail et leur culture professionnelle installent les enseignants dans des routines. C’est pourquoi l’évolution des problèmes et des contextes sociaux ne se traduit pas ipso facto par une évolution des pratiques pédagogiques.

Un voyageur revenant à la vie après un siècle d’hibernation verrait la ville, l’industrie, les transports, l’alimentation, l’agriculture, les communications de masse, les mœurs, la médecine et les activités domestiques considérablement changés. Entrant dans une école, au hasard, il retrouverait une salle de classe, un tableau noir, un professeur ou un instituteur s’adressant à un groupe d’élèves. Sans doute le professeur ne serait-il plus en redingote et le maître d’école en blouse. Les élèves ne porteraient plus des uniformes ou des sabots. Le professeur serait descendu de sa chaire et le visiteur trouverait les élèves fort impertinents. Une fois la leçon engagée, il percevrait peut-être quelques traces d’une pédagogie plus interactive et constructiviste, d’une relation plus chaleureuse ou égalitaire qu’à son époque. Mais qu’il se trouve dans une école ne ferait à ses yeux aucun doute !

Peut-être y aurait-il un ordinateur dans la classe, connecté à un réseau. Mais le visiteur observerait qu’on s’en sert pour proposer des exercices à l’écran et préparer des conférences en " surfant " sur le Web. Le triangle didactique serait en place, immuable et les savoirs savants à peine modernisés, là où auraient passé la mathématique ensembliste ou la nouvelle grammaire.

L’école existe dans les sociétés agraires comme dans les mégapoles, sous les régimes totalitaires comme en démocratie, dans les quartiers chics et les favelas, et en dépit des équipements inégaux, des maîtres plus ou moins formés, des élèves plus ou moins coopératifs, les ressemblances sautent aux yeux.

Pourquoi faudrait-il former les enseignants autrement si leur travail est immuable ou presque ? Change-t-on le métier de prêtre au rythme où change la société ? La mathématique, la langue, les autres disciplines, les notes, les devoirs à domicile, les punitions survivent à tous les régimes et traversent toute les crises. Ne suffit-il pas de continuer à former des enseignants qui en savent un peu plus que leurs élèves et font preuve d’un peu de méthode pour transmettre leur savoir ? Sans écarter toute transformation curriculaire ou technologique, pourquoi diable changerait-on de paradigme ? Celui qui prévaut permet de scolariser les masses sans payer les professeurs trop chers. N’est-ce pas bien ainsi ?

Que beaucoup de jeunes sortent de l’école faiblement instruits, voire illettrés, qui cela dérange-il, concrètement, parmi les nantis ? L’ignorance des autres est comme la faim dans le monde : chacun déplore ces fléaux et… continue à vaquer à ses occupations. La " misère du monde " (Bourdieu, 1993) n’empêche pas la Terre de tourner et ne fait véritablement souffrir que quelques écorchés et ceux qui en sont des victimes directes. Certains de nos contemporains pensent encore, sans plus oser le dire à haute voix : si tout le monde était instruit, qui balayerait les rues ? D’autres ne voient pas pourquoi on dispenserait à tous des formations de haut niveau, alors que la plupart des emplois disponibles ne les exigent pas.

Mon propos n’est pas cynique. Il vise seulement à démontrer que la volonté de changer l’école, pour l’adapter à des contextes sociaux mouvants ou mieux démocratiser l’accès aux savoirs, n’est pas bien partagée et qu’elle est souvent fragile, bornée à des discours sans passage à l’acte.

Il est de bon ton, aujourd’hui, de se soucier de l’efficacité, de l’efficience, de la qualité de l’éducation scolaire. Ne nous leurrons pas : l’enjeu est de maintenir les acquis en dépensant moins, puisque les États n’ont plus les moyens de développer l’éducation comme à l’époque de la croissance. " Faire mieux avec moins ", telle est la devise des gouvernements depuis quelques années.

Qui tient absolument à ce que le système éducatif tienne ses promesses pour tous ? Lorsque la société se soucie vraiment d’élever le niveau culturel des générations, c’est en général pour répondre à la demande d’éducation scolaire des parents de classes moyennes. Une fois qu’ils obtiennent ce qu’ils veulent, à savoir l’accès aux filières qui permettent à leurs enfants d’envisager des études longues, l’école leur paraît remplir sa mission. La démocratisation des études a aujourd’hui atteint un seuil qui, dans de nombreux pays, place les classes moyennes du côté des favorisés. Les défavorisés sont moins nombreux, mais encore plus défavorisés qu’avant. Leur expression politique a une influence limitée, non seulement parce que ce sont des immigrés sans droits politiques, mais plus globalement parce que leur pauvreté et leur faible niveau d’instruction ne leur donne guère de chances de se faire entendre, ni même de comprendre les mécanismes qui fabriquent l’échec scolaire de leurs enfants. Le comble de l’aliénation, on le sait bien, est de se sentir seul responsable de sa condition malheureuse, de la voir comme la conséquence " logique " et donc " juste " de sa propre incapacité à réussir.

Il n’existe guère de forces sociales importantes pour exiger une école plus efficace. Paradoxalement, ce sont certains gouvernements et certains milieux économiques lucides, qui mesurent les risques d’une école immobile et partiellement inefficace. Ils peuvent compter sur l’appui actif de certaines organisations internationales, des mouvements pédagogiques, de la recherche en éducation et des " forces de gauche ".

Il n’est donc pas vrai que le contexte mouvant de l’école produise des changements automatiques. Cette mouvance doit être lue et décodée pour inciter l’école au changement. Or, les enseignants et les parents qui s’accrochent au statu quo n’ont aucun intérêt à faire cette lecture. Pour d’autres raisons, tous ceux qui trouvent que l’école coûte trop cher et que les impôts sont trop lourds se rangent dans le camp des conservateurs. Les forces qui veulent adapter l’école à l’évolution de la société sont donc peu nombreuses et constituent une alliance instable. Pour le dire autrement : l’idée que l’école doit former le plus grand nombre en tenant compte de l’évolution de la société n’est pas combattue ouvertement, mais ce n'est un principe moteur que pour ceux qui la prennent vraiment au sérieux et en font une priorité.

Il serait donc absurde de s’en remettre à l’évidence que, puisque la société change, l’école va mettre toute son intelligence et suivre, voire à anticiper ces changements. Sans doute, les évolutions démographiques, économiques, politiques et culturelles transforment les publics scolaires et les conditions de la scolarisation et finissent par obliger l’école à changer. Elle s’adapte alors, mais le plus tard possible, de façon défensive. En l’absence d’adhésion massive des gens d’école à une politique de l’éducation visionnaire et audacieuse, le changement social prend avant tout les allures d’une contrainte à ignorer aussi longtemps que possible.

Les très nombreux acteurs et groupes sociaux qui ne forment pour l’école aucune ambition nouvelle et n’ont pas davantage l’impression qu’elle faillit à ses missions traditionnelles n’ont aucune raison de vouloir qu’on forme mieux, qu’on considère mieux et qu’on paie mieux les enseignants.

De fait, même ceux qui sont convaincus que l’école doit s’adapter à " la vie moderne " et " devenir plus efficace " ne sont pas prêts à élever le niveau de formation et de professionnalisation des enseignants. Ils adressent des attentes nouvelles au système éducatif, mais en refusant qu’il coûte un sou de plus. Leur ambivalence a un double fondement :

Pour les idéalistes, dont je suis, le progrès de l’école est indissociable d’une professionnalisation accrue des enseignants. Soyons assez lucides pour savoir que ce paradigme et ses corollaires, en termes de statut, de revenu, de niveau de formation, de posture réflexive, d’empowerment, de mobilisation collective, de gestion d’établissements et de pensée critique est loin de faire l’unanimité, même parmi ceux que le statu quo ne satisfait pas.

Soyons assez lucides, aussi, pour savoir que ce paradigme (professionnalisation, pratique réflexive et implication critique) ne correspond :

Certes, nul n’est indifférent aux bénéfices symboliques et matériels d’une professionnalisation accrue et aucun enseignant ne s’oppose à revendiquer davantage d’autonomie, à condition qu’il n’ait pas à en payer le prix : davantage de responsabilités, de coopération, de transparence et sans doute de travail…

Est-ce une raison de renoncer au paradigme de l’enseignant réflexif et critique ? Je ne le crois pas. Même s’il a peu de chance d’être réalisé intégralement, à court ou même à moyen terme, il peut contribuer à orienter les réformes de la formation initiale et continue dans un sens qui prépare l’avenir.

Ce paradigme peut paraître encore plus irréaliste dans les pays qui n’ont même pas les moyens de recruter ou de former suffisamment d’enseignants simplement qualifiés. Il est vrai que les débats internationaux mettent en avant des modèles qui correspondent mieux aux pays industrialisés. On aurait tort cependant de croire que le développement économique assure la professionnalisation : tous les pays de haut niveau économique jouent avec cette idée, mais les progrès sont très lents. Je dirai au contraire que l’un des handicaps des sociétés développées est qu’elles sont hyperscolarisées. Le système éducatif est une immense bureaucratie et une partie du corps enseignant s’est installée dans une vision assez conservatrice du métier.

Il se peut donc, paradoxalement, que les pays qui doivent former de nouveaux enseignants en grand nombre, du fait de la démographie ou pour développer la scolarisation de masse, aient davantage de chance de rompre avec les traditions et parviennent à inscrire d’emblée la professionnalisation dans la conception de base du métier d’enseignant. Les défis auxquels sont confrontés les pays en développement appellent une forme de pratique réflexive et d’implication critique, alors que les pays les plus développés semblent ne pas attendre grand chose de leurs enseignants, sinon qu’ils fassent la classe. Toutefois, ne rêvons pas : la professionnalisation, la pratique réflexive et l’implication critique vont au-delà des savoir-faire professionnels de base, mais ils les supposent acquis. Si les pays en mouvement sont prêts à mobiliser leurs enseignants dans l’aventure du développement, ils n’ont pas toujours les moyens de les former…

Bien entendu, aucune pensée magique ne résoudra ce problème. Si un pays n’a pas les moyens de former tous ses maîtres, il peut sembler surréaliste de plaider pour une pratique réflexive. En fait, c’est moins absurde qu’il y paraît, on va le voir.

 

II. D’abord des compétences de base

Quiconque est projeté dans une situation difficile sans formation développe une posture réflexive, par nécessité. Les enseignants dont les compétences disciplinaires, didactiques et transversales sont trop faibles souffrent au quotidien de perdre la maîtrise de leur classe et tentent donc de développer des stratégies plus efficaces, en apprenant de l’expérience.

Mais quel gaspillage ! En effet ;

Il faut donc ancrer la pratique réflexive sur un socle de compétences professionnelles. Lesquelles ? J’ai tenté de décrire dix familles de compétences nouvelles liées aux transformations du métier d’enseignant : 1. organiser et animer des situations d’apprentissage ; 2. gérer la progression des apprentissages ; 3. concevoir et faire évoluer des dispositifs de différenciation ; 4. impliquer les élèves dans leurs apprentissages et leur travail ; 5. travailler en équipe ; 6. participer à la gestion de l’école ; 7. informer et impliquer les parents ; 8. se servir des technologies nouvelles ; 9. affronter les devoirs et les dilemmes éthiques de la profession ; 10. gérer sa propre formation continue (Perrenoud, 1999 a). On en trouvera en annexe un inventaire plus détaillé.

On peut discuter à l’infini de ce référentiel, comme de tout autre. L’important est :

1. Qu’il en existe un qui suscite un large consensus, à l’issue d’un vrai débat, et devienne un véritable outil de travail pour les étudiants, les formateurs et les gens de terrain (cadres, maîtres associés).

2. Qu’il porte sur des compétences et traite les connaissances, qu’elles soient disciplinaires, professionnelles ou qu’elles relèvent des sciences humaines, comme des ressources au service de ces compétences plutôt que comme des fins en elles-mêmes.

3. Que les compétences professionnelles se situent clairement au-delà de la maîtrise académique des savoirs à enseigner, qu’elles portent sur leur transposition didactique en classe, l’organisation du travail d’appropriation, l’évaluation, la différenciation de l’enseignement.

4. Que les dimensions transversales du métier soient honorées bien au-delà de quelques heures de " formation commune ", de " pédagogie générale " ou de sensibilisation aux aspects relationnels ; que les composantes transversales fassent l’objet d’apports théoriques et d’approfondissements en stages, au même titre que les didactiques des disciplines.

5. Que la formation et le référentiel de compétences prennent en compte toute la réalité du métier, à partir d’une analyse serrée des pratiques, dans leur diversité, sans oublier ce qui n’est jamais dit clairement, mais compte diablement dans la vie quotidienne des professeurs et des élèves : l’ennui, la peur, la séduction, le désordre, le pouvoir, etc. (Perrenoud, 1996 a).

6. Que le référentiel de compétences ait une avance " optimale " sur l’état des pratiques ; sans faire des nouveaux enseignants de pauvres kamikazes, condamnés à subir les railleries ou l’ostracisme des enseignants en place, il importe de leur donner les moyens d’explorer les nouvelles voies ouvertes par la recherche en éducations, les équipes novatrices o ules mouvements pédagogiques.

7. Que ces compétences soient susceptibles d’être développées dès la formation initiale, dans un vrai dispositif d’alternance et d’articulation théorie-pratique, mais qu’elles guident aussi le développement professionnel, que ce soit au sein des établissements ou dans le cadre de la formation continue.

8. Que le référentiel soit un outil assez clair pour sous-tendre la conception et la gestion des plans et des dispositifs de formations aussi bien que l’évaluation des compétences effectives des étudiants ou des enseignants en place.

9. Que la dimension réflexive soit d’emblée inscrite dans la conception des compétences ; qu’on renonce donc aux prescriptions fermées ou aux recettes, pour proposer des connaissances pointues sur les processus d’enseignement-apprentissage, des outils d’intelligibilité des situations éducatives complexes et un petit nombre de principes orientant l’action pédagogique (constructivisme, interactionnisme, attention portée au sens des savoirs, négociation et régulation du contrat didactique, etc.).

10. Que l’implication critique et l’interrogation éthique soient constamment conduites en parallèle, à partir des mêmes situations, en développant un jugement professionnel toujours situé au carrefour de l’intelligence des situations et du souci de l’autre, voire de la sollicitude dont parle Philippe Meirieu.

On le voit, plus nettement encore avec ces dernières thèses, la pratique réflexive et l’implication critique ne sauraient faire figure de pièces rapportées, ni même d’étages ajoutés à l’édifice des compétences. Ce sont au contraire des fils rouges de l’ensemble de la formation, des postures qui devraient être adoptées, visées et développées par l’ensemble des formateurs et des unités de formation, selon des modalités multiples.

Mon propos n’est pas ici de développer les dispositifs de formation (Perrenoud, 1996 b, 1998 c). Qu’il suffise de dire que les compétences professionnelles ne peuvent en vérité se construire qu’au gré d’une pratique réflexive et impliquée qui s’installe dès le début des études. Autrement dit, ces deux composantes, qui ont été présentées jusqu’ici comme des objectifs de formation, en sont aussi des leviers majeurs : c’est en fonctionnant dans une posture réflexive et une implication critique que les étudiants tireront le meilleur parti d’une formation en alternance.

 

III. La pratique réflexive comme
maîtrise de la complexité

Le concept est connu depuis les ouvrages de Schön (1983, 1987, 1991). Pourtant, en dépit de travaux plus centrés sur la formation des enseignants, il persiste une confusion entre :

Un sentiment d’échec, d’impuissance, d’inconfort, de souffrance déclenche une réflexion spontanée chez tout être humain, donc aussi le professionnel. Mais ce dernier réfléchit aussi lorsqu’il se sent bien, car se sortir des situations inconfortables n’est pas son unique moteur ; sa réflexion est alimentée aussi par son envie de faire son travail à la fois efficacement et au plus près de son éthique.

Dans un " métier impossible ", les objectifs sont rarement atteints. Il est peu fréquent que tous les élèves d’une classe ou d’un établissement maîtrisent parfaitement les savoirs et les compétences visés. C’est pourquoi, dans l’enseignement, la pratique réflexive, sans être permanente, ne saurait se limiter à la résolution de crises, de problèmes ou de dilemmes aigus. l vaut mieux l’imaginer comme un fonctionnement stable, nécessaire en vitesse de croisière, vitale en cas de turbulences.

Autre différence de taille : un praticien réflexif accepte de faire partie du problème. Il réfléchit sur son propre rapport au savoir, aux personnes, au pouvoir, aux institutions, aux technologies, au temps qui passe, à la coopération tout autant que sur la façon de lever des contraintes ou de rendre ses gestes techniques plus efficaces.

Enfin, une pratique réflexive méthodique s’inscrit dans le temps de travail, comme une routine. Non pas une routine somnifère, mais une routine paradoxale, un état d’alerte permanent. Pour cela, elle a besoin d’une discipline et de méthodes, pour observer, mémoriser, écrire, analyser dans l’après-coup, comprendre, prendre des options nouvelles.

On peut ajouter qu’une pratique réflexive professionnelle n’est jamais entièrement solitaire. Elle s’appuie sur des conversations informelles, des moments organisés de professionnalisation interactive (Gather Thurler, 1996) par des pratiques de feedback méthodique, de debriefing, d’analyse du travail, d’échanges sur les problèmes professionnels, de réflexion sur la qualité, d’évaluation de ce que l’on fait. La pratique réflexive peut être solitaire, mais elle passe aussi par des groupes, fait appel à des expertises externes, s’insère dans des réseaux, voire s’appuie sur des formations donnant des outils ou des bases théoriques pour mieux comprendre les processus en jeu et mieux se comprendre soi-même.

Pourquoi faudrait-il inscrire la posture réflexive dans l’identité professionnelle des enseignants ? Je répondrai d’abord : pour libérer les praticiens du travail prescrit, pour les inviter à construire leurs propres démarches, en fonction des élèves, du terrain, de l’environnement, des partenariats et coopérations possibles, des ressources et des contraintes propres à l’établissement, des obstacles rencontrés ou prévisibles.

Dans un processus de professionnalisation, par définition, la part du travail prescrit va décroissant. Il reste à comprendre pourquoi elle devrait décroître dans le métier d’enseignant et justifie donc sa professionnalisation. Cela ne va nullement de soi. Une partie des systèmes éducatifs parient encore sur une forme de prolétarisation du métier d’enseignant (Perrenoud, 1996 c), cantonnant les enseignants à ce que l’OCDE a nommé " livraison de services ".

On peut avancer trois arguments en faveur de la professionnalisation :

1. Les conditions et les contextes de l’enseignement évoluent toujours plus vite, si bien qu’il est impossible de vivre sur les acquis d’une formation initiale vite obsolète, et guère plus réaliste d’imaginer qu’une formation continue bien pensée donnera de nouvelles recettes lorsque les anciennes " ne marchent plus " ; l’enseignant doit devenir le concepteur de sa propre pratique pour faire face efficacement à la variété et à la transformation de ses conditions de travail.

2. Si l’on veut que tous atteignent les objectifs, il ne suffit plus d’enseigner, il faut faire apprendre chacun, en trouvant la démarche appropriée. Cet enseignement " sur mesure " est au-delà de toutes les prescriptions.

3. Les compétences professionnelles sont de plus en plus collectives, à l’échelle d’une équipe ou d’un établissement, ce qui requiert de forte compétences de communication et de concertation, donc de régulation réflexive.

La posture et la compétence réflexives présentent plusieurs facettes :

Peut-être faut-il souligner la forte indépendance de ces divers moments. La " réflexion dans l’action " (Schön, 1983) a notamment pour fonction ;

1. de " mettre en mémoire " des observations, des questions et des problèmes qu’il est impossible de traiter sur le champ,

2. de préparer une réflexion plus distancée du praticien sur son système d’action et son habitus (Perrenoud, 1998 d, 1999 d).

Sans entrer ici dans la question des démarches de formation à la pratique réflexive (études de cas, analyse de pratiques, entretiens d’explicitation, écriture clinique, par exemple), on soulignera qu’elle exige plusieurs types de capitaux :

Les savoirs méthodologiques touchent à l’observation, à l’interprétation, à l’analyse, à l’anticipation, mais aussi à la mémorisation et à la communication orale et écrite, voire à la vidéo, dès lors que la réflexion ne se déroule pas toujours en circuit fermé, ni dans l’immédiat. J’insisterai sur les savoirs théoriques : le bon sens appuyé sur des capacités d’observation et de raisonnement permet un premier niveau de réflexion. Pour aller plus loin, il importe toujours de disposer d’une culture en sciences humaines, tant didactique que transversale. Dans certains cas, la maîtrise des savoirs à enseigner est cruciale, si elle fait défaut, certains problèmes ne peuvent être posés. Par exemple, l’interprétation de certaines erreurs de compréhension est éclairée par l’histoire et l’épistémologie de la discipline enseignée.

 

IV. L’implication critique
comme responsabilité citoyenne

Qu’un enseignant réflexif entretienne un rapport impliqué à sa propre pratique, c’est la moindre des choses dans la perspective de la professionnalisation. Ici, il est question d’une autre forme d’implication, d’une implication critique dans le débat social sur les finalités de l’école et son rôle dans la cité.

Aujourd’hui, un enseignant relativement compétent et efficace en classe peut être absent de toute autre scène :

Chaque enseignant a, selon ces quatre critères, un profil qui lui est propre. Entre ceux qui s’impliquent à tous les niveaux et ceux qui se tiennent à distance de tout, on trouve des pratiques contrastées. Ainsi, on peut travailler en équipe sans se soucier de la politique de l’éducation, ou être militant syndical ou politique sans s’impliquer dans son établissement. L’implication active et critique à laquelle il conviendrait de préparer les enseignants se déclinerait donc à ces quatre niveaux.

Apprendre à coopérer et à fonctionner en réseau. Actuellement, le cahier des charges des enseignants ne les contraint pas à travailler ensemble, même s’ils coexistent sur le même étage et boivent le café tous les jours à la même table (Dutercq, 1993). La formation doit s’attaquer à l’individualisme des enseignants, à l’envie chevillée en presque chacun d’être " seul maître à bord ". Il importe à la fois de travailler les représentations de la coopération et de forger des outils pour éviter ses écueils et en trouver le bon usage.

Apprendre à vivre l’établissement comme une communauté éducative. L’établissement scolaire tend à devenir une personne morale dotée d’une certaine autonomie. Cette dernière n’a aucun sens si le chef d’établissement est le seul à en bénéficier, en assumant aussi en solitaires les risques et les responsabilités du pouvoir. Si l’on veut que l’établissement devienne une communauté éducative relativement démocratique, il faut former les enseignants dans ce sens, les préparer à négocier et conduire des projets, leur donner les compétences d’une concertation relativement sereine avec d’autres adultes, y compris les parents (Derouet et Dutercq, 1997 ; Gather Thurler, 1998, 2000 ; Perrenoud, 1999 c).

Apprendre à se sentir membre et garant d’une véritable profession. A ce niveau, l’implication ne devrait pas se limiter à une activité syndicale. mais s’étendre à la politique d’une profession émergente. Lorsqu’un métier se professionnalise, au sens anglo-saxon, qui oppose métier et profession, les plus sûrs indices de cette évolution sont un contrôle collectif accru des praticiens sur la formation initiale et continue et une influence plus forte sur les politique publiques qui structurent leur champ de travail.

Apprendre à dialoguer avec la société. C’est encore une autre affaire. Une partie des enseignants s’engagent dans la vie politique à titre de citoyens. Il est question ici qu’ils s’impliquent comme enseignants. Non pas d’abord comme membres d’un groupe professionnel qui défend des intérêts catégoriels, mais comme professionnels mettant leur expertise au service du débat sur les politiques de l’éducation.

A ces quatre niveaux, il est difficile de s’impliquer en sauvegardant une stricte neutralité idéologique. Je ne plaide pas cependant pour une politisation extrême des enseignants, comme elle existe à certains moments de l’histoire ou dans certaines sociétés. Sans doute, en cas de guerre, d’occupation ou de prise du pouvoir par un gouvernement autoritaire, on peut souhaiter que les enseignants soient du côté des droits de l’homme et entrent dans la dissidence et la résistance. Toutefois, en temps de paix, une implication critique ne passe pas nécessairement par une implication militante, au sens politicien de l’expression, ni une critique systématique des options gouvernementales. S’impliquer, c’est d’abord s’intéresser, s’informer, participer au débat, expliquer, donner à voir. Or, cela ne va pas de soi.

Faites l’expérience : choisissez une période de vif débat sur l’école et tentez, dans un établissement scolaire d’une certaine taille, d’évaluer la proportion des professeurs qui suivent le débat, voire y participent activement. Que les enseignants se constituent en lobby serait, à tout prendre, préférable à l’épaisse indifférence de nombre d’entre eux aux décisions qui remodèlent le système éducatif. Peut-être la défense des intérêts corporatifs est-elle un premier pas vers une implication critique plus désintéressée.

Cette implication est d’autant plus nécessaire, à cette échelle, que les sociétés contemporaines ne savent plus très bien quelles finalités assigner à l’éducation scolaire. On entend des discours fort contradictoires sur l’école. Les uns entretiennent des attentes fantasmatiques et des espoirs fous : rétablir le lien social, lutter contre la violence et la pauvreté. D’autres ont perdu toute confiance et critiquent violemment le système éducatif : école inefficace, sclérosée, bureaucratique, archaïque, fermée… Où sont les enseignants dans ces débats ? On en découvre certes quelques-uns dans les partis, les médias, certains mènent une carrière, sont élus, notamment au niveau communal. Cela reste une influence marginale et individuelle. Alors que les médecins exercent une forte influence sur la conception de la santé publique et les politiques sanitaires, on n’observe rien d’équivalent pour les enseignants.

C’est bien sûr une question de statut, de pouvoir, de rapports de force. C’est aussi une affaire :

Sur ces deux points, la formation pourrait agir et inciter les futurs enseignants à sortir de leur " passivité civique " en tant que professionnels de l’éducation.

Comment ? L’opération est délicate, car il n’est pas question d’enrôler les futurs enseignants dans une vision unique de l’éducation. Il faut chercher une voie équivalente à ce message " civique " qui s’adresse aux électeurs pour leur dire : " Votez pour qui vous voulez, mais votez ! ".

Plutôt que d’endoctrinement, il s’agit d’analyse, de compréhension des enjeux. En ce sens, une formation minimale en philosophie de l’éducation, en économie, en histoire, en sciences sociales n’est pas un luxe, même si ces savoirs ne sont pas directement investis dans la classe. Combien d’enseignants n’ont rien vu venir lorsque le fascisme s’est installé dans leur pays ? Beaucoup n’ont aucune idée du coût réel de l’éducation, ni même de son budget. La plupart ne connaissent que des rudiments d’histoire du système éducatif ou n’ont aucune vision claire des inégalités sociales et des mécanismes qui les perpétuent.

Former à la compréhension des mécanismes sociaux n’est pas neutre, même si l’on se garde d’endoctriner. On peut espérer une formation équivalente à propos de la coopération, des organisations et des professions, sujets encore plus légitimes pour de futurs enseignants.

Le pari avancé ici est que l’implication critique a pour conditions nécessaires des connaissances et des compétences d’analyse, mais aussi d’intervention dans les systèmes.

Quant à l’enjeu identitaire, il est encore plus sensible. Est-ce le rôle des instituts de formation initiale de défendre une conception précise du rôle social de l’enseignant ? Est-ce leur rôle de socialiser à la profession ? On peut au minimum plaider pour des débats et des prises de conscience. Selon la formule d’Hameline, on peut attendre de la formation qu’elle déniaise les futurs enseignants, les débarrasse de cette idée simple qu’enseigner c’est transmettre un savoir au-dessus de tout soupçon à des enfants avides de l’assimiler indépendamment de leur origine sociale. On se souvient des résistances que les travaux de Bourdieu et Passeron ont provoquées parmi les enseignants francophones dans les années 1970, en mettant en évidence le rôle de l’école dans la reproduction des inégalités. Aujourd’hui, l’expression paraît si banale qu’on pourrait croire qu’elle est intégrée. Il n’est est rien : la plupart des futurs enseignants abordent leur formation dans une vision angélique et individualiste du métier. Rien ne garantit qu’ils s’en détacheront au fil de leurs études, sinon pour verser dans le rejet et la dénégation…

 

V. Des formateurs réflexifs et critiques pour former
des professeurs réflexifs et critiques…

L’université paraît le lieu par excellence de la réflexion et de la pensée critique. On peut donc être tenté de dire que former les enseignants selon ce paradigme est une tâche " naturelle " des universités.

Toutefois, sauf en médecine, en ingénierie, en droit ou en gestion, l'université n'est pas vraiment organisée pour développer des compétences professionnelles de haut niveau. Même dans ces domaines, Tardif (1996) montre que les savoirs disciplinaires prennent le pas sur le développement de compétences. Ce qui a conduit certaines facultés de médecine à opérer une " révolution " en introduisant l’apprentissage par problèmes, qui met l’apport théorique au service de la résolution de problème clinique dès la première année. Gillet (1987) propose dans le même esprit de donner aux compétences un " droit de gérance " sur les connaissances, mais cette visée va contre la plus forte pente des institutions de forme scolaire : créer des cours, multiplier les savoirs réputés indispensables et laisser aux stages, au mémoire de fin d’études ou à quelques travaux pratiques le soin d’entraîner leur intégration et leur mobilisation.

C’est pourquoi on ne peut sans examen élire l’université comme lieu idéal de la formation des enseignants. Même en ce qui concerne la pratique réflexive et l’implication critique, le doute méthodique s’impose.

La pratique réflexive n’est pas une méthodologie de recherche

La formation à la recherche, propre aux filières universitaire de 2e et 3e cycles, ne prépare pas ipso facto à la pratique réflexive. On doit se rendre à l’évidence : lorsqu’ils enseignent, les chercheurs peuvent, durant des années, ennuyer leurs étudiants, se perdre dans des monologues obscurs, aller beaucoup trop vite, montrer des transparents illisibles, organiser des évaluations archaïques et effrayer les étudiants par leur niveau d’abstraction ou leur peu d’empathie ou de sens du dialogue. Ce qui suggère soit un grand mépris de l’enseignement, soit une faible capacité réflexive appliquée à ce travail.

Plus sérieusement, même s’il y a des points communs (Perrenoud, 1994 a), recherche et pratique réflexive présentent aussi de grandes différences :

L’université ne peut donc, du seul fait qu’elle initie à la recherche, prétendre former des praticiens réflexifs, en quelque sorte " par dessus le marché ". Si elle veut le faire, elle doit développer des dispositifs spécifiques : analyse de pratiques, études de cas, vidéoformation, écriture clinique, techniques d’auto-observation et d’explicitation, entraînement au travail sur son propre habitus et son " inconscient professionnel " (Paquay et al., 1998).

Bien entendu, la formation à l’esprit scientifique, à la rigueur, à la décentration sont autant d’atouts que l’université peut mettre au service de la formation des enseignants. De même, selon la conception qu’elle se donne de la recherche et de la méthode, les divergences et convergences avec la pratique réflexive se modulent. Prenons deux exemples :

1. Si l’université se souciait davantage de former des " chercheurs réflexifs ", on trouverait de nombreuses convergences, mais la préparation méthodologique est hélas, en général, plus axée sur le traitement des données que sur la négociation avec le terrain et la régulation des activités et du travail. Dans la représentation qu’on en donne aux étudiants, l’activité concrète de recherche est fortement mythifiée, réduite à la méthode. On parle peu des rapports de pouvoir, des dimensions narcissiques, de la concurrence, de la part du hasard et de l’inconscient, de la vie concrète des laboratoires (Latour et Woolgar, 1988). On expurge donc la réalité du travail de tout ce qui exige une réflexion tactique, éthique, identitaire, financière et pratique, en faisant comme si les chercheurs vivaient dans un monde d’idées pures, sans contingences matérielles, ni passions humaines. Toute prise en compte du travail réel révélerait des parentés entre le métier d’enseignant réflexif et celui de chercheur réflexif…

2. Si l’université accordait davantage d’importance au contexte de la conceptualisation et de la découverte, à la construction de la théorie, plutôt que de se focaliser sur les méthodes de traitement de données et la validation, elle développerait davantage la posture réflexive. Elle stimulerait l’imagination sociologique (Mills, 1967) mais aussi didactique, pédagogique, psychanalytique dont l’enseignant réflexif a besoin pour " voir les choses banales et familières autrement ", recadrer les problèmes, de déplacer mentalement, opérer des " ruptures épistémologiques ".

Autrement dit, un séminaire de recherche, selon la façon dont il est conçu et conduit, peut placer les étudiants au cœur d’une pratique réflexive ou les former comme de petits soldats de la science. Aussi longtemps qu’on formera les étudiants à la recherche en les faisant recueillir et dépouiller des données en fonction d’hypothèses de recherche qu’il n’ont pas contribué à définir, on entretiendra l’illusion qu’on forme des chercheurs, alors qu’on entraîne des techniciens.

Il y a donc un double enjeu :

1. Élargir la conception de la recherche et de la formation à la recherche, en particulier en sciences humaines. La distance entre cette formation et le développement d’une posture réflexive dépend de cet élargissement.

2. Créer dans les cursus universitaires des dispositifs visant spécifiquement à développer la pratique réflexive, indépendamment de la recherche. Ces dispositifs pourraient aussi contribuer à former des chercheurs, mais ils seraient mis d’abord au service d’un praticien engagé dans une action complexe.

Ces deux conditions ne suffisent pas. La pratique réflexive ne peut devenir une " seconde nature ", autrement dit s’incorporer à l’habitus professionnel que si elle est mise au centre du plan de formation, si elle a partie liée avec toutes les compétences professionnelles visées et devient le moteur de l’articulation théorie-pratique. Ce qui a de fortes conséquences pour :

Il ne s’agit donc pas seulement d’infléchir les parcours de formation menant à des maîtrises en sciences de l’éducation, mais de créer de toutes pièces des parcours de formation nouveaux, que l’on peut parfaitement imaginer dans le cadre des facultés, sans en faire des ghettos ou des " écoles dans l’université ", sans renoncer à former à la recherche et en aménageant comme dans toute filière académique digne de ce nom des transitions vers le 3e cycle et le doctorat (Perrenoud, 1996 b, 1998 c).

De la critique radicale à l’implication critique

L’université paraît a priori le lieu privilégié d’un regard critique sur la société, à la faveur de l’autonomie et de l’exterritorialité (relatives !) reconnues aux universités depuis le Moyen Âge. Ici encore, des nuances s’imposent.

Ces deux figures de l’université ne correspondent pas à la conception de l’implication critique développée plus haut. Il ne suffit pas que l’université soit politisée pour prétendre développer une implication critique.

Par ailleurs, la posture des professeurs ne se transmet pas magiquement aux étudiants. Pour que l’implication critique devienne une composante de l’habitus professionnel des enseignants, au même titre que la posture réflexive, il ne suffit pas de faire confiance à l’essence de l’institution, il faut mettre en place des dispositifs de formation précis, développer des compétences fondées sur des savoirs issus des sciences humaines.

 

Les sciences de l’éducation et les pratiques

Au cœur du débat, on trouve la conception des rapports entre les sciences humaines et les pratiques éducatives. Si former les enseignants est un simple service rendu à la communauté, voire un moyen d’élargir le budget académique pour réinvestir le surplus dans le 3e cycle et la recherche, on peut douter que l’université soit l’endroit idéal pour former les enseignants.

Au contraire, si rendre les pratiques intelligibles est au centre du programme théorique des sciences de l’éducation, qu’il s’agisse des politiques de l’éducation, de la gestion des établissements scolaires ou du travail en classe, alors former les enseignants et les cadres scolaires est un formidable atout pour la recherche fondamentale, car la formation professionnelle oblige à valider et à approfondir les théories, jusqu’à ce qu’elles deviennent crédibles et utilisables. Si les travaux des chercheurs en éducation font sourire une partie des enseignants, c’est souvent parce qu’ils témoignent d’une méconnaissance de la réalité scolaire au quotidien, qui rend insupportable leur discours, qu’il soit critique, prescriptif, idéaliste ou théorique…

De plus, comme carrefour interdisciplinaire, les sciences de l’éducation ne tiennent ensemble que par leur commune référence à un champ social, à un système, à des pratiques complexes. Au-delà de la visée interdisciplinaire, l’engagement dans des formations professionnelles est la plus sûre manière de faire non seulement coexister, mais travailler ensemble psychologues, historiens, sociologues, anthropologues, psychanalystes de l’éducation, que ce soit dans le cadre des didactiques des disciplines ou d’approches transversales.

Je suis persuadé que les sciences de l’éducation ont tout à gagner à former les professionnels de l’éducation et qu’elles peuvent y parvenir sans faire de concessions théoriques ou épistémologiques. C’est une condition nécessaire pour que l’insertion de la formation des enseignants à l’université ait du sens. Si les universitaires vivent la formation professionnelle comme un mal nécessaire, un prix à payer, une façon de les détourner de leurs recherches, la formation ne peut que devenir médiocre. On la confiera à des enseignants qui n’ont pas d’autre choix, encadrés par quelques militants.

Il est donc très important de savoir pourquoi l’université veut former les enseignants. Si c’est pour des raisons fortement liées à son identité et connectée à la construction de savoirs, si elle est prête à concevoir des parcours de formation professionnelle en faisant fi de ses habitudes et traditions didactiques, alors c’est sans conteste le cadre approprié.

Si, au contraire, l’université ne veut se charger de la formation des enseignants que pour ne pas l’abandonner à d’autres institutions ou pour élargir son public, obtenir des subventions ou rendre un service, alors il vaut mieux confier la formation à des instituts qui n'auront pas honte de former des professionnels.

On l’aura compris, je souhaite vivement que les universités franchissent le pas. Certaines l’ont fait depuis des décennies, même si elles doivent se battre contre le " retour du refoulé ", c'est-à-dire le poids des savoirs, les formes académiques de sa transmission et le mépris des pratiques.

Ce qui serait indéfendable, c’est de prétendre former les enseignants sans s’en donner les moyens. C’est pourquoi le développement des programmes de formation des enseignants devrait faire l’objet de partenariats forts et équitables avec le système éducatif.

Il n’est pas anormal que, pour reconnaître les formations, les ministères posent des conditions quant au profil professionnel et à la qualité des formations. En contrepartie, ils doivent s’engager à faciliter l’articulation théorie-pratique. Il ne suffit pas, cependant, de mettre d’accord des institutions. Il importe que le partenariat s’étende aux associations représentatives de la profession. Si les pouvoirs organisateurs peuvent trouver des places de stage, voire désigner autoritairement des conseillers pédagogiques ou des maîtres de stages, une formation de qualité ne peut fonctionner que sur la base du volontariat des enseignants formateurs de terrain, d’un accord sur la conception de la formation et d’un engagement collectif en faveur de la professionnalisation du métier.

L’université craint de tels partenariats, qui peuvent l’asservir à la " demande sociale " et écorner son indépendance. En formation professionnelle, le partenariat est incontournable et il offre en outre une chance unique de construire des parcours de formation défendables, à la fois académiques et professionnels.

En conclusion, je dirai que si l’université est, potentiellement, le meilleur endroit pour former les enseignants dans le sens de la pratique réflexive et de l’implication critique, elle doit, pour réaliser ce potentiel et faire la preuve de sa compétence éviter toute arrogance et se mettre au travail avec les acteurs du terrain. En contrepartie, les ministères, les associations, les commissions scolaires, les établissements et autres pouvoirs organisateurs devraient s’efforcer de leur côté d’ouvrir et de maintenir un dialogue qui ne nie pas les différences !

De ce point de vue, la réalité actuelle offre un vaste kaléidoscope, y compris au sein d’un seul pays. Alors que certaines universités sont très proches d’un modèle centré sur la pratique réflexive et l’implication critique, au cœur des sciences de l’éducation, d’autres sont aux antipodes. On aurait donc tort de simplifier le tableau. En fait, tous les dilemmes et toutes les contradictions de l’enseignement supérieur se réfractent dans la question du rôle des universités dans la formation des enseignants.

Références

Bourdieu, P. (dir.) (1993) La misère du monde, Paris, Seuil.

Bourdieu, P. et Passeron, J.-C. (1970) La reproduction. Éléments pour une théorie du système d’enseignement, Paris, Ed. de Minuit.

Derouet, J.-L. et Dutercq, Y. (1997) L’établissement scolaire, autonomie locale et service public, Paris, ESF.

Dutercq, Y. (1993) Les professeurs, Paris, Hachette.

Gather Thurler, M. (1996) Innovation et coopération entre enseignants : liens et limites, in Bonami, M. et Garant,. (dir.), Systèmes scolaires et pilotage de l’innovation. Émergence et implantation du changement, Bruxelles, de Boeck, pp. 145-168.

Gather Thurler, M. (1998) Vers une autonomie accrue des établissements scolaires. Les nouveaux défis du changement, in Pelletier, G. et Charron, R. (dir.) Diriger en période de transformation, Montréal, Éditions AFIDES, pp. 103-120.

Gather Thurler, M. (2000) L’établissement scolaire, un lieu où construire le sens du changement, Paris, ESF, à paraître.

Gillet, P. (1987) Pour une pédagogique ou l’enseignant-praticien, Paris, PUF.

Huberman, M. et Gather Thurler, M. (1991) De la recherche à la pratique, Berne, Lang.

Latour, B. et Woolgar, S. (1988) La vie de laboratoire. La production des faits scientifiques, Paris, La Découverte.

Mills, C.W. (1967) L’imagination sociologique, Paris, Francois Maspéro.

Mollo, S. (1970) L’école dans la société. Psychosociologie des modèles éducatifs, Paris, Dunod.

Paquay, L., Altet, M., Charlier, E. et Perrenoud, Ph. (dir.) (1998) Former des enseignants professionnels. Quelles stratégies ? Quelles compétences ?, Bruxelles, de Boeck, 2e éd.

Perrenoud, Ph. (1992) Le rôle d’une initiation à la recherche dans la formation de base des enseignants, Éducation et Recherche, n° 1, pp. 10-27 (repris dans Perrenoud, Ph., La formation des enseignants entre théorie et pratique, Paris, L’Harmattan, 1994, chapitre VI, pp. 123-146).

Perrenoud, Ph. (1994 a) La formation des enseignants entre théorie et pratique, Paris, L’Harmattan.

Perrenoud, Ph. (1994 b) Práticas pedagógicas, profissão docente e formação : perspectivas sociológicas, Lisboa, D. Quixote.

Perrenoud, Ph. (1996 a) Enseigner : agir dans l’urgence, décider dans l’incertitude. Savoirs et compétences dans un métier complexe, Paris, ESF (2e éd. 1999).

Perrenoud, Ph. (1996 b) Former les maîtres du premier degré à l’Université : le pari genevois, in Lapierre, G. (dir.) Qui forme les enseignants en France aujourd’hui ?, Grenoble, Université Pierre Mendès France, Actes des Assises de l’A.R.C.U.F.E.F, pp. 75-100.

Perrenoud, Ph. (1996 c). Le métier d’enseignant entre prolétarisation et professionnalisation : deux modèles du changement, Perspectives, vol. XXVI, n° 3.

Perrenoud, Ph. (1996 d) L’analyse collective des pratiques pédagogiques peut-elle transformer les praticiens ?, in Ministère de l’Education nationale, de l’enseignement supérieur et de la recherche " L’analyse des pratiques en vue du transfert des réussites ", Paris, pp. 17-34.

Perrenoud, Ph. (1998 a) Construire des compétences dès l’école, Paris, ESF, 2e éd. (trad. en portugais : Construir as competências desde a escola, Porto Alegre, Artmed Editora, 1999).

Perrenoud, Ph. (1998 b) La qualité d’une formation se joue d’abord dans sa conception. Contribution à la réflexion sur les programmes, Pédagogie collégiale (Québec), Vol. 11, n° 3, mai, vol.11, n° 4, pp. 16-22.

Perrenoud, Ph. (1998 c) De l’alternance à l’articulation entre théories et pratiques dans la formation des enseignants, in Tardif, M., Lessard, C. et Gauthier, C. (dir.). Formation des maîtres et contextes sociaux. Perspectives internationales, Paris, PUF, pp. 153-199.

Perrenoud, Ph. (1998 d) De la réflexion dans le feu de l’action à une pratique réflexive, Genève, Faculté de psychologie et des sciences de l’éducation.

Perrenoud, Ph. (1998 e) Savoir réfléchir sur sa pratique, objectif central de la formation des enseignants ?, Genève, Faculté de psychologie et des sciences de l’éducation.

Perrenoud, Ph. (1999 a) Dix nouvelles compétences pour enseigner. Invitation au voyage, Paris, ESF (trad. en portugais : Dez Novas Competências para Ensinar, Porto Alegre, Artmed Editora, 1999).

Perrenoud, Ph. (1999 b ) Gestion de l’imprévu, analyse de l’action et construction de compétences, Education Permanente, n° 140, 3, pp. 123-144.

Perrenoud, Ph. (1999 c) L’établissement scolaire entre mandat et projet : vers une autonomie relative, Université de Genève, Faculté de psychologie et des sciences de l’éducation (à paraître in Pelletier, G. (dir.) Autonomie et évaluation des établissements : l’art du pilotage au temps du changement, Montréal, Ed. de l’AFIDES.

Perrenoud, Ph. (1999 d) Du travail sur les pratiques au travail sur l’habitus, Université de Genève, Faculté de psychologie et des sciences de l’éducation.

Schön, D. (1983) The Reflective Practitioner, New York, Basic Books (trad. française : Le praticien réflexif. À la recherche du savoir caché dans l’agir professionnel, Montréal, Les Éditions Logiques, 1994).

Schön, D. (1987) Educating the Reflective Practitioner, San Francisco, Jossey-Bass.

Schön, D. (1991) Cases in reflective practice, New York, Teachers College Press.

Tardif, J. (1996) Le transfert de compétences analysé à travers la formation de professionnels, in Meirieu, Ph., Develay, M., Durand, C. et Mariani, Y. (dir.) Le concept de transfert de connaissances en formation initiale et en formation continue, Lyon, CRDP, pp. 31-46.

Vincent, G. (dir.) (1994) L’éducation prisonnière de la forme scolaire, Lyon, Presses universitaires de Lyon.

Annexe : référentiel complet

Dix domaines de compétences reconnues comme
prioritaires dans la formation continue
des enseignantes et des enseignants primaires

Compétences
de référence
  • Compétences plus spécifiques à travailler
    en formation continue (exemples)
  • 1. Organiser et animer des situations
    d’apprentissage
    • Connaître, pour une discipline donnée, les contenus à enseigner et leur traduction en objectifs d’apprentissage
    • Travailler à partir des représentations des élèves
    • Travailler à partir des erreurs et des obstacles à l’apprentissage
    • Construire et planifier des dispositifs et des séquences didactiques
    • Engager les élèves dans des activités de recherche, dans des projets de connaissance
    2. Gérer la progression des apprentissages
    • Concevoir et gérer des situations-problèmes ajustées aux niveaux et possibilités des élèves
    • Acquérir une vision longitudinale des objectifs de l’enseignement primaire
    • Etablir des liens avec les théories sous-jacentes aux activités d’apprentissage
    • Observer et évaluer les élèves dans des situations d’apprentissage, selon une approche formative
    • Etablir des bilans périodiques de compétences et prendre des décisions de progression
    3. Concevoir et faire évoluer des dispositifs de différenciation
    • Gérer l’hétérogénéité au sein d’un groupe-classe
    • Décloisonner, élargir la gestion de classe à un espace plus vaste
    • Pratiquer du soutien intégré, travailler avec des élèves en grande difficulté
    • Développer la coopération entre élèves et certaines formes simples d’enseignement mutuel
    4. Impliquer les élèves dans leur apprentissage et leur travail
    • •Susciter le désir d’apprendre, expliciter le rapport au savoir, le sens du travail scolaire et développer la capacité d’autoévaluation chez l’enfant
    • Instituer et faire fonctionner un conseil des élèves (conseil de classe ou d’école) et négocier avec les élèves divers types de règles et de contrats
    • Offrir des activités de formation optionnelles, " à la carte "
    • Favoriser la définition d’un projet personnel de l’élève
    5. Travailler en équipe
    • Élaborer un projet d’équipe, des représentations communes
    • Animer un groupe de travail, conduire des réunions
    • Former et renouveler une équipe pédagogique
    • Confronter et analyser ensemble des situations complexes, des pratiques et des problèmes professionnels
    • Gérer des crises ou des conflits entre personnes
    6. Participer à la gestion de l’école
    • Élaborer, négocier un projet d’établissement
    • Gérer les ressources de l’école
    • Coordonner, animer une école avec tous les partenaires (parascolaires, quartier, associations de parents, enseignants de langue et culture d’origine)
    • Organiser et faire évoluer, au sein de l’école, la participation des élèves
    7. Informer et impliquer les parents
    • Animer des réunions d’information et de débat
    • Conduire des entretiens
    • Impliquer les parents dans la valorisation de la construction des savoirs
    8. Se servir des
    technologies nouvelles
    • Utiliser des logiciels d’édition de documents
    • Exploiter les potentialités didactiques de logiciels en relation avec les objectifs des domaines d’enseignement
    • Communiquer à distance par la télématique
    • Utiliser les outils multimédia dans son enseignement
    9. Affronter les devoirs et les dilemmes éthiques de la profession
    • Prévenir la violence à l’école et dans la cité
    • Lutter contre les préjugés et les discriminations sexuelles, ethniques et sociales.
    • Participer à la mise en place de règles de vie commune touchant la discipline à l’école, les sanctions, l’appréciation de la conduite
    • Analyser la relation pédagogique, l’autorité, la communication en classe
    • Développer le sens des responsabilités, la solidarité, le sentiment de justice
    10. Gérer sa propre formation continue
    • Savoir expliciter ses pratiques
    • Etablir son propre bilan de compétences et son programme personnel de formation continue
    • Négocier un projet de formation commune avec des collègues (équipe, école, réseau)
    • S’impliquer dans des tâches à l’échelle d’un ordre d’enseignement ou du DIP
    • Accueillir et participer à la formation des collègues
    Compétences
    de référence
  • Compétences plus spécifiques à travailler
    en formation continue (exemples)
  • Source : Classeur Formation continue. Programme des cours 1996-97,
    Genève, Enseignement primaire, Service du perfectionnement, 1996.
  • Sommaire


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